Les coûts et risques cachés de l`initiative «Monnaie pleine

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MARDI 28 FÉVRIER 2017
LE TEMPS
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EMMANUEL GARESSUS
t @garessus
Analyse
L’Allemagne domine
l’Europe et la révolution
industrielle 4.0
Les branches d’activités des plus grandes sociétés constituent un bon indicateur de la structure et de la compétitivité
des pays. En Allemagne, SAP et Siemens sont les deux premières sociétés en termes de capitalisation boursière. SAP
est le leader européen des logiciels professionnels et Siemens, à travers une vaste réorganisation, se profile comme
un acteur clé de la numérisation. «Nous façonnons la Quatrième révolution industrielle», ainsi que l’explique Joe
Kaeser, patron du groupe Siemens dans une interview à
Euro am Sonntag.
Aux Etats-Unis, les leaders de la cote sont presque tous
des groupes technologiques. Il s’agit d’Apple, Alphabet,
Microsoft, Berkshire Hathaway, Amazon, Facebook. Par
contre, dans les autres pays européens, les branches traditionnelles gardent le pouvoir: en Suisse, le trio de tête reste
Nestlé, Roche et Novartis et en France Total, Sanofi et
L’Oréal.
Avantage à l’alliance de gauche
La presse ne parle de l’Allemagne que pour analyser le
déclin du vote Merkel et l’émergence possible d’une coalition
de gauche après les prochaines élections. La promesse de
Martin Schulz, le leader social-démocrate, de tailler dans
le programme de réforme «Agenda 2010» risque pourtant
de pénaliser l’industrie allemande. C’est en effet ce programme qui avait rendu compétitif l’ancien «malade de
l’Europe». La menace est d’autant plus sérieuse que l’aile
gauche de la coalition, avec Die Linke, propose un impôt
sur le revenu à 75%.
Mais pour l’instant, l’Allemagne est en très bonne voie.
L’action Siemens vient de battre son niveau record vieux de
17 ans. Joe Kaeser, longtemps basé à Cupertino en Californie, célèbre pour abriter le siège d’Apple, est un expert en
technologie. Il y dirigeait la filiale semi-conducteurs de
Siemens.
Joe Kaeser se prépare à complètement transformer Siemens et à rendre autonome chacun de ses métiers, selon la
Handelsblatt. Il est d’avis que la somme des parties vaudrait
davantage que le tout. L’autonomie des filiales leur permet
d’être plus agiles, responsables et rapides.
Leader dans l’automatisation industrielle
Le groupe est spécialisé dans huit domaines, des centrales
électriques à la construction en passant par l’automatisation
industrielle, les transports et la santé. L’autonomisation des
métiers et leur mise en bourse ne plaisent pas au syndicat
IG Metall qui préfère une intégration du groupe. Mais Joe
Kaeser entend bien mener sa stratégie à son terme. La
branche santé (Healthineers), avec 13 milliards d’euros de
chiffre d’affaires, devrait entrer en bourse au deuxième
semestre 2017. Les activités dans l’énergie éolienne, fruit
de la fusion avec l’espagnol Gamesa, y figurent déjà. Siemens
est le leader mondial de ce métier avec 6 milliards de chiffre
d’affaires. Les activités numériques (Digital Factory)
devraient également être séparées du groupe et mises en
bourse, selon la Handelsblatt.
Joe Kaeser n’a pas peur d’affronter les vents contraires.
Au nez et à la barbe de Donald Trump, il vient par exemple
d’annoncer qu’il investirait 200 millions de dollars au
Mexique, où son groupe emploie déjà plus de 6000 collaborateurs.
Siemens n’est pas seulement leader mondial dans l’énergie éolienne, mais aussi dans l’activité numérique en tant
que champion de l’automatisation industrielle et des logiciels industriels. Son chiffre d’affaires y atteint 10 milliards
d’euros avec une marge de 16%. Pour sa branche «mobilité»
(transports), certains analystes évoquent l’idée d’une fusion
afin de créer un champion européen des transports.
