Université catholique de Louvain Chaire Hoover d'éthique économique et sociale Concilier liberté et égalité ? Mise en dialogue de l'approche libérale égalitaire et de l'approche sociale libertaire par Verhoeven Johan Promoteur : Prof. Yannick Vanderborght Travail de synthèse présenté dans le cadre du certificat d'éthique économique et sociale Session de septembre 2012 1 « Je veux croire que les êtres humains ont un instinct de liberté, qu’ils souhaitent véritablement avoir le contrôle de leurs affaires ; qu’ils ne veulent être ni bousculés ni opprimés, recevoir des ordres et ainsi de suite ; et qu’ils n’aspirent à rien tant que de s’engager dans des activités qui ont du sens, comme dans du travail constructif qu’ils sont en mesure de contrôler ou à tout le moins de contrôler avec d’autres. Je ne connais aucune manière de prouver tout cela. Il s’agit essentiellement d’un espoir placé dans ce que nous sommes, un espoir au nom duquel on peut penser que si les structures sociales se transforment suffisamment, ces aspects de la nature humaine auront la possibilité de se manifester» Noam Chomsky 2 Table des matières INTRODUCTION ............................................................................................................... 4 De la nécessité d’une réflexion prospective............................................................................ 4 Des fondements d’une réflexion prospective sur une société juste........................................ 4 PARTIE 1.............................................................................................................................. 6 Le courant égalitariste libéral et la pensée de Rawls.............................................................. 6 Des principes de justice de Rawls à leurs implications politiques.......................................... 7 PARTIE 2.............................................................................................................................. 9 Le socialisme libertaire ou courant de l'anarchisme social..................................................... 9 Quelle conception libertaire de la justice?............................................................................ 11 PARTIE 3............................................................................................................................ 13 Quel rapport avec l'égalitarisme libéral ?.............................................................................. 13 De l'idée d'un socialisme libertaire répondant aux critères de justice de Rawls....................14 Quelques objections et failles de la proposition fédéraliste libertaire................................... 15 PISTES DE RÉFLEXIONS POUR CONCLURE........................................................... 17 BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................. 18 3 Concilier liberté et égalité ? Mise en dialogue de l'approche libérale égalitaire et de l'approche sociale libertaire1 INTRODUCTION De la nécessité d’une réflexion prospective La première décennie du XXIe siècle s’achève sur fond de crise généralisée. Manquons-nous à ce point d’imagination que pour trouver des solutions viables ? Un bref coup d’œil sur l’histoire pourrait nous faire répondre oui. Le système capitaliste et le néo-libéralisme économique ont étendu leur domination à la plus grande partie de la planète. Les Etats (même démocratiques) se sont subordonnés à une sphère économique grandissante, et ont adopté ses impératifs de croissance et de rentabilité, dans un monde où les questions de justice sociale peinent à trouver des réponses… La situation actuelle doit nous amener à nous interroger de manière radicale sur notre manière de fonctionner. Il devient urgent de réfléchir de manière critique à toutes les dimensions qui touchent à notre modèle de société. La philosophie politique peut – et doit – jouer jouer un rôle central dans cette nécessaire opération, en formulant des «principes susceptibles de nous orienter dans nos choix moraux comme dans nos engagements politiques»2, et dans nos choix de société. Les crises actuelles ne doivent pas être vues comme une fatalité, mais comme une opportunité de développer une compréhension plus globale des questions que posent nos modèles de société. Peut-être peuvent-elles nous permettre d’inventer une nouvelle société plus juste, mais cela suppose d’être capable de faire une critique cohérente, globale et radicale de notre société actuelle, et aussi de pouvoir s’engager dans des réflexions prospectives sur ce que pourrait être une société juste. Des fondements d’une réflexion prospective sur une société juste Il est difficilement concevable de chercher à penser « ce qui devrait être » sans jeter au moins un regard aux principales écoles qui structurent les débats actuels en philosophie politique. Cependant, il est tout aussi nécessaire de s’autoriser à s'écarter des courants dominants pour explorer certaines réflexions moins (re)connues. Il me semble judicieux de penser en quoi consisterait une société juste en multipliant les angles d'analyse. Je suis personnellement convaincu que le fondement d’une nouvelle critique sociale -pouvant 1Le présent travail constitue la prolongation et l’approfondissement d'une réflexion personnelle entamée dans le cadre du cours de « questions approfondies de philosophie politique », en compagnie du professeur Van Parijs. Certains passages du présent travail en sont donc repris ou largement inspirés. 