1 Les matériaux biomimétiques : de la nacre aux muscles

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Les matériaux biomimétiques : de la nacre aux muscles artificiels
Pierre-Gilles de Gennes
Depuis Jean-Jacques Rousseau, le retour à la nature est un mouvement qui touche la
société occidentale à intervalle régulier. Celui que nous connaissons actuellement dépasse sans
doute les précédents par son intensité. Mais cette vague a gardé la même chaleur et la même
naïveté qu'au temps de Jean-Jacques Rousseau: naïveté du consommateur américain, par
exemple, qui est convaincu que tous les produits qu'il a achetés doivent être mis dans des sacs en
papier à la caisse du supermarché, car il pense que l'on protège ainsi l'environnement. Il ne réalise
pas l'absurdité de cette croyance: si l'on substituait tous les sacs en plastique par du papier,
chaque année, il faudrait sacrifier une forêt d'une taille comparable à celle d'un des états
américains. De plus, le papier lui-même est un produit indirectement très polluant. La fabrication
du papier dans les pays nordiques a tué la mer baltique parce qu'on a rejeté à la mer des quantités
de produits toxiques, nécessaires à l'élaboration du papier. Certes, les procédés de fabrication ont
été améliorés et sont aujourd'hui beaucoup moins polluants, mais croire que le papier est un
produit naturel, respectueux de l'environnement et donc qu'il faut en favoriser l'utilisation, est
d'une grande naïveté. Cependant, ce retour à la nature offre aussi la possibilité d'apprendre un
certain nombre de leçons de la nature. En particulier, on découvre progressivement que les
matériaux du vivant ont des propriétés extraordinaires, très souvent bien supérieures à ce que
nous savons faire avec nos procédés industriels, aussi perfectionnés soient-ils. Prenons par
exemple le collagène dont sont faits nos tendons et nos ligaments ou nos disques vertébraux, qui
nous permettent de nous tourner à peu près dans tous les sens, tout en supportant des contraintes
de l'ordre de la centaine de kilogrammes. Ce sont de véritables merveilles de mécanique. L'os est
aussi un système extraordinaire, car non seulement il atteint des performances mécaniques
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remarquables mais il est capable de se réparer s'il a été fracturé, après avoir éliminé dans un
premier temps, les fragments abîmés. Ceci est un enseignement très important pour nous qui
essayons d'élaborer des matériaux nouveaux; aujourd'hui, nous sommes encore loin de savoir
faire aussi bien que l'os. D'autres systèmes sont tout aussi remarquables : l'œil, l'oreille, les
papilles gustatives… sont des capteurs extraordinaires, avec des processeurs dont on devine qu'ils
sont très perfectionnés même si nous ne les connaissons pas encore très bien. Globalement
cependant, on peut avancer que nous commençons à comprendre les usines du vivant. Cette
vision est peut-être un peu optimiste mais je la crois tout de même réaliste. Et nous devons alors
nous poser cette question: que pouvons-nous faire de cette connaissance? Pouvons-nous
améliorer ou transformer les matériaux existants? Pouvons-nous utiliser cette connaissance
ailleurs? C'est cette démarche que je voudrais illustrer à travers quelques exemples simples.
Sur la figure 1, nous pouvons observer l'architecture absolument extraordinaire de la
carapace de diatomées, qui sont de petites algues. Ces carapaces sont en silice, matériau presque
identique à celui dont sont faits les grains de sable. L'échelle de leurs structures est de l'ordre du
micromètre, c'est-à-dire du millième de millimètre. Elles sont tellement régulières et tellement
bien définies qu'elles ont longtemps servi de modèles à ceux qui construisaient des microscopes.
