1 Les matériaux biomimétiques : de la nacre aux muscles

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Les matériaux biomimétiques : de la nacre aux muscles artificiels
Pierre-Gilles de Gennes
Depuis Jean-Jacques Rousseau, le retour à la nature est un mouvement qui touche la
société occidentale à intervalle régulier. Celui que nous connaissons actuellement dépasse sans
doute les précédents par son intensité. Mais cette vague a gardé la même chaleur et la même
naïveté qu'au temps de Jean-Jacques Rousseau: naïveté du consommateur américain, par
exemple, qui est convaincu que tous les produits qu'il a achetés doivent être mis dans des sacs en
papier à la caisse du supermarché, car il pense que l'on protège ainsi l'environnement. Il ne réalise
pas l'absurdité de cette croyance: si l'on substituait tous les sacs en plastique par du papier,
chaque année, il faudrait sacrifier une forêt d'une taille comparable à celle d'un des états
américains. De plus, le papier lui-même est un produit indirectement très polluant. La fabrication
du papier dans les pays nordiques a tué la mer baltique parce qu'on a rejeté à la mer des quantités
de produits toxiques, nécessaires à l'élaboration du papier. Certes, les procédés de fabrication ont
été améliorés et sont aujourd'hui beaucoup moins polluants, mais croire que le papier est un
produit naturel, respectueux de l'environnement et donc qu'il faut en favoriser l'utilisation, est
d'une grande naïveté. Cependant, ce retour à la nature offre aussi la possibilité d'apprendre un
certain nombre de leçons de la nature. En particulier, on découvre progressivement que les
matériaux du vivant ont des propriétés extraordinaires, très souvent bien supérieures à ce que
nous savons faire avec nos procédés industriels, aussi perfectionnés soient-ils. Prenons par
exemple le collagène dont sont faits nos tendons et nos ligaments ou nos disques vertébraux, qui
nous permettent de nous tourner à peu près dans tous les sens, tout en supportant des contraintes
de l'ordre de la centaine de kilogrammes. Ce sont de véritables merveilles de mécanique. L'os est
aussi un système extraordinaire, car non seulement il atteint des performances mécaniques
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remarquables mais il est capable de se réparer s'il a été fracturé, après avoir éliminé dans un
premier temps, les fragments abîmés. Ceci est un enseignement très important pour nous qui
essayons d'élaborer des matériaux nouveaux; aujourd'hui, nous sommes encore loin de savoir
faire aussi bien que l'os. D'autres systèmes sont tout aussi remarquables : l'œil, l'oreille, les
papilles gustatives… sont des capteurs extraordinaires, avec des processeurs dont on devine qu'ils
sont très perfectionnés même si nous ne les connaissons pas encore très bien. Globalement
cependant, on peut avancer que nous commençons à comprendre les usines du vivant. Cette
vision est peut-être un peu optimiste mais je la crois tout de même réaliste. Et nous devons alors
nous poser cette question: que pouvons-nous faire de cette connaissance? Pouvons-nous
améliorer ou transformer les matériaux existants? Pouvons-nous utiliser cette connaissance
ailleurs? C'est cette démarche que je voudrais illustrer à travers quelques exemples simples.
Sur la figure 1, nous pouvons observer l'architecture absolument extraordinaire de la
carapace de diatomées, qui sont de petites algues. Ces carapaces sont en silice, matériau presque
identique à celui dont sont faits les grains de sable. L'échelle de leurs structures est de l'ordre du
micromètre, c'est-à-dire du millième de millimètre. Elles sont tellement régulières et tellement
bien définies qu'elles ont longtemps servi de modèles à ceux qui construisaient des microscopes.