2VAN PARIJS P. (1991), Qu’est ce qu’une société juste, introduction à la pratique de la philosophie politique, Paris, Seuil, p. 26 4 constituer les balises « d' une société juste »- ne pourra ignorer une double aspiration, que l'on peut traduire par Liberté et Égalité. Il est ainsi nécessaire de réfléchir à l’articulation entre ces deux concepts, en ne craignant pas de combiner raisonnement rigoureux et cheminement intellectuel hors des sentiers battus. C’est ce genre de parcours que je vais, modestement, tenter d’explorer dans les prochaines pages. Le point de départ de ma réflexion est le constat qu'une des approches majeures de la philosophie politique contemporaine, la conception libérale égalitaire de Rawls, ouvre la porte à un socialisme libéral. Sans en parler, ses écrits font écho aux propositions de certains auteurs anarchistes qui imaginent un socialisme libertaire. Ainsi, la philosophie de l'anarchisme social partage avec l'égalitarisme libéral des objectifs essentiels. Ces deux courants font le pari difficile d'imaginer un projet de société pouvant concilier liberté et égalité. Ils apportent cependant, en tout cas à première vue, des réponses fort différentes. L’objectif de la réflexion que je développerai dans les prochaines pages est dès lors de voir comment chaque courant répond à cette volonté de concilier égalité et liberté. Concrètement, je propose de mettre en parallèle l' « égalitarisme libéral » de J. Rawls avec le point de vue proposé par le courant libertaire afin de répondre aux questions suivantes : Quels sont les points de convergence et les points de rupture entre les courants de pensée relevant d'une approche libérale égalitaire et d'une approche sociale libertaire ? Est-ce qu'il est possible d'imaginer un projet de société libertaire conciliable avec la pensée égalitariste libérale de Rawls ? 5 PARTIE 1 Le courant égalitariste libéral et la pensée de Rawls Il est aujourd'hui difficile de mener une réflexion en philosophie politique sans faire référence à la pensée de John Rawls. Son œuvre constitue la balise de référence pour les théoriciens contemporains de la justice. Je commencerai donc par planter le décor dans lequel prend place notre réflexion, en présentant brièvement sa pensée. Il ne m'est cependant pas possible de la présenter de manière exhaustive, ni de passer en revue les critiques et les réponses qu'il y a apportées 3. Ce n’est d’ailleurs pas le but de ce travail. Il s’agira davantage de poser un cadre contextuel et de suivre certaines grandes lignes de sa pensée. Ce sera également l'occasion de mettre en avant certains aspects moins connus de celle-ci et d'insister sur le caractère subversif (pas toujours reconnu) de ses propositions. L'idée centrale sur laquelle repose la « conception générale de la justice » de Rawls est que « tous les bien sociaux premiers- la liberté et les opportunités, le revenu et la richesse, et les bases sociales du respect de soi- doivent être distribués de façon égalitaire, sauf si une inégale distribution de l'ensemble des biens ou de l'un d'entre eux bénéficie aux plus défavorisés »4. Il va avancer deux principes5 qui vont concrétiser cette idée centrale et qui devraient dés lors caractériser une société juste. Le premier principe (1), prioritaire par rapport au second, est celui de la plus grande liberté pour tous, compatible avec le même ensemble de libertés pour tous. Chaque personne a droit aux libertés fondamentales les plus étendues possibles: Liberté d’expression et de réunion,liberté de conscience et de pensée, liberté de détenir de la propriété personnelle, protection contre l'arrestation et la dépossession arbitraire, droits de vote et d'éligibilité. Le second principe (2) comporte en réalité une double dimension en affirmant, l'idée que « les inégalités sociales et économiques doivent remplir deux conditions 6 : (2b) elles doivent être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans des conditions de juste égalité des chances ; ensuite, (2a) elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société »7 . Il y a donc une aspiration égalitariste forte, qu'il va toutefois limiter par 3Pour des présentations plus détaillées de sa conception de la justice, voir ARNSPERGER C., VAN PARIJS P. (2003 )., Éthique économique et sociale, La découverte, Paris ou KYMLICKA W. (2003), Les théories de la justice : une introduction, La Découverte, Paris 4RAWLS J. cité dans KYMLICKA W., Les théories de la justice : une introduction, La Découverte, Paris, 2003 5Rawls justifie ces deux principes par le concept de voile d'ignorance et de position originelle , fiction où on suppose des individus ignorants totalement leurs positions dans une future société dont ils doivent édicter les principes de justice. Rawls soutient qu'il est rationnel pour tout individu dans cette situation d’adopter ces principes de justice, car ceux-ci proposent une situation où même si vous occupez la pire position sociale, vous obtiendrez une meilleure situation qu'avec n'importe quel autre arrangement. 6Présentées par ordre de priorité. 