54 Vrzyage en grande bou1geoisie furent pas rares où l'entretien a été mis à profit pour entreprendre le travail, fréquent dans ces familles, de rédaction des Mémoires, en s'appuyant sur l'enregistrement de l'entretien. C'est là une expérience assez générale et qui n'est plus spécifique à notre milieu : à la fin de l'interview, un lien a été créé, ténu certes, mais qui relève de l'échange, comme si l'écoute attentive de l'enquêteur avait été le contre-don apprécié du don de la parole de l'enquêté. Chapitre IV La pratique de l'observation Pas plus que l'entretien, l'observation ne saurait constituer le tout de la méthode et résumer à elle seule les démarches d'enquête. Instrument parmi d'autres, l'observation est le complément indispensable de l'entretien. Mais par sa place dans l'histoire des méthodes des sciences humaines, elle pose la question des rapports entre la sociologie et l'ethnologie, entre les approches quantitatives et les approches qualitatives. « La reconnaissance du travail de terrain comme démarche de plein droit de la sociologie ne procède pas seulement de l'exemple de l'ethnologie, elle résulte également de la réaction de la tradition de Chicago vis-à-vis du développement en sociologie, après 1940, autour de Stouffer, de Lazarsfeld et de Merton, de la formule de recherche reposant sur le recueil et l'exploitation statistique de questionnaires 1• » L'observation constitue un exemple probant de la non neutralité épistémologique des outils de la recherche. Ceux-ci engagent les axiomes de la démarche scientifique, comme ces instruments de mesure qui, dans d'autres disciplines, ne peuvent apprécier que ce que les théories explicites ou implicites de la mesure rendent possible. « Le principe de l'erreur empiriste, formaliste ou intuitionniste réside dans la dissociation des actes épistémologiques et dans une représentation mutilée des opérations techniques dont chacune suppose les actes de coupure, de construction et de constat. Le débat qui s'instaure à propos des vertus intrinsèques de la théorie ou de la mesure, de l'intuition ou du formalisme est nécessairement fictif, parce qu'il repose sur l'autonomisation d'opérations qui tiennent tout leur sens et leur fécondité de leur insertion nécessaire dans une démarche unitaire 2 . » 1. Jean-Michel Chapoulie, « Everett C . Hugues et le développement du travail de terrain en sociologie», Revue fi·ançaise de sociologie, octobre-décembre 1984, XXV-4, pp. 582608 (p. 590). 2. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le Mêtier de sociologue, op. cit., p. 89. 56 Vqyage en grande bourgeoisie Le contrôle de soi L'observation ne saurait se suffire à elle-même et cela est encore plus valable dans l'analyse des modes de vie de la haute société. En effet, comme on l'a vu avec l'entretien, l'une des caractéristiques de ce milieu social est de maîtriser, plus que dans d'autres milieux, des techniques de présentation de soi, dans l'ordre du discours ou dans celui de l'hexis corporelle, qui laissent peu de place à l'improvisation et à la spontanéité, ou qui, plus exactement, relèvent d'une démarche délibérée et volontariste. Si l'on peut considérer que, dans tout groupe social, les apprentissages familiaux et sociaux structurent les individus, il reste que, dans la grande bourgeoisie et dans la noblesse les inculcations de l'éducation et l'enseignement des préceptes de vie atteignent une systématicité et un niveau d'explicitation rares tout en s'appuyant, ce qui est la condition de leur efficacité, sur les injonctions muettes de l'exemple, des souvenirs familiaux répétés à l'envie, de l'histoire du groupe dont les demeures et les institutions, les parents et les amis de la famille représentent des formes objectivées et incorporées. Leur omniprésence renforce continûment l'efficacité des explicitations de l'éducation. S'arrêter à l'observation des pratiques reviendrait, plus qu'ailleurs, à prendre le risque de ramener l'eflicacité d'une pédagogie consciente de ses fins et de ses moyens à la qualité des personnes. Les apprentissages qui permettent ce contrôle de la présentation de soi sont donc précoces et systématiques. Ils sont liés à la cohabitation dans l'intimité la plus quotidienne avec du personnel domestique dont il a toujours été exigé une tenue irréprochable, voire le port de la livrée aux couleurs de la famille. Une telle cohabitation impose aux maîtres, en retour, de tenir leur rang et donc de refuser le laisser-aller. Dans les familles de la noblesse ou de la grande bourgeoise, on ne dîne pas en pantoufles. « Avec les techniques du corps, écrit François de Négroni, qui, des premiers rudiments du baisemain aux derniers exercices de maintien, socialisent les comportements physiques de l'animal mondain, peu de possibilités sont abandonnées au hasard : car la distinction s'affiche jusque dans les gestes les plus neutres et les plus solitaires ' . » De plus la sociabilité familiale est intense. Avec la paysannerie, la grande bourgeoisie et la noblesse sont les groupes où la cohabitation de différentes générations dans les mêmes résidences, voire de collatéraux, !. François de Négroni, Ln France noble, Paris, Seuil, 1974, p. 39. La pratique de l'obse7Vation 57 est encore fréquente. Il existe à Paris des immeubles dont les appartements, fruits de la prévoyance d'un ancêtre commun, sont occupés par les grands-parents, leurs enfants et petits-enfants, les escaliers étant ainsi animés par les allées et venues des cousins et cousines. Même sans cette cohabitation, la vie familiale est dynamique et l'on se reçoit beaucoup, en ville ou au château où les cérémonies familiales sont l'occasion de grands rassemblements. Mais plus largement les réceptions et la vie mondaine sont des caractéristiques de ce groupe. Ainsi donc il est bien rare, même pour des enfants jeunes, que l'existence domestique la plus quotidienne sc réduise aux parents et à la fratrie . De plus, très tôt, commencent des apprentissages systématiques qui mettent les enfants dans des situations quasi mondaines, comme avec leurs premiers pas dans les rallyes, à partir de douze ans environ. Les pratiques, saisies à travers l'observation, sont le produit d'un travail social de présentation de soi qui ne laisse que peu au hasard. On retrouve donc dans le domaine de l'observation la même question que celle qui est apparue avec l'entretien. N'observe-t-on pas une mascarade sociale qui mettrait délibérément en scène une image de soi, socialement construite, vitrine jugée utile et favorable aux intérêts du groupe ? La Ill.Îse en scène comme technique sociale En réalité, comme pour l'entretien, il importe de recueillir ces observations comme ces discours, pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire pour le produit d'une interaction qui n'est vraie que comme telle, c'est-à-dire comme rapport social avec toute sa complexité, ses silences, ses fauxsemblants, ses illusions, aussi, sur l'autre. En cela entretiens et observations sont d'une grande richesse pour l'analyse, à condition d'en préciser les limites. Il importe de situer ces documents, discours ct descriptions, parmi l'ensemble des documents disponibles et construits, dont les éléments statistiques, de façon à les traiter comme un aspect, mais un aspect seulement d'une réalité aux facettes multiples. Discours et pratiques ne sont jamais une objectivation définitive du social, mais, au mieux, l'objectivation qu'en proposent les agents, à travers ce qu'ils font et ce qu'ils disent. Avec les différentes stratégies mises en œuvre dans ces présentations de soi, chaque groupe social trahit en fait son habitus, les dispositions qui lui sont propres et qu'il mobilise pour répondre aux situations d'interaction qu 'il a à affronter. Des pratiques aussi anodines en 58 1:' .... 