54
Vrzyage
en
grande
bou1geoisie
furent
pas
rares l'entretien a été mis à profit
pour
entreprendre le
travail, fréquent dans ces familles,
de
rédaction des Mémoires, en
s'appuyant
sur
l'enregistrement de l'entretien.
C'est
une
expérience
assez générale
et
qui
n'est
plus spécifique à notre milieu : à la fin de
l'interview,
un
lien a été créé,
ténu
certes, mais qui relève de l'échange,
comme
si
l'écoute attentive de l'enquête
ur
avait été le contre-don
apprécié
du
don
de
la
parole
de l'enquêté.
Chapitre
IV
La pratique de l'observation
Pas plus
que
l'entretien, l'observation ne saurait constituer le tout de
la méthode
et
résumer à elle seule les démarches d'enquête.
Instrument
parmi
d'autres, l'observation est le
complément
indispensable de
l'entretien. Mais
par
sa place dans l'histoire des méthodes des sciences
humaines, elle pose la question des rapports entre la sociologie et l'ethno-
logie, entre les approches quantitatives
et
les approches qualitatives. «
La
reconnaissance
du
travail de terrain
comme
démarche
de plein droit de
la sociologie ne procède pas seulement de l'exemple de l'ethnologie, elle
résulte également de la réaction de la tradition de Chicago vis-à-vis
du
développement
en
sociologie, après 1940, autour de Stouffer, de Lazarsfeld
et de
Merton,
de
la
formule de recherche reposant
sur
le recueil
et
l'exploitation statistique de questionnaires1» L'observation constitue
un
exemple
probant
de
la
non
neutralité épistémologique des outils de la
recherche. Ceux-ci engagent les axiomes de la
démarche
scientifique,
comme ces instruments de mesure qui,
dans
d'autres disciplines, ne
peuvent apprécier
que
ce que l
es
théories exp
li
cites ou implicites de la
mesure
rendent
possible. « Le principe de
l'erreur
empiriste, formaliste
ou intuitionniste réside dans la dissociation des actes épistémologiques et
dans une représentation mutilée des opérations techniques
dont
chacune
suppose l
es
actes de coupure, de construction et de constat. Le débat qui
s'instaure à propos des vertus intrinsèques de
la
théorie
ou
de la mesure,
de l'intuition ou
du
formalisme est nécessairement fictif,
parce
qu'il
repose sur l'autonomisation d'opérations qui tiennent
tout
leur
sens et
leur fécondité de leur insertion nécessaire dans une démarche unitaire2. »
1.
Jean-Michel Chapoulie, « Everett C. Hugues et le développement du travail de
terrain en sociologie»,
Revue
fi·ançaise
de
sociologie,
octobre-décembre 1984, XXV-4, pp. 582-
608 (
p.
590).
2.
Pierre Bourdieu,
Jean-Claude
Chamboredon,
Jean-Claude
Passeron,
Le
Mêtier
de
sociologue,
op.
cit
., p. 89.
56
Vqyage
en
grande
bourgeoisie
Le
contrôle
de
soi
L'observation ne saurait
se
suffire à elle-même et cela est encore plus
valable
dans
l'analyse des modes de vie de
la
haute
société.
En
effet,
comme
on
l'a
vu avec l'entretien,
l'une
des caractéristiques de ce milieu
social est de maîtriser, plus
que
dans
d'autres
milieux, des techniques de
présentation de soi, dans
l'ordre
du
discours ou dans celui de l'hexis
corporelle, qui laissent
peu
de place à l'improvisation et à la spontanéité,
ou
qui, plus exactement, relèvent
d'une
démarche
délibérée et
volontariste.
Si
l'on
peut
considérer que, dans tout groupe social, les
apprentissages familiaux et sociaux structurent les individus,
il
reste que,
dans
la
grande
bourgeoisie et dans la noblesse les inculcations de
l'éducation et l'enseignement des préceptes de vie atteignent une
systématicité et
un
niveau d'explicitation rares tout
en
s'appuyant, ce qui
est la condition de
leur
efficacité,
sur
les injonctions muettes de
l'exemple, des souvenirs familiaux répétés à l'envie, de l'histoire
du
groupe
dont
les demeures et les institutions, les parents et les amis de la
famille
représentent
des formes objectivées et incorporées.