Ils utilisaient ces carapaces de diatomées pour évaluer les performances de leurs appareils, pour
jauger la qualité des images qu'ils produisaient. Comment cette petite algue peut-elle arriver à
construire ces édifices extraordinaires à partir de presque rien? Jusqu'en 1999, on ne comprenait
pas bien comment la silice dont sont constituées ces carapaces pouvait précipiter de façon
contrôlée et guidée, à partir de silicates, forme soluble de la silice. En 99, une équipe allemande
(Kröger, 1999) a vraisemblablement trouvé l'explication; nous pouvons la résumer dans un
langage très simple, avec l'aide du schéma de la figure 1: à l'intérieur de l'algue, plus précisément
de la cellule de l'algue, nous trouvons des petits sacs que nous appelons "vésicules", contenant un
silicate soluble. C'est à l'intérieur de ces petits sacs que le silicate va précipiter pour former de la
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silice. Mais si nous reproduisons au laboratoire les conditions dans lesquelles ce silicate précipite,
nous pouvons observer d'une part que la formation de silice est extrêmement lente et d'autre part,
qu'elle ne s'arrange pas selon un ordre régulier. Bien au contraire, c'est le désordre le plus
complet! Comment la diatomée s'y prend-elle alors pour produire rapidement ces structures si
régulières? Kröger a découvert qu'elle produit un peptide court qui a une forte affinité pour la
silice. C'est pour cela qu'il l'a nommé "silaffine". En présence de cette protéine, d'une part la
précipitation du silicate soluble est considérablement accélérée et d'autre part, la silice ainsi
produite se retrouve sous la forme de tout petits grains auxquels reste associée la protéine. Ces
petits grains sont ensuite transportés et libérés à l'extérieur de la cellule où ils s'assemblent alors
en structures régulières, vraisemblablement guidées par la protéine, un peu à la manière d'une
construction Lego. La découverte de ces silaffines est vraiment remarquable. Néanmoins, ce ne
sont pas des produits qui ont beaucoup de chances d'être industrialisés. Car même si nous avons
les capacités de les synthétiser puisque le gène à l'origine de ce peptide a été séquencé, le coût
d'une telle opération est bien trop élevé. Voilà cependant un bel exemple d'usine du vivant dont
on commence à comprendre le fonctionnement.
Au-delà du fonctionnement de l'usine, il est souvent important de comprendre pourquoi le
produit issu de l'usine est fonctionnel, pour quelles raisons il possède les caractéristiques qui le
rendent bien adapté à l'usage que la nature en a fait. Cette compréhension permet dans certains
cas, de s'affranchir du mode de fabrication propre au vivant, afin d'élaborer par d'autres méthodes
des matériaux aux propriétés analogues à celles des matériaux biologiques. La nacre illustre bien
cette approche, à mon sens. Nous connaissons tous la nacre des huîtres ou celle des ormeaux qui
est à mon avis, la plus belle. La nacre est une pellicule assez mince, constituée principalement
d'un carbonate de calcium banal qui s'appelle l'aragonite. Mais si l'on examine plus en détail ce
matériau, on s'aperçoit qu'il est en fait structuré sous forme de lamelles d'aragonite, très bien
cristallisées, entre lesquelles est intercalée une couche organique contenant principalement des
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sucres et des protéines (cf. figure 2). Cette couche organique est très fine, elle ne représente que
5% de l'épaisseur totale de la nacre. Néanmoins, le produit pelliculé de cette façon a des
propriétés mécaniques très supérieures à celles de l'aragonite seul. Dans le langage des
physiciens, nous disons que la ténacité de la nacre, c'est-à-dire sa résistance à la fracture, est 30
fois supérieure à celle de l'aragonite. Et c'est seulement cette fine couche organique qui en est
responsable! Il importe alors d'en comprendre la raison car cela pourrait nous permettre
d'élaborer des matériaux nouveaux aux propriétés semblables à celles de la nacre ou d'améliorer
des matériaux existants. Commençons tout d'abord par considérer un matériau classique.
Comment une poutre de fer se fendille-t-elle? Sur le schéma de la figure 2, on tire sur les deux
extrémités de la poutre de fer avec une force croissante. Il arrive un moment où une fissure se
déclenche; elle prend naissance à partir d'un défaut de surface ou d'une petite entaille que l'on
aura volontairement créée afin de mieux contrôler l'expérience. Et la fissure s'ouvre alors jusqu'à
la rupture complète de la poutre. Or les forces que l'on exerce aux extrémités de la poutre durant
cette expérience sont infimes par rapport aux forces entre atomes dans un cristal. Pourtant, on
arrive à casser de cette façon les liaisons atomiques du cristal de fer. Car les forces appliquées
aux extrémités de la poutre se retrouvent concentrées dans un tout petit volume en avant de la
fissure et c'est là qu'elles brisent les liaisons atomiques, comme le suggère la figure 2. C'est à
cause de cet effet de concentration que le verre ou le fer ont une ténacité relativement modeste.
