Duplicité(s) de l`acteur

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Duplicité(s) de l’acteur
Olivier Saccomano
Mon intervention part d’un constat : dans un large courant de l’idéologie théâtrale
contemporaine, la notion de « jeu » n’est plus en vogue. Une raison, pour expliquer cette
disgrâce, serait le lien historique que cette notion entretient avec un régime théâtral précis,
déclaré aujourd’hui périmé, à l’intérieur duquel elle servait à penser un certain rapport de
l’acteur au texte, cadré par la notion de personnage. Or, comme c’était en général sur fond de
ce rapport qu’on se représentait habituellement la duplicité singulière de l’acteur, la saisie
théorique de l’acte de l’acteur s’en trouve aujourd’hui affectée : cet acte, délesté de sa
duplicité « classique », tend désormais à être pensé sur le registre de la performance. Et,
poursuivant ce jeu de dominos, si l’acteur est pensé comme présence performative, c’est l’art
du « théâtre » lui-même qui se trouble : ayant perdu son opérateur « historique » en la
personne de l’acteur duplice, il devient « spectacle vivant », au même titre que la danse, le
cirque, le concert, voire l’exposition, avec lesquels les frontières se brouillent. C’est cette
collusion historique des arts qui se signale à nous sous le terme ministériel – souvent repris la
bouche en cœur par les responsables de structures et les artistes – de « transdisciplinarité »,
par où l’on semble être passé du spectacle total dont rêvait le vieux Wagner à son inversion en
un tout-spectacle homogène à nos sociétés libérales.
Cette tendance idéologique ici rapidement dessinée se mesure concrètement en termes de
production, de diffusion et de formation des acteurs. Nous ne sommes pas encouragés, par les
temps qui courent, à poursuivre dans la voie de ce qu’un dignitaire du régime a une fois
appelé, faute de mieux et pour le mieux distinguer des pratiques en vogue, du « théâtre
théâtre ». En hommage à son désarroi, j’essaierai de dire ici ce que je crois pouvoir être
aujourd’hui ce « théâtre théâtre » qui n’est pour moi ni une continuation aveugle de l’ancien
régime ni une dissolution du théâtre lui-même au profit du spectacle performatif. Or, je crois
que la troisième voie qui se dessine, si elle renvoie dos à dos les positions réactionnaires et les
dernières postures de la mode, doit précisément avoir pour centre une pensée renouvelée de la
duplicité de l’acteur. Aussi je vous proposerai d’analyser attentivement cette notion de
duplicité, à partir de ses mutations théoriques, pratiques, non seulement pour dresser une
histoire du concept, mais aussi et surtout pour soutenir les décisions auxquelles l’histoire de
notre art nous convie aujourd’hui.
Pour éclairer nos lanternes et tracer le schéma de ces mutations, je distinguerai trois types de
duplicité qui nous serviront en quelque sorte de patrons pour penser la duplicité de l’acteur :
la duplicité mimétique, la duplicité imaginaire et la duplicité scénique1. Ces types, que je
propose comme balises théoriques pour nous orienter dans la question, on peut évidemment
les faire correspondre à des périodes historiques, les référer au temps de leur naissance, à des
mutations, à certaines époques, des techniques théâtrales et des modes de constructions
subjectives. Mais on peut, je crois, les entendre aussi bien d’une autre oreille, comme
différentes manières toujours actuelles de penser et de pratiquer l’art du théâtre.
1
Cette séquentialisation de la question en trois temps fait écho à la tripartition historique et théorique proposée
par Denis Guénoun, distinguant pour sa part l’époque de la mimèsis, celle de la représentation, et celle du jeu.
Certains développements ici présentés concernant la notion de duplicité peuvent profitablement s’entendre dans
le cadre d’un dialogue serré avec ses analyses.
Denis Guénoun, Le théâtre est-il nécessaire ?, Circé, 1997, 178 p.
Duplicité mimétique : soi et un autre
Sous le nom de « duplicité mimétique », examinons d’abord une opération qui fut, à son
origine (grecque), pensée à partir d’une dualité bornée par deux termes, deux instances :
« soi » (autos) et « un autre » (allos). Bien sûr, cette dualité n’ouvre à la question de la
duplicité comme telle que si interviennent, dans la relation entre « soi » et « un autre », des
protocoles pratiques qui ne laissent pas ces termes en extériorité l’un à l’autre, mais fassent
passer de la dualité initiale à une unité duplice.
Disons d’abord qu’un des traits généraux de la duplicité mimétique est qu’elle part d’un sujet
(un « je ») mais, si l’on peut dire, le réfère ou l’inféode à un autre sujet (un autre « je »).
J’emploie ici le terme « sujet » à dessein, tout moderne qu’il soit, car il permet de faire
entendre les deux versants travaillés par l’analyse de la duplicité mimétique : un versant
stylistique portant sur le « sujet » de l’énoncé poétique (vidé de toute référence à une
intériorité ou à une identité), et un versant que l’on pourrait qualifier de psychique, portant sur
le « sujet » humain défini dans une relation d’assujettissement à un autre « sujet », devenant
par là le sujet d’un autre sujet, son second, et se retrouvant mené par le premier.
Cette pensée de la duplicité mimétique, on la trouve développée au plus haut point chez un
auteur paradoxal quant à la théorie de l’acteur : Platon. Je dis « paradoxal » non seulement
parce que l’extrême précision et l’infinie richesse de sa pensée sur la mimèsis se déploient
dans le cadre de ce qu’il faut bien appeler un réquisitoire à l’encontre de la pratique du
théâtre, mais surtout parce qu’à l’instar de tous ses camarades grecs, Platon n’aborde jamais
vraiment directement la question de l’acteur (de l’hypokrites). Je pense pourtant que les
analyses platoniciennes, en tant qu’elles portent singulièrement sur ce qui arrive au sujet
miméticien (là où Aristote se concentrera sur l’analyse du poème mimétique), nous permettent
de saisir à partir d’un même schème la pratique du poète et celle de l’acteur : comme si, en
privilégiant sans cesse la disposition subjective, Platon nous forçait à penser ce que l’on
pourrait appeler un sujet théâtral générique, poète-acteur, qui sera pris sous les feux sévères
de son analyse politique2. Sur la question qui nous importe aujourd’hui, il fournit deux
analyses essentielles pour penser la duplicité mimétique : la première concerne le double-je
du poète mimétique (et donc, par la bande, de l’acteur mimétique) ; la seconde concerne
l’assujettissement de l’acteur au poète.
Soi « comme si » un autre : l’imitation
Au livre III de la République, examinant les divers modes du dire poétique et leur convenance
à l’horizon politique de la Cité Juste, on sait que Socrate distingue le mode simple (a-ploos) et
le mode mimétique (auquel recourent intégralement les tragédies et les comédies). Or, nous
dit-il, le premier mode doit sa sim-plicité au fait que le poète y parle lui-même (autos) tandis
que le second mode (dont on pressent déjà qu’il devra bien se soutenir, par contraste, d’une
certaine du-plicité) est ainsi configuré que le poète n’y parle pas « lui-même » (autos) mais
parle « comme si » (hospèr) c’était « un autre » (allos) qui parlait3. Ce faisant, poursuit-il, le
2
Du reste, politiquement, c’est-à-dire dans l’ordre de la Cité qui situe les pratiques sociales, on sait que les deux
activités étaient partiellement confondues, donnant lieu à ce type subjectif qu’on a appelé, depuis, l’auteuracteur.
3
Platon, République, 393-c, in Œuvres Complètes, Paris, Flammarion, 2008, p. 1554. Les traductions opposant
le poète qui parle « en son nom » et celui qui parle « sous un autre nom », de même que les traductions
poète fait advenir du semblable, du même (homoiein) entre lui-même et un autre. Et c’est
précisément cette manière de se rendre semblable à un autre que l’on appellera « l’imitation »
(mimèsis).