Leur
omniprésence renforce
continûment
l'efficacité des explicitations de
l'éducation.
S'arrêter
à l'observation des pratiques reviendrait, plus
qu'ailleurs, à
prendre
le risque de
ramener
l'eflicacité
d'une
pédagogie
consciente de ses fins
et
de ses moyens à
la
qualité des personnes.
Les apprentissages qui
permettent
ce contrôle de la présentation de
soi sont
donc
précoces
et
systématiques. Ils sont liés à
la
cohabitation
dans l'intimité
la
plus quotidienne avec du personnel domestique
dont
il
a toujours été exigé
une
tenue irréprochable, voire le
port
de la livrée
aux couleurs de la famille.
Une
telle cohabitation impose aux maîtres,
en
retour,
de
tenir
leur
rang
et
donc de refuser le laisser-aller.
Dans
les
familles de
la
noblesse
ou
de la
grande
bourgeoise,
on
ne dîne pas
en
pantoufles. « Avec les techniques
du
corps, écrit François de Négroni,
qui, des premiers rudiments
du
baisemain aux derniers exercices de
maintien, socialisent les comportements physiques de l'animal
mondain
,
peu
de possibilités sont
abandonnées
au
hasard
:
car
la
distinction
s'affiche
jusque
dans les gestes les plus neutres et les plus solitaires'. »
De
plus
la
sociabilité familiale est intense. Avec la paysannerie, la
grande
bourgeoisie et
la
noblesse sont les groupes
la
cohabitation de
différentes générations dans les mêmes résidences, voire de collatéraux,
!.
François de Négroni,
Ln
France
noble,
Paris, Seuil, 1974,
p.
39.
La
pratique
de
l'obse7Vation
57
es
t encore fréquente. Il existe à Paris des immeubles
dont
les
appartements, fruits de la prévoyance
d'un
ancêtre
commun,
sont
occupés
par
les grands-parents, leurs enfants
et
petits-enfants, les
escaliers
étant
ainsi animés
par
les allées
et
venues des cousins et
cousines.
Même
sans cette cohabitation,
la
vie familiale est dynamique
et l'on
se
reçoit beaucoup,
en
ville ou au
château
les cérémonies
familiales sont l'occasion de grands rassemblements. Mais plus largement
les réceptions
et
la vie
mondaine
sont des caractéristiques de ce groupe.
Ainsi donc
il
est bien rare,
même
pour
des enfants jeunes, que l'existence
domestique la plus quotidienne
sc
réduise
aux
parents et à
la
fratrie.
De
plus, très tôt,
commencent
des apprentissages systématiques qui mettent
l
es
enfants dans des situations quasi mondaines,
comme
avec leurs
premiers pas dans les rallyes, à
partir
de douze ans environ.
Les pratiques, saisies à travers l'observation, sont
le
produit
d'un
travail social de présentation
de
soi qui ne laisse
que
peu
au
hasard.
On
retrouve donc dans le
domaine
de l'observation
la
même
question que
celle qui est
apparue
avec l'entretien. N'observe-t-on pas
une
mascarade
sociale qui mettrait délibérément
en
scène
une
image de soi, socialement
construite, vitrine
jugée
utile et favorable
aux
intérêts
du
groupe ?
La
Ill.Îse
en
scène
comme
technique
sociale
En
réalité, comme
pour
l'entretien,
il
importe
de recueillir ces
observations
comme
ces discours,
pour
ce qu'ils sont, c'est-à-dire
pour
le
produit
d'une
interaction
qui
n'est vraie
que
comme
telle, c'est-à-dire
comme
rapport
social avec toute sa complexité, ses silences, ses faux-
semblants, ses illusions, aussi, sur l'autre.
En
cela entretiens et
observations sont
d'une
grande
richesse
pour
l'analyse, à condition
d'en
préciser les limites.
