Changements agraires et des rapports de genre

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Changements agraires
et des rapports de genre
Christine Verschuur
Une fois de plus, le Niger est confronté à une crise alimentaire, épreuve
malheureusement familière dans ce vaste pays désertique au taux de
natalité explosif et à l’agriculture rudimentaire. En 2009, l’absence de
pluies – 70 % de précipitations en moins par rapport aux normales saisonnières – a fortement compromis les récoltes. Désormais, 7,5 millions
de personnes, la moitié de la population, sont confrontées à la disette –
comme en 2005, en 1985 et en 1974. (New York Times cité dans Courrier
International 2010)
Pour ce journaliste du New York Times, la faim serait donc imputable au
manque de pluies, à la démographie et à l’agriculture « rudimentaire » dans
ce pays. Il est pourtant reconnu depuis longtemps, dans la littérature spécialisée, que le déficit alimentaire est en grande partie une conséquence
des transformations des systèmes agraires liées au développement du
marché des produits agricoles. Le titre d’un ouvrage paru lors de la
grande famine de 1972 au Sahel était évocateur : Qui se nourrit de la famine
en Afrique ? Près de 40 ans ont passé, les disettes se répètent.
Les émeutes de la faim en 2007 et 2008 et, peu avant ce colloque, en
2010 au Mozambique, ont peut-être permis de remettre cette question au
cœur des priorités.
Verschuur, C. 2011. Changements agraires et des rapports de genre. In Du grain à
moudre. Genre, développement rural et alimentation. (Dir.) C. Verschuur. 15-28. Actes
des colloques genre et développement. Berne : DDC-Commission nationale suisse
pour l’UNESCO ; Genève : IHEID.
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Christine Verschuur
Du grain à moudre… Cet ouvrage se propose de donner matière à
réfléchir sur cette profonde injustice, la persistance de la faim dans le
monde, et de s’interroger sur les apports des études féministes aux questions agraires.
Un milliard de personnes souffraient de la faim en 2010. Pourtant, les
ressources naturelles et techniques sont suffisantes pour assurer une alimentation correcte de l’humanité, aujourd’hui avec 6 milliards d’habitants,
ou en 2050 avec 9 milliards de personnes (Mazoyer et Roudart 2006).
Relevons un double paradoxe. Le premier est que 80 % des personnes sous-alimentées vivent en milieu rural, selon la FAO. Parmi la
population rurale, qui constitue la moitié de la population mondiale,
80 % appartiennent à des familles paysannes (50 % de petits agriculteurs,
20 % d’ouvriers agricoles et paysans sans terre, 10 % d’éleveurs nomades,
de pêcheurs, ou d’exploitants de ressources forestières). Quelque 70 %
des gens qui ont faim dans le monde appartiennent donc à des familles
paysannes (Mazoyer et Roudart 2006) ! Le deuxième paradoxe est que,
parmi les personnes sous-alimentées, 60 % sont des femmes, alors que ce
sont justement elles qui ont la responsabilité de nourrir leurs proches.
Comment expliquer les disettes régulières, comment expliquer que
l’on dénombre, en 2010, un milliard de personnes sous-alimentées, comment expliquer ces inégalités d’accès à l’alimentation ? Nous observons
une double crise, celle de la reproduction sociale et celle des systèmes
agraires.
Les études de développement agricole et rural ont interrogé les tensions dans les systèmes agraires, entre différentes voies de développement
agricole, exploré les modèles de modernisation agricoles, la libéralisation
des marchés agricoles et les transformations agraires liées à la mondialisation, les politiques ayant mené aux dépendances alimentaires. Il y a cependant des angles morts dans ces analyses, que cet ouvrage voudrait tenter
d’éclairer : un certain!aveuglement à cette catégorie d’analyse qu’est le genre
et encore beaucoup d’invisibilité des paysannes et ouvrières agricoles.