1 Vtzyage en grande bourgeoisie apparence que le port de la cravate entrent dans des logiques de mise en scène de la personne qui n'ont rien de spontané et dont le sens social est loin d'être négligeable. Les pratiques les plus spécifiques deviennent emblématiques de la différence et comme telles peuvent être difficilement reçues par ceux qu'elles déconcertent. Il en est ainsi du baisemain qui surprend, voire agresse ceux qui n'en ont jamais appris l'usage. Le baisemain, devant des non initiés, signifie l'émergence brutale d'un autre monde, dont les manières sont ignorées. Ces façons de faire, même si elles peuvent paraître guindées ou surannées de l'extérieur, sont en réalité des signes forts de l'identité du groupe, une manière d'affirmer son appartenance, comme les poignées de main révélatrices de la francmaçonnerie, ou les cravates du Jockey Club. A ces signes extérieurs, facilement repérables, il faudrait ajouter tout ce qui relève de signes plus imperceptibles, comme la manière de prononcer certains noms propres (dire par exemple « Broille » et non «Broglie»). Les techniques de gestion et d'accumulation du capital social sont elles aussi spécifiques. Elles passent par l'art de la conversation, par l'aisance à gérer les contacts et les rencontres, par l'amabilité et la courtoisie. Tout ceci se met en scène, avec un grand plaisir apparent, et réel, dans la mesure où les agents qui appartiennent à cet univers sont socialement faits pour cette vie de relations, qui pourrait sembler fastidieuse à ceux qui la découvriraient de l'extérieur. Réalisant les dispositions de leur habitus, les agents ne peuvent que manifester le plaisir inhérent à la réalisation de ce que l'on est appelé à faire par toute son éducation, par les inculcations de la petite enfance et de l'adolescence. Aussi n'est-il pas nécessaire que les agents aient conscience des enjeux et des stratégies à développer pour que leurs pratiques soient objectivement adaptées à leurs intérêts. L'habitus en acte, dont une théorie du complot ne saurait rendre compte, se donne à voir et à apprécier, puisqu'il est, aussi, une manière de proclamer et de démontrer, à travers tous les prismes de l'appréciation sociale, l'excellence des personnes et donc leur légitimité à occuper les positions qu'elles occupent. On conçoit que la position de l'observateur dans un tel contexte ne soit pas aisée, car le travail d'objectivation est alors particulièrement délicat. La pratique de l'observation 59 même. Il est des conditions qui assurent une posltlon distanciée, permettant une observation discrète, même si elle n'est pas clandestine. A cette position de l'observateur en retrait s'oppose celle où il est partie prenante des pratiques, situation d'observation participante où le danger réside dans l'empathie qui, en faisant entrer le sociologue dans une relation forte avec les observés, risque toujours de le conduire à adopter leur point de vue. Entre ces situations extrêmes, tous les cas de figure sont possibles'. Même dans le cas de l'observation participante, c'est-à-dire lorsque l'observateur se trouve pris dans la pratique dont il a le projet d'examiner le déroulement, il existe un continuum des situations concrètes d'enquête. Notre qualité de sociologues a pu être ignorée : ce fut le cas lorsque nous avons participé à la soirée portes ouvertes des joailliers de la place Vendôme et de la rue de la Paix. Ailleurs nous pouvions être connus comme sociologues par une partie de l'assistance sans que pour autant il soit clairement perçu que nous étions en situation de travail, observant les us et coutumes de nos hôtes : ce fut le cas lorsque nous étions en situation d'invités, à un dîner ou à un cocktail. Enfin, dans d'autres circonstances, lors de certaines invitations au château, ou à l'occasion de notre participation aux laisser-courre des équipages de vénerie, il était clair pour tous que notre présence n'était due qu'à notre activité professionnelle et que nous étions là pour observer et écouter. Ces différents degrés de publicité de notre activité définissent des contextes de travail variés qui présentent, les uns et les autres, avantages et inconvénients. I. L'observateur incognito L'observation, même participante, peut être ignorée des agents sociaux observés. C'est une situation relativement idéale car elle élimine le problème récurrent, lorsqu'on traite de l'observation participante, des Les conditions de l'observation Ce travail d'objectivation connaît des conditions variables en fonction de la proximité avec les agents dans le travail d'observation lui- 1. Voir Pierre Fournier, <<Des observations sous surveillance», Genèses, 24, septembre 1996, pp. l 03-119. Dans un centre nucléaire l'auteur, pendant près de dix ans, a mis en œuvre l'observation sous différentes formes, de l'obsctvation incognito à l'observation participante. << On distingue [ces différentes formes] selon qu'elles impliquent ou non la participation de l'observateur aux pratiques de travail indigènes, mais surtout selon que la qualité d'observateur est connue ou non des enquêtés.>> (p. 113) . 60 V~?Yage effets induits par la présence d'un observateur connu comme tel, étant admis que sa présence ne saurait laisser indifférents les agents. L'obsewation du social of!jectivé h La pratique de l'obmvation en grande bourgeoisie Toutefois la présence de l'observateur, dûment connu ct perçu comme tel, est de peu d'effets sur le social objectivé, sur ce social qui s'est cristallisé dans des objets, des textes ou des institutions. Ce social figé ne saurait être troublé par l'irruption du sociologue, du moins jusqu'à ce que ces objets ou ces textes ne soient réanimés par une pratique, ou un discours, qui prennent appui sur eux. Pour ce social objectivé, l'observateur reste incognito. Cette observation non perturbante est l'une de celle qui peut accompagner les entretiens : ceuxci, réalisés au domicile, sur le lieu de travail, ou encore dans un lieu public fréquenté par la personne interrogée, sont des occasions à saisir pour rassembler une information parallèle sur le cadre de vie de l'interviewé. Dans les entretiens réalisés dans la grande bourgeoisie, les domiciles ainsi aperçus étaient en eux-mêmes riches d'enseignements. Par le poids des générations antérieures sur le décor contemporain : meublées dans un style classique, les résidences recèlent des trésors de l'ébénisterie et des arts décoratifs dont l'ancienneté renvoie aux ancêtres qui ont accumulé et légué ces trésors. Ainsi la diversité de lieux dans lesquels se sont déroulés les entretiens, la qualité des biens qu'ils renferment, du château dans une campagne reculée à la villa du bord de mer en passant par l'hôtel particulier ou le vaste appartement parisien, les salons de palaces ou les établissements d'enseignement suisses, révèlent une richesse dont, de l'extérieur, il est impossible de deviner l'ampleur. Cette richesse est multidimensionnelle puisqu'elle revêt des aspects économiques, mais aussi culturels et, bien entendu, symboliques. Une constante est apparue qui renvoie au temps : les vies des membres de la grande bourgeoisie s'inscrivent dans la longue durée, dans des lignées qui remontent à plusieurs générations et qui sont appelées à durer. Ces constatations doivent une part de leur force au contenu des entretiens, mais les observations sont venues les conforter, en particulier lorsqu'il a été possible de visiter un lieu en compagnie de son propriétaire. Les discours sur les galeries de portraits des ancêtres prennent alors une autre saveur, et peuvent mieux être restitués dans toute leur force lorsqu'ils sont recueillis devant le tableau de David représentant un arrière-arrière-grand-père. Dans les châteaux, les archives familiales occupent une partie de la bibliothèque. Y sont 61 pieusement conservés les budgets de la famille, les livres de compte du domaine, les contrats de mariage et les inventaires après décès, autant de traces indélébiles de la constitution de la fortune. Ici encore, l'observation complète de façon décisive l'entretien. Portant sur du social objectivé, elle n'est pas troublée par. la présence manifeste de l'observateur. L'obsemateur mêlé au public populaire L'observation peut être anonyme et rester ignorée de ceux qui en ont été l'objet. L'observateur peut se retrouver mêlé aux spectateurs, aux invités, ou se fondre dans la foule, sa présence étant indécelable. Il s'agit de situations où les pratiques observées ont un caractère public, de telle sorte que l'observation peut s'effectuer sans qu'il soit question de prévenir qui