Il
importe de situer ces documents, discours ct
descriptions,
parmi
l'ensemble des documents disponibles et construits,
dont
les éléments statistiques, de façon à les traiter
comme
un
aspect,
mais
un
aspect seulement
d'une
réalité
aux
facettes multiples. Discours
et pratiques ne sont
jamais
une
objectivation définitive
du
social, mais,
au mieux, l'objectivation
qu'en
proposent
les agents, à travers ce qu'ils
font et ce qu'ils disent.
Avec les différentes stratégies mises
en
œuvre
dans ces présentations
de soi,
chaque
groupe social trahit
en
fait son habitus, les dispositions
qui lui sont propres et qu'il mobilise
pour
répondre
aux
situations
d'interaction qu'
il
a à affronter.
Des
pratiques aussi anodines
en
1
:'
1
....
58
Vtzyage
en
grande
bourgeoisie
apparence
que
le
port
de
la
cravate
entrent
dans des logiques de mise
en
scène de
la
personne
qui
n'ont
rien
de
spontané
et
dont
le
sens social
est loin
d'être
négligeable. Les pratiques les plus spécifiques deviennent
emblématiques
de
la
différence
et
comme
telles
peuvent
être
difficilement reçues
par
ceux qu'elles déconcertent. Il
en
est ainsi
du
baisemain qui
surprend,
voire agresse ceux qui
n'en
ont
jamais
appris
l'usage. Le baisemain,
devant
des
non
initiés, signifie l'émergence brutale
d'un
autre
monde,
dont
les manières sont ignorées. Ces façons
de
faire,
même
si
elles
peuvent
paraître
guindées
ou
surannées
de
l'extérieur, sont
en
réalité des signes forts
de
l'identité
du
groupe,
une
manière
d'affirmer
son
appartenance,
comme
les poignées
de
main
révélatrices de
la
franc-
maçonnerie,
ou
les cravates
du
Jockey
Club. A ces signes extérieurs,
facilement repérables,
il
faudrait
ajouter
tout
ce qui relève
de
signes plus
imperceptibles,
comme
la
manière
de
prononcer
certains noms
propres
(dire
par
exemple « Broille »
et
non
«Broglie»).
Les techniques
de
gestion et d'accumulation
du
capital social sont elles
aussi spécifiques. Elles passent
par
l'art
de la conversation,
par
l'aisance à
gérer les contacts
et
les rencontres,
par
l'amabilité et la courtoisie.
Tout
ceci
se
met
en scène, avec
un
grand
plaisir apparent, et réel, dans la
mesure
les agents qui
appartiennent
à cet univers sont socialement faits
pour
cette vie de relations, qui
pourrait
sembler fastidieuse à ceux qui la
découvriraient de l'extérieur. Réalisant les dispositions de leur habitus,
les
agents
ne
peuvent
que
manifester
le
plaisir inhérent à la réalisation de ce
que
l'on
est appelé à faire
par
toute son éducation,
par
les inculcations de
la petite enfance et de l'adolescence. Aussi n'est-il pas nécessaire que
les
agents aient conscience des enjeux et des stratégies à développer
pour
que
leurs pratiques soient objectivement adaptées à leurs intérêts. L'habitus en
acte,
dont
une
théorie
du
complot ne saurait rendre compte,
se
donne
à
voir et à apprécier, puisqu'il est, aussi,
une
manière de proclamer et de
démontrer, à travers tous les prismes de l'appréciation sociale, l'excellence
des personnes et
donc
leur légitimité à occuper
les
positions qu'elles
occupent.
On
conçoit
que
la position de l'observateur dans
un
tel contexte
ne soit pas aisée,
car
le travail d'objectivation est alors particulièrement
délicat.
Les
conditions
de
l'observation
Ce
travail d'objectivation
connaît
des conditions variables
en
fonction
de
la proximité avec les agents
dans
le travail d'observation lui-
La
pratique
de
l'observation
59
même. Il est des conditions qui assurent
une
posltlon distanciée,
permettant
une
observation discrète,
même
si
elle n'est pas clandestine.