Certes, le fait que les femmes contribuent de manière importante à
la production et au travail agricole est maintenant reconnu, et ce depuis le
travail de Boserup (Boserup 1970 ; FAO 2011) ; certaines des contraintes
auxquelles les paysannes doivent faire face – et en particulier l’accès inégal
à la terre – également. Cependant, les apports des études de genre à l’analyse du développement rural vont bien au-delà de la mise en évidence du
rôle ou des besoins spécifiques des femmes paysannes.
Du grain à moudre
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Cet ouvrage a pour objectif d’éclairer les apports des études féministes aux études de développement rural et agricole. Les contributions
tentent de rendre compte des rapports de pouvoir entre hommes et
femmes, de la manière dont les rapports sociaux de genre s’inscrivent et
s’articulent dans les systèmes agraires, dans les politiques agricoles, de
montrer comment les développements actuels renforcent les inégalités de
genre. L’analyse des rapports sociaux de genre permet de comprendre
l’articulation de la crise des systèmes agraires et de la crise de la reproduction sociale.
La crise des systèmes agraires et la crise
de la reproduction sociale
La crise des systèmes agraires est liée au processus de modernisation qui
s’est produit au cours du XXe siècle. Pour la comprendre, il faut la situer
historiquement, analyser les changements dans les systèmes de production
et les rapports sociaux de genre.
Les systèmes de production agraires précoloniaux permettaient de
produire des surplus agricoles. Ainsi, en Amérique latine, « des techniques
complexes d’irrigation (comme au Mexique), de culture en terrasses (chez
les Incas) ou d’horticulture intensive (comme au Venezuela et chez certains peuples amazoniens), permettaient de produire des surplus considérables » (Stavenhagen 1974, 6). Ailleurs, au Ghana précolonial, des études
ont montré qu’il y avait toujours un surplus agricole potentiel :
En fait – dit-il – les cultivateurs ouest africains utilisaient en même temps
une variété de techniques allant de la culture intensive à longueur d’année de petits lopins de terres entourant leurs concessions avec usage
d’engrais, à la culture extensive en jachère qui nécessite beaucoup de
terres et peu de main-d’œuvre. Ils étaient capables lorsqu’ils le voulaient,
de produire facilement à tout moment, un surplus pour le marché.
(Hymer 1969 cité par Stavenhagen 1974, 6)
Critiquant la vision passive que certains pouvaient avoir des sociétés africaines précoloniales, Amselle a analysé « leur rôle actif comme productrices
de biens échangeables, sur leur spécialisation et sur le développement
inégal précolonial qui résulte de cette orientation » (Amselle 1980, 157). Il
défend l’idée qu’il existait une petite production marchande précoloniale
en Afrique de l’Ouest.
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Christine Verschuur
Durant l’administration coloniale, les systèmes de production
agraires ont été bouleversés, avec le développement de l’économie des
plantations, l’introduction des cultures de rente pour l’exportation (coton,
arachide, riz, sucre…). Le travail, les terres, les moyens de production ont
été accaparés par cette forme de production, au détriment de la production vivrière qui a été systématiquement découragée.
L’agriculture vivrière dans les pays colonisés était généralement
considérée comme arriérée et primitive. Pourtant, un expert agricole britannique travaillant aux Indes, M.Voelker, pouvait écrire!en 1890 :
On ne trouvera nulle part ailleurs qu’aux Indes un meilleur exemple de
terres scrupuleusement entretenues, débarrassées des mauvaises herbes,
une telle ingéniosité dans les techniques d’irrigation, une telle connaissance des sols et de leurs possibilités, un savoir aussi exact des époques
propices aux semailles et aux moissons. Il est merveilleux de constater la
grande expérience qu’ont les paysans de la rotation des cultures, des
techniques de polyculture et de jachère… pour ma part, je n’ai jamais vu
une façon plus parfaite de mettre des terres en valeur (cité par Moore
Lappé et Collins 1977, 122).
Les formes de production paysannes étaient articulées avec les économies
de plantation, nécessaires à leur développement.
Après les décolonisations, les tendances apparues durant la période
coloniale pour renforcer le capitalisme agraire se sont poursuivies et la
production vivrière a continué à être découragée, sans pour autant disparaître car elle restait nécessaire. Beaucoup de pays ont été confrontés à
une baisse de la production des denrées alimentaires et ont alors dû les
importer.