que ce soit, ce qui résout le problème déontologique de «l'observateur masqué ». Il en est ainsi dans toutes les cérémonies et tous les rituels que suscite la vie mondaine. Les agents qui participent à ces cérémonies sont en représentation de manière maîtrisée et consciente. Les grands prix hippiques, comme celui de Deauville à la fin du mois d'août, ou les galas divers et variés, comme le gala des Courses 1, dans la même station balnéaire, sont des occasions de mise en scène de la position sociale dominante à travers les toilettes, les automobiles et l'apparat qui entoure l'arrivée des heureux élus . sur les lieux des festivités. On a alors, curieusement de la part d'un groupe social qui cultive la discrétion, un étalage ostentatoire des « bonnes » manières, de techniques de la sociabilité mondaine (pour beaucoup de spectateurs ce sont les seules occasions qu'ils ont de voir pratiquer le baisemain), de richesses aussi, qui transparaissent dans la qualité des vêtements, de leurs accessoires ct dans l'éclat des bijoux. Chaque groupe, dans ces circonstances particulières, assume sa position, regardeurs et regardés, si bien que l'observation peut se dérouler d'une manière qui passe maperçue. Le 29 août 1993, jour du Grand Prix de Deauville, qui est le sommet de la saison dans la station, la firme Lance! (bagagerie de luxe) a fait installer des tentes et un buffet en plein air à côté des tribunes. Les invitées, robes de cocktails et capelines, et les invités, costumes clairs et panamas, arrivent à pied d'un parking peu éloigné où ils ont l . Sur ces deux manifestations mondaines, voir Grandes Fur/unes, op. cil., pp. 170-171, et <<L'aristocratie et la bourgeoisie au bord de la mer. La dynamique urbaine de Deauville», Genèses, 16, juin 1994, pp. 69-93. 62 Vtzyage en grande bourgeoisie abandonné leur véhicule. De temps à autre un hélicoptère y dépose quelques personnalités. De nombreux badauds sont arrivés avec deux heures d'avance sur le départ de la première course pour pouvoir profiter du spectacle gratuit de cette mondaine assemblée. Sous leur regard amusé ou admiratif, parfois critique, les invités se dirigent avec assurance vers le buffet et grignotent en bavardant et en buvant le champagne qui leur est généreusement offert. Ceci au son d'un orchestre qui déverse des flots de musique de caféconcert, et au vu de tout un public ravi de ce spectacle gratuit. «Ça fait huit ans que l'on vient, dit un couple très modeste. On s'arrange pour venir le dernier week-end d'août pour le prix Lance!. Notre but, ce n'est pas les courses, ce sont les toilettes. » L'épouse d'un petit agriculteur breton déclare aimer « le défilé de ces dames, les grandes toilettes, les chapeaux. Pour moi c'est un bonheur de spectacle. Deauville, c'est quand même une renommée. Mais hier soir, c'était 1 400 francs l'entrée [il s'agit du Gala des Courses]. Nous n'étions pas de la fète, ça ne pouvait pas être des nôtres. » De simples barrières de bois blanc, d'un mètre de haut environ, délimitent l'espace sacré, celui où le commun ne peut entrer. Mais les heureux élus, loin d'être à l'abri des regards, paraissent au contraire en représentation, offrant le spectacle rare d'une réunion mondaine et d'un déjeuner, abrité sous de grands dais largement ouverts. Tout se passe comme si on était là pour être vu. On sc laisse photographier et filmer par la presse, mais aussi par les badauds qui profitent de l'aubaine pour faire quelques images qui leur paraissent exotiques. Le contraste accusé entre les deux publics ne semble pas poser de problème. Aux complets veston de bonne coupe correspondent les chemisettes à carreaux, aux silhouettes épaisses et fatiguées, les maintiens sveltes et élancés, soigneusement mis en valeur par les tenues ajustées : le monde du prêtà-porter s'oppose à celui du sur mesure. Mais tout cela se passe dans une ambiance détendue, comme si le fait de se retrouver ensemble, bien que de chaque côté de la barrière, exprimait une connivence plus forte que les divisions sociales, autour de la fète et du goût partagé pour cette atmosphère si particulière des champs de courses, où, malgré ce marquage social de l'espace, chacun ayant ses tribunes, ses lieux propres, existe une sorte de communauté, temporaire mais réelle. L'observateur peut sans difficulté se mêler aux spectateurs fascinés par les richesses étalées, richesses matérielles, mais aussi culturelles et sociales puisque ce qui se donne à voir, c'est un milieu cohérent dont on peut sentir la densité des liens, l'étendue du réseau dans lequel chaque membre s'insère. Ce que l'observation peut alors apporter, c'est cette mise en évidence d'une relation entre des agents sociaux très La pratique de l'obse1vation 63 distants, du rôle objectivement joué par ces réunions dans le maintien de l'ordre social, dans la reproduction des rapports de domination. Ces moments sont aussi des moments de rêve dans les existences souvent grises, en tout cas difficiles, qui côtoient ainsi l'espace d'un instant des vies qui sortent de l'ordinaire. L'analyse de tels rapports ne saurait faire l'économie d'entretiens complémentaires qui peuvent être réalisés sur place, sans avoir à prendre de rendez~vous et sans difficulté pour obtenir des réponses, puisque l'anonymat est garanti par les circonstances mêmes de la rencontre. On a alors une situation favorable à la démarche d'enquête puisque l'on peut, «à chaud», interroger sur la pratique en train de se faire. On peut ainsi appréhender la signification sociale d'une cohabitation contre nature ct d'ailleurs provisoire entre des groupes habituellement séparés. C'est le constat répété de ces conjonctures improbables qui nous a conduits à faire l'hypothèse que celles-ci avaient pour effet de fonder des moments de « vie par procuration», de ces moments de rêve éveillé qui autorisent le constat que la vie vaut tout de même d'être vécue pour certains. Le rêve d'une autre vie, non pas ailleurs, mais ici et maintenant permettrait donc de supporter les vicissitudes quotidiennes, d'en prendre son parti, sur un mode fantasmatique, mais sans illusion. Ces mises en scène de l'opulence auraient des vertus importantes dans le domaine de l'ordre social, de son maintien et de sa reproduction. Observations et entretiens se mêlent ici pour comprendre cc qui se joue, du point de vue des classes dominées dans ces mises en scène qui n'ont que les apparences de là provocation. L'obseroateur fondu dans la foule mondaine Toutes les situations mondaines permettent au chercheur de rassembler une masse considérable d'observations dans de très bonnes conditions. Encore faut-il que le sociologue fasse l'effort de maîtriser le flot d'informations qui ainsi déferlent devant ses yeux. Le carnet de notes, l'appareil photographique, le magnétophone sont alors de précieux auxiliaires. Rien n'interdit de photographier les scènes qui se présentent, de noter ses observations. Mais il importe d'être en éveil, de pratiquer cette « attention flottante » que Freud recommandait à l'analyste, de façon à être en mesure de saisir les éléments pertinents, ceux qui font sens par rapport aux questions posées. Toutefois le risque est grand de se laisser submerger par une multitude d'éléments parmi lesquels l'insignifiance apparente de l'information qu'ils peuvent véhiculer ne permet pas de faire le tri sur le terrain même. Mais il ne faut pas non plus vouloir épuiser le réel en ne ,., 64 V!zyage en grande bourgeoisie laissant rien hors des moyens d'enregistrement que l'on s'est donnés. Pour éviter ces écueils il faut interroger les pratiques observées en raison des questions posées, de la problématique définie a p1iori, ce qui n'interdit pas d'en modifier l'organisation au fur et à mesure de la progression de la recherche. Ainsi les journées portes ouvertes organisées par des comités des beaux quartiers offrent un spectacle dont les spectateurs sont aussi les acteurs. Peu de personnes étrangères à la haute société le soir où le comité Vendôme organise une soirée chez les joailliers de la place éponyme et de la rue de la Paix, à part le personnel de service qui remplit les coupes de champagne et fait circuler les plateaux de petits