A cette position de l'observateur
en
retrait s'oppose celle
il
est partie
prenante
des pratiques, situation d'observation
participante
le
danger
réside dans
l'empathie
qui,
en
faisant
entrer
le sociologue
dans
une
relation forte avec les observés, risque toujours de le conduire à
adopter
leur
point
de vue.
Entre
ces situations extrêmes, tous les cas de figure
sont possibles'.
Même
dans le cas
de
l'observation participante, c'est-à-dire lorsque
l'observateur
se
trouve pris
dans
la
pratique
dont
il
a le
projet
d'examiner
le
déroulement,
il
existe
un
continuum
des situations
concrètes d'enquête.
Notre
qualité
de
sociologues a
pu
être ignorée : ce
fut
le
cas lorsque nous avons participé à
la
soirée portes ouvertes des
joailliers de la place
Vendôme
et de
la
rue
de
la
Paix. Ailleurs nous
pouvions être connus
comme
sociologues
par
une
partie
de l'assistance
sans
que
pour
autant
il
soit
clairement
perçu
que
nous étions
en
situation
de
travail, observant les us
et
coutumes
de
nos hôtes : ce fut le
cas lorsque nous étions
en
situation d'invités, à
un
dîner
ou
à
un
cocktail. Enfin,
dans
d'autres
circonstances, lors de certaines invitations
au
château,
ou
à l'occasion
de
notre
participation
aux
laisser-courre des
équipages
de
vénerie,
il
était clair
pour
tous
que
notre
présence
n'était
due
qu'à
notre activité professionnelle
et
que
nous étions
pour
observer
et
écouter. Ces différents degrés de publicité de
notre
activité
définissent des contextes
de
travail variés qui présentent, les uns et les
autres, avantages
et
inconvénients.
I.
L'observateur
incognito
L'observation,
même
participante,
peut
être ignorée des agents
sociaux observés.
C'est
une
situation relativement idéale
car
elle élimine
le
problème
récurrent,
lorsqu'on
traite de l'observation participante, des
1.
Voir Pierre Fournier,
<<Des
observations sous surveillance»,
Genèses,
24,
septembre 1996, pp. l 03-119.
Dans
un centre nucléaire l'auteur,
pendant
près de dix ans,
a mis en
œuvre
l'observation sous différentes formes, de l'obsctvation incognito à
l'observation participante.
<<
On
distingue [ces différentes formes] selon qu'elles
impliquent ou non la participation
de
l'observateur aux pratiques de travail indigènes,
mais surtout selon que la qualité d'observateur est
connue
ou
non des enquêtés.>>
(p
. 113) .
h
60
V~?Yage
en
grande
bourgeoisie
effets
induits
par
la
présence
d'un
observateur
connu
comme
tel,
étant
admis
que
sa
présence
ne
saurait
laisser indifférents les agents.
L'obsewation
du
social
of!jectivé
Toutefois
la
présence
de
l'observateur,
dûment
connu
ct
perçu
comme
tel, est
de
peu
d'effets
sur
le social objectivé,
sur
ce social qui
s'est cristallisé
dans
des objets, des textes
ou
des institutions.
Ce
social
figé
ne
saurait
être
troublé
par
l'irruption
du
sociologue,
du
moins
jusqu'à
ce
que
ces objets
ou
ces textes ne soient
réanimés
par
une
pratique,
ou
un
discours,
qui
prennent
appui
sur
eux.
Pour
ce social
objectivé,
l'observateur
reste
incognito.
Cette
observation
non
perturbante
est
l'une
de
celle qui
peut
accompagner
les entretiens : ceux-
ci, réalisés
au
domicile,
sur
le lieu
de
travail,
ou
encore
dans
un
lieu
public
fréquenté
par
la
personne
interrogée,
sont
des occasions à saisir
pour
rassembler
une
information
parallèle
sur
le
cadre
de
vie de
l'interviewé.
Dans
les
entretiens
réalisés
dans
la
grande
bourgeoisie, les
domiciles ainsi
aperçus
étaient
en
eux-mêmes
riches d'enseignements.