En Amérique latine, où l’inégalité de la structure agraire était reconnue comme un obstacle au développement agricole, les politiques de
réforme agraire ne se sont pas réalisées. La modernisation de l’agriculture
qui a été introduite n’a profité qu’à un petit groupe d’agriculteurs privilégiés, même dans des pays qui avaient entrepris une réforme agraire
comme le Mexique. Les partisans de la modernisation ont soutenu les
grandes propriétés aux dépens des petites propriétés et de l’économie
paysanne.
Dans certains pays du Sud, principalement en Asie, la révolution verte
a permis aux agriculteurs qui en avaient les moyens, soutenus par des politiques publiques, d’augmenter fortement le rendement du riz, de 2 tonnes
à l’hectare il y a 50 ans à 10 tonnes par récolte aujourd’hui, ou même jus-
Du grain à moudre
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qu’à 30 tonnes quand les aménagements hydrauliques permettent de faire
3 récoltes dans l’année.
Ces développements n’ont pas concerné les agriculteurs trop
pauvres pour accéder aux moyens de production nécessaires à ces changements, et ils ont en particulier échappé aux agricultrices qui ont été systématiquement défavorisées. Des centaines de millions de paysans et de
paysannes sont ainsi restés à l’écart de ces développements et l’écart de
productivité brute du travail entre les agricultures du monde a été multiplié par 200 (Mazoyer et Roudart 2006).
En effet, dans les pays développés, les révolutions agricoles au cours
de la seconde moitié du XXe siècle ont, avec l’appui de politiques
publiques favorables, fait passer le rendement de 1 tonne par hectare à 10
tonnes par hectare dans certaines régions. Cela s’est accompagné d’une
concentration croissante des exploitations agricoles, puisque plus des
trois quarts des exploitations y existant au début du XXe siècle ont maintenant disparu (Mazoyer 2005).
Pourtant, la productivité par surface est souvent plus élevée dans les
exploitations plus petites que dans les grandes, tant dans les pays occidentaux que dans les autres (Moore Lappé et Collins 1977, 214). En effet, là
sont souvent mises en œuvre les connaissances fines des agro-systèmes et
des pratiques culturales intensives. Cependant, les recherches agronomiques ne se sont jusqu’à présent guère penchées sur ces savoirs et
savoir-faire.
Les politiques de développement agricole ont ainsi, dans ces diverses
périodes historiques et dans la plupart des pays, systématiquement négligé
la petite production paysanne au profit des grandes entreprises agricoles,
même lorsque ces voies paysannes étaient affirmées comme une priorité
au niveau politique (voir par exemple, pour le Mozambique, Meillassoux
et Verschuur 1985). Elles ont en particulier négligé le soutien aux agricultrices dans la petite production paysanne, lesquelles sont confrontées à
des difficultés spécifiques, notamment d’accès à la terre et aux moyens de
production, de manque de temps et de force de travail disponible pour
l’agriculture vivrière (FAO 2011).
La libéralisation du marché agricole à partir des années 1980 –
ouverture commerciale, réduction des politiques de soutien à l’agriculture
paysanne, nouvel essor de l’agro-industrie – a approfondi les écarts et la
crise des systèmes agraires ainsi que les inégalités de genre sans pour
autant résoudre le problème de la sous-alimentation.
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Christine Verschuur
Si le marché de la production vivrière de base ne concerne qu’une
petite part de la production mondiale (15 % des céréales), il est approvisionné principalement par les agriculteurs les plus compétitifs. La plupart
des agriculteurs américains et européens, qui ont des niveaux de productivité très élevés, ne pourraient pas continuer à exporter et approvisionner
leurs marchés intérieurs s’ils ne recevaient des aides publiques très
importantes car le prix international des céréales est en dessous des
coûts de production. Mais le prix est également très inférieur aux coûts
de production des centaines de millions de petits paysans pratiquant une
agriculture manuelle. Avec de longues périodes de baisse des prix, des
dizaines de millions de paysans et de paysannes pauvres sont obligés de
cesser leurs activités et la production de ceux qui restent est découragée.
