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Article Eklosia :
Pourquoi philosopher aujourd’hui ?
On ne saura jamais ce qu’est philosopher et ce qu’est la philosophie, par-delà sa figure
institutionnelle (scolaire, universitaire, éditoriale, médiatique) et l’indétermination qui entoure
les termes presque synonymes auxquels on l’apparente si naturellement (la pensée, la
recherche, le questionnement), on ne le saura jamais si, d’abord, on ne se demande pas
pourquoi, au juste, nous philosophons. Certes, l’on sait, au moins confusément, ce dont il
retourne en philosophie : son histoire nous montre des séries de concepts, parallèles à des
séries de problèmes, son étymologie indique que ces séries sont ou seraient animées par
l’amour (philia) de la sagesse (sophia), du moins par ce que l’on a coutume de traduire ainsi.
Certes, nous ne partons pas désarmés. Néanmoins, ces termes sont autant d’aspects de la
chose, de l’affaire (Sache) philosophique, envisagée comme fait positif, institutionnel,
culturel, déjà déterminé historiquement, dont la positivité même masque l’élan fondamental
qui la suscite. On ne philosophe jamais pour penser, pour questionner, pour chercher, ni pour
exercer une sagesse ou y tendre. Le croire, c’est à la fois sous-déterminer et surdéterminer la
philosophie, lui arroger rien de moins que la pensée ou la sagesse, alors qu’il ne s’agit que de
traits secondaires, non pas seulement parce qu’ils appartiennent à son histoire institutionnelle
– aux significations qui se sont sédimentées et comme agglomérées – mais aussi parce que ces
traits ne la définissent pas en propre, et en dernière instance. La pensée, la recherche, ne sont
pas la seule affaire de la philosophie, mais aussi celle des sciences, de n’importe quel savoir,
et la sagesse, celle des religions, ou celle de la vie – on se souvient de la maxime « Primum
vivere, deinde philosophari » que Blaise Cendrars avait fait sienne. Gilles Deleuze affirmait
que seul le philosophe crée des concepts ; mais il faut s’entendre sur le sens profond du
concept, de telle manière qu’on ne puisse plus appeler « concept » les outils des autres
savoirs. Si c’est le cas, si seul le philosophe crée proprement des concepts, il faut avant tout se
demander ce qui l’anime et le pousse à cette création si spécifique : cette motivation première,
en-deçà du résultat – qu’il soit concept ou sagesse – est ce qu’il s’agit de comprendre pour
pouvoir définir l’activité philosophique.
Posons donc maintenant la question : pourquoi philosopher, c’est-à-dire, que recherche le
philosophe que les autres chercheurs ou penseurs ne cherchent pas ou ne pensent pas ? Et, en
somme, pourquoi le chercher et le penser ?
Pour y répondre, nous ne pouvons évidemment pas faire fi de la dimension positive de
l’institution philosophique, mais au contraire l’expliciter. Ce qui veut dire : montrer, en son
sein, le sens latent qui la soutient, mais qui semble, de ce fait même, caché, comme recouvert
par les réponses qu’il a, en tant que question première, suscité. Il faudra également s’assurer
que ce que nous présenterons à titre de concrétude propre de la philosophie – sa Sache – lui
soit effectivement propre, c’est-à-dire, du même coup, rendre compte des effets de similitude
avec les autres formes de pensée ; rendre compte, enfin, de l’indétermination qui entoure de
prime abord l’activité philosophique, et qui semble participer de sa spécificité. Ce n’est pas
sans raison en effet que le mathématicien, le sociologue, l’historien, sont assurés de l’objet de
leur discipline et de la définition de cette dernière – ce qui ne les empêche pas, bien sûr, de la
discuter, de la raffiner – tandis que le philosophe apparaît toujours pris d’un certain doute, ou
par une certaine gêne lorsqu’un non-philosophe l’interroge sur le sens de sa pratique. Bien
plus, d’une philosophie l’autre, le sens du philosopher ne cesse d’être remis en question, à tel
point qu’une œuvre philosophique se présente toujours, au fond, comme une réponse à la
question : qu’est-ce que la philosophie ? Peut-être même n’est-il pas si exagéré de dire qu’une
philosophie est toujours une justification de la philosophie, comme si le philosophe se
justifiait, lui et sa pratique, à chaque ligne, tentait d’expliquer la pulsion initiale qui le mit, un
jour, lui et ses pairs, sur le chemin d’un tel langage, tout en sachant que jamais son explication
n’épuisera le fond du problème. Heidegger, commentant Hölderlin, soulignait que le Dieu