Par
le poids des
générations
antérieures
sur
le
décor
contemporain
:
meublées
dans
un
style classique, les résidences recèlent des trésors
de
l'ébénisterie
et
des arts décoratifs
dont
l'ancienneté
renvoie
aux
ancêtres
qui
ont
accumulé
et
légué ces trésors.
Ainsi
la
diversité
de
lieux
dans
lesquels se
sont
déroulés les
entretiens, la qualité des biens qu'ils
renferment,
du
château
dans
une
campagne
reculée à
la
villa
du
bord
de
mer
en
passant
par
l'hôtel
particulier
ou
le vaste
appartement
parisien, les salons
de
palaces
ou
les
établissements
d'enseignement
suisses, révèlent
une
richesse
dont,
de
l'extérieur,
il
est impossible
de
deviner
l'ampleur.
Cette
richesse est
multidimensionnelle puisqu'elle revêt des aspects économiques, mais
aussi culturels et,
bien
entendu,
symboliques.
Une
constante
est
apparue
qui renvoie
au
temps : les vies des
membres
de
la
grande
bourgeoisie s'inscrivent
dans
la
longue
durée,
dans
des lignées qui
remontent
à plusieurs
générations
et qui sont
appelées à
durer.
Ces
constatations
doivent
une
part
de
leur
force
au
contenu
des entretiens, mais les observations
sont
venues les conforter,
en
particulier
lorsqu'il a été possible
de
visiter
un
lieu
en
compagnie
de
son
propriétaire.
Les discours
sur
les galeries
de
portraits
des ancêtres
prennent
alors
une
autre
saveur,
et
peuvent
mieux
être
restitués
dans
toute
leur
force lorsqu'ils
sont
recueillis
devant
le
tableau
de
David
représentant
un
arrière-arrière-grand-père.
Dans
les
châteaux,
les
archives familiales
occupent
une
partie
de
la
bibliothèque. Y sont
La
pratique
de
l'obmvation
61
pieusement
conservés les
budgets
de
la
famille, les livres
de
compte
du
domaine,
les
contrats
de
mariage
et
les inventaires
après
décès,
autant
de traces indélébiles
de
la
constitution
de
la
fortune. Ici
encore,
l'observation
complète
de
façon décisive
l'entretien.
Portant
sur
du
social
objectivé, elle
n'est
pas troublée
par.
la
présence
manifeste
de
l'observateur.
L'obsemateur
mêlé
au
public
populaire
L'observation
peut
être
anonyme
et
rester
ignorée
de
ceux
qui
en
ont
été l'objet.
L'observateur
peut
se
retrouver
mêlé
aux
spectateurs,
aux
invités,
ou
se
fondre
dans
la
foule, sa
présence
étant
indécelable. Il s'agit
de
situations
les
pratiques
observées
ont
un
caractère
public,
de
telle
sorte
que
l'observation
peut
s'effectuer sans
qu'il
soit question
de
prévenir
qui
que
ce soit, ce qui
résout
le
problème
déontologique
de
«l'observateur
masqué
».
Il
en
est ainsi
dans
toutes les
cérémonies
et
tous les rituels
que
suscite
la
vie
mondaine.
Les agents
qui
participent
à
ces
cérémonies
sont
en
représentation
de
manière
maîtrisée
et
consciente. Les
grands
prix
hippiques,
comme
celui
de
Deauville à
la
fin
du
mois
d'août,
ou
les galas divers
et
variés,
comme
le
gala
des
Courses
1,
dans
la
même
station
balnéaire,
sont
des occasions
de
mise
en
scène
de
la
position sociale
dominante
à travers les toilettes, les automobiles
et
l'apparat
qui
entoure
l'arrivée
des
heureux
élus .
sur
les lieux des
festivités.