La nacre est toute différente. Répétons la même expérience qu'avec la poutre de fer. Lorsque la
fissure rencontre une pellicule organique, celle-ci cède parce qu'elle est très molle. Mais
précisément parce qu'elle est très molle, elle protège la lamelle d'aragonite suivante. En effet, elle
ne permet pas à la force exercée aux deux extrémités de se transmettre et de se concentrer dans
un tout petit volume. Voilà pourquoi il faut appliquer une force comparable à la force de liaison
de l'aragonite. Certes, cette vision est très schématique; dans la réalité, les pellicules organiques
ne sont pas infiniment molles, elles transmettent un peu les forces. Mais dans ce cas
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intermédiaire, l'explication reste valable (de Gennes, 2000a): les plaquettes d'aragonite sont
presque découplées, il y a peu de concentration des forces et le matériau résiste beaucoup mieux à
la fracture. Ceci n'est pas totalement une surprise. En effet, depuis très longtemps nous utilisons
des composites pour fabriquer des objets résistants: dans les planches à voile, par exemple, on
trouve des matériaux dont le principe est assez voisin. Il reste néanmoins que nous pouvons
beaucoup apprendre d'un système comme la nacre, en particulier pour améliorer les composites
que nous utilisons déjà couramment.
Passons maintenant à un autre animal, tout aussi fameux que l'huître ou l'ormeau, qui va
me permettre d'illustrer par un deuxième exemple, l'intérêt de comprendre l'origine des propriétés
de certains matériaux du vivant. Il s'agit de l'escargot1. Lorsqu'il avance, l'escargot laisse derrière
lui une petite traînée brillante, qui s'appelle le mucus. C'est principalement de l'eau; on y trouve
en plus des polymères, c'est-à-dire des longues chaînes flexibles qui sont, dans le cas du mucus,
assez particulières. Ces polymères sont formés d'une chaîne peptidique, beaucoup plus longue
que les silaffines, à laquelle sont attachés des sucres. Dans l'eau, ce type de polymère a des
propriétés mécaniques inhabituelles. Si je ne l'agite pas trop, les sucres s'accrochent les uns aux
autres. Et l'on obtient ce qu'on appelle un gel; c'est un réseau de chaînes capable de résister à de
légères forces mécaniques. La gélatine en est un bon exemple. Si par contre je tire fort sur ce gel,
les liaisons fragiles dues à l'association des sucres cèdent, les nœuds du réseau cassent et le
système redevient un liquide. C'est donc un matériau qui est voisin d'un solide si on le laisse au
repos et devient liquide si on l'agite. C'est à mon sens cette propriété dont l'escargot tire profit
pour avancer. La figure 3 schématise le ventre de l'escargot, vu en coupe. L'escargot se déplace
en déformant son ventre localement et en faisant propager cette déformation d'arrière en avant à
la façon d'une onde. Dans la zone de déformation, où règne une agitation localement très forte, le
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Il faut considérer cette vision de la "marche" de l'escargot exposée ci-après comme personnelle et relativement
conjecturale. Il n'est pas sûr qu'elle soit confirmée par l'expérience.
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mucus est liquide; l'énergie nécessaire à créer cette zone de déformation et à la faire se propager
est donc faible. Partout ailleurs, le mucus est au repos, il est solide; l'escargot adhère ainsi
fortement au sol. Quand l'onde de déformation a parcouru toute la longueur L du ventre de
l'escargot, l'animal a avancé d'une distance égale à la différence entre L et la ligne droite AB. Le
mucus laisse donc à l'escargot la possibilité d'avancer sans dépenser trop d'énergie, tout en le
maintenant bien accroché au sol. Cet exemple nous montre qu'un matériau qu'on peut qualifier
d'intelligent, permet de conjuguer des propriétés antagonistes et d'apporter ainsi des fonctions
inattendues.
Se rendre compte des prouesses dont la nature est capable, est également une invitation
lancée aux inventeurs à faire preuve de toujours plus d'ingéniosité. C'est ce que je voudrais
montrer, dans cette troisième partie, à propos du muscle naturel et des actionneurs. Là encore, je
n'aurai pas la prétention d'être exhaustif. Partons d'une découverte qui se situe complètement en
dehors du champ de la biologie: la piézolélectricité. On la doit à Pierre Curie, qui à l'âge de 21
ans, avait montré cette propriété remarquable du quartz: quand on l'écrase, il développe des
charges électriques. Cette découverte devait lui valoir d'être recruté quelques années plus tard
comme chef de travaux à l'Ecole de Physique et Chimie de Paris, où il devait poursuivre la
carrière que l'on connaît. L'effet piézoélectrique est aujourd'hui à la base de d'actionneurs
présents dans de nombreux objets courants: dans les lecteurs de cassette, la position du ruban
magnétique est ajustée à l'aide de tels actionneurs pour qu'il se présente bien devant la tête de
lecture; dans l'automobile, Toyota développe un système composé d'un capteur qui détermine le
profil de la route juste en avant du véhicule et transmet cette information à un actionneur
piézoélectrique qui agit sur la suspension pour préparer le véhicule à la route devant lui.
