REVUE MÉDICALE SUISSE bloc-notes En santé aussi, le « code est la loi » a a l’air bête à rappeler, l’affirmer est un truisme, mais voici : la révolution digitale s’accélère. Particulièrement dans le domaine de la santé. Certes, les hôpitaux informatisent leurs dos­siers médicaux depuis belle lurette, l’informatique a vécu des décennies de progrès, et dès les années 90, internet a changé le rapport à l’information. Il y a une dizaine d’années, cepen­dant, le tempo s’accroît. L’avènement du moteur de recherche de Google aiguise l’intérêt du public pour la santé. Microsoft et Google lancent des plateformes pour récolter des données médicales personnelles. Vers 2008, avec la généralisation des smartphones, commence le boom de l’e-santé. Surfant sur le narcissisme ambiant, le « quantified self » devient un mode de vie. Les données sont captées par des senseurs, collectées sur les smartphones, analysées via des App. Dans les mêmes années, apparaissent les réseaux sociaux, qui entraînent un foisonnement des manières de communiquer et de se comparer. Sur un autre registre, 23andme lance le séquençage de tout ou partie du génome et de sa mise à disposition des consommateurs, tout en utilisant les données pour affiner son savoir prédictif. Chaque entreprise de ce nouvel « écosystème » du e-health partage au grand jour les informations avec les utilisateurs, et les stocke à l’abri des regards, les croise discrètement pour en tirer et commercialiser des savoirs nouveaux. Si leur utili­sation finale reste inconnue, une certitude s’im­pose : ces données seront la matière première (et précieuse) des prochaines révolutions. En même temps, les médecins informatisent leurs cabinets à marche forcée. Et prolifèrent, avec une vitalité de végétation tropicale, des sys­ tè­mes de collecte et de contrôle de leurs données, plus ou moins amicaux, plus ou moins (de moins en moins, en fait), utiles à la pratique (logiciels des caisses maladie, DRG, MARS, etc.). Le dossier électronique du patient entre en scène, timidement. Au plan clinique, les progrès du séquençage génétique et de la biologique moléculaire font apparaître un nouveau domaine : la médecine personnalisée. La promesse est d’adapter les traitements aux individus, à leurs génomes, aux mutations de leurs tumeurs, à l’ensemble de leurs caractéristiques. Et aussi de sortir des défauts de la recherche clinique, en incluant enfin chaque individu. Des biobanques s’ouvrent, accumulent des tissus humains, des données, les partagent et parfois ç les vendent. L’oncologie d’abord, bientôt toute la médecine se refaçonne. Et puis, de l’ombre où il restait tapi depuis quelques décennies, apparaît le spectre de l’intel­ ligence artificielle au sens fort. Non pas, donc, la digitalisation et l’informatisation généralisées. Mais une tout autre forme de computérisation : humanisée, troublante, affranchie, conquérante même. Grâce au deep learning, nouveau développement de machine learning, non seulement, d’un coup, les voitures autonomes ne sont plus un rêve, mais les ambitions des grandes entreprises de la Silicon Valley peuvent enfin décoller. Les machines sont apprenantes, peuvent se charger d’une part croissante de ce que fait l’homme, sans se fatiguer, voire « mieux ». Une course à l’intelligence est engagée. Dans cette course, qui fait rage en médecine autant sinon plus qu’ailleurs, tous les coups sont permis. Exemple le plus récent : le 29 avril, le New Scientist annonçait que Google a conclu avec le NHS britannique un accord pour accéder aux données médicales de 1,6 million de patients de trois grands hôpitaux.1 Officiellement, il s’agissait d’apprendre à son logiciel de deep learning (appelé DeepMind) à aider les médecins au diagnostic de problèmes rénaux. Mais comme le montrent les documents en possession du New Scientist, c’est toutes les données des personnes hospitalisées – y compris celles révélant leur statut VIH, leurs toxicomanies ou leurs avortements – qui ont été mises à disposition de