On
a alors,
curieusement
de
la
part
d'un
groupe
social
qui
cultive la discrétion,
un
étalage
ostentatoire
des «
bonnes
» manières,
de
techniques
de
la
sociabilité
mondaine
(pour
beaucoup
de
spectateurs ce
sont les seules occasions qu'ils
ont
de
voir
pratiquer
le baisemain),
de
richesses aussi,
qui
transparaissent
dans
la
qualité des
vêtements,
de
leurs
accessoires
ct
dans
l'éclat
des bijoux.
Chaque
groupe,
dans
ces
circonstances particulières, assume sa position,
regardeurs
et
regardés,
si
bien
que
l'observation
peut
se
dérouler
d'une
manière
qui passe
maperçue.
Le 29
août
1993,
jour
du
Grand
Prix
de
Deauville,
qui
est le
sommet
de
la
saison
dans
la
station,
la
firme Lance! (bagagerie
de
luxe)
a fait installer des tentes
et
un
buffet
en
plein
air
à
côté
des tribunes.
Les invitées, robes
de
cocktails
et
capelines,
et
les invités, costumes clairs
et
panamas,
arrivent
à
pied
d'un
parking
peu
éloigné
ils
ont
l. Sur ces deux manifestations mondaines, voir
Grandes
Fur/unes,
op.
cil.,
pp. 170-171,
et <<L'aristocratie et la bourgeoisie au bord de la mer.
La
dynamique urbaine de
Deauville»,
Genèses,
16,
juin
1994, pp. 69-93.
62
Vtzyage
en
grande
bourgeoisie
abandonné
leur
véhicule.
De
temps à
autre
un
hélicoptère y dépose
quelques personnalités.
De
nombreux
badauds
sont arrivés avec deux
heures
d'avance
sur
le
départ
de
la
première
course
pour
pouvoir
profiter
du
spectacle gratuit de cette
mondaine
assemblée. Sous
leur
regard
amusé
ou admiratif, parfois critique, les invités se dirigent avec
assurance vers le buffet
et
grignotent
en
bavardant
et
en
buvant
le
champagne
qui
leur
est généreusement offert.
Ceci
au
son
d'un
orchestre qui déverse des flots de musique de café-
concert, et
au
vu de tout
un
public ravi de ce spectacle gratuit.
«Ça
fait
huit ans
que
l'on
vient, dit
un
couple très modeste.
On
s'arrange
pour
venir le
dernier
week-end
d'août
pour
le prix Lance!.
Notre
but, ce n'est
pas les courses, ce sont les toilettes. » L'épouse
d'un
petit agriculteur
breton déclare
aimer
« le défilé de ces dames, les grandes toilettes, les
chapeaux.
Pour
moi c'est
un
bonheur
de spectacle. Deauville, c'est
quand
même
une
renommée.
Mais hier soir, c'était 1 400 francs l'entrée
[il
s'agit
du
Gala
des Courses]. Nous n'étions pas de
la
fète, ça
ne
pouvait pas être des nôtres. »
De
simples barrières de bois blanc,
d'un
mètre de
haut
environ,
délimitent l'espace sacré, celui
le
commun
ne
peut
entrer. Mais les
heureux
élus, loin
d'être
à
l'abri
des regards, paraissent
au
contraire
en
représentation, offrant le spectacle rare
d'une
réunion
mondaine
et
d'un
déjeuner, abrité sous
de
grands dais
largement
ouverts.
Tout
se
passe
comme
si
on
était
pour
être vu.
On
sc
laisse
photographier
et
filmer
par
la
presse, mais aussi
par
les
badauds
qui profitent de l'aubaine
pour
faire quelques images qui
leur
paraissent exotiques. Le contraste accusé
entre
les
deux
publics ne semble pas poser de problème. Aux complets
veston de
bonne
coupe
correspondent
les chemisettes à carreaux, aux
silhouettes épaisses
et
fatiguées, les maintiens sveltes
et
élancés,
soigneusement mis
en
valeur
par
les tenues ajustées : le
monde
du
prêt-
à-porter
s'oppose à celui
du
sur
mesure. Mais tout cela
se
passe dans
une
ambiance
détendue,
comme
si
le fait de se retrouver ensemble, bien
que
de
chaque
côté
de
la
barrière, exprimait
une
connivence plus forte
que
les divisions sociales,
autour
de
la
fète et
du
goût
partagé
pour
cette
atmosphère
si
particulière des champs de courses, où, malgré ce
marquage
social de l'espace,
chacun
ayant ses tribunes, ses lieux propres,
existe
une
sorte de
communauté,
temporaire mais réelle.