Pour Platon, il y a au fond deux manières, dans la pratique, de se rendre semblable à un autre :
il y a d’abord, si l’on veut, un protocole technique qui nous rend semblable à un autre dans la
mesure où nous faisons comme lui. C’est ce que l’on pourrait appeler la pratique du « faire
comme » : en forgeant, c’est-à-dire en faisant comme le forgeron, je fais bien advenir du
semblable entre moi et lui, à tel point que je deviens forgeron. Cette pratique se solde donc
par l’acquisition d’une technè, d’un savoir-faire. Au contraire, dans le protocole mimétique
qui règle certaines pratiques poétiques, il ne s’agit pas de « faire comme », mais de parler
« comme si » on était un autre. Ici, l’absence de transmission technique s’accompagne
symétriquement d’une charge d’être supplémentaire, d’un crédit d’être qui présente pour
Platon tous les traits d’une simulation, voire d’une usurpation. Cette distinction entre le
protocole technique (qui, par le faire-comme, conduit à un être-comme) et le protocole
mimétique (qui, par le parler-comme, induit un comme-si-on était) repose et débouche donc,
pour Platon, sur une (d)évaluation ontologique. Mais je crois que cette distinction, si l’on
dépasse l’analyse ontologique du simulacre (ou du semblant), peut aussi bien être ramenée
aux coordonnées strictement pratiques qui règlent les deux protocoles. Apparaît alors que le
protocole mimétique se distingue essentiellement du protocole technique en ce qu’il suppose
un témoin (ters-tis), c’est-à-dire un troisième larron exposé à la supercherie. Autrement dit, le
poète mimétique ne parle « comme si » c’était un autre qui parlait qu’en relation à un
troisième (« nous », dans le texte de Platon) en direction duquel l’opération est menée, et qui
accordera de l’être à tort et à travers. Du reste, ce n’est qu’à cette condition qu’on peut
comprendre pourquoi Socrate dira du poète mimétique qu’il est « caché » : on n’est jamais
caché par un autre qu’à un troisième…
Pour le formuler dans les termes qui nous réunissent : la mimèsis dans le poème a pour
fonction et pour effet de cacher le « je » du poète (appelons-le « je-Homère ») par un autre
« je » (appelons-le « je-Chrysès ») au lecteur/auditeur. Ce mode est alors affecté de duplicité
dans la mesure même où des deux « je » à l’œuvre dans ce protocole, seul le second est
présenté au lecteur/auditeur. Cela ne signifie pas pour autant que le premier soit « absent »,
tout au contraire : il est présent, et bien actif, mais en tant que caché.
En ce point, je ferai deux remarques :
1) On peut sans dommage, conformément à ce que nous disions plus haut des analyses
platoniciennes, remplacer « poète » par « acteur » dans notre développement. Si les situations
sont différentes, l’analyse retombera néanmoins sur ses trois pieds, qui auront seulement
changé de noms : l’acteur (le « je » opérateur), le texte proféré (où le « je » énoncé par
l’acteur est celui d’un autre que lui), le public (comme témoin de l’opération). Bien plus, il
faut se souvenir que, sur la scène grecque (c’est-à-dire dans l’espace de mise-à-vue du
poème), on assistait à la mise en actes de cette métaphore par laquelle Platon désigne
l’opération textuelle, puisque l’acteur cache son visage au public par un masque figurant le
visage de l’autre. On pourrait m’objecter que, dans la situation théâtrale, le public n’est jamais
dupe de la duplicité au même degré qu’on suppose le lecteur dupé dans le poème, puisqu’il
introduisant la notion anachronique de « personnage » auquel le poète mimétique donnerait la parole au lieu de
parler lui-même, doivent être écartées si l’on veut saisir concrètement de quoi il retourne.
verrait toujours le masque en tant que porté par l’acteur quand, pour le lecteur, le « je » du
poète serait intégralement masqué par un autre « je »4… Masque partiel ou masque intégral…
On peut accepter cette objection et reconnaître que le théâtre est toujours le lieu de
monstration de la duplicité comme telle, le lieu où un hiatus subjectif est exposé aux regards.
Mais cela n’annule pourtant pas les ressorts de la duplicité mimétique car, dans le cas du
théâtre de masques, l’expérience pratique nous apprend que c’est bien le masque (c’est-à-dire
le visage de l’autre) qui mène la danse de la visibilité, qui guide le protocole de mise à vue :
c’est en effet une règle essentielle de la pratique du masque que le masque doive toujours être
face au public, faute de quoi le masque meurt comme masque, puisqu’il ne masque plus. Cet
exemple rend finalement bien compte de la logique de la duplicité mimétique : ce qui doit
toujours être visible, c’est ce qui cache. Mais par contrecoup, l’acteur, face cachée par le
masque, s’y révèle aussi comme la face cachée du masque.
2) Le « comme si » qui soutient le protocole mimétique, contrairement à ce qu’une oreille
moderne pourrait y entendre, ne réduit pas cette opération à un innocent jeu de cache-cache.
La mimèsis est, pour Platon, moins l’ouverture vers un conditionnel ludique (« on dirait que
je serais Chrysès », comme disent les enfants) qu’une véritable opération de conditionnement,
entraînant des modifications subjectives tout à fait effectives. Ce n’est justement pas un
« jeu » pourrait nous dire Socrate, quand il s’agit de prévenir les effets de cette pratique chez
celui qui s’y adonne : « N’as-tu pas remarqué que les imitations, si dans la jeunesse on ne
cesse de les développer, se transforment en habitudes et deviennent une autre nature, tant pour
le corps et la voix que pour l’esprit5 ? ». Dira-t-on alors que la pratique du « comme si »
produit des effets comparables à ceux qu’entraîne la pratique du « faire comme », dans la
mesure où le protocole mimétique semble bien ici engager un rapport de conformation
effective entre soi et un autre6 ? Pas tout à fait : on ne devient pas Chrysès comme on devient
forgeron… On n’acquiert nullement, en imitant Chrysès, la compétence technique du prêtre…
Mais il n’en est pas moins vrai qu’on se conforme, en imitant Chrysès, à son caractère. C’est
là que se situe le nœud de l’affaire : le protocole mimétique, s’il ne permet aucune acquisition
technique, n’en engage pas moins une modification éthique. Prenant très au sérieux cette
modification effective, Platon nous invite à penser, en deçà de la du-plicité propre à
l’opération mimétique du poète ou de l’acteur, une sorte de « plicité » anthropologique
constituant, si l’on peut dire, le fond de la mimèsis, et qui nous exposerait toujours,
moyennant répétitions, à prendre le pli de l’autre. Si donc Platon se méfie tellement du poète
ou de l’acteur mimétiques, c’est avant tout parce qu’ils prennent inconsidérément plusieurs
plis, s’engagent dans des opérations de du-plication, de multi-plication, font proliférer les plis
à tort et à travers, et entraînent avec eux leur auditoire, multi-plié en tous sens, ondulant
comme un serpent docile aux sons changeants des flûtes mimétiques. Cette multi-plication
généralisée s’oppose alors à l’ap-plication que Platon exige du sim-ple citoyen, tenu de ne
faire qu’une seule chose. Du reste, et on l’oublie souvent, Socrate recommande la mimèsis au
citoyen pour peu que le seul autre auquel il se conforme soit un modèle de vertu, et de la vertu
éthique particulière que ce citoyen est encouragé à développer conformément à sa classe et
sur les bases de la stricte division du travail que préconise la République. La mimèsis, si elle
est bien une donnée anthropologique, ne saurait donc être exclue de la Cité. Mais elle est une
4
Il s’agit, comme toujours, de distinguer ces duperies selon l’intensité des effets de crédibilité ou d’entraînement
qu’elles produisent. La duperie n’est jamais totale, faute de quoi c’est l’opération mimétique elle-même qui se
dissout dans le canular.
5
Platon, op. cit., 395-d, p. 1557.