fours. Il est alors pertinent de noter l'enjouement qui préside aux retrouvailles, qui ne doivent rien au hasard, de ce petit monde ainsi rassemblé, de mesurer à quel point le niveau d'interconnaissance est élevé à en juger par le nombre de chapeaux soulevés pour saluer un collègue ou un ami. Ce qui permet de classer ce type de cérémonie parmi d'autres pratiques collectives, celles qui ont vocation à célébrer le groupe dans le plaisir intense d'un entre-soi bien différent de la promiscuité assumée des grands prix. Or, même dans cette situation, il nous était possible d'être présents sans avoir à nous faire accepter : il suffisait d'être dans une tenue vestimentaire comparable à celle des membres de la haute société, qui allaient de buffet en buffet, pour ne pas attirer l'attention et donc pouvoir noter tout à notre aise les comportements et les conversations. Ce qui permettait d'observer que, dans ces situations où il y a un entre-soi de fait, les seules barrières opposées à la présence de membres d'autres groupes sociaux sont d'ordre symbolique. Le promeneur ordinaire ne franchit pas la limite invisible qui, au bas des Champs-Élysées, interdit au tout-venant de se risquer avenue Montaigne, surtout quand a lieu la Soirée des Vendanges, qui est pourtant une soirée «portes ouvertes», ni à pousser la porte d'un antiquaire du Carré Rive Gauche le soir de mai où, exceptionnellement il y a entrée libre dans toutes les boutiques. Le chercheur peut et doit se saisir de toutes ces circonstances qui autorisent l'observation d'une vie sociale habituellement beaucoup plus secrète. Le travail en couple Il est vrai que le fait de travailler en couple ajoute à la facilité de l'observation dans ces circonstances publiques. Que ce soit à l'occasion des journées portes ouvertes des comités des beaux quartiers, réservées de fait à une certaine élite sociale, ou à l'occasion de ces mises en scènes La pratique de l'obseroation 65 que sont les grands prix hippiques, l'observation en couple permet de se fondre autant qu'on le souhaite dans la foule des grandes familles ou dans celle des curieux. Sans compter l'avantage important que constitue la mobilisation de deux mémoires au moment de la mise en forme du travail de la journée. Cette mise en forme ne saurait attendre et elle gagne beaucoup à la stimulation réciproque qui permet de passer audelà de la lassitude d'une journée remplie et même épuisante. Or le travail d'observation ne doit pas être handicapé par une sollicitation trop tardive de la mémoire. Celle-ci est toujours beaucoup plus volatile qu'on ne le pense et notre expérience montre la difficulté à se remémorer ce qui paraissait ne devoir jamais être oublié, dès lors que quelques jours, voire quelques heures, se sont écoulés. Dans la noblesse et dans la grande bourgeoise, se présenter en couple, voire en famille, c'est se conformer aux règles implicites du groupe qui valorise l'institution familiale, comme institution centrale dans les processus de reproduction dç la position sociale. Le recours systématique au Bottin Mondain, pour savoir qui est qui, est tout à fait significatif de cette disposition d'esprit qui accorde une importance décisive à la dimension familiale de l'identité personnelle. Vous êtes toujours d'abord un représentant de votre lignée. Que cette lignée soit modeste, dans le cas du chercheur, n'interdit pas une présentation de soi qui intègre la dimension familiale et qui autorise une connivence plus immédiate. Le chercheur n'est plus alors seulement perçu comme un travailleur intellectuel, voire un fonctionnaire, dont l'absence de référent familial inciterait les interlocuteurs à une certaine réserve. Dans ces milieux, pour ne pas être perçu comme une fonction mais comme une personne, il faut au moins être deux . Le fait de travailler en couple permet donc de s'insérer dans l'univers habituel des relations fondées sur la famille et de bénéficier d'invitations qui, en prenant un caractère plus familier, conduisent à une plus grande proximité entre enquêteurs et enquêtés. Cocktails, dîners et parfois week-ends au château deviennent autant d'occasions d'observations qui ne sont pas toujours accessibles pour un sociologue travaillant seul. Cette forme de collaboration autorise un partage du travail et des niveaux de participation à la pratique étudiée. Non seulement le couple facilite l'intégration dans les activités d'un groupe où la famille est essentielle, mais encore la présence de deux observateurs permet une division du travail en fonction des circonstances, des implications de chacun dans tel moment ou dans tel aspect de la pratique. Il est alors possible de se laisser prendre au jeu, de participer pleinement, par exemple, à la poursuite de l'animal chassé, avec tout le plaisir qu'il est possible de prendre à ce type de traque. Mais encore faut-il que 66 VI!Jage en grande bourgeoisie parallèlement l'autre chercheur continue à observer et noter. La confrontation des deux témoignages à l'issue de la journée est alors très suggestive sur les distorsions de la perception en fonction des degrés d'implication dans une pratique qui n'est pas la même en fonction des rapports affectifs et des représentations que l'on entretient avec elle. Sans compter que le travail en couple permet de ressentir différemment les péripéties d'une pratique en fonction des sensibilités, des représentations et des intérêts masculins ou féminins. Toutefois le travail d'enquête en couple présente un biais, beaucoup moins présent dans le simple travail d 'équipe. C'est à deux que sont assumées les angoisses inhérentes à l'observation participante, angoisses qui, ainsi affrontées, tendent à se muer en plaisir de la découverte. Le couple autorise une insertion heureuse dans des conjonctures où la plupart des personnes sont aussi en couples : il s'agit d'une dimension de la présentation de soi. Le couple fonctionne en complément de la tenue vestimentaire et de l'hexis corporelle pour confirmer une conformité avec les normes du groupe. Que ce soit pour l'un à la présentation des trophées organisée par l'Oflice national des Forêts ct par l'équipage de Bonnelles, ou pour l'autre à un cocktail offert par la maison Saillard, l'une des plus cotées dans le vêtement et l'accessoire de chasse haut de gamme, se retrouver seul(e) changea sensiblement le regard porté sur la pratique. Être en couple autorise de se fondre dans l'activité et de la voir de l'intérieur. Beaucoup plus en tout cas que la solitude au sein d'un groupe animé, au niveau d'interconnaissance élevé. Il est alors plus diflicile de se mêler aux conversations : le fait d'être venu seul vous fait ressentir votre extériorité et votre situation d'observateur que la venue en couple gomme partiellement, puisque le couple n'est pas perçu comme structure de travail. Cette situation exceptionnelle ne peut être généralisée en tant que précepte méthodologique, sauf à recommander aussi l'homogamie scientifique. Toutefois notre expérience plaide en faveur du travail d'équipe sur le terrain qui multiplie les observations et les angles d'où elles sont réalisées et qui facilite le travail de reconstruction et de description, après coup, des pratiques observées. 