inconnu, se manifestant en tant que tel, dans sa fuite, est « mesure pour le poète », et, bien
plus « mesure où l’homme se mesure ». Cette présence excessive, cet excès qui transforme la
présence en absence – nous ne savons pas ce que nous cherchons, nous ne pouvons l’identifier
de manière exprimable, mais nous savons que nous le cherchons et que nous devons le
chercher, que quelque chose est là et demande à être exprimé sans que jamais l’expression ne
l’épuise – cette présence/absence, donc, il semble que le philosophe la partage avec le poète,
qu’elle soit sa mesure. Le flou, l’indétermination qui s’attachent, aux yeux du non-philosophe,
à la philosophie, loin de n’être qu’une opinion destinée à être corrigée, dit au contraire
quelque chose du philosopher, et que le philosophe sent en lui-même au fil de ses recherches.
Définir la Sache philosophique équivaut, selon nous, à déterminer l’origine de cette
indétermination : non pas combler cette dernière, lui assigner un objet définitif (ce qui serait
aussi bien surdétermination que sous-détermination), mais expliquer ce phénomène d’excès
dans la présence, sans recourir à quelque Dieu caché (qui servirait, ainsi que le dénonçait
Spinoza à propos de la volonté divine, d’asile à notre ignorance).
Il faudrait, en toute rigueur, partir de la positivité historique de la philosophie, du moins de
certains de ses moments, pour en déduire la définition recherchée, exhiber dans le fait même
de telle ou telle doctrine, le phénomène ou la motivation initiale qui les parcourt toutes : en
d’autres termes, mettre en lumière le trait unique et universel qui signe le caractère
philosophique d’une pensée. Nous disons unique et universel, parce qu’il doit être inclusif, et
être en mesure d’expliquer pourquoi, des présocratiques à aujourd’hui, nous parlons toujours
de la philosophie. Cette démarche est toutefois bien trop ambitieuse pour un article, et
demanderait les développements d’un livre, si ce n’est de plusieurs. C’est pourquoi, et dans le
but de susciter plus aisément la discussion, nous formulerons et expliciterons la définition de
la philosophie de manière à montrer son aspect inclusif et sa capacité à expliquer
l’indétermination évoquée plus haut.
Mais, avant de s’engager véritablement dans cette présentation, quelques mots, pour répondre
à trois objections possibles, et qui touchent à notre projet même : pourquoi vouloir donner une
définition unique et explicite, alors même que la philosophie s’en est depuis toujours passée,
ou du moins que l’absence d’une telle définition n’a jamais empêché la pensée philosophique
de poursuivre sa route ? Et comment s’assurer qu’elle n’emprunte pas sa conceptualité à une
doctrine déjà établie ? Enfin, le projet même de définition n’est-il pas propre à un type
particulier de philosophie, que nous dirons rationaliste, en ce sens qu’elle entend réduire la
pluralité empirique à l’unité d’une raison – dont la définition serait la formule – située horschamp, hors du champ de la temporalité empirique ? Nous répondrons d’abord à la troisième
question. Il est évident que même la philosophie la plus empirique, entendant faire droit à
l’immanence et à la pluralité de l’expérience, ne le peut qu’à la condition de dresser une
certaine perspective évaluatrice, de prendre du champ – le pluriel n’est plus si pluriel dès lors
qu’il est saisi par le langage – et, ce faisant, de se décider sur le sens propre à la pratique
philosophique. L’inconvénient majeur est d’adopter une perspective qui annule toutes les
autres, et les rejette dans l’erreur, cette erreur fût-elle expliquée et fondée. Ce défaut est
partagé tant par l’empirisme que par le rationalisme, mutuellement exclusifs, opérant ainsi un
partage, une scission à l’intérieur même de la philosophie. Le but est bien plutôt, en prenant
acte de la fonction unificatrice du langage, en l’assumant, de définir un sens du philosopher
qui soit suffisamment large, qui prenne appui sur un champ suffisamment profond pour
pouvoir expliquer la diversité des doctrines qui parcourent son histoire. Il faut, par
conséquent, que la définition prenne en charge, contienne en elle-même, la pluralité des
doctrines. L’important est de se donner les moyens de formuler ce qui est en jeu quand nous
philosophons. Pourquoi donc ? Pourquoi formuler, une bonne fois pour toutes, cet enjeu ? Et
surtout, qu’est-ce qui nous assure que cette « bonne fois » puisse effectivement valoir « pour
toutes » ?
