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Vqyage
en
grande
bourgeoisie
Le
contrôle
de
soi
L'observation ne saurait
se
suffire à elle-même et cela est encore plus
valable
dans
l'analyse des modes de vie de
la
haute
société.
En
effet,
comme
on
l'a
vu avec l'entretien,
l'une
des caractéristiques de ce milieu
social est de maîtriser, plus
que
dans
d'autres
milieux, des techniques de
présentation de soi, dans
l'ordre
du
discours ou dans celui de l'hexis
corporelle, qui laissent
peu
de place à l'improvisation et à la spontanéité,
ou
qui, plus exactement, relèvent
d'une
démarche
délibérée et
volontariste.
Si
l'on
peut
considérer que, dans tout groupe social, les
apprentissages familiaux et sociaux structurent les individus,
il
reste que,
dans
la
grande
bourgeoisie et dans la noblesse les inculcations de
l'éducation et l'enseignement des préceptes de vie atteignent une
systématicité et
un
niveau d'explicitation rares tout
en
s'appuyant, ce qui
est la condition de
leur
efficacité,
sur
les injonctions muettes de
l'exemple, des souvenirs familiaux répétés à l'envie, de l'histoire
du
groupe
dont
les demeures et les institutions, les parents et les amis de la
famille
représentent
des formes objectivées et incorporées.
Leur
omniprésence renforce
continûment
l'efficacité des explicitations de
l'éducation.
S'arrêter
à l'observation des pratiques reviendrait, plus
qu'ailleurs, à
prendre
le risque de
ramener
l'eflicacité
d'une
pédagogie
consciente de ses fins
et
de ses moyens à
la
qualité des personnes.
Les apprentissages qui
permettent
ce contrôle de la présentation de
soi sont
donc
précoces
et
systématiques. Ils sont liés à
la
cohabitation
dans l'intimité
la
plus quotidienne avec du personnel domestique
dont
il
a toujours été exigé
une
tenue irréprochable, voire le
port
de la livrée
aux couleurs de la famille.
Une
telle cohabitation impose aux maîtres,
en
retour,
de
tenir
leur
rang
et
donc de refuser le laisser-aller.
Dans
les
familles de
la
noblesse
ou
de la
grande
bourgeoise,
on
ne dîne pas
en
pantoufles. « Avec les techniques
du
corps, écrit François de Négroni,
qui, des premiers rudiments
du
baisemain aux derniers exercices de
maintien, socialisent les comportements physiques de l'animal
mondain
,
peu
de possibilités sont
abandonnées
au
hasard
:
car
la
distinction
s'affiche
jusque
dans les gestes les plus neutres et les plus solitaires'. »
De
plus
la
sociabilité familiale est intense. Avec la paysannerie, la
grande
bourgeoisie et
la
noblesse sont les groupes où
la
cohabitation de
différentes générations dans les mêmes résidences, voire de collatéraux,
!.
François de Négroni,
Ln
France
noble,
Paris, Seuil, 1974,
p.
39.
La
pratique
de
l'obse7Vation
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es
t encore fréquente. Il existe à Paris des immeubles
dont
les
appartements, fruits de la prévoyance
d'un
ancêtre
commun,
sont
occupés
par
les grands-parents, leurs enfants
et
petits-enfants, les
escaliers
étant
ainsi animés
par
les allées
et
venues des cousins et
cousines.
Même
sans cette cohabitation,
la
vie familiale est dynamique
et l'on
se
reçoit beaucoup,
en
ville ou au
château
où les cérémonies
familiales sont l'occasion de grands rassemblements. Mais plus largement
les réceptions
et
la vie
mondaine
sont des caractéristiques de ce groupe.
Ainsi donc
il
est bien rare,
même
pour
des enfants jeunes, que l'existence
domestique la plus quotidienne
sc
réduise
aux
parents et à
la
fratrie.
De
plus, très tôt,
commencent
des apprentissages systématiques qui mettent
l
es
enfants dans des situations quasi mondaines,
comme
avec leurs
premiers pas dans les rallyes, à
partir
de douze ans environ.
Les pratiques, saisies à travers l'observation, sont
le
produit
d'un
travail social de présentation
de
soi qui ne laisse
que
peu
au
hasard.
On
retrouve donc dans le
domaine
de l'observation
la
même
question que
celle qui est
apparue
avec l'entretien. N'observe-t-on pas
une
mascarade
sociale qui mettrait délibérément
en
scène
une
image de soi, socialement
construite, vitrine
jugée
utile et favorable
aux
intérêts
du
groupe ?
La
Ill.Îse
en
scène
comme
technique
sociale
En
réalité, comme
pour
l'entretien,
il
importe
de recueillir ces
observations
comme
ces discours,
pour
ce qu'ils sont, c'est-à-dire
pour
le
produit
d'une
interaction
qui
n'est vraie
que
comme
telle, c'est-à-dire
comme
rapport
social avec toute sa complexité, ses silences, ses faux-
semblants, ses illusions, aussi, sur l'autre.
En
cela entretiens et
observations sont
d'une
grande
richesse
pour
l'analyse, à condition
d'en
préciser les limites.
Il
importe de situer ces documents, discours ct
descriptions,
parmi
l'ensemble des documents disponibles et construits,
dont
les éléments statistiques, de façon à les traiter
comme
un
aspect,
mais
un
aspect seulement
d'une
réalité
aux
facettes multiples. Discours
et pratiques ne sont
jamais
une
objectivation définitive
du
social, mais,
au mieux, l'objectivation
qu'en
proposent
les agents, à travers ce qu'ils
font et ce qu'ils disent.
Avec les différentes stratégies mises
en
œuvre
dans ces présentations
de soi,
chaque
groupe social trahit
en
fait son habitus, les dispositions
qui lui sont propres et qu'il mobilise
pour
répondre
aux
situations
d'interaction qu'
il
a à affronter.
Des
pratiques aussi anodines
en