Globalement, on peut considérer que les actionneurs piézoélectriques sont une technologie
mature; en particulier, au niveau fondamental, on comprend bien le fonctionnement de ces
matériaux que l'on peut qualifier de "durs". Mais leur dureté, qui est un facteur de robustesse,
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limite aussi leur champ d'application: en effet, ces actionneurs sont très peu déformables.
L'amplitude du déplacement que l'on obtient en appliquant un champ électrique aux faces d'un
quartz est de l'ordre de 0.1%. Or il existe de nombreuses situations où l'on aimerait disposer d'une
action de grande amplitude. Il faudrait donc élaborer des actionneurs mous, capables de grandes
déformations. Mais un matériau mou risque d'avoir une réponse lente. Ceci est une règle très
générale dans la nature; plus le matériau est mou, moins les choses vont vite. Par exemple, la
vitesse du son dans le quartz est très élevée alors qu'elle est beaucoup plus lente dans un
caoutchouc. Le défi scientifique et technologique est donc d'inventer un matériau capable de
grandes déformations sans trop perdre au niveau du temps de réponse. Plusieurs voies sont
actuellement explorées pour mettre au point cette nouvelle génération d'actionneur. Je me
contenterais d'en décrire quelques-unes, sans pouvoir entrer dans les détails.
Revenons au caoutchouc. Il a été inventé par Goodyear en 1839 mais il a fallu une
centaine d'années pour qu'on comprenne, grâce à un très grand physicien du nom de Kuhn,
comment ce matériau fonctionnait. Certes, on en connaissait la formule chimique, mais cela
n'aidait pas tellement à élucider le mystère du caoutchouc. Vers la fin de la guerre de 40, Kuhn a
compris que c'était en fait un réseau de chaînes très flexibles (cf. figure 4). Ces chaînes qui sont
localement liquides, peuvent se déformer facilement; le caoutchouc s'allonge sans trop d'effort
quand on tire dessus. Mais comme ces chaînes sont aussi attachées entre elles de place en place,
le caoutchouc garde une bonne cohésion et résiste à l'allongement. Katchalsky, qui était un
brillant élève de Kuhn, en a alors déduit vers la fin des années 40 qu'on devrait pouvoir agir sur
ces chaînes par des actions chimiques, de manière à les faire se dilater ou se contracter, un peu à
la façon d'un muscle. Pour mettre ses idées en application, Katchalsky a pris dans un premier
temps, un gel hydrophile, c'est-à-dire un réseau de chaînes polymères gonflé d'eau, portant des
fonctions acides COOH (cf. figure 4). Ces fonctions ont la propriété de se transformer en une
espèce chargée négativement COO- sous l'action d'ions OH- que l'on peut générer à partir de
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soude, par exemple. Si donc on verse de la soude sur le gel, on provoque l'apparition de ces
charges négatives et le gel se met à gonfler car ces charges se repoussent. Pour faire le
mouvement inverse, on utilise un acide comme l'acide chlorhydrique qui permet de neutraliser les
charges COO- et de dégonfler le gel. A priori, cette idée semble astucieuse; en fait, cette première
tentative échoue rapidement. Car à chaque fois qu'on ajoute de la soude, ce n'est pas seulement
des ions OH- que l'on apporte; en se dissolvant dans l'eau, la soude produit aussi des ions sodium.