Les analystes applaudissent
Les clignotants boursiers sont au vert. Presque tous les
analystes recommandent le titre à l’achat. La Banque Baader
estime que l’entrée en bourse de nouvelles unités augmentera encore la valeur du groupe. L’analyste de Berenberg
note que la société a relevé ses prévisions au cours de trois
des cinq derniers trimestres. Citigroup espère d’importantes économies de la réorganisation. L’optimisme d’Exane
se fonde sur les projets de «production numérique», la mise
en réseau des machines et les «machines intelligentes». Il
n’y a guère que Goldman Sachs à recommander de vendre
l’action.
La capacité de Siemens à se réinventer contraste avec le
discours sur le déclin en Europe ou aux Etats-Unis. Cinq
raisons permettent à l’Allemagne d’échapper aux difficultés
rencontrées par les Etats-Unis, selon Bloomberg: le système
d’économie sociale de marché qui incite à la coopération
entre acteurs sociaux, l’euro, affaibli par les pays méridionaux, la criminalité inférieure à d’autres pays, la comparaison favorable avec les années 1990 quand l’Allemagne était
le malade de l’Europe, et les réformes libérales du marché
du travail entreprises par le socialiste Gerhard Schröder à
travers l’«Agenda 2010». Celles-là mêmes que Martin Schulz
veut abroger… ■
Economie 15
Les coûts et risques cachés
de l’initiative «Monnaie pleine»
A lire les arguments des partisans de l’initiative «Monnaie
pleine», il n’y aurait que des avantages à adopter leur projet. Ne
nous promettent-ils pas un système bancaire plus stable, à l’abri
des crises de confiance, et cela
grâce à la magie d’une nouvelle
règle: la couverture à 100% des
dépôts à vue détenus dans les
banques. Comment y résister!
Rappelons leur idée: ils demandent que les banques couvrent
totalement leurs engagements
monétaires (les dépôts à vue et
comptes courants) par des
encaisses en billets ou des avoirs
en comptes de virements auprès
de la Banque nationale suisse.
Ainsi, les comptes que nous utilisons pour faire des paiements
par e-banking ou par virements
postaux seraient aussi solides que
des billets puisque totalement
couverts par des créances sur la
Banque nationale suisse (BNS). La
monnaie scripturale est alors
qualifiée de «pleine». Actuellement elle ne l’est pas puisqu’une
partie seulement de ces comptes
courants est couverte par des
avoirs en billets ou en dépôts à la
BNS, le solde prend la forme de
créances sur le secteur privé,
donc de crédits. Prétendre que le
passage à une monnaie «pleine»
ne déclencherait aucun effet collatéral dommageable est une
erreur.
En premier lieu, la raréfaction
de l’offre de crédit bancaire, à
laquelle conduira forcément l’imposition d’une couverture des
dépôts à 100%, entraînera une
hausse du taux d’intérêt. En effet,
en raison de la diminution de la
capacité de crédit des banques, il
faudra stimuler l’épargne privée
car seule cette dernière deviendra
la source de financement de l’économie. Or une augmentation de
la propension à épargner provoquera un fléchissement de la
demande globale, donc un ralentissement de l’économie…
«L’initiative
«Monnaie pleine»
frappera de plein
fouet les
établissements
traditionnels, le
cas extrême étant
certainement
PostFinance»
En deuxième lieu, la limitation
du pouvoir de création monétaire
des intermédiaires financiers
comprimera leurs marges bénéficiaires. Cet impact sera modéré
pour les établissements dont le
modèle d’affaires est diversifié et
pour lesquels la création monétaire en Suisse n’est qu’une source
de profit parmi d’autres (grandes
banques) ou pour ceux qui
détiennent de toute façon d’importantes liquidités (banquiers
privés).