La baisse des prix touche aussi les cultures destinées à rapporter un
revenu monétaire. Avec la baisse de ces revenus monétaires, il devient difficile pour les paysans et paysannes pauvres de faire les achats nécessaires
à la production agricole et à l’achat des biens de consommation indispensables. Ils se trouvent obligés de vendre leurs moyens de production, leur
terre, de s’engager comme ouvriers agricoles, de s’endetter, de migrer. Par
ailleurs, lorsque les stocks mondiaux baissent, la spéculation sur les achats
de céréales provoque des augmentations de prix. Dans ces courtes
périodes de très hauts prix, l’aide alimentaire se fait rare, les pays pauvres
ont du mal à s’approvisionner, le nombre de sous-alimentés augmente.
Ni l’aide alimentaire, ni les échanges, pour nécessaires qu’ils soient, ne
peuvent venir à bout de cette immense sous-consommation [alimentaire]. Pour cela, il n’est pas d’autre voie que de renverser les processus
d’appauvrissement qui empêchent une bonne partie des êtres humains,
principalement des paysans, d’accroître leurs revenus et leurs ressources.
(Mazoyer et Roudart dans cet ouvrage)
La paupérisation paysanne pousse les hommes à occuper des emplois
ouvriers agricoles et non agricoles, à migrer. L’agriculture paysanne dévalorisée repose donc de manière croissante sur le travail des paysannes. Les
bas prix des productions vivrières permettent de maintenir les salaires
bas. La paupérisation pousse également les paysannes à s’engager en tant
qu’ouvrières agricoles, saisonnières, mal rémunérées. Ce système repose
ainsi en bonne partie sur l’accroissement de l’exploitation des femmes
paysannes. La dévalorisation et la fragilisation de l’agriculture paysanne
conduisent à une crise du système de production, avec des tensions dans
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l’articulation entre ces deux formes de production agricoles, paysanne et
agro-industrielle, et à une crise de la reproduction sociale.
En quoi les études genre contribuent-elles
à la compréhension des questions agraires ?
Analyser les questions agraires et de développement rural sous le prisme
du genre demande que certaines catégories d’analyse! soient remises en
question ; que les rapports sociaux entre hommes et femmes soient au
cœur de l’analyse ; que l’organisation sociale, économique et politique du
travail de reproduction – qui comprend la production de subsistance –
soit repensée.
Revisiter les questions agraires en y intégrant la catégorie d’analyse
du genre implique de remettre en question les présupposés ou de
prendre en compte les constats suivants :
1. La catégorie de « paysans », loin de constituer une catégorie neutre, est
traversée par des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, selon
les appartenances de classe et de race, selon l’âge. La division sexuelle
du travail, utilisée par les études féministes comme une catégorie analytique, permet d’analyser ces rapports de pouvoir.
2. Les femmes et les hommes occupent, dans les systèmes de production
agraires, des places différentes. Les paysannes, qui fournissent une part
substantielle du travail agricole, réalisent des travaux différents, elles
n’ont pas le même accès à la terre, aux moyens de production, au
travail des autres ; elles ne pratiquent pas nécessairement les mêmes
cultures, ni les mêmes techniques. Leur travail n’est pas valorisé ou
rémunéré de la même manière. Cela peut s’observer tant dans les systèmes de production paysanne où l’échange de travail entre hommes
et femmes est inégal, par exemple dans les suraforo – les champs des
femmes – ou les juraforo – champs du chef de famille – en pays bambara au Mali (Verschuur 1989, 70), que dans les grandes entreprises
agricoles où les ouvrières agricoles obtiennent des salaires moins élevés que les hommes. Les études de genre ont contribué à expliquer la
place subordonnée que les femmes occupent de manière structurelle
dans les systèmes agraires (Benaría et Sen 2001).