7RAWLS J (2003 ), La justice comme équité, une reformulation de la théorie de la justice, La découverte, Paris, p. 70 6 l’acceptation de certaines inégalités : c'est l'idée du maximin des biens premiers sociaux (le revenu et la richesse, les opportunités et le pouvoir, les droits et les libertés, les bases sociales du respect de soi8). Les inégalités sont acceptables si, et uniquement si, elles bénéficient aux plus défavorisés. Il ne s'agit pas moins d'un principe très exigeant en ce sens qu'il demande de maximiser la dotation de ceux qui ont le moins, Ceci suppose une transformation profonde de nos institutions socioéconomiques, car ce principe est absolument incompatible avec les inégalités actuelles. De plus, comme le souligne Page L., « le principe d'égalité des chances » tel que formulé par Rawls « est très exigeant, puisqu'il contient le refus de toute récompense envers des avantages issus d'inégalités de naissance »9. Ainsi Rawls estime que « personne ne mérite de tirer avantage des ses aptitudes naturelles, mais il n'est pas injuste d'autoriser les avantages personnels qui découlent des ces aptitudes naturelles si elles s’exercent également au bénéfice de ceux qui sont les plus défavorisés »10. Les principes de justices de Rawls me semblent donc, contrairement à certaines lectures qui peuvent en être faites, relativement radicaux dans leur « exigence de réduction des inégalités : supprimer toutes les inégalités qui ne soient pas dans l’intérêt des plus défavorisés, et assurer une réelle égalité des chances (ce qui signifie notamment le rejet de la méritocratie)»11. Il y a donc une réelle synthèse entre une certaine forme d'égalitarisme et une forme de libéralisme12. Mais qu'en est-il de sa concrétisation politique ? Quelle serait le modèle d'une société régie par ces principes ? Des principes de justice de Rawls à leurs implications politiques Pour répondre à cette question, il est important de souligner que la théorie de Rawls « ne constitue pas comme telle un modèle de société, mais plutôt un critère d'évaluation de modèles de société qui exige d'être complété par une analyse empirique de leurs fonctionnements .»13 Ainsi, le cadre de Rawls a l'avantage de pouvoir être pensé en regard des propositions diverses d'organisation sociale. Il est possible de mener une prospection réflexive dans ce cadre, tout en choisissant des modèles de société fort différents. Ainsi, il est clair que la théorie de Rawls n'est compatible avec aucune société existante. Même une société sociale-démocrate est loin de répondre à ces principes et risque de fort de contenir des « injustices graves »14. L'auteur de la Théorie de la justice n'est cependant pas très explicite sur les modèles de société qui pourraient être justes selon ses critères. Il conçoit comme acceptable, en fonction des circonstances, 8ARNSPERGER C, VAN PARIJS P. (2003), Ibid, p. 59 L. (2003), « La radicalité négligée de la théorie de la justice de John Rawls », mouvement, n° 27-28, p. 160 10KIMLICKA W. (2003 ), Ibid, p.69 11PAGE L. (2003), Ibid, p.160 12VAN PARIJS P. (1991), Qu'est-ce qu'une société juste ?, Paris, 1991, p. 86 13Ibidem 14Ibidem, p. 87 7 9PAGE deux types de régimes : « soit un régime de socialisme libéral qui combine la propriété publique des moyens de production avec le respect des libertés fondamentales et une allocation du travail par le marché ; soit une démocratie des propriétaires qui combine la propriété privée des moyens de production avec une diffusion à ce point large du capital physique et humain que les mesures correctives de l'Etat-providence n'y jouent qu'un rôle tout à fait marginal »15. Bien que Rawls semble avoir une certaine préférence pour cette dernière option, je me concentrerai sur la possibilité de ce qu'il nomme socialisme libéral. Il développe peu sa conception d'un tel socialisme. Au niveau politique, lle pouvoir y est conçu comme démocratique 16. Au niveau économique, il propose un modèle de socialisme qui pourrait être qualifi d'« autogestionnaire »17. Il juge comme acceptable un socialisme où les mécanisme de marché continuent à jouer un rôle, notamment au niveau de la carrière des citoyens et qui permettrait de décentraliser le pouvoir économique18. Au niveau de la gestion des entreprises, il semble envisager une propriété des moyens de productions par la société. Les entreprises pourraient dés lors être gérées par des directeurs nommés par l’Etat ou élus par les travailleurs19. 15ARNSPERGER C, VAN PARIJS P. (2003), Ibid, p. 69 sujet, voir par exemple les commentaires développés par PAGE L. (2003), Ibid, p. 163 ou VAN PARIJS (1991), Ibid, p. 86 17Rawls n’utilise pas le terme d'autogestion , mais propose des mécanismes qui répondent à l'idée d'autogestion ou self-management. 18PAGE L (2003), Ibid, p. 162 19Ibidem 8 16A ce PARTIE 2 Le socialisme libertaire ou courant de l'anarchisme social Les précédents paragraphes ont ouvert une voie intéressante dans la pensée de Rawls. L'idée d'un socialisme libéral pouvant être analysé comme « autogestionnaire » me semble riche. Mais comment concrétiser cette idée ? Et jusqu'où aller ? Les prochaines pages proposent donc une réflexion dans ce sens, en posant la question de la justice (au sens de Rawls), dans une société libertaire. Il me semble qu'il s'agit du courant de pensée ayant été le plus loin dans la réflexion sur une société socialiste non centralisée. Par socialisme libertaire ou anarchisme social 20, j’entends parler des courants de pensée qui ont, depuis le 19eme siècle, reflété l'affirmation de la construction possible d'un nouvel ordre social, basé sur une recherche de la liberté et de l'égalité et sur le refus de toute domination21. Il est cependant difficile de parler d'un courant homogène ou d'une « doctrine » anarchiste22. Les penseurs anarchistes ont développé des analyses et des propositions très variées, de qualités parfois très inégales. Il est, à mon sens, cependant possible d'en identifier les lignes de forces et les principaux piliers. L'anarchisme est un courant politique qui se caractérise avant tout par une forte critique de l'autoritarisme et de toute structure de domination et par