Il s’agit maintenant de prendre en compte la totalité de la question initiale : pourquoi
philosopher aujourd’hui ? Ce qui signifie tout autant : pourquoi est-il urgent, aujourd’hui, de
s’entendre sur ce qu’est la philosophie, ou plutôt, sur ce qu’elle cherche ?
Nous ne pensons pas exprimer un sentiment isolé en disant que l’époque actuelle est celle
d’un monde à bout de souffle, arrivé au bout de la logique qui le gouverne depuis tant
d’années, de cette logique dont notre jeunesse a hérité : héritage subi et néanmoins contesté
du capitalisme et de la société de consommation, de l’obsession pour une croissance indéfinie,
dont l’effet, peut-être le plus central, est l’arrimage du politique sur l’économique, et qui se
traduit par une expression bien connue : la crise du sens. En quoi quelque chose comme le
« sens » connaît-il une « crise » et en quoi est-ce corrélé avec le primat de l’économique sur le
politique ? Rien de plus indéterminé, semble-t-il, que le « sens »1 : justement parce qu’il n’est
ni localisable ni déterminable par une signification précise, par une valeur ou par une idée,
mais qu’il désigne le milieu ou le champ qui tient ensemble les significations, les valeurs et
les idées, c’est-à-dire le langage commun qui constitue à chaque fois un monde, totalité
spirituelle ni indépendante de ses parties, ni réductible à celles-ci, mais qui pourtant s’exprime
dans chacune d’elles, s’incarne et est ainsi vécu. Le sens, dirons-nous, est ce qui anime les
significations, les rend à la fois mobiles, c’est-à-dire susceptibles de variations, et partagées,
c’est-à-dire constitutives d’un monde vécu. Or, si le sens est en crise, c’est sous un double
registre : d’abord celui du réseau particulier de significations et de valeurs qui régit le monde
capitaliste, et qui suscite de plus en plus de contestations ; le deuxième registre est celui du
sens vécu en tant que tel, c’est-à-dire de ce qui constitue le caractère partageable et mobile des
significations particulières. Concrètement, la crise propre à ce registre survient quand les
significations sont subies plus que vécues ou assumées, et forment un système figé, sédimenté
et qui apparaît inchangeable, loin, très loin du dynamisme propre au sens. Les crises des deux
registres peuvent sembler contradictoires : si le système est l’objet de contestations, et de
contestations de plus en plus vives, n’est-ce pas le signe que le sens est bel et bien vécu en
1
Notre insistance sur le sens, que cet article tente de justifier, et sa définition ou son approche comme milieu
indéterminé et dynamique, doit beaucoup à l’œuvre de Marc Richir, phénoménologue récemment décédé, duquel
nous nous inspirons. Pour une première approche de cette œuvre, nous renvoyons le lecteur aux Méditations
phénoménologiques – Phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Million, 1992, et, pour
une présentation d’ensemble, à celle d’Alexander Schnell, Le sens se faisant – Marc Richir et la refondation de
la phénoménologie transcendantale, Ousia, 2011.