De même, lors de la contraction, on génère aussi des ions chlore. Lors d'un cycle, on introduit
donc dans le gel une molécule de chlorure de sodium, c'est-à-dire de sel de cuisine, par fonction
COOH. Au bout de quelques cycles, on a ainsi transformé l'eau du gel en saumure. Or le sel a la
propriété de diminuer les interactions effectives entre les charges. Donc très vite, le gel ne réagit
plus, le système s'arrête. Katchalsky a imaginé alors une parade astucieuse qui est fondée sur ce
qu'on appelle l'échange d'ions. Au départ, le gel est à peu près le même sauf que les fonctions
acides sont sous la forme chargée COO- et chacune est liée à un ion sodium. Le gel est donc dans
un état gonflé. On lui présente alors des ions bivalents, du barium, qui vont remplacer les ions
sodium. Or ces ions bivalents, à la différence du sodium, s'attachent à deux COO-; il s'ensuit une
contraction du gel. A chaque cycle, on n'introduit donc pas d'ions nouveaux, on ne fait que les
échanger. Sur ce principe, Katchalsky avait construit d'admirables petites machines: l'élément
moteur en était un long fil fait avec ce gel, qui s'enroulait autour de poulies et trempait
successivement dans un bain de sodium et de barium. Le fil se dilatait puis se contractait et
tournait en principe à perpétuité, en tout cas pendant plusieurs jours. Katchalsky avait donc mis
au point un actionneur mou, parfaitement fonctionnel.
Or cette invention, qui date des années 50, n'a jamais eu de suite. Pourquoi? Trois raisons
viennent à l'esprit. Première difficulté: ces espèces de machine, qui transforment de l'énergie
chimique en énergie mécanique, ont des rendements médiocres. Elles ne tiennent pas la
comparaison avec les moteurs usuels, tels que les moteurs électriques qui ont un rendement de
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l'ordre de 98%. Cet inconvénient à première vue rédhibitoire, n'est peut-être pas si grave. En
effet, pour certaines applications, le critère du rendement n'est pas déterminant. Par exemple,
dans un appareil de photo moderne, la mise au point de l'objectif est effectuée grâce à un
actionneur piézoélectrique. Ce dispositif a un rendement de seulement 20%. Mais il est
idéalement adapté à son usage, en raison de sa dimension réduite, de sa légèreté et de son
excellente robustesse.
La deuxième raison qui explique le relatif échec des machines de Katchalsky est due à
leur lenteur.
Leur vitesse de rotation était de quelques dizaines de tours par minute, au
maximum. On est très loin des performances des muscles naturels: si nous entendons le "bzzz"
caractéristique du moustique, c'est parce qu'il est capable de battre des ailes à une fréquence
acoustique, de l'ordre de 100 Hz, c'est-à-dire que les muscles de ses ailes se contractent et se
dilatent en un centième de seconde. C'est 100 fois plus rapide que les machines de Katchalsky et
on ne voit pas comment on pourrait réduire cet écart. En effet, pour que le gel change de forme, il
faut que des ions diffusent dans tout le gel, soit pour y rentrer, soit pour en sortir. Cette diffusion
se fait uniquement par agitation thermique. Or ce sont des mouvements très désordonnés et très
lents. On pourrait imaginer contourner cette difficulté en conduisant les ions par le biais
d'électrodes distribuées à travers tout le gel, au lieu de les laisser se déplacer tout "seuls" par la
simple agitation thermique. Ces électrodes seraient constituées de polymère conducteur que l'on
sait aujourd'hui synthétiser. Même si ces polymères conducteurs sont très chers, peu maniables et
assez fragiles, on aurait l'impression d'avoir trouvé la solution pour accroître la vitesse de la
machine. En fait, il n'en est rien car il resterait le problème de l'eau. En effet, pour que le gel
gonfle ou se contracte, il faut que de l'eau y rentre ou en sorte. Et ce déplacement des molécules
d'eau se fera essentiellement par diffusion. Ce mécanisme est lent comme chacun peut l'observer
en regardant l'eau de pluie envahir un sol sec. Les machines de Katchalsky sont donc
irrémédiablement trop lentes.