DeepMind. Plus ennuyeux encore : ces données sont utilisées pour faire des prédictions sur n’importe quelle maladie, sans se limiter aux pathologies rénales. En réalité, avec DeepMind, Google cherche à créer un algorithme générique ultrapuissant de prédiction. « Il ne s’agit pas de remplacer les médecins et les soignants, rassure un expert. Mais plutôt de porter leur attention au bon endroit ». Cette vision est bien sûr naïve. Google veut tout. Y compris reprioriser l’ensemble de la médecine en l’amenant, grâce à son algorithme, à « traiter les gens avant qu’ils ne tombent malades ». Pour le moment, les algorithmes ont un point faible : sans l’accès aux données de la population, ils ne peuvent ni apprendre ni progresser. Donc, rappelle le New Scientist, avant de consentir à un partage des données, la société doit exiger « que les bénéfices profitent aussi à ceux qui les transmettent ». Et surtout, « insister pour qu’ils (Google et les autres) nous disent ce qu’ils veulent en faire et nous demandent notre accord ». Nous vivons le moment où surgit un choix crucial pour la société : « Ce n’est pas entre régulation et absence de régulation que nous avons à choisir, écrit encore Lessig… La question n’est pas de savoir qui décidera de la manière dont le cyberespace est régulé : ce seront les codeurs. La seule question est de savoir si nous aurons collectivement un rôle dans leur choix – et donc dans la manière dont ces valeurs sont garanties – ou si nous laisserons aux codeurs le soin de choisir nos valeurs à notre place ». Il est temps de saisir cette révolution silencieuse à sa véritable échelle. Les médecins ­aiment bien insister sur la nécessité d’éduquer les patients, parlent de health literacy. Mais tout aussi importante est la promotion d’une digital literacy, tant dans la société que dans le corps médical. Elle est la condition pour que le débat qui s’impose ait lieu. Mais l’interrogation doit porter au-delà. La question centrale est celle de la responsabilité algorithmique. Désormais, en effet, ce sont les algorithmes qui fournissent les réponses à nos 1 Hodson H. Google knows your ills. New Scientist, 7 mai 2016, 22-3. 2 Lessig L. Code is Law – On Liberty in Cyberspace. Harvard Magazine, janvier 2000. Traduction française : http://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/ 1160 40.indd 1160 questions sur internet, eux qui nous suggèrent des amis ou des achats, qui sont aux commandes de la spéculation financière, qui commencent à piloter nos voitures, à individualiser nos traitements et prédire notre survie. Sans avoir été sollicités, sans contrôle, ils créent des normes sociales et individuelles, reconfigurent l’architecture du vivre ensemble. Dans son célèbre article « Code is Law », écrit en 2000, Lawrence Lessig avait d’emblée vu l’immensité de l’enjeu :2 « Le code régule. Il implémente – ou non – un certain nombre de valeurs. Il garantit certaines libertés, ou les empêche. Il protège la vie privée, ou promeut la surveillance ». Le code est donc l’équivalent de la loi, mais il agit caché. Son application se fait sans accès public aux règles. Seul un tout petit nombre de codeurs les décide et les gère. Les algorithmes déploient un pouvoir tentaculaire et troublant. Qu’ils soient recherchés pour eux-mêmes ou qu’ils résultent de l’imprévisible, leurs immenses effets demandent des comptes. Il est temps que les Google, Facebook, Apple et autres acteurs du deep learning ces­sent de se cacher derrière le voile faussement pudique du secret commercial. Toute entreprise utilisant des algorithmes devrait expliciter ses méthodes, décrire ses intentions, évoquer les effets attendus sur la société et proposer des choix. Mais pourquoi le ferait-elle ? Notre système politique somnole. L’obsession collective est de creuser des tunnels et de fermer le pays. Qui organisera une intelligence politique à la hauteur de l’artificielle et des intérêts qui la manœuvrent ? Bertrand Kiefer WWW.REVMED.CH 8 juin 2016 06.06.16 12:27