Pour y répondre, nous ne pouvons évidemment pas faire fi de la dimension positive de
l’institution philosophique, mais au contraire l’expliciter. Ce qui veut dire : montrer, en son
sein, le sens latent qui la soutient, mais qui semble, de ce fait même, caché, comme recouvert
par les réponses qu’il a, en tant que question première, suscité. Il faudra également s’assurer
que ce que nous présenterons à titre de concrétude propre de la philosophie – sa Sache – lui
soit effectivement propre, c’est-à-dire, du même coup, rendre compte des effets de similitude
avec les autres formes de pensée ; rendre compte, enfin, de l’indétermination qui entoure de
prime abord l’activité philosophique, et qui semble participer de sa spécificité. Ce n’est pas
sans raison en effet que le mathématicien, le sociologue, l’historien, sont assurés de l’objet de
leur discipline et de la définition de cette dernière – ce qui ne les empêche pas, bien sûr, de la
discuter, de la raffiner – tandis que le philosophe apparaît toujours pris d’un certain doute, ou
par une certaine gêne lorsqu’un non-philosophe l’interroge sur le sens de sa pratique. Bien
plus, d’une philosophie l’autre, le sens du philosopher ne cesse d’être remis en question, à tel
point qu’une œuvre philosophique se présente toujours, au fond, comme une réponse à la
question : qu’est-ce que la philosophie ? Peut-être même n’est-il pas si exagéré de dire qu’une
philosophie est toujours une justification de la philosophie, comme si le philosophe se
justifiait, lui et sa pratique, à chaque ligne, tentait d’expliquer la pulsion initiale qui le mit, un
jour, lui et ses pairs, sur le chemin d’un tel langage, tout en sachant que jamais son explication
n’épuisera le fond du problème. Heidegger, commentant Hölderlin, soulignait que le Dieu
inconnu, se manifestant en tant que tel, dans sa fuite, est « mesure pour le poète », et, bien
plus « mesure où l’homme se mesure ». Cette présence excessive, cet excès qui transforme la
présence en absence – nous ne savons pas ce que nous cherchons, nous ne pouvons l’identifier
de manière exprimable, mais nous savons que nous le cherchons et que nous devons le
chercher, que quelque chose est là et demande à être exprimé sans que jamais l’expression ne
l’épuise – cette présence/absence, donc, il semble que le philosophe la partage avec le poète,
qu’elle soit sa mesure. Le flou, l’indétermination qui s’attachent, aux yeux du non-philosophe,
à la philosophie, loin de n’être qu’une opinion destinée à être corrigée, dit au contraire
quelque chose du philosopher, et que le philosophe sent en lui-même au fil de ses recherches.
Définir la Sache philosophique équivaut, selon nous, à déterminer l’origine de cette
indétermination : non pas combler cette dernière, lui assigner un objet définitif (ce qui serait
aussi bien surdétermination que sous-détermination), mais expliquer ce phénomène d’excès
dans la présence, sans recourir à quelque Dieu caché (qui servirait, ainsi que le dénonçait
Spinoza à propos de la volonté divine, d’asile à notre ignorance).