2. L'observateur invité Il est d'autres situations où votre présence est justifiée par une invitation en bonne et due forme . Invité à un dîner ou à un cocktail, La pratique de l'obseroation 67 votre qualité de sociologue est connue de tous ou au moins d'une partie importante de l'assemblée. Mais le contexte interdit que votre venue soit perçue comme motivée par une activité professionnelle. Invité, il vous suflit de jouer le jeu de la sociabilité pour que l'idée même que vous soyez en train de travailler devienne impensable. C'est à force de partager des repas avec des membres du groupe enquêté que nous avons pu comprendre le sens social d'une telle profusion de réceptions, d'une telle abondance de cérémonies où se répètent des rituels qui n'ont pas du tout cette place dans d'autres groupes sociaux. Pouvoir analyser l'étiquette mondaine, son formalisme et ses codes, suppose un minimum de familiarité avec ces manières de faire. Si l'étiquette mondaine reste incompréhensible aux membres des couches moyennes intellectuelles qui la perçoivent comme un peu ridicule et surannée, comme de vieilles manies sans raison, autant elle parle aux initiés, ne serait-ce qu'en tant que signe de reconnaissance fiable entre membres d'une même minorité. On peut parler d'une véritable étiquette au sens où Norbert Elias emploie ce mot pour décrire les règles de sociabilité dans la société de cour. «Toute cette machinerie [étiquette et cérémonial] nous semble inepte, écrit Elias, parce que sa motivation objective nous échappe, que nous ne voyons pas l'avantage ou la finalité extérieure auxquels elle se rapporte, nous qui avons l'habitude de considérer toute personne selon sa fonction objective [ ... ]. Leur être [celui des hommes de cour], la manifestation de leur prestige, la distance qui les séparait des inférieurs, la reconnaissance de cette distance par les supérieurs, tout cela était pour eux une fin en soi. Or c'est dans l'étiquette que cette distance en tant que fin en soi trouvait son expression la plus parfaite. Elle était un argument scénique de la société de cour où s'alignaient des chances de prestige hiérarchisées [ ... ]. Par l'étiquette, la société de cour procède à son autoreprésentation, chacun se distinguant de l'autre, tous ensemble se distinguant des personnes étrangères au groupe, chacun et tous ensemble s'administrant la preuve de la valeur absolue de leur existence'· » Prendre la mesure de l'importance sociale d'une pratique comme celle du cocktail suppose d'en acquérir un minimum d'expérience. Le cocktail est une situation typique de mise en scène et de gestion du capital social. Un buffet autour duquel les invités, debout, vont de l'un à l'autre. Peu importe ce qui est échangé entre eux, ce qui compte, c'est le bonheur du groupe réuni. C'est le plaisir d'être ensemble, un peu comme au comptoir d'un café populaire. Il n'est pas nécessaire de l. Norbert Elias, Ui Société de cour, Paris, flammarion, coll. et 97. << Champs », l985, p. 93 68 V~ryage La pratique de l'obsetvation en grande bourgeoisie développer un argumentaire jusqu'à son terme. Chacun coupe la parole à chacun, au gré des déplacements d'un point à un autre de l'assemblée et des rencontres, dans l'euphorie croissante et la chaleur, matérielle et morale, auxquelles la qualité des buffets n'est pas étrangère. Il est très important que le groupe puisse ainsi se donner en représentation. En de telles circonstances le travail social opéré est surtout à usage interne. Il peut concerner les professionnels d'un champ et les acteurs qui lui sont proches. Par exemple la réception offerte chaque année par la Cour de cassation rassemble, outre les membres et le personnel de cette institution, le monde judiciaire, y compris le Conseil d'État, mais aussi les experts auprès des tribunaux. Dans d'autres circonstances, ce seront les chasseurs qui seront réunis par une maison comme Saillard. L'assemblée est alors éclectique quant aux secteurs professionnels représentés, mais une grande unité sociale est donnée par l'appartenance de chaque invité à la haute société. L'observation est incontournable si l'on veut pouvoir appréhender ce qui se joue dans de telles rencontres, en apparence anodines. D'abord il importe au grand bourgeois d'en être, et pour cela il convient de faire savoir que l'on est là. Il est hors de question de demeurer à bavarder dans son coin avec une personne proche, en perdant ainsi le bénéfice principal de la soirée, à savoir celui d'avoir la possibilité de se faire voir comme appartenant à l'univers des pairs. Le capital social se valorise aussi dans ces circonstances mondaines, et cela n'a pas de prix : ne pas être là revient à ne pas en être, c'est-à-dire revient à ne pas appartenir de plein droit au meilleur monde, en tout cas des absences trop répétées incitent à le faire penser. Avant tout il faut éviter que l'on vous oublie. L'observateur remarque des pratiques qui, ailleurs, seraient considérées comme choquantes, y compris par les mêmes personnes. Il en est ainsi de l'impolitesse apparente avec laquelle les uns coupent la parole aux autres, pour présenter tel nouvel arrivant ou pour s'immiscer dans un petit groupe déjà constitué. Cela ne peut être admis que parce que tout le monde sait bien que ce qui est en jeu est d'une toute autre importance que les propos des uns et des autres sur ceci ou cela. Depuis le plus jeune âge chacun a intériorisé ces manières de faire et les procédures à suivre, le classement des situations en fonction de la possibilité ou de l'impossibilité d'avoir recours à de telles pratiques. Si bien qu'on pourra vous planter là, avec votre coupe de champagne, votre interlocuteur ayant profité d'une légère bousculade, d'un mouvement de foule pour s'éclipser en vous laissant avec la fin de votre anecdote. Car ce qui fait la qualité du réseau, c'est son extension, si bien qu'il faut multiplier les liens. Ce qui est échangé c'est du capital social et la richesse des échanges se résume à cela. 69 Mais si nous avons été invités à des dîners, thés ou cocktails chez certains de nos interviewés, ceux-ci ne nous ont jamais invités à déjeuner ou à dîner dans un cercle, la transgression sociale ayant donc ses limites. De la même façon, nous n'avons jamais été invités à venir observer les pratiques in situ dans les rallyes. Il est vrai que par autocensure nous ne l'avions jamais demandé. Cc qui est regrettable : notre expérience des dîners et autres réceptions nous a convaincus en effet de l'importance décisive de la participation observante : on ne peut ressentir le sens pris par certaines pratiques sans en être. Le principe de leur existence réside en partie dans le vécu qu'elles suscitent, par les gains symboliques mais aussi affectifs et existentiels dont elles sont les sources. 3. L'observateur observé Il est d'autres situations, enfin, où le sociologue est connu comme tel et où, en outre, il est clair pour tous les participants que sa présence est motivée par le recueil d'informations et d'observations nécessaires à sa recherche. L'observation participante répétée facilite une compréhension, en situation, des systèmes de dispositions qui caractérisent le milieu enquêté, parce que cette démarche d'enquête permet d'observer un habitus en acte avec la réalisation des dispositions qui le constituent. Sans cette méthode, qu'aurions-nous pu comprendre d'une pratique comme celle de la chasse à courre ? Pendant trois années nous avons suivi l'équipage de Bonnelles, qui chasse le cerf en forêt de Rambouillet, mais aussi d'autres équipages d 'Ile-de-France, d'Aquitaine, de Normandie, du Berry, de Touraine, de Sologne ou de Picardie. C'est donc à partir d'expériences vécues sur le terrain de 1989 à 1991 que nous avons étudié la grand vénerie du cerf, du chevreuil ou du sanglier, mais aussi la petite vénerie du lièvre et la vénerie sous terre. La présence des suiveurs a été un élément décisif dans la réalisation de notre enquête. Le plus souvent avec le groupe des cyclistes, parfois en voiture ou à pied, nous nous sommes mêlés à l'action et aux péripéties de nombreuses journées de chasse. Les membres des équipages et la plupart des suiveurs connaissaient la raison de notre présence. Mais l'activité est telle que nous n'interférions pas dans la pratique : la chasse à courre est un spectacle, elle a donc des spectateurs auxquels nous étions très vite assimilés. En outre, l'intensité, le désordre, la cohue, la fébrilité font que notre présence passait vite inaperçue. À 70 1 ~111 1 V~?J~age La pratique de l'obsen;ation en grande bowgeoisie Bonnelles, où elle était régulière, ce fut différent : peu à peu nous fûmes cooptés par les suiveurs, puis par les veneurs, à force de partager avec eux les intempéries, les attentes, les sandwiches, les déceptions et les émotions intenses. Sans cette participation active nous aurions pu passer à côté d'une des principales conclusions de cette recherche. La chasse à courre est un «fait social total » qui met en branle «la totalité de la société et de ses institutions», ses différents éléments «juridiques, économiques, religieux et même esthétiques, morphologiques », comme l'écrivait