L'observateur
peut
sans difficulté se
mêler
aux
spectateurs fascinés
par
les richesses étalées, richesses matérielles, mais aussi culturelles et
sociales puisque ce
qui
se
donne
à voir, c'est
un
milieu cohérent
dont
on
peut
sentir
la
densité des liens, l'étendue
du
réseau dans lequel
chaque
membre
s'insère.
Ce
que
l'observation
peut
alors apporter, c'est
cette mise
en
évidence
d'une
relation
entre
des agents sociaux très
La
pratique
de
l'obse1vation
63
distants,
du
rôle objectivement
joué
par
ces réunions dans le maintien
de l'ordre social, dans
la
reproduction des rapports de domination. Ces
moments sont aussi des
moments
de rêve
dans
les existences souvent
grises,
en
tout
cas difficiles, qui côtoient ainsi l'espace
d'un
instant des
vies qui sortent de l'ordinaire. L'analyse de tels rapports ne saurait faire
l'économie d'entretiens complémentaires
qui
peuvent
être réalisés sur
place, sans avoir à
prendre
de
rendez~vous
et
sans difficulté
pour
obtenir
des réponses, puisque
l'anonymat
est
garanti
par
les circonstances
mêmes de la rencontre.
On
a alors
une
situation favorable à la
démarche
d'enquête
puisque
l'on
peut,
«à
chaud»,
interroger sur la
pratique en train de
se
faire.
On
peut
ainsi
appréhender
la signification
sociale
d'une
cohabitation contre
nature
ct d'ailleurs provisoire
entre
des
groupes habituellement séparés.
C'est
le constat répété
de
ces
conjonctures improbables qui nous a conduits à faire l'hypothèse
que
celles-ci avaient
pour
effet de fonder des
moments
de « vie
par
procuration»,
de ces moments de rêve éveillé qui autorisent
le
constat
que la vie
vaut
tout
de
même
d'être
vécue
pour
certains. Le rêve
d'une
autre vie,
non
pas ailleurs, mais ici
et
maintenant
permettrait
donc de
supporter les vicissitudes quotidiennes,
d'en
prendre
son parti, sur
un
mode fantasmatique, mais sans illusion. Ces mises
en
scène de l'opulence
auraient des vertus importantes dans
le
domaine
de l'ordre social, de son
maintien et de sa reproduction. Observations et entretiens
se
mêlent ici
pour
comprendre
cc qui
se
joue,
du
point
de vue des classes dominées
dans ces mises
en
scène qui
n'ont
que
les apparences de provocation.
L'obseroateur
fondu
dans
la
foule
mondaine
Toutes les situations mondaines
permettent
au
chercheur
de
rassembler
une
masse considérable d'observations dans de très bonnes
conditions. Encore faut-il
que
le
sociologue fasse l'effort de maîtriser le
flot d'informations qui ainsi déferlent
devant
ses yeux. Le
carnet
de
notes, l'appareil photographique,
le
magnétophone
sont alors de
précieux auxiliaires.
Rien
n'interdit
de
photographier
les scènes qui
se
présentent, de
noter
ses observations. Mais
il
importe
d'être
en
éveil, de
pratiquer
cette « attention flottante »
que
Freud
recommandait
à
l'analyste, de façon à être
en
mesure de saisir les éléments pertinents,
ceux qui font sens
par
rapport
aux
questions posées.
Toutefois
le
risque est
grand
de
se
laisser submerger
par
une
multitude d'éléments
parmi
lesquels l'insignifiance
apparente
de
l'information qu'ils peuvent véhiculer ne
permet
pas de faire le tri sur le
terrain même. Mais
il
ne faut pas
non
plus vouloir épuiser le réel
en
ne
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