Ils utilisaient ces carapaces de diatomées pour évaluer les performances de leurs appareils, pour
jauger la qualité des images qu'ils produisaient. Comment cette petite algue peut-elle arriver à
construire ces édifices extraordinaires à partir de presque rien? Jusqu'en 1999, on ne comprenait
pas bien comment la silice dont sont constituées ces carapaces pouvait précipiter de façon
contrôlée et guidée, à partir de silicates, forme soluble de la silice. En 99, une équipe allemande
(Kröger, 1999) a vraisemblablement trouvé l'explication; nous pouvons la résumer dans un
langage très simple, avec l'aide du schéma de la figure 1: à l'intérieur de l'algue, plus précisément
de la cellule de l'algue, nous trouvons des petits sacs que nous appelons "vésicules", contenant un
silicate soluble. C'est à l'intérieur de ces petits sacs que le silicate va précipiter pour former de la
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silice. Mais si nous reproduisons au laboratoire les conditions dans lesquelles ce silicate précipite,
nous pouvons observer d'une part que la formation de silice est extrêmement lente et d'autre part,
qu'elle ne s'arrange pas selon un ordre régulier. Bien au contraire, c'est le désordre le plus
complet! Comment la diatomée s'y prend-elle alors pour produire rapidement ces structures si
régulières? Kröger a découvert qu'elle produit un peptide court qui a une forte affinité pour la
silice. C'est pour cela qu'il l'a nommé "silaffine". En présence de cette protéine, d'une part la
précipitation du silicate soluble est considérablement accélérée et d'autre part, la silice ainsi
produite se retrouve sous la forme de tout petits grains auxquels reste associée la protéine. Ces
petits grains sont ensuite transportés et libérés à l'extérieur de la cellule où ils s'assemblent alors
en structures régulières, vraisemblablement guidées par la protéine, un peu à la manière d'une
construction Lego. La découverte de ces silaffines est vraiment remarquable. Néanmoins, ce ne
sont pas des produits qui ont beaucoup de chances d'être industrialisés. Car même si nous avons
les capacités de les synthétiser puisque le gène à l'origine de ce peptide a été séquencé, le coût
d'une telle opération est bien trop élevé. Voilà cependant un bel exemple d'usine du vivant dont
on commence à comprendre le fonctionnement.
Au-delà du fonctionnement de l'usine, il est souvent important de comprendre pourquoi le
produit issu de l'usine est fonctionnel, pour quelles raisons il possède les caractéristiques qui le
rendent bien adapté à l'usage que la nature en a fait. Cette compréhension permet dans certains
cas, de s'affranchir du mode de fabrication propre au vivant, afin d'élaborer par d'autres méthodes
des matériaux aux propriétés analogues à celles des matériaux biologiques. La nacre illustre bien
cette approche, à mon sens. Nous connaissons tous la nacre des huîtres ou celle des ormeaux qui
est à mon avis, la plus belle. La nacre est une pellicule assez mince, constituée principalement
d'un carbonate de calcium banal qui s'appelle l'aragonite. Mais si l'on examine plus en détail ce
matériau, on s'aperçoit qu'il est en fait structuré sous forme de lamelles d'aragonite, très bien
cristallisées, entre lesquelles est intercalée une couche organique contenant principalement des
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sucres et des protéines (cf. figure 2). Cette couche organique est très fine, elle ne représente que
5% de l'épaisseur totale de la nacre. Néanmoins, le produit pelliculé de cette façon a des
propriétés mécaniques très supérieures à celles de l'aragonite seul. Dans le langage des
physiciens, nous disons que la ténacité de la nacre, c'est-à-dire sa résistance à la fracture, est 30
fois supérieure à celle de l'aragonite. Et c'est seulement cette fine couche organique qui en est
responsable! Il importe alors d'en comprendre la raison car cela pourrait nous permettre
d'élaborer des matériaux nouveaux aux propriétés semblables à celles de la nacre ou d'améliorer
des matériaux existants. Commençons tout d'abord par considérer un matériau classique.