Marcel Maussl. Parce qu'il s'agit d'une mise en scène sur un mode symbolique de la manière dont les individus se représentent le fonctionnement social, la vénerie suscite des engagements passionnels, positifs ou négatifs. La chasse à courre est en procès de façon latente ou manifeste : à intervalles réguliers des associations zoophiles lancent des campagnes qui visent à obtenir son interdiction. Aussi, dans les premiers entretiens les propos recueillis tenaient plus d'une défense et illustration d 'une pratique menacée que de l'explicitation des significations de cette pratique pour ses adeptes. Au cours de ces entretiens «défensifs », produits dans le style de la langue de bois propre à tout discours militant effectué dans une situation incertaine, rien ne venait rendre compte de la passion pour la chasse, de la fascination par la nature, du rapport enchanté et ambigu à la faune sauvage, de la place du tragique de la mort animale. Heureusement, dans le cas de la chasse à courre, la pratique s'offre volontiers aux regard extérieurs. L'hospitalité des veneurs qui accueillent durant les laisser-courre de nombreux suiveurs, amis appartenant au même milieu social, ou gens modestes des villages autour de la forêt, permet au chercheur de se mêler à cette foule qui assiste en spectatrice aux péripéties de la chasse. Cette dimension de la vénerie, très originale dans l'univers cynégétique, fait que la participation obscrvante elu chercheur va presque de soi. Pour autant nous n'avons jamais travaillé incognito. Nous nous sommes toujours présentés au maître d'équipage en tant que sociologues au travail. Comme dans la situation d'entretien, nous avons toujours été attentifs à nous vêtir à la façon des suiveurs, c'est-à-dire dans des tons marrons ou kakis, classiques dans le monde de la chasse. Il s'agissait de nous fondre au mieux parmi eux, sans pour autant avancer masqués puisque, de toute façon, notre statut était connu. Mais cette situation d'observateur en position d'être observé a 1. Marcel Mauss, << Essai sur le don universitaires de France, pp. 273-275. >>, dans Sociologie et anlhropologie, Paris, Presses 71 exigé de nous beaucoup de tact et d'engagement personnel : il a fallu gagner la sympathie et le respect des autres participants en bravant, comme eux, le froid et les intempéries, en surmontant la fatigue, en nous faisant accepter. L'enquête de terrain, c'est d'abord la présence sur ce terrain, un effort parfois difficile pour accéder à cette possibilité irremplaçable d'une observation directe. Il ne s'agit pas seulement de vérifier le contenu de ce que d'autres sources, Mémoires, ouvrages, films ... , donnent comme descriptions ct informations sur les pratiques. Mais l'observation participante met en jeu tout autre chose, à savoir la possibilité d'une approche compréhensive des pratiques, de l'intérieur. 4. Une approche compréhensive des pratiques Participer pour comprendre Par empathie, on peut comprendre les raisons et les passions d'agents qui, outre les difficultés qu'ils peuvent avoir à exprimer ce qu'ils ressentent, ne sont pas toujours disposés à exposer leurs motivations lorsque celles-ci prennent un caractère personnel ou intime. Ainsi, dans le cas de la chasse à courre, les veneurs et les suiveurs masquaient volontiers l'émotion profonde ressentie au moment de la mort de l'animal chassé. D'où des discours euphémisant ce moment de la chasse, déniant même tout intérêt réel pour cet instant devant un interlocuteur que l'on pouvait supposer, venant d'un milieu professionnel intellectuel et parisien, plutôt mal disposé envers cet aspect de la pratique cynégétique. Or, non seulement le fait de participer à des laisser-courre permet d'assister à l'émotion des veneurs et des suiveurs au moment de l'hallali et de la mise à mort, mais il permet de ressentir cette émotion ambiguë devant la disparition d'un animal qui a été poursuivi, perdu et retrouvé parfois au fil de longues heures. Sans cette présence, comment comprendre la valeur symbolique des rituels qui accompagnent cette mort, depuis les veneurs se découvrant en entendant la sonnerie de trompe qui l'accompagne, jusqu'au cérémonial long et toujours quelque peu solennel de la curée. La dimension religieuse de la pratique resterait incompréhensible sans cette familiarité acquise avec ce qui était étranger au chercheur. Mais cet exemple ne doit pas restreindre la pertinence de l'observation participante aux seuls objets quelque peu exotiques ou 72 il iii l ~i l l 1 • VfD!age en grande bourgeoisie traditionnels, ou encore ésotériques par leur caractère relativement fermé . Loger pendant plusieurs mois dans le grand ensemble du Sillon de Bretagne à Nantes a permis de mieux évaluer les résultats d 'une politique du logement social qui mêlait dans un même immeuble des ouvriers spécialisés maghrébins à de jeunes médecins français, des employés, des techniciens et des manœuvres. Seule une patiente pratique de terrain a pu mettre en évidence comment la proximité physique pouvait accroître la distance sociale au lieu de la diminuer comme l'auraient souhaité les militants chrétiens de gauche qui étaient à l'origine de cet ensemble de logements sociaux. De la même façon vivre dans un hôtel plus que modeste à Nouzonville, petite localité industrielle de la vallée de la Meuse, pour observer au plus près la vie des ouvriers métallurgistes confrontés à la déqualification et au chômage a permis de côtoyer les familles dans leur quotidien le plus ordinaire. Or la connaissance de ces situations est enrichie de façon décisive par ces observations que permet seule la présence longue, assidue, auprès des enquêtés. Cette démarche pose toutefois le problème de l'écriture. Car l'observation ne devient un complément utile et efficace des autres formes de recueil et de construction des données que si elle peut être restituée de façon à donner à voir, à vivre, à sentir des modes et des cadres de vie. Expérimenter le vécu des agents Les sciences sociales ne disposent pas de la possibilité de mener des expérimentations. Encore faut-il que le chercheur s'efforce d'expérimenter ce dont il va tenter de rendre compte. Ce qui a ses limites car cela suppose une vigilance continue quant aux effets possibles de l'empathie, qui ne sont pas toujours heuristiques. Mais expérimenter dans toute la mesure du possible ce dont parlent les discours recueillis permet de s'émanciper des problématiques a priori, de relativiser le point de vue intellectuel sur les pratiques concrètes et d'avoir un rapport moins distancié, donc moins abstrait aux enjeux et aux rapports sociaux du monde réel. Ce va-et-vient entre la participation très impliquée ct l'observation distanciée, avec tous les stades intermédiaires, évolue tout au long de l'enquête. Au début il apparaît très heuristique de prendre la posture de l'attention flottante dans un sens similaire à celui que les psychanalystes donnent à cette expression. « Elle consiste en une suspension aussi L'entretien et ses conditions spécifiques 73 complète que possible de tout ce qui focalise habituellement l'attention : inclinations personnelles, préjugés, présupposés théoriques même les mieux fondés 1• » En sociologie comme en psychanalyse une telle disposition ne va pas de soi, ne serait-ce que parce que le risque est grand que des dispositions non clairement perçues prennent le relais de présupposés et d'hypothèses déjà formulés et donc plus facilement écartés. Il reste que cette attention ouverte, gouvernée par une empathie décisive, est indispensable pour aborder un terrain neuf dont on ne saurait a priori avoir décidé de ce qui y était pertinent et de ce qui y était insignifiant. Ce n'est qu'après un contact prolongé avec le terrain, après une imprégnation patiente et attentive mais sans vouloir dans un premier temps tester les hypothèses, interroger systématiquement les faits à partir de la problématique de départ, que l'on pourra revenir aux éléments élaborés dans la phase de préparation de la recherche pour les confronter aux expériences rassemblées. Ainsi l'opposition qui allait de soi entre école publique et école privée, les enfants de la grande bourgeoisie paraissant