6
Rappelons que, pour les grecs, le statut « fictionnel » ne fait nulle part l’objet d’une conceptualisation
particulière : que l’autre, en l’occurrence Chrysès, soit pour nous, modernes, un être de fiction, n’est pas pris en
compte dans l’analyse.
affaire aux conséquences politiques si graves, qu’elle ne saurait être laissée aux poètes et aux
acteurs.
Soi « mû par » un autre : la possession
La seconde analyse que nous livre Platon ne convoque pas directement le concept de mimèsis
et ses soubassements ontologiques. Elle me semble cependant avoir toute sa place dans
l’élaboration de la duplicité mimétique, dès lors qu’elle est envisagée selon ses coordonnées
pratiques, et c’est pourquoi je vous la livre ici. Cette analyse se trouve dans un petit dialogue,
précieux à bien des égards, entre Socrate et Ion, rhapsode de son état7. Au cœur de ce
dialogue, Socrate mythologise une chaîne de possédés : un aimant (la pierre de Magnésie)
figurant la divinité (ou plutôt : une muse singulière) transmet à un premier anneau (tel poète)
la force d’attirer à lui l’anneau suivant (tel rhapsode) qui attire à son tour un troisième anneau
(un public) auquel la chaîne aboutit. Intéressons-nous ici au tronçon de la chaîne qui connecte
le rhapsode au poète : nous pourrions dire, en acceptant le registre métaphorique de la force,
que le rhapsode est déterminé comme possédé (et, sur ce point précis, Socrate dit bien que
l’acteur doit être pensé au même registre8) dans la mesure où il ne produit pas lui-même la
force qui circule en lui, mais où elle lui vient d’un autre, le poète (qui la tient lui-même d’une
autre : la muse). Nous retrouverions donc ici l’autos et l’allos qui nous occupaient
précédemment.
Mais, comme toujours chez Platon, le mythe est là pour nous faire saisir un rapport, dont il me
semble qu’il y a dans ce dialogue une qualification un peu plus précise et, pour tout dire, un
peu plus matérialiste, qui est ainsi formulée : être possédé, c’est entrer dans un rythme et dans
une harmonie9. Sans développer ici autant qu’il serait nécessaire pour comprendre ce que cela
implique au niveau des diverses articulations de la chaîne, nous dirons que le rhapsode est
possédé en tant qu’il entre dans le rythme et dans l’harmonie que propose le poète. Qu’est-ce
que cela signifie ? Avant tout, il faut rappeler la place essentielle qu’occupe le rythme dans la
pensée grecque, et notamment le fait que les dispositions de l’âme y sont communément
envisagées en termes rythmiques. Cela a pour conséquence qu’un rythme extérieur (musical,
au sens large) influence directement le rythme de l’âme qui s’y laisse prendre, comme si cette
dernière se réglait petit à petit sur le rythme entendu, expérience dont la danse ou la transe
fournissent des exemples patents10. Autrement dit, dans la relation de possession, l’âme se
règlerait sur le rythme de l’autre, comme ailleurs le poète mimétique se rendait semblable à
l’autre. De ce point de vue, le lien rythmique unissant le rhapsode au poète est concrètement
pensable, du point de vue de la pratique (de l’acteur et du rhapsode), dans l’acte
d’énonciation.
Dans le curieux dialogue de sourds auquel se livrent Ion et Socrate, la distinction entre
l’énoncé (logos) et l’énonciation (lexis) n’est jamais mise à jour. Socrate essaye de savoir si
les énoncés d’Homère sont justes ou faux (et, sur ce point, le rhapsode concède bien
volontiers n’avoir aucune technè particulière qui lui permettrait de valider les énoncés
7
Platon, Ion, in Œuvres Complètes, Paris, Flammarion, 2008, p. 571-585.
Platon, ibid, 535-e, p. 579.
9
Platon, ibid, 534-a, p. 576.
10
C’est ce qui autorisera Aristote à penser les divers rythmes musicaux comme des homoioma (répliques) des
diverses dispositions de l’âme (ces homoioma font d’ailleurs lien avec l’homoiein qui caractérisait l’opération
explicitement mimétique analysée dans La République).
8
d’Homère sur tel ou tel point de médecine ou de navigation) quand Ion soutient qu’Homère
parle mieux que les autres11. Autrement dit, l’affinité qui attache Ion à Homère est liée à la
manière de dire de ce dernier, à son mode d’énonciation même, c’est-à-dire à l’organisation
rythmique et harmonique de ses énoncés, singulièrement distincte de celle d’Hésiode, quand
bien même ces deux poètes aborderaient les mêmes sujets. C’est cette énonciation singulière
d’Homère qui met Ion en mouvement, qui (littéralement) l’é-meut, quand les autres poètes
l’endorment. Et c’est cette même é-motion, répétée dans l’acte d’énonciation du rhapsode, qui
é-meut le public assistant à ses exhibitions.
Partant de ces présupposés, on devrait dire qu’un bon acteur est un acteur qui, étant ému, est
émouvant. C’est un acteur qui, entrant par son énonciation dans le rythme et l’harmonie du
texte, se pliant au rythme d’énonciation du poète, transmettra ce rythme et cette harmonie à
son auditoire. Si l’on s’autorise quelques ponts historiques, on s’aperçoit que c’est là une
pensée finalement très proche de ce que Jouvet théorisera (notamment lorsqu’il privilégie le
travail du rythme de la phrase chez Molière au détriment d’une entrée par le « personnage »)
ou de ce qu’on peut lire, aujourd’hui encore, chez les metteurs en scène exigeant, à des degrés
divers, l’ajustement du dire de l’acteur au mouvement interne du dire du poète : Claude Régy,
par exemple, situe précisément l’acteur, vis-à-vis du poète, comme passeur. C’est, sur ce
point, du Platon tout craché…
Arrivant au terme de l’analyse de la duplicité mimétique, vous aurez remarqué que la
duplicité de l’acteur n’y est obliquement pensée que comme répétition de la duplicité du
poète : l’acteur, comme le poète, parle comme s’il était un autre ; l’acteur, comme le poète,
est possédé par un autre. Cette caractéristique s’explique, je crois, par le fait que cette pensée
met au premier plan (comme peut-être la pratique théâtrale du temps de sa naissance) l’acte
de parole. Dès lors, que cet acte de parole soit celui du poète ou de l’acteur ne change pas
grand chose à la duplicité qu’il s’agit de penser. Dans le deuxième type de duplicité que je
propose à votre examen, il en va tout autrement.
Duplicité imaginaire : acteur et personnage
La duplicité imaginaire a en effet pour condition une relation particulière entre l’acteur et le
texte qui s’appuie moins sur le « dire » (énonciation, profération, diction, métrique) que sur
un jeu de construction, de projection et de superposition d’images. Parmi les raisons
historiques qui ont vu se développer ce type de duplicité, il faut signaler au premier chef
l’influence ou la reconnaissance officielle des techniques d’improvisation des Italiens, basées
non plus sur un texte mais sur un canevas (ou sur le texte comme canevas). C’est à la bordure
du texte, dans ses interstices, dans ses creux, que se dégagera un espace de « jeu » (la notion
prend naissance dans cette configuration), lieu d’élaboration et d’apparition de ce que l’on
appellera le « personnage ». Ce décrochage entre la parole et le jeu est parfaitement pointé par
cette remarque de Diderot qui sera notre premier guide dans l’examen de la duplicité
imaginaire : « Nous parlons trop dans nos drames ; et, conséquemment, nos acteurs n’y jouent
pas assez »12.
11
12
Platon, ibid, 531-d, p. 573.
Diderot, Entretiens sur le fils naturel in Œuvres, t. IV, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 1143.
L’acteur et le personnage : le jeu
Les deux instances ici convoquées sont l’« acteur » et le « personnage », dont la mise en
rapport formera cette unité duplice qui fera dire à Diderot, à propos de La Clairon : « En ce
moment elle est double : la petite Clairon et la grande Agrippine»13 .