tant que sens en devenir et intersubjectif ? Pourtant, si le système capitaliste est contesté, il
n’en est pas moins toujours efficace : comme une machine laissée à l’abandon, qui continue à
tourner et à produire ses effets. C’est ce qui, à nos yeux, caractérise la situation
contemporaine : les deux registres en crise contribuent au décalage de plus en plus marqué
entre une contestation radicale et l’objet de cette contestation, sorte de grand machin
autonome. La crise ne prendra fin que lorsque les deux registres seront réunis, c’est-à-dire
lorsque le réseau de significations capitalistes sera vécu comme significations en devenir,
comme un moment du sens, et non plus un système déconnecté de l’intersubjectivité, offrant
ainsi une prise à la contestation, une amorce de changement véritable. Et, plus encore, le fait
que la contestation soit, pour le moment, sans prise, que les significations (figées et
indépendantes) soient déconnectées du sens (dynamique et intersubjectif), trouve son corrélat
dans le primat de l’économique sur le politique. Nous ne disons pas que ce primat est la raison
du décalage des deux registres, puisque cela impliquerait que la sphère économique, en tant
que telle, soit responsable du décalage, comme si le politique était, quant à lui, nécessairement
et en tout temps, le « lieu » signifiant où le dynamisme du sens s’exprimerait le mieux. Il est
plus juste, et plus prudent, d’affirmer que le primat de l’économique sur le politique, du
marché où se joue l’ordre machinal et anonyme de la « main invisible » sur l’Etat censé être
l’arbitre et le garant de l’intersubjectivité sociale, que ce primat donc, est la traduction
contemporaine du décalage entre système de significations et sens, son expression concrète.
Si la crise du sens s’énonce aujourd’hui comme crise du politique et, corrélativement, comme
oubli du sens, alors la philosophie a un rôle politique, d’engagement, non pour tel ou tel parti
ou telle cause précise, mais, dans la mesure où il lui incombe de réveiller l’attention au sens,
au dynamisme et à l’intersubjectivité des significations ou, dit autrement, de réfléchir les
significations acquises vers le sens qui les constitue, toute théorie philosophique doit avoir un
horizon pratique, politique au sens large d’un vivre-ensemble à réinventer. Qu’une telle
réflexion caractérise la démarche philosophique, c’est ce qu’il nous faut maintenant justifier et
développer, avant de préciser le rôle politique de la philosophie, de telle sorte que la question
soit maintenant celle-ci : pourquoi philosophons-nous aujourd’hui ?
Nous dirons que le propre de la philosophie est une liberté envers le monde et une
lucidité quant au sens qui s’y déploie, et jamais l’un ou l’autre, ce qui précisément la distingue
des savoirs ou des sciences dirigés vers des significations déterminées, comme la linguistique,
la sémiologie, l’herméneutique (du côté du sens) ou comme la physique, la politique,
l’économie (du côté du monde). Le monde et le sens nous sont donnés au préalable, dans un
déjà-là qui fonde l’horizon total et familier de nos croyances, de nos opinions, de nos savoirs,
de nos pratiques et de nos valeurs. C’est un horizon qui nous précède et nous entoure d’une
atmosphère particulière. La langue allemande possède un mot très fécond, et que nous
emploierons dans la suite, celui de Stimmung, humeur ou disposition affective qui colore le
monde, nous ouvre et nous accorde à lui. Toute Stimmung est accord affectif entre soi et le
monde, accord pour ainsi dire exact (« Stimmt ! » signifiant justement « c’est cela », « ça
colle »). La Stimmung du déjà-là du monde et du sens est la familiarité, qui garantit le succès
de nos pratiques quotidiennes et assure l’entente dans nos discussions, mais qui, pour celamême, interdit de remettre en question les rouages, les points d’accroche de nos expériences :
elles nous paraissent sûres, sans jamais être examinées pour elles-mêmes, nourrissant ainsi
une confusion qui est tout le contraire de la lucidité, et semblent s’imposer à nous, comme
d’un dehors nous précédant depuis toujours, instituant ainsi une passivité de tous les jours, qui
n’est rien moins que libre. La philosophie fait bouger cette familiarité, par la lucidité des
concepts et des méthodes, mais d’abord par la liberté dont témoigne son étonnement sans
cesse recommencé face aux choses et aux hommes. Nul concept, nulle théorie, s’il n’y a pas,
au commencement, une « passion de la pensée »2 pouvant seule s’opposer à la familiarité