la recherche d’un équilibre entre liberté et égalité. La liberté est souvent comprise comme double : la liberté politique et la liberté économique23. Cette conception donne lieu à des critiques fortes de toutes les institutions qu'ils considèrent y faire obstacle. C'est notamment le cas de l’Etat, de la propriété privée des moyens de production, de l’Église. Ces principes du mouvement anarchiste ne vont pas facilement trouver une concrétisation dans des formulations de ce que devrait être une société future 24. On peut cependant considérer la proposition d'un modèle de société «fédéraliste» comme la traduction concrète la plus aboutie des idéaux libertaires. Fondée par J. Proudhon (1809 – 1865)25 et reprise par des penseurs comme Bakounine (1814 – 1876) ou encore N. Chomsky à l’heure actuelle, l'idée du fédéralisme libertaire peut se résumer assez simplement. Il s’agit pour les auteurs de trouver un modèle d’organisation qui permette d’assurer l’organisation sociale, tout en garantissant “le pluralisme des libertés et des initiatives et 20Les termes libertaires et anarchistes sont ici considérés comme des synonymes. Ils font référence à l’acceptation francophone du terme « anarchisme » qui se distingue fortement de certaines approches anglo-saxones qui se revendiquent de l'anarcho-capitalisme et des idées libertariennes. 21GUERIN D. (1981), L'anarchisme, Gallimard, Paris, 22MAITRON J. (1983), «Le communisme anarchiste ou communisme libertaire » dans Le mouvement anarchiste en France, Maspero, Paris, p. 139 23KYMLICA W. (2003), Ibid, p 164 24Ibidem 25Il va développer l’idée à travers une littérature riche et abondante, on peut notamment citer Du principe fédératif ou Idée générale de la Révolution 9 qui permette de réaliser la justice et le droit” 26. De manière concrète, il s’agit d’imaginer une organisation sociale dans laquelle chaque “instance constitutive de l’organigramme est autonome pour ce qui la concerne directement, et qui délègue, par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs représentants désignés, une parcelle de sa souveraineté dans les instances supérieures de l’organigramme pour les questions qui dépassent son propre champ d’intervention (…). Ceci s’inscrit dans le cadre d’une démocratie économique dans laquelle les moyens de production sont collectivement et solidairement entre les mains des producteurs associés”27. Chomsky, en « compagnon de route » de ce courant de pensée28, définit la société fédéraliste comme une « société organisée, mais basée sur des unités organiques, qui pourrait correspondre au milieu du travail et du voisinage (...). A partir de là, par des accords fédéraux, naît une sorte d'organisation sociale hautement intégrée, qui pourrait exister sur le plan national ou même international. Les décisions pourraient être prises à très grande échelle, mais par des délégués qui feraient toujours partie de la communauté d'où ils viennent »29. Il ne s’agit donc pas d’une société sans organisation ni structure d’aucune sorte, comme certains auteurs ont tendance à décrire les projets libertaires. Au contraire. Les penseurs libertaires estiment qu’il s’agit de la manière la plus logique et efficiente d’organiser une société avancée et complexe. Toute confusion étant dissipée sur ce point, il est intéressant de chercher à analyser le fonctionnement concret proposé par le fédéralisme libertaire. Il va de soi qu'en fonction des auteurs, les formes concrètes que prendrait une telle société varient et sont plus ou moins définies. Je pense que l’on peut néanmoins identifier plusieurs constantes constitutives. Premièrement, l'existence d'une double structure associant, d'une part, une fédération économique (ce que Proudhon appelle le mutuellisme), c'est-à-dire une fédération d'associations des travailleurs et, d'autre part, un fédéralisme politique de communes autonomes. Au niveau économique, les fédéralistes libertaires défendent un système économique qui repose sur l'attribution de la propriété des moyens de production à l'ensemble des travailleurs30. La production est gérée par ceux qui sont directement concernés, à travers une forme d’autogestion. Les différentes entités économiques constitueraient un vaste réseau d’entités économiques, qui permettrait de combiner à la fois une 26ANSART P. (1984), Proudhon : textes et débats, Livre de poche, Paris, p. 284 R. , ( n.d.), « Sur le fédéralisme », Genèse de l’anarchisme, disponible en ligne sur http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Proudhon_Federalisme.pdf 28CHOMSKY N. (2001), De l'espoir en l'avenir. Propos sur l'anarchisme et le socialisme, Agone, Marseille, p. 13 29CHOMSKY N. (2001), Ibid, p. 8 30Il existe différentes variantes à ce sujet. Certains auteurs, comme Proudhon, estiment qu'il est indispensable de sauvegarder le droit de « possession » pour les petits artisans et travailleurs indépendants. La propriété des moyens de production plus importants doit cependant être remise entre les mains des travailleurs associés. D'autre auteurs, comme Bakounine, préfèrent la suppression totale de la propriété privée des moyens de production. Cependant, dans les deux cas, la propriété collective (ou socialisée) de ceux-ci n'est en rien comparable à la propriété collective centralisée existant ou ayant existé dans des sociétés se revendiquant du communisme. Il s'agit au contraire d'une propriété socialisée gérée directement au niveau local, de la manière la plus décentralisée et démocratique possible. 