Comment Diderot analyse-t-il cette duplicité singulière ? Tâchons de décrire la totalité du
processus. Pour Diderot, la première opération de l’acteur, comme de l’écrivain, consiste à
concevoir ce qu’il appelle des « modèles ». Ces modèles ont pour caractéristique d’être
flottants, comme des fantômes, d’abord parce qu’ils n’existent pas directement dans la nature
(ils sont créés par l’imagination), ensuite et surtout parce qu’ils ne sont pas intégralement
coextensifs aux mots (l’image imaginée est comme en excès sur les mots). Sur ce dernier
point, concernant l’écriture, Diderot est formel : « Dans l’écrivain le plus clair, le plus précis,
les mots ne sont et ne peuvent être que des signes approchés d’une pensée, d’un sentiment,
d’une idée »14.
Concernant le jeu, toute la difficulté est de saisir que l’opération n’engage pas seulement une
relation duelle (entre l’actrice et le personnage), mais une relation à trois termes (c’est
assurément une constante quand on essaye de penser la relation théâtrale). Quand Diderot
nous dit voir à la fois la petite Clairon et la grande Agrippine, il se place théoriquement dans
la position du public. Autrement dit, il faut penser l’opération à partir des divers angles qui la
configurent : il y a d’un côté ce que le public voit (deux images qui tendent à se confondre), et
il y a l’opératrice active de cette confusion (La Clairon). Comment opère-t-elle, La Clairon ?
Selon la description théorisée que Diderot brosse de son travail, La Clairon a d’abord
imaginé, à partir du texte et de son caractère approximatif, un modèle, un fantôme, une
Agrippine idéale, idéelle. Puis Diderot nous dit (formule étrange) qu’elle copie, « imit(e) le
mouvement, les actions, les gestes »15 de ce modèle. À quelle pratique concrète cette
opération correspond-elle ? On peut la décrire ainsi : La Clairon va élaborer, petit à petit, une
partition scénique (partition vocale, gestuelle) et se conformer, par ces signes extérieurs, à
l’image idéale qu’elle a déduite de la partition littéraire (puisque cette image ne lui est pas
donnée immédiatement par les signes que sont les mots). Il y a donc en quelque sorte deux
images : la première, imaginée par La Clairon, qui permettra de contrôler ou de guider
l’élaboration de la partition scénique (pratiquement, cette première image fonctionne comme
idéal régulateur plutôt que comme modèle au sens pictural), et la seconde, la partition de
signes scéniques elle-même, que verra le public.
Dès lors, ce que voit le public, comme à la surface de la Clairon, ce sont les signes extérieurs
de sa conformité au modèle invisible, à l’Agrippine idéale qu’elle a imaginée. Par conséquent,
on peut bien dire que le public voit une image d’Agrippine, si l’on entend par là qu’il voit
l’image déployée par La Clairon sur le plateau, déroulant la partition scénique qu’elle a
préalablement établie conformément à son Agrippine-modèle. Par contre, dire que le public
voit directement Agrippine, c’est se payer de mots. C’est du reste ce que Diderot ne cesse de
répéter : voyant La Clairon jouer, le public croit voir Agrippine. Il croit voir Agrippine quand
il ne voit que les signes d’Agrippine produits par La Clairon. Jouer, en ce sens, c’est produire
13
Diderot, Paradoxe sur le comédien, in Œuvres, t. IV, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 1382. C’est nous qui
soulignons.
14
Diderot, ibid, p. 1379. C’est nous qui soulignons.
15
Diderot, ibid, p. 1402.
un mirage, c’est-à-dire faire croire à la présence de quelque chose dont on n’a en fait que les
signes. Le « personnage », dans le cadre de cette pensée, est donc une pure illusion d’optique.
(Le comédien) n’est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est
que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas16.
Théoriquement, il en découle que la dimension imaginaire du jeu ne saurait être saisie à partir
des coordonnées ontologiques traditionnelles. Si, pour Diderot, La Clairon n’est pas plus
Agrippine qu’elle ne devient Agrippine, c’est bien qu’Agrippine n’existe pas et n’existera pas,
c’est bien que le jeu comme fiction suspend le régime de l’être et du devenir qui gouverne la
nature (et la pensée grecque de la duplicité). Donc, lorsque Diderot nous dit, de sa position
théorique de spectateur, que La Clairon est double, il ne renvoie nullement à une duplicité
ontologique de La Clairon : en réalité, c’est le spectateur qui voit double, au sens où il voit à
la fois l’opératrice et le mirage sur elle et par elle opéré. Les deux images se superposent, et
La Clairon pourrait fort bien nous dire : « me voyant, vous voyez en même temps l’image
d’Agrippine ». Car, de même qu’on ne voit Agrippine que par des signes extérieurs, on ne
voit que la surface de la Clairon. En somme, La Clairon se dispose comme une surface de
projection active : elle se tend aux regards à la manière d’un écran ou d’un miroir. Lorsque
nous regardons un miroir ou un écran, nous les voyons en même temps que nous voyons
l’image se dessinant à leur surface, miroir et écran n’étant que les opérateurs superficiels
d’une réflexion possible. La rupture avec le protocole mimétique platonicien est décisive :
l’image ne cache pas le miroir, le miroir n’est pas sous l’image, il est la surface qui permet la
projection. La Clairon est une technicienne de surface17.
C’est d’ailleurs ce qui explique que La Clairon, opératrice tranquille et laborieuse de ce
mirage qu’on appelle le personnage, soit laissée, une fois sa partition de signes extérieurs
établie, une fois lancé le jeu de superposition des deux images, à une certaine vacance
intérieure. Elle se tient mentalement de l’autre côté du miroir. Elle contrôle, comme le
conducteur d’un train sur ses rails, attentive aux embûches possibles, gardant l’œil sur
certains voyants. Ce qui ne l’empêche nullement, selon Diderot, de songer à un amour, ou à
son repas de midi…
Cette duplicité, dont Diderot fournit le prototype, peut donc être dite imaginaire en deux
sens très contrastés : d’abord, nous l’avons vu, parce qu’elle tire son efficace d’un protocole
technico-optique qui repose sur une construction d’images, mais surtout parce qu’elle se
déploie intégralement, dans l’espace-temps du plateau, sous le signe d’une illusion dont seul
le public est affecté. En somme, on pourrait dire que cette duplicité n’est qu’imaginaire dans
la mesure où elle ne renvoie à aucune duplicité subjective de La Clairon qui se produirait dans
le temps du jeu lui-même. Pour le public seul, La Clairon est double... Aussi le « jeu »
apparaît-il ici comme la reproduction technique et poïétique d’une forme ou d’une image, et
non comme la répétition pratique d’un acte modifiant la subjectivité de l’agent. Ce qui est
précieux chez Diderot, c’est qu’il met à jour la mystification théâtrale en analysant
techniquement le point d’ancrage de ses procédures imaginaires, mais cela a pour
conséquence de ramener l’acteur au type subjectif du manipulateur, de l’illusionniste. C’est
pourquoi je voudrais indiquer ici deux grandes voies qui, tout en mobilisant les catégories
16
Diderot, ibid, p. 1384. Là encore, « illusion » est un terme dont on abuse souvent à mauvais escient dans la
pensée du théâtre (personne n’a jamais cru qu’Agrippine, tout d’un coup, était là). Il sert seulement à désigner un
régime de crédibilité que nous allons préciser.
17
On voit combien ce développement peut être rapproché de la formation spéculaire du moi dans l’élaboration
lacanienne. Le « moi » y est registré à l’imaginaire, instituant l’identification comme mirage.
fondamentales de la duplicité imaginaire (acteur/personnage), ont tenté de repenser le rapport
au « jeu » par-delà la technique illusionniste, en conduisant le jeu, selon deux directions tout à
fait différentes, à sa limite.