3. Les inégalités structurelles de genre dans les systèmes agraires, préexistant aux politiques de modernisation et de libéralisation, ont tendance à
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Christine Verschuur
s’aggraver avec celles-ci. Les recherches sur les questions rurales ont
longtemps ignoré les effets différenciés des politiques de modernisation
agricole sur les hommes et les femmes. Dans les programmes de
modernisation agricole, les paysans les plus aisés ont été les premiers
bénéficiaires des terres aménagées, des technologies, de l’accès aux
nouvelles cultures. Les paysans pauvres, et les femmes paysannes tout
particulièrement, ont été écartés de l’accès à ces changements.
4. L’analyse des rapports sociaux de genre dans les systèmes de production a permis de reconnaître que les paysannes sont loin de pratiquer
une agriculture « rudimentaire », comme le considérait le journaliste du
New York Times. Des études ont au contraire montré que les paysannes
ont des connaissances fines de leur écosystème, gèrent les semences
avec intelligence, ont des pratiques culturales adaptées. Ainsi, les politiques de monoculture se sont développées au détriment des cultures
associées, si bien maîtrisées par les paysannes, et dont on reconnaît
maintenant mieux l’intérêt. Les logiques d’action des paysannes tiennent compte de leurs très fortes contraintes – climatiques, d’éloignement des terres, etc. – et en particulier la contrainte forte de leur
temps de travail disponible. Cette situation était auparavant très peu
documentée et analysée.
5. Les paysannes ne sont pas confinées à la sphère domestique et de production vivrière, elles ne sont pas absentes du marché. Au contraire,
elles vendent une partie de leur production vivrière, ou de nouvelles
cultures de rentes, ou encore leur force de travail, en tant qu’ouvrière
agricole ou dans des activités informelles, et ce de manière croissante
(Agarwal 2001 ; Butler et Santos 2001 ; Deere 2005 ; Razavi 2009). Dans
l’agro-industrie, les inégalités de genre sont importantes (les femmes
réalisent des tâches moins valorisées, mal rémunérées, dans de mauvaises conditions de travail). Des inégalités croissantes – entre femmes
aussi – accompagnent cette insertion dans le marché.
6. La reconnaissance du travail reproductif et de la manière dont il s’articule avec le travail productif est peut-être un des apports les plus
importants des études de genre pour comprendre les transformations
agraires, les inégalités et la crise de la reproduction sociale, dont la
sous-alimentation et les famines ne sont qu’une des manifestations. Le
travail reproductif, tant au niveau domestique que dans l’environnement proche, qui comprend le travail de préparation des repas, la
recherche de fourrage, de bois et d’eau, les soins aux enfants et aux
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autres personnes dépendantes, etc., a une ampleur considérable en
milieu rural où les services sont faiblement développés. L’inégal partage du travail reproductif entre hommes et femmes, la faible possibilité de prise en charge de ces tâches par le marché et le manque
d’offre par des structures publiques signifient que ce travail repose en
très grande partie sur les femmes. Elles n’ont, pour beaucoup, pas la
possibilité d’obtenir de l’aide en force de travail. Les femmes en milieu
rural, et en particulier les paysannes pauvres, ont une charge de travail
très lourde et des contraintes de temps disponible très importantes.
Le travail dans l’agriculture vivrière participe du travail de reproduction
sociale. Or, comme nous l’avons dit, la recherche agronomique s’est longtemps désintéressée de l’agriculture vivrière. Cette ignorance des connaissances, pratiques et cultures des paysannes et de l’agriculture vivrière
(même si des hommes aussi pratiquent les cultures vivrières) participe de
la hiérarchisation de ce qui est associé au masculin ou au féminin, le
domaine féminin étant moins valorisé, associé au « traditionnel », à ce qui
est plus « rudimentaire », faible, subordonné.