En revanche, elle frappera de
plein fouet les établissements traditionnels, le cas extrême étant
certainement PostFinance, un
établissement spécialisé dans le
trafic des paiements. PostFinance
détenait 107 milliards de francs de
dépôts en comptes de chèques à fin
2015, un montant qui était replacé
à hauteur de 64% en créances sur
la clientèle, en immobilisations
financières ou corporelles; seul le
solde était détenu sous forme de
liquidités. Ainsi, appliquer le principe de la monnaie pleine à PostFinance obligerait cette dernière à
substituer plus de 60 milliards de
francs de placements par des
avoirs non rémunérés à la BNS,
donc la priver de l’essentiel de ses
sources de revenu au détriment de
sa distribution de bénéfices en
faveur de la Confédération.
En troisième lieu, forcer les intermédiaires financiers à couvrir
leurs engagements à vue par des
créances sur la BNS obligerait cette
dernière à dilater d’autant son
bilan. Les chiffres sont éloquents:
fin 2016, sur les 593 milliards de
francs que représentait la masse
monétaire en Suisse, 513 milliards
étaient constitués de monnaie
scripturale. Or, à cette même date,
les avoirs des banques en comptes
de virements et en billets s’éle-
vaient à 464 milliards de francs. A
titre net, il faudrait donc que la BNS
acquière un montant de près de
50 milliards de francs de créances
auprès des banques pour leur assurer la couverture requise de liquidités. Comme certains types de
banques détiennent plus de liquidités que ce qui est nécessaire à la
couverture de leurs comptes courants, le montant brut des achats
de la BNS devrait être bien plus
élevé encore afin que chaque établissement puisse couvrir ses
engagements monétaires. Le bilan
de la BNS, qui atteint déjà un niveau
record, augmenterait d’autant et
sa prise de risques également.
Dans un «Billet» précédent (LT
du 04.05.2016), j’avais indiqué
combien l’initiative pour la «Monnaie Pleine» était inutile étant
donné la solidité de nos banques
et la surveillance étroite dont elles
font l’objet. Ici on constatera que
l’application de cette initiative
serait également fort coûteuse
pour notre économie et compromettrait gravement la rentabilité
des établissements impliqués dans
le trafic des paiements. ■
Tous les billets économiques
de Jean-Pierre Roth sont disponibles
sur: https://www.bcge.ch/bcge-billeteconomique-roth
JEAN-PIERRE ROTH PRÉSIDENT DE LA BANQUE CANTONALE
DE GENÈVE (BCGE) ET ANCIEN PRÉSIDENT DE LA BANQUE
NATIONALE SUISSE (BNS)
Les raisons d’être optimiste pour
la place financière suisse en 2017
En reconnaissant les problèmes et les incertitudes que rencontrent les acteurs financiers
helvétiques, n’oublions pas les aspects positifs.
Tout en affirmant que, dans l’ensemble, le
secteur bancaire helvétique se porte bien, le
Baromètre bancaire 2016 de l’Association suisse
des banquiers (ASB) insiste avec raison sur le
fait qu’aujourd’hui les défis ne manquent pas
pour les banques en Suisse: marges sous pression en raison notamment des coûts croissants
liés à la réglementation, taux bas, renforcement du franc suisse, intérêt négatif imposé
par la Banque nationale suisse (BNS).
A cela s’ajoutent des perspectives économiques peu encourageantes, les incertitudes
induites par le Brexit et les effets disruptifs de
la révolution numérique avec le développement des fintechs qui, tout en représentant
un fort potentiel pour les banques notamment
en termes de gains de productivité, tend à
remettre en question leur modèle d’affaires.
C’est globalement le même
constat qui ressort du
Baromètre des banques 2017
présenté par EY au tout
début de cette année.
En outre, la Suisse a dû,
sous la pression internationale, renoncer à son secret
bancaire, qui représentait
un indiscutable atout
concurrentiel. Les banques
su i s s e s o nt a i n s i été
conduites à faire le ménage, en obligeant leurs
clients étrangers dont les avoirs n’étaient pas
fiscalisés, soit à se régulariser, soit à partir.