L’acteur et le personnage : la limite du jeu
La première voie que je voudrais mentionner, c’est celle ouverte par Stanislavski à partir de
ce présupposé : l’émotion ne se joue pas, elle ne peut qu’être vécue. Il y a là ce que
j’appellerais une sorte d’hamletisme de Stanislavski, si vous avez dans l’oreille le dialogue
entre Hamlet et sa mère18 au cours duquel le prince orphelin, opposant le semblant à l’être,
dit en substance (je grossis la chose) : « je pourrais porter les vêtements du deuil, produire les
signes extérieurs de la tristesse (c’est-à-dire jouer l’endeuillé aussi bien que La Clairon), mais
je me refuse à le faire, car j’ai en moi ce qui ne peut se feindre » (moyennant quoi, signalonsle tout de même, il va jouer le fou pendant les quatre actes qui suivent…). Si donc l’émotion
ne peut se jouer, tout le travail psychotechnique de l’acteur va consister à se tendre des
leurres, à poser des pièges à sa propre sensibilité, pour que l’émotion sorte naturellement de la
tanière où la présence du public, créant une situation artificielle, l’avait conduite à se réfugier.
C’est là le cœur du travail de Stanislavski sur l’élaboration des circonstances imaginaires19
que je ne développerai pas ici, mais qu’on peut saisir à partir de cette petite formule qui
outille occasionnellement l’acteur : « moi, si j’étais dans la situation du personnage… ». Il
s’agit donc d’inventer des zones de crédibilité sensibles assez fortes pour que la nature (et
l’émotion naturelle) s’y laisse prendre (d’où les fameux bruitages qu’utilisait Stanislavski,
moins pour développer une esthétique naturaliste que pour favoriser le déclenchement de
certains mouvements naturels chez les acteurs). L’acteur n’a donc pas ici à se conformer à un
personnage ou à un modèle, mais il doit construire des points de rencontre psychophysiques
entre la situation imaginaire du personnage et sa propre situation affective, pour arriver à ce
point de « non-jeu » ou de « non-artificialité » que Stanislavski appelle l’état créateur, dans
lequel on surfe en quelque sorte sur la vague émotionnelle naturelle déclenchée par cette
proximité sensible.
On a évidemment beaucoup glosé sur cette histoire de non-jeu… L’ambiguïté que le terme
recèle a sans doute permis des pratiques aberrantes, très éloignées de la technique de
Stanislavski, et notamment les pratiques américaines développées en partie par ce que
j’appellerais l’idéologie de l’Actor’s Studio. J’entendais récemment le rapport d’un dialogue
entre Dustin Hoffman et Lawrence Olivier sur le tournage de Marathon Man20. C’est un film
où Hoffman, comme le titre l’indique, court énormément… Soucieux d’être raccord entre les
scènes, Hoffman (en bon acteur du Studio) faisait des tours de pâtés de buildings, histoire
d’arriver essoufflé au clap de départ. Dans une scène de ce film, le personnage d’Hoffman
poursuit le personnage de Lawrence Olivier, qui devait donc avoir l’air tout aussi essoufflé…
mais Olivier se dispensait de tout « exercice » préparatoire. Dustin Hoffman vient alors vers
lui et lui demande : « mais comment faites-vous pour avoir l’air aussi essoufflé ? » Et
Lawrence Olivier (en bon acteur britannique) lui répond : « mais enfin, je joue ! »…
18
19
20
Shakespeare, Hamlet, acte I, scène 2, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 262.
Stanislavski, La Formation de l’Acteur, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2001.
John Schlesinger, Marathon Man, 1976.
Le non-jeu, ainsi poussé à la limite où l’effectivité supplante la crédibilité, éclaire le point
auquel Stanislavski mène idéologiquement21 la question : entre l’émotion non-jouée (de
Stanislavski) et l’acte non-feint (des performeurs du Body Art et, à leur suite, celui du théâtre
performatif), la conséquence est historiquement bonne… ou du moins évidente.
L’autre grande voie, c’est celle de Brecht qui consiste, nous disent les manuels, à « montrer le
jeu ». Qu’est-ce que cela signifie ? Prenons pour point de départ ces deux passages :
Pour représenter des personnages, le comédien doit leur opposer des intérêts, intérêts notables, de la nature de
celui qu’il aurait à la transformation de ces personnages. Il doit en quelque sorte éduquer ceux-ci. Ainsi chaque
personnage comporte deux « moi » contradictoires, dont l’un est celui du comédien. Le comédien en tant que tel
prend part à l’éducation (à la transformation planifiée) de ses personnages par les spectateurs. Il lui appartient de
la susciter. Lui-même est un spectateur, et ce spectateur est le second personnage que le comédien doit
ébaucher 22.
Le fait que le comédien se tienne sur le plateau sous une double apparence, en tant que Laughton et en tant que
Galilée, que Laughton le montreur ne disparaisse pas derrière Galilée, le montré, (…) signifie en fin de compte
que le processus réel, profane, n’est plus dissimulé – c’est tout de même Laughton qui se tient effectivement sur
le plateau, et qui montre comment il imagine Galilée23.
Le rapprochement de ces deux textes nous indique d’abord que le « montreur » a pour Brecht
le statut d’un personnage (le « second personnage »). Autrement dit, la distanciation,
contrairement à ce que la vulgate laisse parfois entendre, ne manifeste pas un simple écart
entre l’acteur et le personnage, mais bien un écart contradictoire entre deux personnages (le
personnage montré et le personnage montreur) qui structurera la « double apparence »
scénique du comédien. Le terme de « montreur » ne renvoie donc pas immédiatement à
l’opérateur de la représentation, ou à une donnée strictement personnelle (correspondant au
« moi » de l’acteur), mais se présente bien comme le produit d’une construction par laquelle
l’acteur constitue scéniquement un second personnage qui (lui) rendra manifeste l’écart qui le
sépare du premier personnage.
Comment ce second personnage est-il ébauché par le comédien ? Il le construit non à partir de
lui-même, ou de sa situation existentielle ou affective, mais plus précisément à partir de son
intérêt dans la situation historique et politique présente, intérêt dont l’exégèse de la fable et le
travail de plateau sont les révélateurs, à la fois pour lui et pour le public. Et cet intérêt ne se
découvre que par l’examen différentiel des intérêts et des décisions du premier personnage
dans la situation que propose la fable. Autrement dit, l’acteur doit à la fois se prêter au jeu du
premier personnage, mais en laissant, par le jeu du second personnage, transparaître ses
propres intérêts. C’est un prêt avec intérêt… Et lorsque Brecht nous dit que le processus n’est
plus dissimulé, ou que l’acteur doit montrer son acte artistique, cette non dissimulation n’est
pas une dénonciation du jeu lui-même ou une sortie de jeu, mais au contraire un
redoublement, un double jeu ou apparaissent les intérêts du montreur et du montré.
21
Je précise « idéologiquement » dans la mesure où, entre son discours sur l’art de l’acteur (qui recourt
volontiers à la Vérité et à la Nature, autorisant diverses pratiques de l’ « effectivité ») et sa pratique (qui insiste,
aux dires de ses élèves historiques, sur la capacité à produire de l’« affectivité » à partir de tempo-rythmes
crédibles et d’actions physiques convaincantes), il y a sans aucun doute un écart décisif.
22
Brecht, Sur le metier de comédien, in Ecrits sur le Théâtre, t. I, Paris, L’Arche Editeur, 1972, p. 382. C’est
nous qui soulignons.
23
Brecht, Petit Organon, §49, in Ecrits sur le Théâtre, t. I, Paris, L’Arche Editeur, 1972, p. 30. C’est nous qui
soulignons. Laughton fut le créateur du rôle de Galilée dans La vie de Galilée que Brecht monta aux Etats-Unis
pendant son exil.