initiale. Ce n’est pas la raison toute nue qui nous pousse à philosopher, mais bel et bien une
Stimmung, un élan affectif ; non pas certes un pur sentiment qui se nourrirait de lui-même,
mais une affection déjà orientée vers la pensée, aimantée par elle. Ce mouvement libre et
lucide est celui que décrit Platon par l’allégorie de la caverne, dans la République. Ce texte,
loin de se réduire à la présentation traditionnelle de la philosophie à laquelle il donne
généralement lieu en Terminale – lot malheureux de tout grand texte, devenu « canonique » peut au contraire servir à contester sa prétendue origine intellectuelle, strictement idéaliste. Si
le philosophe est celui qui délivre les hommes de leurs chaînes et les tourne vers le soleil, vers
les Idées, qui a, le premier, délivré le philosophe ? Les Idées, seules, n’ont aucune force, et
sont à mille lieux de la vie des hommes : il faut au contraire que la sortie hors de la caverne
soit initiée du sein même de cette vie, par quelque mouvement venu du cœur – du thumos
platonicien, justement situé entre l’épithumia, le désir, et le noûs, l’intelligence – par quelque
affect qui continuera d’animer le philosophe, et de prêter une vie à ses idées. Mais à quoi cet
élan le conduit-il ? Pas seulement à contester la familiarité coutumière qui nous installe dans
le monde et lui prête un sens, mais, plus positivement, à interroger le foyer du sens à partir
2
L’expression est d’Eugen Fink. Cf. ses analyses de la Stimmung philosophique dans « Que veut la
phénoménologie d’Edmund Husserl ?– L’idée phénoménologique de fondation », De la phénoménologie,
Editions de Minuit, 1974, pp. 178-198.
duquel se sédimentent nos expériences et nos idées, l’origine des ombres qui se profilent sur
la paroi de nos vies.
La démarche philosophique, comme démarche généalogique ou archéologique, est en cela très
proche de l’histoire, de l’anthropologie, ou de la sociologie, mais son objet ultime la distingue
radicalement de ces disciplines, et l’apparente bien plutôt à la littérature et à la poésie. Car, ce
que cherche le philosophe, ce n’est pas l’origine déterminée de telle pratique, ou de tel
système de signes, mais bien le fond indéterminé duquel procède toute pratique et tout
système de signe, y compris la philosophie elle-même : l’indétermination qui s’attache au
philosopher, dont nous étions partis, tient en réalité à l’indétermination foncière de son objet,
celle du sens. Nous ne savons pas ce que nous cherchons, puisque l’objet de notre recherche
n’est précisément rien de déterminé, ni rien de déterminable a priori, mais nous le cherchons
tout de même, puisque nous voyons bien que toute notre expérience, nos conduites et nos
discours, et leur renouvellement perpétuel, ne seraient possibles sans cet élément dynamique
de création d’idées, de valeurs, d’œuvres, qui ne doit en aucun cas être confondu avec ce qu’il
rend possible, et qui ne peut donc être déterminé a priori. Seulement, le philosophe le
cherche par le moyen du concept, non par des images et des récits, par la cohérence des
arguments et non par l’harmonie des mots. Mais ce qui est commun à la philosophie et à la
littérature – qui les consacre comme pratiques d’ « écrivains » - c’est le style, qui témoigne
tout à la fois de l’origine affective de la pensée philosophique et de sa destination, vers
l’indétermination du sens. Tout philosophe, y compris le plus austère, s’exprime par un style
propre qui exprime en retour sa propre Stimmung, laquelle, bien que personnelle, n’a de sens
que comme expression de soi, pour l’autre, par le langage ; c’est ce qui explique que l’on soit
davantage attiré par tel ou tel philosophe – davantage que toute explication rationnelle :
reconnaître les erreurs de notre philosophe de chevet ne nous le fait pas moins aimer, et c’est
donc qu’il y va de quelque chose d’autre que de la seule recherche raisonnée de la vérité. Si
tous les philosophes n’apportent pas un soin égal à l’écriture, force est de constater que toute
écriture, comme modulation des mots épousant le rythme de la pensée, est le lieu où se
recherche inlassablement l’objet même de la philosophie – inlassablement, puisque l’objet est
par principe indéterminé – et qu’à l’instar du poète et de tout écrivain, l’œuvre du philosophe
n’épuise jamais son désir, que seule la vie elle-même peut arrêter : l’expression concrète n’est
jamais à la mesure de ce qu’elle tente d’exprimer, et le risque qui la guette sans cesse est celui
du dogmatisme, qui fixe et arrête l’indétermination du sens recherché en un système précis se
substituant à lui.