L’agriculture vivrière, parce qu’elle n’est pas incluse de façon organique
dans le processus de production et de circulation du secteur capitaliste,
parce qu’elle est le lieu d’une surexploitation du travail, parce qu’elle ne
peut donc être aidée sans que disparaisse le bénéfice de cette surexploitation, l’agriculture vivrière est vouée, malgré son importante décisive
dans le développement, à une crise permanente et de plus en plus profonde. Elle se maintient et continue à contribuer aux approvisionnements
de populations, malgré les mauvaises conditions de son développement,
parce qu’elle reste le support de structures sociales qui permettent la
reproduction de la force de travail et qui assurent la sécurité sociale de
la majorité de la population. […] L’introduction progressive des capitaux
(machines, outillage, engrais, etc.) ou du salariat place les exploitations
qui en font l’expérience en situation défavorable, à la fois par rapport aux
communautés domestiques – qui continuent à vendre leur production
au-dessous de leur coût – et par rapport à la concurrence des productions importées provenant d’une agriculture à haute productivité ou subventionnés. (Comité d’information Sahel 1975, 36-37)
Pour expliquer comment l’agriculture vivrière « reste le support de structures sociales qui permettent la reproduction de la force de travail et qui
assurent la sécurité sociale de la majorité de sa population », l’économie
politique agraire doit prendre en considération le travail reproductif,
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Christine Verschuur
majoritairement féminin et non rémunéré. Or, comme le dit Razavi, « the
political economy of agrarian change never seriously considered the relations between the largely feminised unpaid reproductive sphere and the
more visible labour and commodities that entered the circuits of accumulation » (Razavi 2009,198).
Femmes, greniers et capitaux… Ce titre de l’ouvrage de Meillassoux en
1975 défendait notamment l’argument selon lequel l’économie domestique appartient à la sphère de circulation du capitalisme qu’elle approvisionne en force de travail et en denrées, mais reste en dehors de la
sphère de production capitaliste. C’est en maintenant ces liens organiques
entre économies capitaliste et domestique que la première assure sa
croissance et sa prospérité. Pour maintenir cette articulation, il est essentiel de préserver l’économie domestique, pour continuer à lui soustraire
sa substance, sans la détruire, pour alimenter l’autre.
Or, c’est justement à travers la constitution d’identités et de rapports
de genre inégaux – qui garantissent notamment que le travail reproductif
soit « naturellement » pris en charge principalement par les femmes, sans
que ce travail ne soit visible ni rémunéré à sa juste valeur – que l’on peut
expliquer comment est préservée l’économie domestique et comment est
maintenu ce lien organique entre l’économie domestique et l’économie
capitaliste.
Jusqu’à quel point les politiques néo-libérales ont-elles transformé la
sphère de production où dominent les rapports de production de type
domestique, en la « marchandisant » ? Cette marchandisation n’est-elle pas
en train de fissurer le lien organique entre économies domestique et capitaliste ? La fragilisation de l’agriculture vivrière et les prix alimentaires élevés provoquent une crise de la reproduction sociale. L’accès à la terre
pour les femmes, l’accès aux « micro »-crédits, etc., doivent-ils être analysés comme des stratégies pour maintenir cette sphère où prédominent
des rapports de production domestiques ? Est-ce une manière de conserver la reproduction sociale à bas coûts, en maintenant le travail (féminin)
agricole et reproductif partiellement en dehors de la sphère de production capitaliste ? Comment interpréter cet intérêt, sur la scène internationale, pour la reconnaissance de ces droits, droits pour lesquels les
organisations de femmes luttent depuis longtemps ?
La féminisation de l’agriculture, constatée dans diverses régions du
monde, participe de la dévalorisation de la production agricole sous l’effet
de la libéralisation et, loin de signifier un empowerment des paysannes, elle est
Du grain à moudre
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plutôt le résultat d’un manque d’accès à d’autres options plus valorisées,
liées à la diversification des emplois agricoles et dont les hommes se saisissent. La féminisation de l’agriculture représente un accroissement de la
charge de travail des paysannes, une dégradation des conditions de travail et
de très faibles rémunérations du travail. Elle incarne cette nécessité de maintenir le travail reproductif partiellement en dehors de l’économie capitaliste.
En dehors de la reconnaissance légitime des droits à la terre, aux
semences, à l’alimentation, au pouvoir de décision sur la production agricole, etc., se pose la question du droit à une rémunération juste du travail.