Pratiquement, le travail de la double apparence fait question : le montreur et le montré
apparaissent-ils successivement ou simultanément sur le plateau ? À vrai dire, les exercices
proposés par Brecht pour le temps des répétitions mettent l’accent sur la succession :
construire une attitude pour le montreur (par exemple, fumant un cigare) puis passer au
montré (poser le cigare pour faire sa dé-monstration de l’attitude du personnage)24 ; dire le
texte à la troisième personne avant de revenir à la première personne ; énoncer des indications
de jeu inventées avant d’énoncer le texte lui-même (« là-dessus, j’ai dit avec hargne car je
n’avais pas mangé : … »)25, etc. Ces exercices ont pour fonction de faire apparaître les
contradictions notables entre le montreur et le montré, l’écart qui situe le montreur (second
personnage) comme spectateur examinant, rapportant ou commentant les actes et paroles du
montré (premier personnage). Ces protocoles concrets d’approche du rôle n’apparaissent plus
en tant que tels dans le temps des représentations, mais la distance interne qu’ils ont permis de
créer n’en disparaît pas pour autant. L’apparition du « montreur » trouve même un nouvel
appui dans la relation fondamentale d’adresse au public, où l’étonnement critique qui a
soutenu le travail du rôle est remis en jeu dans le face-à-face avec les spectateurs que Brecht
présente comme un dialogue :
Ce face-à-face, ce « prends garde à ce que va faire celui que je te présente », ce « tu as remarqué ? », « qu’en
penses-tu, toi ? », peut fort bien, opéré avec art et force nuances, abolir toute rigidité, tout caractère rudimentaire,
il n’en doit pas moins subsister. C’est cette attitude qui fonde l’effet de distanciation, aucune autre ne peut lui
être substituée26.
Le second personnage apparaît donc en creux, entre la première personne de l’énoncé, et le
régime de la troisième personne qui guide le mode d’énonciation, le tout à destination du
public situé en deuxième personne dans le dialogue implicite par lequel l’acteur partage son
enquête. Ce qui est alors mis en dialogue entre le second personnage et le public, par
l’observation partagée du premier personnage, a pour enjeu ultime la responsabilité historique
de ceux que la situation théâtrale réunit. Développer cette responsabilité historique ne
s’acquiert pour l’acteur qu’à procéder à ce singulier dédoublement du personnage que nous
avons pointé : à partir du personnage de la fable, produire deux personnages. Par où l’acteur
(s’)éduque à la dialectique en même temps que le jeu lui-même devient dialectique éducative.
Vous voyez comment cette voie brechtienne se raccroche à la duplicité imaginaire : elle en
partage les réquisits dans la mesure où la question qui demeure est celle d’une confrontation
entre l’acteur et le personnage. Cependant, cette confrontation n’instruit pas un protocole de
confusion des images (comme chez Diderot), ni une tentative de raccordement des situations
fictionnelles et existentielles (comme chez Stanislavki), mais vise bien une duplicité
discordante qui, produisant du Deux (deux « moi », deux « personnages », deux
« situations »), fonctionne comme le support théâtral d’une possible dialectique historique.
Avant d’examiner le troisième type de duplicité, disons en guise de bilan provisoire que là où
la duplicité mimétique situait le texte comme « poème » (articulant des actes de parole), la
duplicité imaginaire prend appui sur le texte comme « fable » (articulant des personnages et
des situations)27. Cette précision est nécessaire car le troisième type de duplicité exige que
nous repensions à nouveaux frais le statut du texte et de son usage, par-delà la profération du
24
Brecht, idem. Exemple donné par Brecht à titre d’image.
Brecht, Sur le metier de comédien, op. cit. , p. 396.
26
Brecht, ibid, p. 393.
27
Conceptuellement, le terme « fable » partage avec le « muthos » aristotélicien une dimension extra-poétique
(ainsi, le muthos d’Œdipe fournit sa trame au poème Œdipe Roi de Sophocle, mais ne se confond pas avec lui).
25
poème (de l’autre) et la représentation de la fable (et du personnage). Allons maintenant à la
rencontre de ce troisième type.
Duplicité scénique : acteurs et public
Il n’aura échappé à personne que le théâtre est dans une phase de son histoire dont on répète
un peu partout qu’elle est « critique ». J’en veux pour preuve que ce qui tient ces dernières
décennies le haut du pavé, en termes de théorie mais aussi en guise de doxa, manie plus ou
moins subtilement tout l’attirail des « post- » et toute la rhétorique des « crises »28. Le trait
marquant de ces discours critiques, c’est qu’ils ont naturellement pris pour cibles les
catégories fondamentales de la duplicité imaginaire (la fable, le drame, le personnage, la
représentation), catégories qui persistent néanmoins à se déployer à échelle industrielle dans
les médias de masse (cinéma et télévision), obligeant en quelque sorte le théâtre à redéfinir
ses propres possibilités, sa nouvelle singularité. Or, vous l’aurez remarqué, les catégories
critiquées relèvent essentiellement du champ du texte, ce qui explique en partie que, pour
penser les nouvelles opérations du théâtre, l’accent soit si souvent déplacé sur la relation
scénique entre les acteurs et le public, qui constituerait la spécificité de la situation théâtrale
contemporaine.
Il faut prendre acte de ce déplacement, dont je vous disais dès l’amorce que les notions de
« jeu » et de « duplicité » semblent aujourd’hui faire les frais. Toutefois, je crois que ce
déplacement, loin de devoir nous contraindre à liquider la notion même de « texte », doit au
contraire nous amener à la redéfinir, à déplacer la notion de « texte » elle-même. Je pense en
effet que la « vieille » notion de texte (entendu comme unité littéraire préexistante à l’acte
théâtral, et destinée à être proférée ou représentée) n’est que l’arbre qui cache la forêt, bien
plus vaste, de la part écrite du théâtre. Cette part écrite (ou poïétique) se présente toujours,
dans la situation théâtrale, comme la trame répétable de paroles et/ou d’actions déployée par
les acteurs sous les yeux et les oreilles du public. Par répétable, j’entends : d’un jour sur
l’autre, voire d’un siècle à l’autre, mais aussi d’un lieu à un autre, ou d’un acteur à un autre.
Vous le voyez, le « texte » ainsi défini désigne aussi bien une unité littéraire que le tissé d’un
spectacle auquel aboutissent les répétitions. C’est de là que je partirai pour examiner les
diverses relations entre les acteurs et le public auxquelles cette nouvelle approche du texte
peut donner lieu.
Là encore, je distinguerai deux voies : la première, qui raccorde un geste post-moderne aux
plus anciennes traditions anti-théâtrales, vise précisément à réduire la duplicité et à dépasser
la notion de « jeu » en montrant le non-jeu. La seconde, celle du « théâtre théâtre » dont je
m’efforce d’être un activiste, exige de repenser la notion de « jeu », qui ne désignerait plus le
rapport entre l’acteur et une altérité advenant sur la scène (un « autre » ou un « personnage »),
mais l’opération qui, à partir d’un texte, fait de la relation entre les acteurs et le public le lieu
d’une modification subjective possible des termes en présence. C’est à partir de cette relation
qu’il faut, je crois, imaginer les voies contemporaines de la duplicité.
28
Citons, par exemple, deux incontournables : Hans-Thies Lehmann, Le théâtre post-dramatique, Paris,
L’Arche Editeur, 2002, 312 p. ; Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris,
Gallimard, coll. «Tel », 1994, 506 p.
Réduction de la duplicité : montrer le non-jeu
Dans la formule « montrer le non-jeu », on peut entendre, eu égard à ce que nous avons dit
précédemment, à la fois une sorte d’inversion du brechtisme (l’accent est bien mis sur l’acte
de monstration, mais d’un non-jeu) en même temps qu’une radicalisation idéologique de
Stanislavski (l’accent est bien mis sur le non-jeu, mais sans la médiation du personnage).