10 27BERTHIER certaine centralisation économique (mais par le bas) et une concurrence d'inspiration solidariste 31. Il s’agit de ce qu'on pourrait appeler « un collectivisme pluraliste et décentralisé »32. Il est important de noter que pour les libertaires, le champ économique est tout aussi, si pas plus, important que le champ politique. Sans transformation de celui-ci, il serai impossible d'envisager de réelle liberté ou une quelconque égalité. Proudhon proclame ainsi comme « base du droit fédératif et de tout ordre politique, le droit économique ».33. Au niveau de l'organisation politique, il propose de l'organiser de bas en haut, via des entités autonomes, souveraines. Celles-ci pourraient par exemple être les communes qui « ont le droit de se gouverner elle même, de s'administrer»34. Ces entités autonomes peuvent se fédérer entre elles, afin de gérer leurs intérêts communs. Cette fédération des communes devrait remplacer l'Etat et permettre de gouverner des Etats complexes, mais via une centralisation fédérative, mettant en place un pouvoir décentralisé, souverain. Pour résumer ce bref aperçu de la pensée fédéraliste libertaire, nous pouvons avancer l'idée qu'il y a recherche d'un modèle de société qui reconnaîtrait la pluralité des individus et leurs libres initiatives, tout en inscrivant celle-ci dans un système tant économique qu'administratif censé permettre à chacun de participer à la gestion de ce qui le concerne (comme présupposé de la liberté). Cette proposition de fonctionnement collectif implique donc des caractéristiques importantes : (1) la fin de l’exploitation capitaliste, (2) une propriété collective et solidaire des moyens de production, gérés directement par les producteurs, (3) une décentralisation maximum du pouvoir et une autonomie des unités de base, qu'elle soit économique ou politique, (4) un principe de subsidiarité, c’est-à-dire qu'une initiative doit être assumée par la plus petite entité possible concernée par la question et capable de la résoudre. Quelle conception libertaire de la justice? Ce rapide parcours a permis de tracer une esquisse de ce que pourrait être une société « fédéraliste libertaire ». Je vais maintenant tenter d’analyser plus précisément la conception de la justice qui y est sous-jacente. La justice pour les socialistes libertaires se base sur le principe d’une « égalité totale de dignité » des êtres humains. Chaque être humain est considéré comme intrinsèquement égal à son voisin, il doit être traité comme tel à tous les niveaux et aucune hiérarchie n'est considérée comme légitimable. La justice est donc comprise comme devant offrir à chacun la plus grande liberté possible compatible avec une égale liberté pour autrui. Il s’agit de trouver des institutions qui 31Pour Proudhon, la concurrence est gage de liberté. Il rêve d'un principe de concurrence regi par un principe supérieure de « socialisation », sur base d'un échange loyal, dans un esprit de solidarité. Ainsi, il considère que « la concurrence et l'association s’appuient l'une sur l'autre (...). Il ne saurait être question de détruire la concurrence (...). Il s'agit d'en trouver l'équilibre » (PROUDHON cité dans GUERIN D. (1981), Ibid, p. 75) 32GURVITCH G. (1965), Ibid, p. 57 33PROUDHON J., cité dans BERTHIER R. , ( n.d., Ibid, p.1 34PROUDHON J., cité dans GUERIN D. (1981), Ibid,p.82 11 permettent de combiner cette liberté et l'égalité des êtres humains. En découlent donc les différents principes de décentralisation et d’autonomie, mais également de propriété collective et autogérée des moyens de productions. La théorie de la justice que suppose la proposition d’un « fédéralisme libertaire » peut être classée dans les conceptions libérales de la justice, en ce sens qu’elle accorde un respect égal à toutes les conceptions de la vie bonne qui sont compatibles avec le respect des autres conceptions 35. Il s’agit d’une conception de type « libéral solidariste », pour laquelle la justice va « consister à distribuer d’une certaine manière –c’est le critère de répartition- une variable dont la distribution interindividuelle importe directement –c’est le distribuendum »36. Pour ce qui est du distribuendum, il me semble que le fédéralisme libertaire va chercher à distribuer une variable que ces auteurs jugent essentielle : le pouvoir37, afin de permettre à l’ensemble des citoyens de participer aux décisions qui les concernent, ce qu’ils considèrent comme constitutif de la dignité humaine et donc de la justice. De plus, au delà de cette valeur en soi de la participation, celle-ci doit permettre, en associant un maximum d'individus aux décisions, de prendre les décisions allant dans le sens d'une plus grande justice sociale. Je rejoins donc N. Chomsky lorsqu'il affirme que le socialisme libertaire est un des héritiers des idées libérales et qu'il constitue la jonction entre le socialisme et le libéralisme. On peut ainsi considérer que le socialisme libertaire « conserve et élargit le message radical humaniste des Lumières et des idées du libéralisme classique »38. Il apparaît donc que la conception libertaire de la justice a une place dans la famille des théories libérales solidaristes, de même que le libéralisme égalitaire de Rawls. 35VAN PARIJS P. (1991), Ibid, p.244 p. 251 37Entendu comme toute structure de domination. On y retrouve donc le pouvoir politique, mais également le pouvoir économique. La suppression de la propriété privé des moyens de production est donc justifié par la volonté de limiter au maximum le pouvoir, considérant que le pouvoir a souvent une origine économique et que la propriété est la « source du réel pouvoir social » (Proudhon). 