Contre ce risque, il est une méthode, propre à la phénoménologie, énoncée par E. Husserl
dans l’une de ses premières œuvres, les Recherches logiques (1900-1901). Son intention y
était d’élucider les notions logiques en les rapportant au vécu et à l’évidence première qui les
anime et qui est oubliée dans et par la pratique même de la logique. Mais l’un des problèmes
principiels auxquels cette recherche est confronté, et que Husserl reconnaît dès le début, est le
suivant : nous ne pouvons élucider l’origine de la logique qu’en ayant recours à ces mêmes
notions logiques. Ce problème, Husserl ne l’évite pas après l’avoir formulé ; il ne tente pas
non plus de le résoudre définitivement, mais l’explique par la nature même de la démarche
phénoménologique, dont la sphère propre, l’origine des vécus logiques, n’est pas « donnée
d’ores et déjà, mais se délimite seulement au cours de la recherche »3. Il ne s’agit pas d’un
système déjà déterminé, qu’il faudrait seulement développer, ou déplier selon sa logique
propre, mais d’un domaine qui se construit pas à pas, et même – l’image est de Husserl – en
« zigzag »4 : si le phénoménologue se doit de mettre en lumière l’origine des significations, et
pas seulement logiques – origine indéterminée donc, pour ainsi dire « en puissance » de toutes
les significations – il ne le peut qu’en les utilisant, qu’en frôlant sans cesse le risque de
remplacer la sphère originaire par cela même qu’elle rend possible. Il faut, par conséquent,
opérer un aller-retour infini, réflexif, des significations, parmi lesquelles nous vivons, et dont
nous ne pouvons nous abstraire absolument, vers le sens et du sens vers les significations,
pour s’assurer que l’indéterminé n’a pas été sur-déterminé ou sous-déterminé. Cet aspect
infini, parce qu’indéfini, de la recherche philosophique, amène à formuler plusieurs
remarques.
Il nous invite d’abord à ne pas recouvrir l’indétermination première qui accompagne la
philosophie, par des définitions à la fois trop précises et trop vague, comme celle, par
exemple, de « recherche raisonnée de la vérité et du bonheur », mais à tenir l’indéterminé
pour un phénomène positif, seul moyen pour ne pas mettre la philosophie en concurrence avec
d’autres savoir et d’autres pratiques, en lui assurant justement un domaine transversal et
universel, celui du sens.
Notons ensuite l’apport décisif de la phénoménologie, qui offre à la fois une conception et une
pratique originales et fortes de la philosophie. Précisons également que nous sommes très loin
d’affirmer que la phénoménologie comme ensemble de thèse déterminées et comme discipline
liée à des auteurs précis est la philosophie authentique enfin parvenue à un savoir clair d’ellemême. Si telle est la position de Husserl, on ne peut, rigoureusement, la défendre, pour deux
3
4
Recherches logiques, II, Recherches I et II, Introduction, §6, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1961, p. 18.
