Sainte Thérèse d’Avila
FONDATIONS
de plusieurs monastères de carmélites et de carmes
déchaussés.
Avant-propos de la Sainte.
Je n'ai pas seulement lu en divers traités, mais j'ai éprouvé
aussi combien il importe de pratiquer l'obéissance. C'est par elle que
l'on s'avance dans le service de Dieu, que l'on acquiert l'humilité, et
que l'on se guérit de l'appréhension que nous devons toujours avoir
en cette vie de nous égarer dans le chemin du ciel : car ceux qui ont
un véritable dessein de plaire à Dieu entrent, par ce moyen, dans la
tranquillité et le repos, à cause qu'étant soumis à leurs confesseurs,
s'ils sont séculiers, et à leurs supérieurs s'ils sont religieux, le démon
n'ose s'efforcer de jeter dans leur esprit le trouble et l'inquiétude,
après avoir éprouvé qu'il y perdrait plus qu'il n'y gagnerait. Cette
même vertu de l'obéissance réprime aussi les mouvements impétueux
qui nous portent naturellement à préférer notre plaisir à notre devoir
et à faire notre volonté, en nous remettant devant les yeux la
résolution que nous avons prise de la soumettre absolument à celle de
Dieu, en la personne de celui que nous avons choisi pour tenir sa
place.
Notre-Seigneur, par sa bonté, m'ayant fait connaître le prix de
cette grande vertu, j'ai tâché, tout imparfaite que je suis, de la
pratiquer, malgré la répugnance que j'y ai souvent trouvée dans
certaines occasions, qui m'ont fait voir quelle est en cela ma
faiblesse ; et je le prie de tout mon cœur de me donner la force qui
m'est nécessaire pour ne point tomber en de semblables défauts.
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Étant dans le monastère de Saint-Joseph d'Avila, en 1562, qui
est l'année qu'il fut fondé, le père François Garcia de Tolède,
dominicain, m'ordonna d'écrire de quelle sorte cet établissement
s'était fait, et plusieurs autres choses que l'on pourra lire dans cette
relation, si elle voit jamais le jour.
Onze ans après, en l'année 1573, étant dans le monastère de
Salamanque, le père Ripalde, recteur de la compagnie de Jésus, mon
confesseur, ayant vu ce traité de la première fondation, crut qu'il
serait du service de Dieu d'écrire de même les sept autres, comme
aussi le commencement de quelques monastères des pères carmes
déchaussés, et me commandant d'y travailler. Mes grandes
occupations, tant à écrire des lettres qu'à satisfaire à d'autres choses
dont je ne pouvais pas me dispenser, parce qu'elles m'étaient
ordonnées par mes supérieurs, jointes à mon peu de santé, me faisant
juger cela impossible, je me trouvai dans une grande peine, et je me
recommandai beaucoup à Dieu. Alors il me dit : Ma fille,
l'obéissance donne des forces. Je souhaite que, selon ces divines
paroles, il m'ait fait la grâce de bien rapporter, pour sa gloire, les
faveurs qu'il a faites à cet ordre dans ces fondations. Au moins peut-
on s'assurer de n'y rien trouver qui ne soit très-véritable, puisque
nulle considération n’étant capable de me porter à mentir, même dans
les choses peu importantes, j'en ferais grande conscience dans un
sujet qui regarde le service de Dieu, et je ne croirais pas seulement
perdre le temps, mais l'offenser au lieu de le louer, ce qui serait une
espèce de trahison que je lui ferais, et tromper ceux qui le liraient. Je
prie sa divine majesté de m’empêcher, par son assistance, de tomber
dans un tel malheur.
Je parlerai de chaque fondation en particulier, et le plus
brièvement que je pourrai, parce que mon style est si long, que,
quelque soin que je prenne de ne pas trop m'étendre, j'ai sujet de
craindre d'ennuyer les autres et moi-même ; mais cet écrit devant
demeurer, après ma mort, entre les mains de mes filles, je sais
qu'elles m'aiment assez pour en excuser les défauts. Comme je n'ai en
cela d'autre dessein que la gloire de Dieu, et le profit de celles qui le
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liront, il ne permettra pas, s'il lui plaît, qu'elles m'attribuent rien de ce
qu'elles y trouveront de bon. Je les prie de demander à Notre-
Seigneur de me pardonner le mauvais usage que j'ai fait de tant de
grâces dont il m'a favorisée, et dont elles doivent bien plutôt m'aider
à le remercier, que me savoir gré de ce que j'écris.
Mon peu de mémoire, mon peu d'esprit et mon peu de loisir,
pourront me faire oublier plusieurs choses importantes, et en
rapporter d'autres qu'il serait plus à propos de supprimer ; et, pour
obéir à ce que l'on m'a ordonné, je dirai, quand l'occasion s'en offrira,
quelque chose de l'oraison et de la tromperie dans laquelle ceux qui
s'y exercent peuvent tomber, afin qu'ils y prennent garde. Je me
soumets en tout, mes chères sœurs et mes filles, à la créance de la
sainte Église romaine ; et je désire, avant que ce papier tombe entre
vos mains, qu'il soit vu par des personnes savantes et spirituelles.—
Je commence cet ouvrage le 25e jour d'août, de l'année 1573, que l'on
célèbre la fête de saint Louis, roi de France ; et je le commence en
invoquant le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et en implorant
l'assistance de la sainte Vierge, sa mère dont j'ai l'honneur, quoique
indigne, de porter l'habit, et le secours de mon glorieux père saint
Joseph, qui ne m'a jamais manqué, et dans une des maisons duquel je
suis, ce monastère des carmélites déchaussées portant son nom. Je
demande à chacun de ceux qui liront ceci, de dire pour moi un Ave
Maria, afin d'aider mon âme à sortir du purgatoire et à jouir de la
présence de notre divin Rédempteur, qui vit et règne avec son Père et
le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles.