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Leur troisième défaut est le manque de robustesse. En effet, les gels mous résistent mal à
la répétition des cycles contraction-dilatation. Dans le langage des physiciens, ce phénomène
s'appelle la fatigue. On peut s'en rendre compte avec une expérience très simple. Prenons un
morceau de gélatine. Lorsqu'on l'achète, elle se présente d'habitude sous la forme d'un cube ou
d'une pastille. On le fait tremper dans un grand bocal d'eau toute une nuit. Le lendemain matin,
on retrouve notre gélatine considérablement gonflée. L'objet obtenu ressemble au produit de
départ, il a gardé la même forme, il est transparent, sans défaut visible, c'est seulement son
volume qui a été multiplié par plusieurs centaines. Mais si l'on était revenu au milieu de la nuit,
on aurait trouvé tout autre chose: un objet fripé, plein de craquelures au bord, difforme. Que s'estil passé? Lors du gonflement, l'eau pénètre depuis la surface. Ce sont seulement les couches
superficielles de l'objet qui commencent à gonfler tandis que l'intérieur, sec, reste contracté. Cette
inhomogénéité de gonflement induit des tensions mécaniques dans l'objet qui vont le déformer et
même le craqueler. Mais lorsque le morceau de gélatine est entièrement gonflé, les
inhomogénéités ont disparu, on ne voit plus les craquelures; pourtant, elles sont là. L'objet perd
ainsi peu à peu de sa cohésion si on le soumet à des cycles de gonflement-contraction et finit par
se rompre complètement. Evidemment, ce n'est pas ce qu'on veut d'un muscle. On ne veut pas
qu'il se fissure chaque fois qu'on le fait travailler.
L'actionneur mou de nouvelle génération doit donc relever un double défi: être rapide et
résistant à la fatigue. Voyons maintenant quelques-unes des solutions actuellement explorées. La
première d'entre elles est basée sur une variante du caoutchouc. Nous l'avons vu, ce matériau est à
la fois très flexible et cohérent. Mais en lui-même, il n'est pas capable de se déformer. Comment
lui apporter cette capacité de réaction? On pourrait essayer de lui adjoindre une propriété des
liquides nématiques. Ces systèmes ont été découverts à la fin du 19ème siècle en Allemagne.
Mais c'est à Georges Friedel, grand patron d'une grande famille de scientifiques français, que
nous devons la compréhension de ces liquides nématiques: il s'agit de molécules en forme de
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bâtonnet rigide flanqué de petites queues flexibles (cf. figure 5). Sans les petites queues flexibles,
ces molécules se mettraient les unes à côté des autres, bien rangées et formeraient un cristal
ordinaire. A cause de ces petites queues flexibles, elles restent liquides. Mais ce liquide peut
exister soit dans l'état habituel où les molécules pointent dans toutes les directions, c'est-à-dire
dans un état de désordre complet, soit dans un état aligné où les bâtonnets se mettent parallèles
tout en gardant une grande mobilité les uns par rapport aux autres. L'état désordonné est celui qui
règne à haute température, à cause de l'agitation thermique, l'état nématique apparaît
soudainement quand on baisse la température. Revenons maintenant au caoutchouc: si on lui
incorporait de façon astucieuse ces molécules, on devrait pouvoir lui ajouter les propriétés des
liquides nématiques. On obtiendrait ainsi un matériau élastique pouvant exister sous deux états:
celui de désordre complet, comme pour un caoutchouc ordinaire, où les bâtonnets n'ont aucune
orientation particulière et un état où les bâtonnets ont tendance à s'aligner. Dans ce cas, le
caoutchouc va s'allonger très fortement dans la direction d'alignement, ainsi que le suggère la
figure 5. Comme pour les liquides nématiques, on passerait brutalement d'un état à l'autre par une
petite variation de la température. Or ceci n'est pas du domaine de la fiction: Heino Finkelmann,
chimiste allemand, a réussi pour la première fois la synthèse de tels caoutchoucs nématiques et a
montré qu'effectivement, ces matériaux changent radicalement de forme au passage de l'état
désordonné à l'état nématique (Finkelmann, 1991). La synthèse de ces caoutchoucs nématiques
est très délicate et plusieurs équipes de chercheurs essaient par diverses méthodes d'en fabriquer
de plus efficaces. Ces matériaux ont-ils une chance d'être rapides? Partons de l'état étiré où les
bâtonnets sont parallèles. On peut induire le changement d'état en illuminant le matériau pendant
un court instant, car la lumière, en étant absorbée, provoque un léger échauffement. Le matériau
va alors se contracter à une vitesse qui est de l'ordre de quelques centaines de mètres par seconde.
C'est la vitesse de propagation des ondes de cisaillement dans un caoutchouc. Il va donc falloir
environ une milliseconde pour qu'un ruban de 10 cm se contracte. C'est une performance tout à
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fait satisfaisante, qui rivalise avec celle du muscle naturel. Mais le retour en arrière est par contre
problématique. En effet, pour revenir à l'état étiré, c'est-à-dire à l'état où les bâtonnets sont
parallèles, il faut évacuer la chaleur du matériau et cela s'opère à nouveau par un processus de
diffusion qui est lent, comme nous l'avons vu. Ces caoutchoucs nématiques ne sont donc que
semi-rapides. Néanmoins, ils pourraient certainement trouver des applications intéressantes si l'on
parvenait à les produire à un coût raisonnable.