La question de la valeur du travail féminin, et en particulier le travail
reproductif, constitue un vaste champ de recherche. Le travail productif
agricole féminin réalisé dans le cadre des rapports de production de type
domestique doit être conceptualisé comme partie prenante du travail
reproductif. L’économie politique du travail reproductif et ses transformations, sa marchandisation, la nouvelle division internationale du travail – y
compris du travail reproductif –, concerne ainsi également le travail agricole et en milieu rural. En incorporant leur travail dans des cultures de
rente ou en vendant leurs productions vivrières ou leur force de travail en
tant qu’ouvrières dans l’agro-industrie, les femmes s’inscrivent-elles dans
de nouvelles configurations de genre ? Les hiérarchies de genre dans le
marché du travail rural, les différentes formes de travail féminin, trop souvent considéré d’« appoint » (pocket money) (Whitehead et Kabeer 2001),
constituent d’autres champs de recherche importants sur les rapports de
pouvoir entre hommes et femmes.
Les transformations rapides du monde rural, la persistance ou l’approfondissement de rapports sociaux et de genre inégaux, font apparaître
des moments et lieux de résistance, de nouvelles stratégies.
Loin d’être des victimes et de subir, les paysannes réagissent, s’organisent dans des structures économiques locales, occupent des espaces auparavant masculins (cultures de rente), luttent pour leurs droits en tant
qu’ouvrières agricoles, s’engagent dans des associations, des mouvements
sociaux, des occupations de terre. Des organisations proposent la voie de
la souveraineté alimentaire (comme la Via Campesina), réclamant une voie
paysanne de développement agricole et des changements dans les rapports
sociaux. Si la participation des femmes aux mouvements sociaux en milieu
rural n’a pas per se garanti que les intérêts de genre soient pris en compte
ou que les rapports de genre soient transformés dans le sens de plus
d’égalité (Agarwal 1994), les paysannes sont plus visibles, reconnaissent les
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Christine Verschuur
différences entre elles et bousculent les rapports de pouvoir entre
hommes et femmes.
Les réflexions présentées brièvement dans cet article sont développées et illustrées par de multiples exemples et études de cas dans un working paper publié dans ce même ouvrage, préparé avec Isabelle Hillenkamp,
qui en a assuré la rédaction. Nos travaux antérieurs en développement
rural (Verschuur 1986 ; Meillassoux et Verschuur 1985) et une recherche
bibliographique actualisée ont servi de base à l’élaboration de ce working
paper. Celui-ci a nourri notre réflexion pour préparer le colloque qui s’est
tenu en octobre 2010 à l’Institut de hautes études internationales et du
développement, intitulé Du grain à moudre. Genre, développement rural et alimentation. Cet ouvrage publie les contributions des intervenantes et intervenants de ce colloque.
Le colloque a abordé quatre champs de réflexion :
•
la crise des systèmes agraires avec la libéralisation agricole, l’articulation du travail reproductif et productif dans les systèmes de production agricoles ;
•
les logiques d’action des paysannes, les rapports de pouvoir entre
hommes et femmes dans les systèmes de production agricole, les
transformations du travail en milieu rural, l’insertion des femmes en
tant qu’ouvrières agricoles ;
•
le champ de recherche autour de la question de l’accès des femmes à
la terre ;
•
les luttes des paysannes et les enjeux liés au droit à l’alimentation.
Les articles des intervenant-es dans ces divers champs de réflexion contribuent à répondre aux questions suivantes : une analyse de genre des questions et changements agraires nous permet-elle de repenser l’organisation
politique, économique et sociale du travail agricole et reproductif ? En quoi
l’analyse des tensions dans l’articulation des divers rapports sociaux de
production et de reproduction – au cœur du système de reproduction
des inégalités sociales –, nous aide-t-elle à comprendre les crises des systèmes agraires et la crise de la reproduction sociale, dont la faim est la
manifestation la plus criante ?
Cet ouvrage montre non seulement combien le genre, en tant que
catégorie d’analyse, est nécessaire pour comprendre les problèmes de
société mais aussi que le champ de recherche genre et développement
rural/agricole est maintenant bien défriché.
Du grain à moudre
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