Fondation du monastère des carmélites de Médine-du-Champ.
CHAPITRE PREMIER.
Perfection dans laquelle vivaient les religieuses carmélites du
monastère de Saint-Joseph d'Avila. Combien ardent était le désir que
Dieu donnait à la Sainte pour le salut des âmes.
La fondation du monastère de Saint-Joseph d'Avila ayant été
achevée, je passai cinq années dans cette maison, et je pense pouvoir
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dire qu'elles ont été les plus tranquilles de ma vie, n'ayant point
goûté, auparavant ni depuis, tant de douceur et tant de repos. Durant
ce temps, quelques demoiselles encore fort jeunes, que le monde
semblait avoir engagées dans ses filets, tant elles paraissaient vaines
et curieuses, vinrent s'y rendre religieuses. Dieu les arracha, par une
espèce de violence, du milieu des vanités du siècle pour les faire
entrer dans cette sainte maison consacrée à son service, et les rendit
si parfaites, que je ne pouvais voir sans confusion l'avantage qu'elles
avaient sur moi. Lorsque le nombre de treize, que nous avions résolu
de ne point passer, fut rempli, je sentis une joie extrême de me
trouver en la compagnie de ces âmes dont la pureté et la sainteté
étaient si grandes, que leur unique soin consistait à servir et à louer
Notre-Seigneur. Son adorable providence nous envoyait, sans le
demander, ce qui nous était nécessaire ; et quand il nous manquait
quelque chose, ce qui arrivait rarement, c'était alors que ces servantes
de Dieu étaient les plus satisfaites et les plus contentes. Je ne pouvais
me lasser de lui rendre grâce du plaisir qu'il prenait à les combler de
tant de vertus, et particulièrement de ce que, méprisant tout le reste,
elles ne pensaient qu'à le servir.
Quoique je fusse supérieure, je ne me souviens point de m'être
jamais occupée du soin de ces biens temporels, parce que je croyais
fermement que rien ne manquerait à celles qui n'avaient d'autre désir
que de plaire à Dieu. Que s'il arrivait quelquefois que ce que l'on
nous donnait ne suffisait pas pour notre nourriture, j'ordonnais qu'on
le distribuât à celles qui pouvaient le moins s'en passer ; mais
chacune disant qu'elle n'était pas de ce nombre, on n'y touchait point
jusqu'à ce que Dieu nous eût envoyé de quoi en donner assez à
toutes.
Quant à l'obéissance, qui est celle des vertus que j'affectionne
davantage, quoique je l'aie mal pratiquée, jusqu'à ce que ces saintes
filles me l'aient si bien enseignée par leur exemple, que, si j'étais
meilleure que je ne suis, je ne pourrais l'ignorer, il me serait facile
d'en rapporter plusieurs choses que j'ai remarquées en elles. En voici
quelques-unes dont je me souviens : on nous servit un jour au
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réfectoire des portions de concombre ; celle qui me fut donnée était
petite et se trouva pourrie au dedans ; j'appelai une de celles de toutes
les sœurs qui avait le plus d'esprit, et lui dis, pour éprouver son
obéissance, qu'elle allât planter ce concombre dans un petit jardin
que nous avions ; elle me demanda si elle le planterait debout ou tout
plat ; je lui dis de le mettre tout plat, et elle le fit, sans qu'il lui vînt
seulement en la pensée qu'étant de la sorte, il sécherait aussitôt ; elle
crut au contraire que cela serait fort bien, parce que son désir de
plaire à Dieu la faisait renoncer à sa raison pour pratiquer
l'obéissance.
Je commandai une autre fois à l'une des sœurs six ou sept
choses contraires, elle se mit en devoir de les faire toutes sans
répliquer, parce que sa foi et son amour pour l'obéissance lui
faisaient croire que cela n'était pas impossible.
Nous avions un puits dont l'eau paraissait mauvaise à ceux qui
s'y connaissaient, et il semblait impossible de lui donner quelque
cours, à cause qu"il était fort profond. Je fis néanmoins venir des
ouvriers pour y travailler, et ils se moquèrent de moi, disant que
c'était dépenser de l'argent inutilement. Je proposai la chose aux
sœurs ; l'une d'elles fut d'avis de l'entreprendre, et une autre ajouta :
Dieu ne manquera pas sans doute de susciter quelques personnes qui,
nous apporteront de l'eau pour ne pas nous laisser mourir de soif ;
mais puisque étant tout-puissant, il ne lui sera pas plus difficile de
nous en donner dans cette maison, sans qu'il soit besoin d'en avoir
d'ailleurs, je ne doute point qu'il ne le fasse. Une foi si vive me
toucha de telle sorte, que, contre l'avis des fontainiers, je fis travailler
à cet ouvrage, et Dieu y donna sa bénédiction : on tira de ce puits un
filet d'eau fort bonne à boire et qui nous suffit.
Je ne rapporte point ceci comme un miracle dont il y aurait tant
de semblables exemples, mais seulement pour faire voir quelle est la
foi de ces saintes filles ; mon dessein n'étant pas de les louer, ni
celles des autres monastères, de ce que, par l'assistance de Dieu, elles
marchent si fidèlement dans ces saintes voies, et je n'aurais jamais
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