Changements agraires
et des rapports de genre
Christine Verschuur
Une fois de plus, le Niger est confronté à une crise alimentaire, épreuve
malheureusement familière dans ce vaste pays désertique au taux de
natalité explosif et à l’agriculture rudimentaire. En 2009, l’absence de
pluies 70% de précipitations en moins par rapport aux normales sai-
sonnières a fortement compromis les récoltes. Désormais, 7,5 millions
de personnes, la moitié de la population, sont confrontées à la disette
comme en 2005, en 1985 et en 1974. (New York Times cité dans Courrier
International 2010)
Pour ce journaliste du New York Times, la faim serait donc imputable au
manque de pluies, à la démographie et à l’agriculture «rudimentaire» dans
ce pays. Il est pourtant reconnu depuis longtemps, dans la littérature spé-
cialisée, que le déficit alimentaire est en grande partie une conséquence
des transformations des systèmes agraires liées au développement du
marché des produits agricoles. Le titre d’un ouvrage paru lors de la
grande famine de 1972 au Sahel était évocateur: Qui se nourrit de la famine
en Afrique? Près de 40 ans ont passé, les disettes se répètent.
Les émeutes de la faim en 2007 et 2008 et, peu avant ce colloque, en
2010 au Mozambique, ont peut-être permis de remettre cette question au
cœur des priorités.
Verschuur, C. 2011. Changements agraires et des rapports de genre. In Du grain à
moudre. Genre, développement rural et alimentation. (Dir.) C. Verschuur. 15-28. Actes
des colloques genre et développement. Berne: DDC-Commission nationale suisse
pour l’UNESCO; Genève: IHEID.
Du grain à moudreCet ouvrage se propose de donner matière à
réfléchir sur cette profonde injustice, la persistance de la faim dans le
monde, et de s’interroger sur les apports des études féministes aux ques-
tions agraires.
Un milliard de personnes souffraient de la faim en 2010. Pourtant, les
ressources naturelles et techniques sont suffisantes pour assurer une ali-
mentation correcte de l’humanité, aujourd’hui avec 6 milliards d’habitants,
ou en 2050 avec 9 milliards de personnes (Mazoyer et Roudart 2006).
Relevons un double paradoxe. Le premier est que 80 % des per-
sonnes sous-alimentées vivent en milieu rural, selon la FAO. Parmi la
population rurale, qui constitue la moitié de la population mondiale,
80% appartiennent à des familles paysannes (50 % de petits agriculteurs,
20% d’ouvriers agricoles et paysans sans terre, 10% d’éleveurs nomades,
de pêcheurs, ou d’exploitants de ressources forestières). Quelque 70%
des gens qui ont faim dans le monde appartiennent donc à des familles
paysannes (Mazoyer et Roudart 2006)! Le deuxième paradoxe est que,
parmi les personnes sous-alimentées, 60% sont des femmes, alors que ce
sont justement elles qui ont la responsabilité de nourrir leurs proches.
Comment expliquer les disettes régulières, comment expliquer que
l’on dénombre, en 2010, un milliard de personnes sous-alimentées, com-
ment expliquer ces inégalités d’accès à l’alimentation? Nous observons
une double crise, celle de la reproduction sociale et celle des systèmes
agraires.
Les études de développement agricole et rural ont interrogé les ten-
sions dans les systèmes agraires, entre différentes voies de veloppement
agricole, exploré les moles de modernisation agricoles, la libéralisation
des marchés agricoles et les transformations agraires liées à la mondialisa-
tion, les politiques ayant mené aux dépendances alimentaires. Il y a cepen-
dant des angles morts dans ces analyses, que cet ouvrage voudrait tenter
d’éclairer: un certain!aveuglement à cette catégorie d’analyse qu’est le genre
et encore beaucoup d’invisibilité des paysannes et ouvrières agricoles.
Certes, le fait que les femmes contribuent de manière importante à
la production et au travail agricole est maintenant reconnu, et ce depuis le
travail de Boserup (Boserup 1970; FAO 2011); certaines des contraintes
auxquelles les paysannes doivent faire face – et en particulier l’accès inégal
à la terre – également. Cependant, les apports des études de genre à l’ana-
lyse du développement rural vont bien au-delà de la mise en évidence du
rôle ou des besoins spécifiques des femmes paysannes.
16 Christine Verschuur
Cet ouvrage a pour objectif d’éclairer les apports des études fémi-
nistes aux études de développement rural et agricole. Les contributions
tentent de rendre compte des rapports de pouvoir entre hommes et
femmes, de la manière dont les rapports sociaux de genre s’inscrivent et
s’articulent dans les systèmes agraires, dans les politiques agricoles, de
montrer comment les développements actuels renforcent les inégalités de
genre. L’analyse des rapports sociaux de genre permet de comprendre
l’articulation de la crise des systèmes agraires et de la crise de la repro-
duction sociale.
La crise des systèmes agraires et la crise
de la reproduction sociale
La crise des systèmes agraires est liée au processus de modernisation qui
s’est produit au cours du XXesiècle. Pour la comprendre, il faut la situer
historiquement, analyser les changements dans les systèmes de production
et les rapports sociaux de genre.
Les systèmes de production agraires précoloniaux permettaient de
produire des surplus agricoles. Ainsi, en Amérique latine, «des techniques
complexes d’irrigation (comme au Mexique), de culture en terrasses (chez
les Incas) ou d’horticulture intensive (comme au Venezuela et chez cer-
tains peuples amazo niens), permettaient de produire des surplus considé-
rables» (Stavenhagen 1974, 6). Ailleurs, au Ghana précolonial, des études
ont montré qu’il y avait toujours un surplus agricole potentiel:
En fait – dit-il – les cultivateurs ouest africains utilisaient en même temps
une variété de techniques allant de la culture intensive à longueur d’an-
née de petits lopins de terres entourant leurs concessions avec usage
d’engrais, à la culture extensive en jachère qui nécessite beaucoup de
terres et peu de main-d’œuvre. Ils étaient capables lorsqu’ils le voulaient,
de produire facilement à tout moment, un surplus pour le marché.