Cela a ainsi induit une réduction de la masse
sous gestion. Qui plus est, le passé ne manque
pas d’être encore présent, puisque plusieurs
Etats cherchent aujourd’hui, à l’instar de ce
qu’ont fait les Etats-Unis, à poursuivre les
banques helvétiques qui ont accepté par le
passé de gérer des actifs non fiscalisés de leurs
contribuables.
Par ailleurs, certaines places financières
concurrentes, à commencer par les Etats-Unis,
refusent d’appliquer pleinement les nouvelles
normes internationales en matière fiscale
qu’elles prétendent imposer à la Suisse, et n’accordent pas une réelle réciprocité dans
l’échange d’informations fiscales. Enfin, les
banques privées suisses, très actives dans la
gestion transfrontalière, sont confrontées au
problème de l’accès aux marchés étrangers des
services financiers, particulièrement au sein
de l’Union européenne (UE).
Bien que la place financière suisse, avec une
part de marché de 25%, reste le leader mondial
de la gestion de fortune transfrontalière, ces
défis et cette difficile mutation se sont traduits
en 2016 par un recul de Zurich et de Genève
dans le classement mondial des centres financiers globaux, qu’établit chaque semestre le
think tank britannique Z/Yen Group.
Les défis, obstacles et difficultés auxquels
sont confrontées les banques suisses ne
devraient toutefois pas conduire à céder au
pessimisme et à la résignation. En effet, il ne faut pas
perdre de vue les éléments
structurels et conjoncturels qui permettent d’aborder 2017 avec confiance.
Premièrement, en dépit
de ces problèmes, la place
financière suisse conserve
d’importants atouts qu’elle
ne doit pas négliger, mais
au contraire chercher à
mieux faire valoir: stabilité politique, économique et sociale favorable aux activités financières; système juridique stable et prévisible,
inspirant la confiance; des agents financiers
offrant, grâce à leur excellente formation, des
services sur mesure et d’une grande qualité.
Deuxièmement, la Suisse a participé activement à l’élaboration de la nouvelle norme
mondiale en matière d’échange automatique
d’informations et elle s’est engagée résolument
dans son application. En témoigne le passage
avec succès par notre pays en 2016 de la
phase II de l’évaluation par les pairs du Forum
La place financière
suisse conserve
d’importants
atouts qu’elle
ne doit pas négliger
mondial de l’OCDE sur la transparence et
l’échange de renseignements à des fins fiscales.
Troisièmement, la Suisse a obtenu la note
globale «bien» lors de l’évaluation mutuelle au
sein du Groupe d’action financière (GAFI) de
son dispositif de lutte contre le blanchiment
de capitaux et le financement du terrorisme.
Quatrièmement, une solution acceptable
pour l’UE est en passe d’être trouvée quant à
l’application de l’initiative «Contre l’immigration de masse».
Cinquièmement, bien que le discours protectionniste du nouveau président américain
suscite de sérieuses inquiétudes, sa volonté
d’investir massivement dans les infrastructures et de réduire la charge fiscale a renforcé
le dollar et elle est susceptible de dynamiser
l’économie américaine et de favoriser la
remontée des taux d’intérêt.
Sixièmement, tout indique que les autorités
suisses (Conseil fédéral et Finma) comprennent mieux les dangers et les conséquences négatives du «Swiss finish», ce perfectionnisme typiquement helvétique
consistant à vouloir s’imposer des règles de
diligence accrue que nul Etat ne pratique ni
ne réclame, et qui ne peuvent que porter
atteinte à la compétitivité de la place financière.
Septièmement et enfin, bien que la conclusion d’un accord avec l’UE sur la question de
l’accès au marché demeure une perspective
lointaine et incertaine, une évolution positive
se dessine dans le sens de la négociation d’accords bilatéraux avec certains pays membres,
du type de celui conclu avec l’Allemagne. ■
PHILIPPE BRAILLARD
PROFESSEUR HONORAIRE
À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE
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