a priori devoir ne fréquenter que la seconde, a volé en éclats avec une observation attentive des rapports sociaux dans une école publique de Neuilly. Les observations ont mis en évidence que le contrôle des parents sur le fonctionnement de l'établissement, fréquenté quasi exclusivement par des enfants de la haute société et les enfants des personnes au service de leurs parents. Un établissement public apparaissait soumis aux desiderata des familles de la grande bourgeoisie autant que peuvent l'être ceux ayant un statut privé. Mais pour arriver à cette remise en cause, il fallait une disponibilité qui, après quelques indications recueillies au cours d'entretiens, nous a incités à aller voir de plus près ce qui se passait dans cette école laïque et républicaine, mais néanmoins inféodée aux désirs de parents sachant très bien cc qu'ils attendent d'un établissement scolaire. L'observation participante peut prendre des formes très variées et entraîner tous les niveaux d'implication personnelle. Ainsi Anne Tristan, pénétrant les organisations de base du Front national, devenant membre de cette organisation, est allée au plus loin dans le double jeu et dans le risque personnellement encouru. Un tel engagement ne va pas de soi, mais il apporte une possibilité de compréhension que des analyses menées de l'extérieur ne pourront jamais atteindre. Loïc vVacquant, sans avancer masqué, s'est impliqué dans la pratique pour devenir lui-même 1. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la jJsychana[yse, Paris, Presses universitaires de France, 1967, p. 39. 74 Vqyage en grande bourgeoisie boxeur et participer à des combats réguliers, premiers échelons pour atteindre aux premiers titres de la discipline. C'était sans doute le prix à payer pour pouvoir accéder au monde clos du ghetto noir de Chicago. Loïc Wacquant parle d'« ethnopraxie »,forme d'observation qui consiste à « pratiquer en temps et en situation réels avec les indigènes de sorte à acquérir, comme eux, par la routine, les savoirs tacites et les catégories de perception qui composent pour partie leur univers». Jean Peneff s'est fait brancardier bénévole pour observer le service des urgences à l'hôpital. «Je cherchais à connaître non ce que les agents disent qu'ils font, écrit-il, mais ce qu'ils font effectivement, les implications du travail réel et non pas simplement représenté, les faits et non leur image. » Pour Louis Pinto, l'observation participante, dans un régiment durant son service militaire, fut une exploitation heureuse d'une situation non choisie et quelque peu frustrante. Toutes ces démarches, dont les points de départ sont très variables, ont toutes un caractère extrême : il s'agit par la force des choses, parce qu'il n'y a pas d'alternative à un engagement personnel très impliquant, de pouvoir avoir accès à un univers (un parti extrémiste, un ghetto noir, une institution fermée) inabordable autrement que par la médiation imparfaite de l'entretien. Univers social fermé, peuplé d'agents habiles à contrôler leur parole, la haute société relève elle aussi d'une telle approche. Sans mettre le chercheur dans des situations aussi difficiles que celles qui viennent d'être évoquées, l'observation peut être mobilisée et mise en œuvre à un coût personnel plus faible tout en permettant de recueillir une information de première main. Quelle que soit la difficulté de l'entreprise, elle reste toujours une démarche d'une grande efficacité dans la recherche de la compréhension des processus mis à l'étude!. 5. Ethnométhodologie, ethnologie, sociologie Les techniques qualitatives, et en particulier l'observation, voire l'immersion dans le milieu de la grande bourgeoisie, paraissent l. Voir Anne Tristan, Au Front, Paris, Gallimard, coll. <<Au vif du sujet», 1987 ; Loïc J.D. Wacquant, <<Corps et âme. Notes ethnographiques d' un apprenti boxeur», Acles de la recherche en sciences sociales, 1989/80 ; Jean Pene fT, L'Hôpital en urgence. Étude par obse~vation participante, Paris, Métailié, 1992 ; Louis Pinto, << Expérience vécue et exigence scientifique d'objectivité>>, dans P. Champagne, R. Lenoir, D. Merllié, L. Pinto, Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1989. L'entretien et ses conditions spécifiques 75 incontournables pour appréhender les habitus des dominants et les techniques sociales d'inculcation qui finissent par faire vivre les privilèges comme allant de soi, comme les avantages légitimes liés à l'excellence des personnes. Les techniques d'observation sont heuristiques pour cerner la formation des dispositions par les apprentissages en douceur qui s'appuient sur l'exemple des parents et du milieu et qui permettent de vivre la position dominante que l'on est appelé à occuper de manière naturelle. Par contre les techniques de l'entretien sont sans doute mieux à même de mettre en évidence les techniques d'inculcation délibérées qui, passant par le langage, sont déjà prêtes à être explicitées à nouveau pour le sociologue. Les discours sur la transmission du patrimoine et les devoirs de l'héritage sont aisément formulés, alors que des techniques plus implicites, comme celles ayant trait aux manières et comportements dans les situations de sociabilité, seront mieux mises à jour à travers des observations, comme celles qui peuvent avoir la vie familiale pour cadre avec toutes ces techniques qui vont sans dire et sont néanmoins apprises, qui vont de la manière de saluer, de s'habiller, à celles de se tenir à table ou de parler. En prenant en compte la nécessité d'un important travail documentaire et statistique, on voit qu'ont été convoquées des méthodes qui relèvent de l'ethnologie et de la sociologie, voire de l'ethnométhodologie. Intégrer les structures sociales dans l'analyse Nous avons toujours mis en œuvre les techniques qualitatives dans le cadre d'une analyse en termes de positions dans une structure sociale. Cette démarche compréhensive a été mise au service d'une sociologie des classes sociales. Même si nous voulons bien admettre que l'homme n'est pas réductible aux seules logiques économiques, sociales et culturelles, il n'en demeure pas moins que notre travail vise à contribuer à épuiser le sens qui peut advenir de ces logiques. Notre posture permet d'interpréter les interactions comme le produit de rencontres de formes incorporées du social. Cc qui nous différencie des ethnométhodologues qui, dans un empirisme exacerbé, analysent les interactions comme le début et la fin du social en acte sans référer la genèse des pratiques à l'antériorité de la formation de dispositions. Les ethnométhodologues s'efforcent en effet de décrire les actions et interactions des enquêtés en se tenant à ce qui peut être directement observé sur le lieu même de l'observation. « L'ethnométhodologie, écrit Alain Coulon, est la recherche empirique des méthodes que les individus utilisent pour donner sens et en même temps accomplir leurs actions de 76 Vqyage en grande bourgeoisie tous les jours : communiquer, prendre des décisions, raisonner. Pour les ethnométhodologues, la sociologie sera donc l'étude de ces activités quotidiennes, qu'elles soient triviales ou savantes, considérant que la sociologie elle-même doit être considérée comme une activité pratique'.» Cette approche n'accorde pas de place à la socialisation qui forme les agents en amont des situations d'interaction, ce qui renvoie au concept d'habitus. L'idée que le social est toujours en train d'être produit dans les interactions est fructueuse pour l'observation des rites de sociabilité. Mais il y a une rémanence de l'interaction dont les effets se prolongent au-delà de son effectuation, ce qui prend la forme concrète du carnet d'adresses et de toutes les techniques d'enregistrement et de mémorisation des structures sociales. La pratique de l'obse1vation 77 Une certaine démarche ethnologique renvoie aux mêmes lacunes . La sociologie s'est constituée en France, dans les limites de ce qui s'appelait la métropole, depuis le milieu du xrxe siècle. Parallèlement, l'ethnologie se développait dans les colonies. Avec les indépendances nationales, on assista à un retour des ethnologues sur leurs terres d'origine. Les banlieues