verrait toujours le masque en tant que porté par l’acteur quand, pour le lecteur, le « je » du
poète serait intégralement masqué par un autre « je »4… Masque partiel ou masque intégral…
On peut accepter cette objection et reconnaître que le théâtre est toujours le lieu de
monstration de la duplicité comme telle, le lieu où un hiatus subjectif est exposé aux regards.
Mais cela n’annule pourtant pas les ressorts de la duplicité mimétique car, dans le cas du
théâtre de masques, l’expérience pratique nous apprend que c’est bien le masque (c’est-à-dire
le visage de l’autre) qui mène la danse de la visibilité, qui guide le protocole de mise à vue :
c’est en effet une règle essentielle de la pratique du masque que le masque doive toujours être
face au public, faute de quoi le masque meurt comme masque, puisqu’il ne masque plus. Cet
exemple rend finalement bien compte de la logique de la duplicité mimétique : ce qui doit
toujours être visible, c’est ce qui cache. Mais par contrecoup, l’acteur, face cachée par le
masque, s’y révèle aussi comme la face cachée du masque.
2) Le « comme si » qui soutient le protocole mimétique, contrairement à ce qu’une oreille
moderne pourrait y entendre, ne réduit pas cette opération à un innocent jeu de cache-cache.
La mimèsis est, pour Platon, moins l’ouverture vers un conditionnel ludique (« on dirait que
je serais Chrysès », comme disent les enfants) qu’une véritable opération de conditionnement,
entraînant des modifications subjectives tout à fait effectives. Ce n’est justement pas un
« jeu » pourrait nous dire Socrate, quand il s’agit de prévenir les effets de cette pratique chez
celui qui s’y adonne : « N’as-tu pas remarqué que les imitations, si dans la jeunesse on ne
cesse de les développer, se transforment en habitudes et deviennent une autre nature, tant pour
le corps et la voix que pour l’esprit5 ? ». Dira-t-on alors que la pratique du « comme si »
produit des effets comparables à ceux qu’entraîne la pratique du « faire comme », dans la
mesure où le protocole mimétique semble bien ici engager un rapport de conformation
effective entre soi et un autre6 ? Pas tout à fait : on ne devient pas Chrysès comme on devient
forgeron… On n’acquiert nullement, en imitant Chrysès, la compétence technique du prêtre…
Mais il n’en est pas moins vrai qu’on se conforme, en imitant Chrysès, à son caractère. C’est
là que se situe le nœud de l’affaire : le protocole mimétique, s’il ne permet aucune acquisition
technique, n’en engage pas moins une modification éthique. Prenant très au sérieux cette
modification effective, Platon nous invite à penser, en deçà de la du-plicité propre à
l’opération mimétique du poète ou de l’acteur, une sorte de « plicité » anthropologique
constituant, si l’on peut dire, le fond de la mimèsis, et qui nous exposerait toujours,
moyennant répétitions, à prendre le pli de l’autre. Si donc Platon se méfie tellement du poète
ou de l’acteur mimétiques, c’est avant tout parce qu’ils prennent inconsidérément plusieurs
plis, s’engagent dans des opérations de du-plication, de multi-plication, font proliférer les plis
à tort et à travers, et entraînent avec eux leur auditoire, multi-plié en tous sens, ondulant
comme un serpent docile aux sons changeants des flûtes mimétiques. Cette multi-plication
généralisée s’oppose alors à l’ap-plication que Platon exige du sim-ple citoyen, tenu de ne
faire qu’une seule chose. Du reste, et on l’oublie souvent, Socrate recommande la mimèsis au
citoyen pour peu que le seul autre auquel il se conforme soit un modèle de vertu, et de la vertu
éthique particulière que ce citoyen est encouragé à développer conformément à sa classe et
sur les bases de la stricte division du travail que préconise la République. La mimèsis, si elle
est bien une donnée anthropologique, ne saurait donc être exclue de la Cité. Mais elle est une
4 Il s’agit, comme toujours, de distinguer ces duperies selon l’intensité des effets de crédibilité ou d’entraînement
qu’elles produisent. La duperie n’est jamais totale, faute de quoi c’est l’opération mimétique elle-même qui se
dissout dans le canular.
5 Platon, op. cit., 395-d, p. 1557.
6 Rappelons que, pour les grecs, le statut « fictionnel » ne fait nulle part l’objet d’une conceptualisation
particulière : que l’autre, en l’occurrence Chrysès, soit pour nous, modernes, un être de fiction, n’est pas pris en
compte dans l’analyse.