38CHOMSKY N. (2001), Ibid, p.95 12 36Ibidem, PARTIE 3 Quel rapport avec l'égalitarisme libéral ? Les précédents paragraphes nous ont permis de mieux situer le fédéralisme libertaire en termes de conception de la justice. Mais qu’en est-il des liens avec les principes de Rawls et avec son socialisme libéral? Au niveau des conceptions de la justice, il est possible d'identifier une dynamique de convergence, mais aussi de divergence, entre la pensée de Rawls et le socialisme libertaire. J'analyserai ici trois éléments qui me semblent les plus importants. Premièrement, il y a une convergence importante dans l'affirmation d'une égale liberté des êtres humains et de la volonté de respecter les différentes conceptions de la vie bonne. Deuxièmement, les deux approches entendent lutter pour une égalité réelle et affirment que les inégalités ne sont pas justes. Pour Rawls, elles peuvent uniquement être tolérées dans le cadre du maximin. Pour les libertaires, c'est plus ambigu. Il n’y a pas de revendication (avec des variantes selon les auteurs) d’une égalité absolue entre les individus, par exemple en termes de redistribution, mais bien la recherche d’offrir à chacun la possibilité de vivre selon sa conception de la vie bonne 39. Ainsi par exemple, sur la question des salaires, Proudhon conçoit que celui-ci puisse différer entre les individus, en fonction de leurs implications ou de leurs talents par exemple 40. Il n'y a pas de principe de justice bien délimité sur ce point, mais il est certain que pour les auteurs anarchistes, si les inégalités subsistent, elles devraient tendre vers le minimum et dans tous les cas être le fruit d'une décision libre des travailleurs et des citoyens41. Enfin, et je pense qu'il s'agit du point de discussion principal, Rawls entend placer ses principes de justice dans le cadre d'un Etat de droit démocratique alors que les libertaires luttent pour la disparition de l'Etat démocratique dans sa forme actuelle. Faut-il en conclure que les deux conceptions sont dés lors largement inconciliables ? A mon sens non. S'il est très probable que Rawls ne pensait pas à une société de type fédéraliste libertaire lorsqu’il parle de «socialisme libéral », il n'est cependant pas impossible d'envisager une compatibilité. Pour ce faire, il est important de saisir le sens des critiques anarchistes. Les auteurs libertaires ont en effet souvent entretenu un rapport conflictuel avec le terme de démocratie, en développant souvent des critiques (très) fortes de celle-ci. Celles-ci ne portent cependant pas sur le concept (au contraire) de la gestion de la chose publique par le peuple, mais sur les formes que les démocraties prennent dans nos sociétés. Les critiques portent notamment sur la fausse représentativité des systèmes en place et 39Il y a cependant des différences importantes celons les auteurs, certains revendiquant dans leurs écrits une égalité totale des salaires. 40Voir à ce sujet GUERIN D. (1981), Ibid, p. 65 ou LEVI L. (2008), Federalist Thinking, ed. University Press of America Inc., Lanham, extrait disponible en ligne sur http://www.pressefederaliste.eu/Trois-reflexions-sur-les-apports 41 GUERIN D. (1981), Ibid, p. 65 13 le fait qu’ils ne font que réaliser la somme des volontés individuelles, et ne permettent pas de faire émaner une décision collective. Le peuple, en « délégant sa souveraineté par l'exercice périodique du suffrage universel ne fait que renouveler régulièrement son abdication »42. rejette d’ailleurs tant la démocratie représentative qu’une démocratie directe à grande échelle 43, car ces options sont incapables (pour des raisons logistiques évidentes) de permettre un réel débat délibératif entre l'ensemble des citoyens, considéré comme le seul capable d’assurer une décision réellement juste. Ainsi, au nom du principe d’une totale égale dignité, ils considèrent nécessaire d’imaginer un autre système. Cependant, cette recherche d’un fonctionnement démocratique « authentique » ne rend pas moins compatibles les propositions exprimées avec les principes de justice de Rawls, mais encadrées par d'autres principes : la décentralisation et la subsidiarité. Cette clarification étant faite, nous pouvons désormais nous pencher sur l’articulation entre la démocratie libertaire et la justice sociale. La démocratie (dans le sens fédéraliste) est à la fois (1) une partie constituante de la justice (car répond à l’idée d’une égale dignité entre individus) et (2) une condition indispensable de la justice (car le débat délibératif serait le plus à même de permettre une décision collective et les délégués auraient des comptes à rendre directement). En incluant le pouvoir dans le distribuendum en référence duquel la justice se définit, les penseurs libertaires affirment comme condition intrinsèque et comme condition factuelle de la justice d’avoir des institutions politiques permettant à tous de s’exprimer directement. Dans ce cadre, il est important et nécessaire que les membres d’une entité autonome (commune, entreprise, etc.) amenés à prendre une décision soient bien informés et que les mécanismes mis en place permettent de discuter, de débattre et d’argumenter dans un espace public afin de créer une délibération collective. C’est, comme le montre P. Van Parijs pour les institutions classiques 44, le filtre de la discussion publique et la nécessité qui en découle de « justifier constamment les mesures proposées, face à un auditoire potentiellement pluriel », qui rendrait possible ce que les auteurs anarchistes pourraient considérer comme un suffrage universel authentique . A mon sens, le fédéralisme libertaire peut être considéré comme proposant une forme d'organisation d'un « Etat » de manière démocratique et décentralisée. Si l'on accepte cette approche, il est alors possible d'analyser le socialisme libertaire sous l'angle des principes de justice de Rawls. De l'idée d'un socialisme libertaire répondant aux critères de justice de Rawls Si nous imaginons une société fédéraliste libertaire, en omettant toutes les objections possibles 45, celle-ci répondrait-elle à la conception de la justice de Rawls ? Au niveau du premier principe (1), le système devrait assurer la plus grande liberté pour tous, compatible avec le même ensemble de libertés pour tous. Chaque personne aurait droit aux libertés fondamentales les plus étendues possibles: Liberté d’expression et de réunion,liberté de conscience 42GUERIN D. (1981), Ibid, p. 27 R. , ( n.d), Ibid, p.3 44VAN PARIJS P (1991), Ibid, p. 275 45Nous en aborderons quelques unes dans un point ultérieur. 14 43BERTHIER et de pensée, protection contre l'arrestation et la dépossession arbitraire, droits de vote et d'éligibilité. Se pose la question de la liberté de détenir de la propriété personnelle. Celle-ci pourrait être admise, mais de manière limitée (hors moyens de production collectifs). Le second principe (2) pourrait également être respecté, bien que les inégalités sociales et économiques devraient tendre vers le minimum possible. Pour les inégalités existantes, celles-ci pourraient (si ces principes de justice sont retenus par la délibération des citoyens et des travailleurs) répondre aux deux conditions de Rawls46 : (b) être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans des conditions de juste égalité des chances ; (a) procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société »47. Quelques objections et failles de la proposition fédéraliste libertaire S'il ne semble pas impossible de concevoir que, une fois réalisé, un projet de société fédéraliste libertaire pourrait répondre dans une certaine mesure aux principes de Rawls, le fédéralisme libertaire souffre cependant d'objections importantes. Il est important de les traiter avant de pouvoir se prononcer sur les forces, la pertinence et les faiblesses de la proposition. Je me propose d'analyser ci-dessous deux objections qui sont, à mon sens, centrales. Une première objection est la question de la justice sociale, notamment en termes de redistribution, qui ne trouve pas d’emblée une réponse satisfaisante. C'est là, un des principal soucis du point de vue éthique. Si la question de l’autonomie comme élément central de la justice est largement traitée, aucun auteur ne donne de critères clairs et convaincants sur comment seront reparties les richesses. Si chaque entité économique est autonome, il est probable que certaines seront beaucoup plus productives que d’autres. Dans ce cas, doit-on justifier de fortes inégalités qui pourraient exister entre les travailleurs de deux entreprises différentes sur la seule base de l’autonomie ? A priori il serait justifiable qu’il existe des différences de salaires au sein d’une entreprise ou entre entreprises, mais si et uniquement si celles-ci ne constituent pas un déni de la liberté réelle offerte à tous les travailleurs. De plus, il est loin d'être certain que celles-ci bénéficient aux plus défavorisés. Ainsi, la productivité et la rentabilité d’une entreprise n’étant pas les mêmes, ne faudrait-il pas dans certains cas imaginer des mécanismes redistributifs au niveau économique afin de respecter ces principes ? Dans ce cas, à quel niveau doit se jouer la question de la redistribution, sachant que la redistribution la plus efficace est celle réalisée à plus large échelle ? Il semble peu crédible que les entités de base puissent assurer une redistribution efficace. Afin d’obtenir une redistribution efficace, il faut creuser du coté du principe de subsidiarité : on pourrait considérer que le niveau le plus bas capable de répondre à la question de la justice sociale en termes de pouvoir économique est le niveau régional, national ou même international. Dans ce cas, il semble que les institutions fédéralistes libertaires permettraient de répondre à l’objectif de justice, conçu comme une totale égale dignité entre les individus et qui se matérialiserait par une répartition forte du pouvoir et une redistribution économique. 46Présenté 47RAWLS par ordre de priorité. J. (2003), Ibid, p. 70 15 Mais surgit alors une deuxième objection, plus importante, qui est celle de l’intérêt des entités les plus riches d’entrer dans une fédération ? Les habitants des communes riches risquent, par exemple, de ne pas souhaiter s’associer avec des communes pauvres, au risque de devoir contribuer pour elles. Dans ce cas, comment garantir que les inégalités servent aux plus démunis ? Trois réponses peuvent être apportées à cette seconde objection. D’une part, la transformation du système économique est censée diminuer de manière importante les inégalités économiques. Cette réponse n’est cependant pas totalement convaincante. Une deuxième réponse, plus crédible, est d’affirmer la nécessité impérieuse de se fédérer avec d’autres afin de pouvoir réaliser une série de taches impossibles à réaliser seul. Il serait plus avantageux de se fédérer, même en devant contribuer solidairement à une redistribution, que de rester complètement autonome. Il n’empêche que certaines régions plus riches pourraient constituer des fédérations de communes riches, en obligeant la constitution de fédérations « pauvres » des communes moins favorisées