et les entreprises de l'hexagone furent et restent leurs lieux de prédilection, avec toutefois un certain intérêt pour le monde rural. Si bien que sociologues et ethnologues se retrouvèrent sur les mêmes terrains. Or les deux disciplines, non seulement se sont constituées sur des bases sociales, politiques et géographiques différentes, mais elles se sont opposées aussi par leurs méthodes. La sociologie s'est voulue volontiers déductive, ayant une forte propension à interroger les faits à partir d'une problématique constituée, un système conceptuel lui fournissant le plus souvent le corps d'hypothèses à partir desquelles elle entendait interroger le réel. À l'inverse l'ethnologie relève de la méthode inductive. Le terrain et ses matériaux, l'enregistrement des protocoles des relations entre les individus, sont le point de départ de toute recherche ethnologique. Pour Robert Cresswell, «le déroulement de la recherche scientifique en quatre étapes observation des faits, analyse des observations, interprétation de l'analyse, élaboration d'hypothèses - doit se faire dans un ordre immuable si l'on veut atteindre l'objectivité, mais le point de départ est libre. Or la recherche scientifique comprend toutes les étapes mais ne part pas du même point que l'ethnologie. De l'interprétation, elle passe à l'élaboration d'hypothèses, puis à l'observation et à l'analyse. L'ethnologue prend son départ dans l'obsetvation pour aboutir à l'interprétation, mais hélas elle omet souvent l'étape de la formulation d'hypothèses, ou n'en fait pas le prolongement conceptuel du travail de terrain I ». Mais par rapport à l'ethnométhodologie, l'ethnologie n'entend pas limiter son apport à l'enregistrement des méthodes mises en œuvre dans la production de la vie sociale. L'ethnologie élabore, à partir du travail de terrain, le système symbolique des sociétés et analyse le social objectivé dans les techniques, les rituels, les cérémonies et toutes les interactions qui renvoient alors à autre chose qu'elles-mêmes. Les rapports entre ethnologie ct sociologie peuvent être lus comme les termes d'une discussion sur cette question de la bonne distance. La discussion revient souvent aux accusations croisées de la trop grande proximité de l'ethnologue, immergé et donc submergé par son objet, ou, à l'inverse, de la trop grande distance du sociologue plaquant les résultats de sa modélisation théorique a priori sur une réalité modelée selon les besoins de la cause. Or, pour arriver à la compréhension des pratiques, il est nécessaire d'être à la bonne distance, c'est-à-dire de saisir et ressentir le sens du jeu des agents, les dimensions affectives investies dans ce jeu, et la place que ce jeu occupe dans les structures sociales et leur reproduction. En réalité l'opposition entre ethnologie et sociologie est plus institutionnelle que réelle : elle renverrait non à des enjeux scientifiques, mais à des questions relatives aux positions dans le champ universitaire, aux crédits disponibles et aux postes à pourvoir. En pratique les approches, dans leurs spécificités relatives quant à la manière de travailler sur le terrain sont plus complémentaires que concurrentes ou exclusives l'une de l'autre. Notre travail sur la chasse à courre a pu, grâce aux références sociologiques aux milieux sociaux, aux divisions globales de la société, insérer les rituels dans des rapports que la seule appréhension à partir du terrain n'aurait pu mettre en évidence. Ainsi les hommages rendus au courage de cerf, le respect qu'inspirent ses ruses et son habileté à se mer ses poursuivants, ont été interprétés dans le cadre d'une analyse symbolique de la société et des luttes dont elle est le lieu. En même l. Alain Coulon, L'Ethnométhodologie, Paris, Presses universitaires de france, coll. <<Que sais-je?, 11° 2393, 1987, p. 26. l . Robert Cresswell, << Ethnologie et . sociologie. Problèmes de collaboration>>, L'Homme, VII, l, pp. 72-84, p. 81. Ethnologie, sociologie 78 Vq)!age en grande bourgeoisie temps qu'une représentation symbolique de la société cette pratique est aussi une mise en scène de la disparition et un rappel du caractère éphémère de la vie, y compris de celle des veneurs. La curée est l'occasion de faire revivre la mémoire des disparus, à travers les fanfares de trompes qui leur sont dédiées. L'analyse sociologique des enjeux sociaux et l'analyse ethnologique des manifestations symboliques ne sont pas exclusives l'une de l'autre et selon nous elles se complètent!. Rendre compte d'une pratique dans ses différents aspects suppose la combinaison de ces approches. Mais la réimportation de l'ethnologie dans la métropole risque fort d'y réintroduire, à la faveur de la revendication de l'originalité de la méthode, un insidieux ethnocentrisme de classe. Comme le dit P. Bourdieu, «le refus de l'ethnocentrisme qui interdit à l'ethnologue de mettre en relation ce qu'il observe avec ses propres expériences [... ] conduit, sous apparence de respect, à instituer une distance infranchissable, comme au plus beau temps de la "mentalité primitive". Et ceci peut valoir aussi bien lorsqu'on fait de "l'ethnologie" des paysans ou des ouvriers2 ». Et aussi des bourgeois. Explication et compréhension La pratique de l'obseroation 79 l'objectivation c'est s'objectiver et, par là, surmonter les passions, y compris les passions intellectuelles que le sujet connaissant doit à sa position spécifique. Pour caractériser cette posture paradoxale qui est celle de l'objectivation compréhensive, Pierre Bourdieu a récemment repris à son compte, comme libéré des censures pesant sur l'intellectuel libéré, les termes d'"amour intellectuel" et même d"'exercice spirituel", issus d'horizons intellectuels bien différents de celui, positiviste, de la sociologie. Une fois abolies les fausses distances de l'objectivisme, l'autre peut être reconnu comme un autre je [ ... ] 1. » Certes les affects peuvent être tout à fait différents lorsque l'objet de la recherche est la grande bourgeoisie. Il reste que mettre à plat les enjeux affectifs de l'observateur et de l'observé est une condition indispensable pour qui veut tenter de mettre en évidence les logiques du social. Il s'agit à la fois de comprendre les enjeux du chercheur, objectifs ct affectifs, et ceux de l'objet de la recherche, de façon à ne pas être victime de ses propres a priori, en traitant par la dérision la vie mondaine, et à pouvoir restituer le vécu improbable de grands bourgeois si persuadés d'être à leur place, c'est-à-dire dominante, que cela va de soi et qu'ils peuvent vivre dans la plus parfaite sérénité les privilèges les plus insensés, dont singulièrement ceux qui leur donnent l'assurance d'être ce qu'ils sont à la place qui leur est due. La combinaison des approches ethnologiques et sociologiques permet aussi de mettre fin à une dichotomie peut-être plus pernicieuse encore, celle qui consiste à distinguer la compréhension et l'explication3. L'observation permet une objectivation d'un ordre supérieur à celui qu'autorise l'enquête statistique ou par questionnaire, et même l'entretien. Lorsqu'elle est suffisamment participante, l'observation permet en effet d'avoir accès aux affects des agents. Démarche décisive dans la mesure où elle autorise le dépassement de « la vieille distinction diltheyenne » entre comprendre et expliquer, contre laquelle il faut poser que « comprendre et expliquer ne font qu'un 4 ». Cette démarche compréhensive a été mise en œuvre dans La Misère du monde dont les entretiens et les descriptions s'efforcent de restituer le vécu des agents. « Condition pour laisser apparaître l'autre, écrit Louis Pinto, objectiver 1. Notre enquête sur la chasse à courre a été financée par la mission du Patrimoine ethnologique du ministère de la Culture. 2. Pierre Bourdieu, «De la règle .aux stratégies, entretien avec Pierre Lamaiso n », Te1rain, n° 4, mars 1985, p. 98. 3. Sur les fondements de la sociologie compréhensive, voir Patrick Pharo, Le Sens de l'action et la compréhension d'autrui, Paris, L'Harmattan, 1993. 4. Pierre Bourdieu, La Misére du monde, op. cil., p. 910. 1. Louis Pinto, <<La théorie en pratique», Critique, N° 579/580, août-septembre 1995, p. 622.