Permettez-moi ici (le temps nous est compté) de faire correspondre aux deux tendances que la
formule recèle, deux petites « vignettes » descriptives. Vous y reconnaîtrez peut-être des
proches ou des adversaires…
Dans la première tendance, pseudo-brechtienne, le « vieux » texte sert de matériau à ce qui
importe vraiment : l’établissement d’une nouvelle forme de relation entre acteurs et public où
la com-plicité supplanterait la du-plicité. Aussi l’acteur y montre-t-il souvent au public le
détachement (remplaçant la distance brechtienne) ou la dérision (remplaçant l’étonnement
brechtien) qui fonde son rapport au « vieux » texte. Dès lors, son agissement fondamental
consiste, à l’intention du public, à construire le sur-texte (implicite ou explicite) de cette
complicité, en affectant le « vieux » texte de guillemets permanents (déplaçant la consigne
brechtienne de l’énonciation-citation), comme pour marquer son refus de tout saisissement
émotionnel par la fiction ou le personnage. Un de ses mots d’ordre est d’ailleurs : pas de
pathos ! En somme, sa radicalité, qu’elle soit élégamment décentrée (dans sa version dandy),
ou athlétiquement conviviale (dans sa version « populaire »), consiste finalement à
dédramatiser l’acte théâtral (ce qui se dit parfois : « désacraliser »). Car l’acteur joue
finalement à ne pas jouer le jeu « classique » du théâtre. Il joue « désincarné » ou « décalé ».
Pourtant, cette prise de distance ne prolonge nullement le mouvement brechtien : pas trace ici
de « second personnage » aux intérêts divergents et affirmés, mais plutôt la généralisation
d’un « second degré » qui provient directement de la personne de l’acteur. L’acteur montre
ainsi au public, dans un clin d’œil culturel, que le personnage est mort et qu’ils peuvent se
parler directement et personnellement par-dessus la dépouille.
La seconde tendance, néo-hamleto-stanislavskienne, prend ses distances avec le texte comme
trame répétable en montrant ponctuellement au public, comme pointe de sa radicalité,
l’irrépétable en tant que tel, ou le non jouable : l’accent y est mis tantôt sur l’acte effectif (on
fait, par exemple, vraiment tondre une femme sur scène chaque soir), tantôt sur la promotion
des non-acteurs, c’est-à-dire de ceux qui, ne jouant pas, ne mentent pas (les animaux, les
nourrissons, les handicapés de toutes sortes, ou les vrais gens du théâtre « documentaire »).
Le point important est que le spectacle se retrouve ainsi lié à l’exposition incarnée d’une
singularité irrépétable. Cette tendance n’est pas nouvelle. Historiquement, elle réactive une
distinction fondamentale entre la représentation et la présence réelle, telle que le catholicisme
l’a forgée : tandis que le théâtre (ou l’art en général) se meut dans l’élément de la
représentation, la véritable cérémonie (la communion) se structure à partir d’une présence
réelle (en l’occurrence, le corps du Christ). En termes catholiques, cela signifie qu’un acteur,
lors d’une représentation, peut bien jouer le Christ (c’est à cela que se limitent les fictions du
théâtre représentatif), mais que, lors de la communion, l’hostie est vraiment le corps du Christ
(il ne saurait s’agir ici de fiction, car l’hostie ne représente pas le corps du Christ). Dès lors,
on ne s’étonnera pas de ce que la tendance théâtrale qui réactive cette dichotomie place au
centre de ses dispositifs le corps singulier de l’acteur, dans une double position de corps
sacrilège (vis-à-vis de la représentation) et de corps sacrifié (il endure vraiment l’attaque de
vrais chiens, est vraiment submergé par des litres de coca-cola, etc.). On ne s’étonnera pas
plus que cette tendance, vis-à-vis du public, déploie finalement sa violence supposée dans
l’horizon néoromantique d’une relation (com-)passionnelle. Bien plus, la promotion de la
vérité (entendue ici comme la monstration spectaculaire d’une singularité non jouée) nous
autorise, je crois, à raccorder cette tendance à son point d’aboutissement fantasmé, qui n’est
autre que le dispositif des Jeux du Cirque, dernier spectacle excitant les empires, où l’on
assiste en vrai et en live au sexe et au meurtre (au spectacle de la carnation : de la chair et du
carnage) dont les fables théâtrales ne nous offrent que la pâle simulation (c’est-à-dire la fausse
in-carnation).
Pour différencier d’un mot ces deux tendances, je dirais que l’inversion de Brecht aboutit à sa
formalisation dépolitisée (à une culturalisation), tandis que la radicalisation de Stanislavski
aboutit à sa matérialisation sacrale (à une naturalisation). Je signalerai en outre que cette
différence nous propose peut-être une nouvelle distribution des genres canoniques du théâtre
dit « classique » : un nouveau comique (instituant un rituel laïque post-classique qui se moque
du théâtre lui-même) et un nouveau tragique (pointant vers un rituel religieux pré-classique
qui oppose le sérieux de son effectivité au théâtre lui-même). Le comique d’après la comédie
et le tragique d’avant la tragédie… Mais comique et tragique renverraient alors, en l’absence
de la médiation qu’opéraient la fable ou le personnage, aux attitudes ou aux postures
fondamentales adoptées par les acteurs dans la situation théâtrale, à des gestus artistiques qui,
par-delà le texte ou par son interruption, les amènent à se présenter en personne, leur
conférant le statut de performeurs. C’est peut-être pourquoi ces postures me semblent
réclamer leur raccordement à des positions finalement politiques de part en part, celles-là
mêmes des sujets performers. Accordons-leur cela, et situons la différence que nous avons
pointée comme un écart entre le kitch petit-bourgeois et l’iconoclastie aristocratique, s’il faut
désigner deux manières de se démarquer des codes supposés de la représentation (théâtrale et
sociale), soit en les dénonçant, soit en les détruisant.
La duplicité comme expérience d’une division
La question qui nous reste sur les bras est donc la suivante : comment penser la duplicité de
l’acteur, ou l’opération du jeu, sans les adosser à des figures préexistant à la situation théâtrale
(l’autre ou le personnage) ? Comment, si l’on accepte le recentrage de la situation théâtrale
sur ses coordonnées internes, et en premier lieu sur la relation acteurs/public qui la
singularise, échapper à la retombée dans la posture personnalisante ?
L’hypothèse que je formulerai ici, c’est que les acteurs, par le simple fait qu’ils sont vus d’un
public (car c’est bien là ce qui constitue le seuil de leur mobilisation : le temps et l’espace
dans lesquels ils sont « à vue »), ont affaire à un certain écart entre l’image objective qu’ils
produisent et l’action qu’ils conduisent subjectivement, écart qui place leur traversée du texte
(comme trame répétable) sous l’impératif de ce que l’on pourrait appeler, dans un premier
temps, une distance à soi. Ils sont à la fois objets de l’attention du public (comme fixés par
cette attention) et sujets mobiles de l’action d’être vus. En ce sens, nul besoin de postuler une
quelconque identité fictionnelle (celle d’un « autre » ou d’un « personnage ») pour qu’une
première forme de duplicité travaille la relation entre les acteurs et le public. Ou, pour le dire
autrement : le seul fait qu’un acteur soit vu par un public situe son action comme fictionnelle.
On peut, comme nous l’avons vu précédemment, tenter de dénoncer cette fiction ou de
l’interrompre par la mise en place d’un rapport « immédiat » au public. Mais on peut aussi
l’accepter comme un a priori de la situation à partir duquel engager l’opération théâtrale. Dès
lors, pour l’acteur, la relation selon laquelle il est « vu » du public implique un petit théorème
subjectif d’allure ontologique que j’appelle le théorème de Iago (en hommage à une figure
historique de la duplicité). Ce théorème, qu’il fait bon entendre à une époque comme la nôtre
où l’on nous incite largement, au gré des différents slogans impératifs, à être, à rester, ou à
devenir nous-mêmes, se formule ainsi : « je ne suis pas ce que je suis »29. Développé, il
donne : « je ne suis pas ce que, pris comme objet des regards, je suis », ce qui revient
finalement à dire : « je ne suis pas moi », si le moi est bien cette construction qui suppose
d’être épinglé comme objet par un regard (en l’occurrence, ici, les regards du public, de ce
« on » qui me voit). Vous voyez comme, au terme de notre parcours, la question se resserre :
il ne s’agit plus de penser l’écart entre « soi » et un « autre » (duplicité mimétique) ou entre
« moi » et le « personnage » (duplicité imaginaire), mais la scission entre « je » et « moi »,
liée au fait d’être vu, et instituant une dissymétrie ou un déséquilibre fondateurs par où la
mise en jeu peut s’engager.