La dernière grande classe d'actionneur mou dont je décrirais le principe est assez
différente, d'une part parce que le matériau de base est à mi-chemin entre le mou et le dur et
d'autre part, parce qu'il est beaucoup moins cher. Cette classe d'actionneur utilise en effet le
Nafion, produit commercialisé par Dupont de Nemours qui en vend des centaines de tonnes par
an. Ce matériau est un peu analogue à une éponge: il est constitué d'un squelette polymère et de
cavités d'eau interconnectées (cf. figure 6). A la différence du caoutchouc, le squelette n'est pas
très flexible, il ne peut pas écraser complètement les cavités d'eau; on peut néanmoins le
déformer légèrement. De plus, ce squelette porte des groupes sulfonates, chargés négativement,
accompagnés de leurs contre-ions sodium. Ces groupes jouent un très grand rôle: d'une part, ils
aiment l'eau, c'est pour cette raison qu'on a des cavités au sein du matériau et d'autre part, les ions
sodium vont assurer la déformation du Nafion sous l'effet d'un champ électrique. Prenons un
ruban de ce matériau et appliquons sur chacune de ces faces des électrodes de platine. Cette
dernière opération, très délicate, est la clé pour obtenir un actionneur performant; il a fallu plus de
trois ans pour y parvenir. Grâce aux électrodes, on peut alors mettre une tension, de l'ordre de 1
volt, entre chaque face du ruban, et l'on observe qu'il se courbe (cf. figure 6). Si l'on change le
sens du courant, le ruban se courbe dans l'autre sens; il peut basculer ainsi d'un coté à l'autre en
un dixième de seconde s'il a une épaisseur de l'ordre du tiers de millimètre. Ce même ruban peut
également opérer en mode inverse, c'est-à-dire développer une tension électrique si on le courbe.
Comment expliquer ces phénomènes? Sous l'effet d'un champ électrique, les ions sodium qui sont
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chargés positivement, ont tendance à migrer vers l'une des électrodes. Mais en se déplaçant, ils
entraînent des molécules d'eau. Le matériau va ainsi se retrouver avec un excès d'eau d'un coté et
un déficit de l'autre. Il n'a alors d'autre solution que de se courber, pour contracter les cavités
d'eau d'un côté et les dilater de l'autre (PG de Gennes, 2000b) - cf. figure 6. Ce système d'électroactionneur a déjà trouvé quelques applications: une équipe d'Osaka a construit un dispositif
permettant de faire de la microchirurgie au sein du cerveau. Le principe en est le suivant: on
prend un mince tube de Nafion que l'on équipe de quatre électrodes afin de pouvoir lui faire subir
un déplacement dans deux directions. On pourvoit l'extrémité de ce tube d'un fil très coupant, qui
servira de scalpel. On peut alors faire entrer cet objet dans le corps par une veine, le guider
jusqu'au cerveau en le suivant aux rayons X et là, à l'endroit voulu, procéder à des opérations
chirurgicales en courbant la pointe grâce à l'action d'un champ électrique. La démarche des
chercheurs d'Osaka est à mon sens exemplaire: ils ont su aller d'une compréhension très
fondamentale vers une application ingénieuse, en faisant preuve de beaucoup d'imagination et
d'efficacité.
Ces quelques exemples illustrent diverses attitudes que nous pouvons avoir face à la
nature et sa prodigieuse inventivité dans le domaine des matériaux. A travers eux, il me paraissait
plus important encore d'essayer de vous "communiquer la saveur, forte et amère, de notre métier,
qui n'est jamais qu'un cas particulier, une version plus hardie du métier de vivre" (Le système
périodique, Primo Lévi).
a) P-G. de Gennes et al., C. R. Acad. Sci. Paris, t.1, Série IV, 257 (2000)
b) P-G de Gennes et al., Europhys. Lett. 50, 513 (2000)
H. Finkelmann et al., Macromol. Chem., Rapid Commun. 12, 717 (1991)
N. Kröger et al. Science 286, 1129 (1999)
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