(Hymer 1969 cité par Stavenhagen 1974, 6)
Critiquant la vision passive que certains pouvaient avoir des sociétés afri-
caines précoloniales, Amselle a analysé «leur rôle actif comme productrices
de biens échangeables, sur leur spécialisation et sur le développement
inégal précolonial qui résulte de cette orientation» (Amselle 1980, 157). Il
défend l’idée qu’il existait une petite production marchande précoloniale
en Afrique de l’Ouest.
Du grain à moudre 17
Durant l’administration coloniale, les systèmes de production
agraires ont été bouleversés, avec le développement de l’économie des
plantations, l’introduction des cultures de rente pour l’exportation (coton,
arachide, riz, sucre…). Le travail, les terres, les moyens de production ont
été accaparés par cette forme de production, au détriment de la produc-
tion vivrière qui a été systématiquement découragée.
L’agriculture vivrière dans les pays colonisés était généralement
considérée comme arriérée et primitive. Pourtant, un expert agricole bri-
tannique travaillant aux Indes, M. Voelker, pouvait écrire!en 1890:
On ne trouvera nulle part ailleurs qu’aux Indes un meilleur exemple de
terres scrupuleusement entretenues, débarrassées des mauvaises herbes,
une telle ingéniosité dans les techniques d’irrigation, une telle connais-
sance des sols et de leurs possibilités, un savoir aussi exact des époques
propices aux semailles et aux moissons. Il est merveilleux de constater la
grande expérience qu’ont les paysans de la rotation des cultures, des
techniques de polyculture et de jachère… pour ma part, je n’ai jamais vu
une façon plus parfaite de mettre des terres en valeur (cité par Moore
Lappé et Collins 1977, 122).
Les formes de production paysannes étaient articulées avec les économies
de plantation, nécessaires à leur développement.
Après les décolonisations, les tendances apparues durant la période
coloniale pour renforcer le capitalisme agraire se sont poursuivies et la
production vivrière a continué à être découragée, sans pour autant dispa-
raître car elle restait nécessaire. Beaucoup de pays ont été confrontés à
une baisse de la production des denrées alimentaires et ont alors les
importer.
En Amérique latine, l’inégalité de la structure agraire était recon-
nue comme un obstacle au développement agricole, les politiques de
réforme agraire ne se sont pas réalisées. La modernisation de l’agriculture
qui a été introduite n’a profité qu’à un petit groupe d’agriculteurs privilé-
giés, même dans des pays qui avaient entrepris une réforme agraire
comme le Mexique. Les parti sans de la modernisation ont soutenu les
grandes propriétés aux dépens des petites propriétés et de l’économie
paysanne.
Dans certains pays du Sud, principalement en Asie, la révolution verte
a permis aux agriculteurs qui en avaient les moyens, soutenus par des poli-
tiques publiques, d’augmenter fortement le rendement du riz, de 2 tonnes
à l’hectare il y a 50 ans à 10 tonnes par récolte aujourd’hui, ou même jus-
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qu’à 30 tonnes quand les aménagements hydrauliques permettent de faire
3 récoltes dans l’année.
Ces développements n’ont pas concerné les agriculteurs trop
pauvres pour accéder aux moyens de production nécessaires à ces chan-
gements, et ils ont en particulier échappé aux agricultrices qui ont été sys-
tématiquement défavorisées. Des centaines de millions de paysans et de
paysannes sont ainsi restés à l’écart de ces développements et l’écart de
productivité brute du travail entre les agricultures du monde a été multi-
plié par 200 (Mazoyer et Roudart 2006).
En effet, dans les pays développés, les révolutions agricoles au cours
de la seconde moitié du XXesiècle ont, avec l’appui de politiques
publiques favorables, fait passer le rendement de 1 tonne par hectare à 10
tonnes par hectare dans certaines régions. Cela s’est accompagné d’une
concentration croissante des exploitations agricoles, puisque plus des
trois quarts des exploitations y existant au début du XXesiècle ont main-
tenant disparu (Mazoyer 2005).
Pourtant, la productivité par surface est souvent plus élevée dans les
exploitations plus petites que dans les grandes, tant dans les pays occiden-
taux que dans les autres (Moore Lappé et Collins 1977, 214). En effet,
sont souvent mises en œuvre les connaissances fines des agro-systèmes et
des pratiques culturales intensives. Cependant, les recherches agrono-
miques ne se sont jusqu’à présent guère penchées sur ces savoirs et
savoir-faire.
Les politiques de développement agricole ont ainsi, dans ces diverses
périodes historiques et dans la plupart des pays, systématiquement négligé
la petite production paysanne au profit des grandes entreprises agricoles,
même lorsque ces voies paysannes étaient affirmées comme une priorité
au niveau politique (voir par exemple, pour le Mozambique, Meillassoux
et Verschuur 1985). Elles ont en particulier négligé le soutien aux agri -
cultrices dans la petite production paysanne, lesquelles sont confrontées à
des difficultés spécifiques, notamment d’accès à la terre et aux moyens de
production, de manque de temps et de force de travail disponible pour
l’agriculture vivrière (FAO 2011).
La libéralisation du marché agricole à partir des années 1980 –
ouverture commerciale, réduction des politiques de soutien à l’agriculture
paysanne, nouvel essor de l’agro-industrie a approfondi les écarts et la
crise des systèmes agraires ainsi que les inégalités de genre sans pour
autant résoudre le problème de la sous-alimentation.
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