Cependant cette scission, propre à toute situation théâtrale, ne produit évidemment pas
automatiquement la mise en jeu… Au contraire, cette scission peut très bien donner lieu à une
formidable jouissance narcissique, ou à une secrète paralysie, par où l’acteur tire bénéfice ou
maléfice de son exposition moïque. Elle peut en somme donner lieu aux deux seuls grands
empêchements du jeu pour l’acteur : l’exhibition ou l’inhibition. Alors je dirais que le jeu ne
peut advenir, comme nom de la relation entre les acteurs et le public, que lorsque les acteurs,
prenant cette scission comme moteur, prennent le risque de (se) perdre, d’entrer en terrain
inconnu. Ce sont ces acteurs, dans ces moments-là, que j’appellerais les « joueurs ».
Permettez-moi ici une petite analogie avec le jeu du poker… Lorsque je parle de mise en jeu,
il faut entendre cette « mise » comme au poker, c’est-à-dire comme une pure quantité (ou un
quantum d’affect, comme disait Freud) qui, pendant le temps que dure le jeu, n’appartient à
personne, ou se retrouve déliée de ses objets habituels. En effet, ce qui lie l’assemblée des
joueurs pendant la partie, c’est le fait que chacun, à partir d’une certaine opacité (on ignore ce
que chacun a, dans son jeu) mise au pot commun, et que le pot commun n’appartienne à
personne, qu’il soit précisément « en jeu ». Autrement dit, pendant la partie, tout le monde
perd, dans la mesure exacte où personne ne jouit du pot tant qu’il est commun. Cela
n’implique pas pour autant que le jeu soit gratuit ou désintéressé : il articule au contraire une
logique du gain suspendu et du plaisir intéressé. Cette perte, loin d’être une forme de
l’abandon mystique, est une décision (la mise marque la décision d’entrer en jeu), mais une
décision paradoxale au sens où son déploiement relève moins d’une volonté (le volontarisme
est également un obstacle au jeu) que d’un intérêt à se laisser prendre au jeu pour voir ce qui
peut se passer. Une attention obstinée à l’événement. Car, au théâtre, si certaines choses sont
écrites à l’avance, ou sont pré-vues à l’avance (c’est là précisément, la fonction du « texte »
tel que nous l’avons redéfini), rien n’est joué d’avance. Que peut-il se passer ?
Eh bien, à partir de la mise des acteurs, mais aussi bien à partir de la mise du public (car, nous
l’avons vu, le public n’est pas ici un pur récepteur mais un des pôles internes de la relation), il
se peut que, par le jeu lui-même, certains fassent l’expérience d’une sorte de discontinuité
subjective par laquelle, destitués comme individus, ils adviennent comme co-opérateurs d’une
vérité théâtrale impersonnelle, liée au nouage singulier des acteurs, du public et du texte.
C’est là une seconde forme de duplicité, qui n’est plus liée à la seule situation théâtrale, mais
à l’opération théâtrale, que l’on peut analyser comme une opération de division. Cette
division n’est pas une auto-division (l’acteur ne se divise pas, le public ne se divise pas) mais
une division des acteurs et du public par leur co-opération même : ils sont divisés, ce qui
signifie qu’ils perdent leur statut d’in-dividus, et deviennent les dividus d’une opération
théâtrale inassignable, des fragments subjectifs, ou des sujets fractionnés. Je dirais donc que
l’opération théâtrale peut donner naissance, pendant son déroulement même, à ces sujets
29
Shakespeare, Othello, Acte I, scène 1, Paris, Le Livre de Poche, 1984, p. 157.
précaires, quelques Acteurs et quelques Spectateurs, qui ne seront plus tout à fait ce qu’il
étaient ou croyaient être comme acteurs ou comme public.
Entendu en ce sens, jouer ne renvoie pas à un type de production (d’un effet ou d’un acte),
mais à la tenue d’une relation. Jouer, ce n’est pas jouer quelque chose ou jouer à être ou à
faire quelque chose, c’est essentiellement jouer avec : avec le partenaire, avec le texte, avec le
public, c’est-à-dire partir d’un point extérieur, qu’on ne saurait ramener à sa propre position,
ni assigner à une position préalable. Le jeu, ainsi entendu, serait comme la mesure en actes
d’un écart « intraitable », d’une béance par où la relation a une chance de mobiliser et de
modifier les participants. C’est dire en somme que la relation scénique opère à partir d’un
vide qui, singulièrement, est la condition d’une mise en commun, non rapportable à la
communication ou à la communion. Ce qu’on y expérimente par le jeu, c’est toujours le
partage mobile du vide qui, si l’on ne cède pas à la peur du vide, permet de tracer, dans la
trame d’une action, d’imprévisibles chemins. Si la duplicité est alors, je crois, une dimension
nécessaire du jeu, c’est qu’elle permet de manœuvrer dans ce vide, sans que le « moi »
personnel ne vienne le coloniser ou le saturer (c’est-à-dire rabattre le possible sur un
imaginaire constitué), ni que l’acteur, se désengageant de la situation, s’en remette
passivement et aveuglément à ce vide (qui, sans sa mise, ne produira rien que ce qui est déjà).
Pour moi, cette hypothèse lie essentiellement la relation théâtrale à la dimension masquée du
jeu, c’est-à-dire à la nécessité de construire une distance objective (dont le masque est la
métaphore) qui permette à l’acteur de remettre en jeu l’image de lui-même qu’il transporte ou
produit, de la jeter dans le feu de l’action, et de tirer leçon de cette consumation incessante
pour poursuivre son action incessante. Pour moi, cette distance seule induit des compositions
inédites dont il importe peu finalement que le point d’appui soit un personnage, un autre,
puisque nous serons de toutes façons toujours ramenés au « texte », à la trame répétable par
laquelle l’acteur dissèque son masque de scène. Ce qui compte, c’est que le point d’appui soit
ainsi pris qu’il permette le mouvement de levier par lequel l’acteur, se désenclavant de sa
personne, laisse la place pour que les autres (partenaires et spectateurs) entrent dans le jeu de
leur propre désenclavement, de la dissection de leur propre masque. Cela signifie
rétroactivement que les tentatives de dépasser le jeu et la duplicité seraient des tentatives de
démasquer la relation théâtrale. Mais ce sera alors le « moi » personnel du performer qui,
exposé dans son action, fera office de masque ultime, de masque imprenable. Le « joueur » ne
peut y voir qu’une illusion, dans la mesure où il sait et expérimente que sous le masque du
« moi », il y a encore un masque, et encore un masque… que l’écart entre le « je » et le
« moi » est irréductible et sans fond, et que c’est à partir de là que le jeu duplice peut opérer.
Pour finir, je dirais donc qu’une position qui refuserait la duplicité mérite bien d’avoir pour
étendard la notion de simplicité, mais entendue en deux sens : ce qui est simple, c’est d’abord
ce qui ne pose ni problème ni contradiction, mais recycle seulement un état des relations qui
se laisse aisément reconnaître comme code ou consommer dans un rapport de fascination ;
ensuite, ce qui est simple, comme on le dit d’un corps simple, c’est ce qui, posé comme
indivisible, a pour effet de toujours renforcer l’indivision individuelle de ceux qui, acteurs ou
spectateurs, se posent en propriétaires de leur opinion, de leur identité, ou de leur jouissance.
À rebours, la relation duplice, si elle n’est plus entendue comme pure tromperie, mais comme
introduction d’un écart à soi, enclenche au contraire une dialectique subjective du vrai et du
faux ouvrant au risque d’une discontinuité subjective, d’une division par laquelle, dans la
relation théâtrale, des rapports inédits entre les humains peuvent s’inventer et s’examiner.
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