Ibid., p. 19.
raisons. D’abord parce qu’elle importe une téléologie de la raison dans l’histoire de la
philosophie – celle-ci est déterminée en son fond par une fin déterminée, la prise de
conscience de l’esprit philosophique accomplie par la phénoménologie ; ensuite, et plus
profondément, parce qu’elle recouvre l’indétermination essentielle à la philosophie par des
thèses déterminées, raison pour laquelle cette téléologie paraît abusive. Néanmoins, la
phénoménologie comme méthode de réflexion des significations vers le sens et surtout
comme démarche infinie, en zigzag, nous semble bien formuler ce qui est en jeu dans toute
pratique philosophique – non pas ce qui a été ou est explicitement pratiqué, mais l’horizon qui
suscite et anime la philosophie. On pourrait objecter que la question du sens et qu’une telle
méthode n’est ni la question ni la méthode de tous les philosophes ; à quoi nous répondrons
que l’on serait bien en peine de déterminer l’objet précis et définitif d’une œuvre
philosophique, laquelle offre des prises multiples, et suscite des interprétations et non de
simples explications de textes, parce que, précisément, s’y ouvre la profondeur du sens luimême. De surcroît, si la perspective phénoménologique peut jeter une lumière féconde sur
l’histoire de la philosophie pour comprendre ce qui tient cette succession de doctrines en une
histoire – fécondité que nous ne pouvons ici montrer de manière exhaustive – le plus
important, dans le cadre de cet article, est la lumière qu’elle jette sur notre pratique de la
philosophie, au présent, et celle à venir.
Réfléchir les significations vers le sens revient précisément à user lucidement de notre liberté
envers le monde, envers ses structures – et l’on sait à quel point une telle liberté est cruciale,
non seulement pour penser notre expérience contemporaine, mais pour agir sur elle.
Considérer cette expérience comme sédimentation et résultat figé de ce qui au contraire est
perpétuellement en mouvement, affirmer que la réalité n’est rien d’autre que création
perpétuelle de sens, offre une première amorce de réponse à la crise contemporaine – une
réponse qui ne consiste pas à en appeler à la recréation incessante et sans repos de nos
structures (ce qui reviendrait à oublier la sédimentation, l’institution, comme aspect
fondamental du sens), mais à tenir ensemble les exigences de la vie et de la pensée, à voir
dans notre vie présente et familière autre chose que des structures définitives, à y voir
l’expression d’un sens qui s’élabore en commun. Dans l’une de ses lettres, Hölderlin
reconnaissait que « le plus difficile » est « le libre usage de ce qui nous est propre » (lettre à
Böhlendorff du 4 décembre 1801). C’est à cette tâche, à cette difficulté la plus haute, que nous
devons travailler, et c’est la raison pour laquelle nous philosophons aujourd’hui.
L’engagement philosophique, en vue du sens, n’est justement pas celui d’une discipline parmi
les autres, mais a d’emblée une vocation universelle. Philosopher, ce n’est ni s’enfermer, entre
soi, dans des problèmes qui non seulement sont loin, très loin, du présent, mais surtout
spécifiques à des écoles, à des tendances incapables de dialoguer, ni se compromettre dans un
monde que l’on a refusé de penser. Tels sont pourtant les écueils actuels de la philosophie,
perdue entre la spécialisation universitaire et la médiatisation intellectuelle. Poser le sens
comme l’objet propre de la philosophie permet de se protéger de ces deux erreurs : parce qu’il
est transversal, il est commun à toute discipline philosophique, il est le terrain à partir duquel
nous pouvons nous entendre, nous qui philosophons ; et parce qu’il se déploie dans le monde,
et connaît aujourd’hui une crise manifeste, il nous enjoint à le penser à nouveaux frais. Si la
philosophie est bien une création de concept, la conceptualité n’est ni l’origine ni la fin du
philosopher. Nous philosophons à partir d’un mouvement premier de notre cœur ou de nos
tripes, par un mouvement vital qui s’enracine dans notre vie affective et qui n’a pas d’autre
destination que cette vie, mais élargie aux dimensions d’un monde, d’un monde commun, qui
nous est propre, dont nous apprenons sans cesse, et non sans peine, le libre usage.
Jérôme Watin-Augouard.
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