de la région voisine. Ici, les auteurs libertaires apportent une réponse particulière, qui est celle d’une transformation des rapports humains par l’instauration du fédéralisme libertaire et d’institutions qui favorisent la collaboration plutôt que la concurrence. La réponse n'est pas réellement satisfaisante. Il est difficile d’imaginer quelles garanties pourraient être instituées, tout en respectant le principe d’autonomie, pour empêcher toute possibilité de retour vers une situation concurrentielle destructrice. C’est ici la grande faiblesse de l’approche : le manque de garantie institutionnelle qui assurerait, de manière globale, une certaine égalité entre entités et qui assurerait le respect des principes de justice. Au contraire, les penseurs libertaires font le pari qu'en instaurant certaines institutions et ayant respecté certains présupposés (suppression de la propriété privée, etc.), les travers de nos sociétés actuelles disparaîtraient automatiquement et définitivement. Il y a, à mon sens, un trop grand espoir dans la bonté intrinsèque de l’espèce humaine. 16 PISTES DE RÉFLEXIONS POUR CONCLURE La recherche d'un modèle de société conciliant égalité et liberté suggérait une problématique intéressante pour ce travail de synthèse. J'ai, dans ce but, proposé au lecteur un parcours en quatre étapes. Celui-ci a débuté par une brève présentation des propositions de Rawls et de leurs implications politiques, notamment au niveau de son socialisme libéral (partie 1). Nous avons alors procédé à une présentation de la philosophie de l'anarchisme social et de sa concrétisation à travers l'idée d'un fédéralisme libertaire (partie 2), pour ensuite chercher à identifier plus finement la conception de la justice sous-jacente à ce modèle. Enfin, nous avons proposé une mise en dialogue des deux approches, en montrant les convergences et les divergences, et en mettant en lumière les faiblesses de la proposition libertaire (partie 3). En guise de conclusion, je propose deux pistes de réflexion plus générales. Tout d'abord (1), la proposition libertaire apparaît désormais comme souffrant d'un certain nombre de faiblesses. Si la pensée est généreuse dans sa volonté, sur le plan du fonctionnement interne elle est fortement vulnérable. La proposition d'un socialisme libéral de Rawls, en gardant le cadre de l'Etat, apporte probablement plus de garanties qu'une proposition de décentralisation et d'autonomie radicale. Soulignons cependant qu'il ne convient pas d'écarter d'emblée la proposition libertaire(2). Au contraire, la position est néanmoins intéressante, car elle intègre un certain nombre d’éléments essentiels et permet d'envisager une conception libérale solidariste de la justice plus ambitieuse au niveau de la souveraineté de chaque individu. En cherchant à affirmer une totale égale dignité des individus et dès lors à inclure dans la définition de la justice la redistribution du pouvoir, la pensée fédéraliste libertaire accorde une grande importance à un facteur du respect de soi et de l’épanouissement humain qui sont à mon sens trop peu traités dans la pensée de Rawls. Ainsi, j'ai la ferme conviction que toute tentative de construction d'alternative sociale ne peut faire l'économie d'une réflexion sur les questions que pose le courant libertaire : celle de l'articulation entre liberté et égalité, mais aussi celle de la décentralisation du pouvoir et de la participation de tous aux décisions. A ce titre, il me semble que les penseurs anarchistes – qui ont apporté un certain nombre de réponses à ces questions – doivent être pris en compte et mis en dialogue avec d'autres approches dans toute réflexion sur ce qui devrait être. Certaines idées développées peuvent servir de balises dans ces réflexions, et il serait dommage de s'en priver. La réflexion entamée dans ce travail mériterait d'être approfondie afin d'explorer davantage la question de l'autonomie et de la décentralisation et de trouver une juste voie qui respecterait des principes de justice à l'échelle la plus large possible... 17 BIBLIOGRAPHIE ARNSPERGER C, VAN PARIJS P. (2003 )., Éthique économique et sociale, La découverte, Paris BAILLARGEON N. (2001), L'ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l'anarchisme, Agone, Marseille BERTHIER R. , ( n.d.), « Sur le fédéralisme », Genèse de l’anarchisme, disponible en ligne sur http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Proudhon_Federalisme.pdf CHOMSKY N. (2001), De l'espoir en l'avenir. Propos sur l'anarchisme et le socialisme, Agone, Marseille GUERIN D. (1981), L'anarchisme, Gallimard, Saint-Amand GURVITCH G. (1965), Proudhon, sa vie, son œuvre, Presse universitaire de France, Paris LEVI L. (2008), Federalist Thinking, ed. University Press of America Inc., Lanham, extrait disponible en ligne sur http://www.pressefederaliste.eu/Trois-reflexions-sur-les-apports KYMLICKA W. (2003), « L'égalité libéral », Les théories de la justice : une introduction, La Découverte, Paris, p. 61-105 MAITRON J. (1983), «Le communisme anarchiste ou communisme libertaire » dans Le mouvement anarchiste en France, Maspero, Paris, p.139-183 PAGE L. (2003), « La radicalité négligée de la théorie de la justice de John Rawls », mouvement, n° 27-28, p. 158-164 PROUHDON P. (1962), Justice et liberté, textes choisis, Presse universitaire de France, Paris RAWLS J (2003 ), La justice comme équité, une reformulation de la théorie de la justice, La découverte, Paris 18 VAN PARIJS P. (1991), Qu’est ce qu’une société juste, introduction à la pratique de la philosophie politique, Seuil, Paris 19