Comment une poutre de fer se fendille-t-elle? Sur le schéma de la figure 2, on tire sur les deux
extrémités de la poutre de fer avec une force croissante. Il arrive un moment où une fissure se
déclenche; elle prend naissance à partir d'un défaut de surface ou d'une petite entaille que l'on
aura volontairement créée afin de mieux contrôler l'expérience. Et la fissure s'ouvre alors jusqu'à
la rupture complète de la poutre. Or les forces que l'on exerce aux extrémités de la poutre durant
cette expérience sont infimes par rapport aux forces entre atomes dans un cristal. Pourtant, on
arrive à casser de cette façon les liaisons atomiques du cristal de fer. Car les forces appliquées
aux extrémités de la poutre se retrouvent concentrées dans un tout petit volume en avant de la
fissure et c'est là qu'elles brisent les liaisons atomiques, comme le suggère la figure 2. C'est à
cause de cet effet de concentration que le verre ou le fer ont une ténacité relativement modeste.
La nacre est toute différente. Répétons la même expérience qu'avec la poutre de fer. Lorsque la
fissure rencontre une pellicule organique, celle-ci cède parce qu'elle est très molle. Mais
précisément parce qu'elle est très molle, elle protège la lamelle d'aragonite suivante. En effet, elle
ne permet pas à la force exercée aux deux extrémités de se transmettre et de se concentrer dans
un tout petit volume. Voilà pourquoi il faut appliquer une force comparable à la force de liaison
de l'aragonite. Certes, cette vision est très schématique; dans la réalité, les pellicules organiques
ne sont pas infiniment molles, elles transmettent un peu les forces. Mais dans ce cas
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intermédiaire, l'explication reste valable (de Gennes, 2000a): les plaquettes d'aragonite sont
presque découplées, il y a peu de concentration des forces et le matériau résiste beaucoup mieux à
la fracture. Ceci n'est pas totalement une surprise. En effet, depuis très longtemps nous utilisons
des composites pour fabriquer des objets résistants: dans les planches à voile, par exemple, on
trouve des matériaux dont le principe est assez voisin. Il reste néanmoins que nous pouvons
beaucoup apprendre d'un système comme la nacre, en particulier pour améliorer les composites
que nous utilisons déjà couramment.
Passons maintenant à un autre animal, tout aussi fameux que l'huître ou l'ormeau, qui va
me permettre d'illustrer par un deuxième exemple, l'intérêt de comprendre l'origine des propriétés
de certains matériaux du vivant. Il s'agit de l'escargot1. Lorsqu'il avance, l'escargot laisse derrière
lui une petite traînée brillante, qui s'appelle le mucus. C'est principalement de l'eau; on y trouve
en plus des polymères, c'est-à-dire des longues chaînes flexibles qui sont, dans le cas du mucus,
assez particulières. Ces polymères sont formés d'une chaîne peptidique, beaucoup plus longue
que les silaffines, à laquelle sont attachés des sucres. Dans l'eau, ce type de polymère a des
propriétés mécaniques inhabituelles. Si je ne l'agite pas trop, les sucres s'accrochent les uns aux
autres. Et l'on obtient ce qu'on appelle un gel; c'est un réseau de chaînes capable de résister à de
légères forces mécaniques. La gélatine en est un bon exemple. Si par contre je tire fort sur ce gel,
les liaisons fragiles dues à l'association des sucres cèdent, les nœuds du réseau cassent et le
système redevient un liquide. C'est donc un matériau qui est voisin d'un solide si on le laisse au
repos et devient liquide si on l'agite. C'est à mon sens cette propriété dont l'escargot tire profit
pour avancer. La figure 3 schématise le ventre de l'escargot, vu en coupe. L'escargot se déplace
en déformant son ventre localement et en faisant propager cette déformation d'arrière en avant à
la façon d'une onde. Dans la zone de déformation, où règne une agitation localement très forte, le
1 Il faut considérer cette vision de la "marche" de l'escargot exposée ci-après comme personnelle et relativement
conjecturale. Il n'est pas sûr qu'elle soit confirmée par l'expérience.
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