Le féminisme islamique au Maroc : Une conception de la libération

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Le féminisme islamique au Maroc :
Une conception de la libération
des femmes en Islam
Merieme Yafout
Institut des Etudes politiques et Internationales
(IEPI), Université de Lausanne
Depuis des siècles, s’est ancrée dans la mémoire collective des
musulmans la conviction que la femme est un être soumis à
l’homme, un être à battre, à enfermer chez soi, à priver de tous les
droits y compris le droit d’étudier. Cette conception a surtout été
confortée par des avis juridiques de certains oulémas s’efforçant
de lui trouver un fondement dans Le Coran et La Sunna (paroles
et actions faites ou approuvées par le Prophète).
Néanmoins, cette conception a souvent été contestée par d’autres
oulémas affirmant qu’elle ne relève pas de l’Islam. En effet,
Mohammed Abdou, Rachid Réda, Al Afghani ainsi que Mohammed
El Ghazali, Abdelhalim Abouchouqqa, Yousouf Al Qaradhaoui,
Rached Al Ghannouchi, Abdessalam Yassine et d’autres ont soutenu que de nombreuses pratiques sociales qui marginalisent la
femme, et qui sont entérinées par la jurisprudence (le fiqh) classique, ne sont nullement islamiques mais plutôt basées sur des
coutumes et des rites traditionnels. Ce sont d’ailleurs ces idées
qui ont contribué à l’expansion du courant dit «le féminisme
islamique». Ce courant de femmes qui tentent de concilier la foi
et l’identité musulmanes avec une lutte pour l’égalité de genre.
Au Maroc, a émergé, depuis la fin des années 80, un courant de
femmes se positionnant contre une jurisprudence qui utilise la
religion afin de justifier les discriminations sexuelles et conforter
Yasmina Ziyat, marocaine, Tiznit
Série Dentelle et invisible
50/30 cm, installation murale, matériaux mixtes, 2013
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la logique patriarcale. Elles estiment qu’il incombe aux femmes,
plus particulièrement, de fournir un effort afin de mettre en relief
l’esprit libérateur de l’Islam. Car, à leurs yeux, la jurisprudence a
été élaborée d’un point de vue purement masculin.
Ainsi, la sociologue Fatima Mernissi est, à mon avis, une figure de
proue du féminisme islamique au Maroc. Celle-ci a été l’une des
premières à estimer que Le Prophète a accordé une place capitale
à la femme dans la vie publique et, qu’en revanche, il y a eu une
manipulation des textes sacrés par le pouvoir politique. A l’époque
du Prophète, avance-t-elle, et dans les ruelles de Médine, le débat
sur l’égalité des sexes faisait rage et les hommes étaient obligés
d’en discuter sinon de l’admettre puisque Dieu et son Prophète
l’exigeaient. Certes, l’on reproche à Mernissi de contester, entre
autres, l’intégrité de certains narrateurs de Hadiths au su de leur
position hostile à l’égard des femmes. Ce qui, de son point de
vue, met en doute leur honnêteté intellectuelle et leur crédibilité. Elle déconstruit de ce fait certains Hadiths décisifs touchant
à la femme, rapportés par Al-Bukhari et considérés comme étant
authentiques : donc intouchables. Dans son livre : « Le harem poli�tique: le Prophète et les femmes »1, elle étudie plusieurs Hadiths
dont celui qui mentionne qu’un peuple qui se fait conduire par
une femme va à sa ruine (Ma aflaha qawmoun wallaw oumourahoum imra’a). Afin de déconstruire ce Hadith, Fatima Mernissi
remonte aux origines de l’auteur, Abou Bakra,2 un notable de la
ville de Bassora, ancien esclave libéré par le Prophète qui s’est
installé en Irak. Selon Mernissi, vingt cinq ans après la mort du
Prophète, Abou Bakra se souviendra de ce Hadith à l’occasion de
la guerre civile entre le khalife Ali Ibn Abi Talib et Aïcha la mère
des croyants (épouse du Prophète). Mernissi avance qu’Abou
1. Mernissi Fatima. Le Harem Politique : Le Prophète et les femmes. Paris, Albin Michel,
1987.
2. Ne pas confondre avec Abu Bakr: le premier Khalife de l’Islam.
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Bakra aurait procédé de manière opportuniste et aurait utilisé ce
Hadith afin de justifier son refus d’engagement auprès de Aïcha
et de s’attirer par la même occasion la sympathie du khalife Ali.
Par ailleurs, malgré son rejet du concept du féminisme islamique,
Nadia Yassine représente aussi l’une des figures de proue de ce
courant. En effet, elle menait depuis le début des années 80 une
lutte au sein du mouvement Al Adl Wal Ihssane3 pour l’émancipation féminine ainsi que pour la formation d’une élite féminine
consciente de ses droits, revendicatrice et ayant confiance dans le
potentiel libérateur du référentiel islamique. Avec ses consœurs, elles
développent une approche qui tente de combiner une conscience
religieuse avec une conscience « féministe »: cette réflexion est
confrontée à deux idéologies enracinées que sont le machisme et
l’autocratie, deux revers de la même médaille. D’ailleurs, leur critique de la jurisprudence classique a initié un projet collectif d’ijtihad féminin (l’effort de réinterprétation et de re-contextualisation
des textes religieux). Dans le cadre de ce projet, les Hadiths et les
versets coraniques sont étudiés à la lumière de la vie du Prophète
(Sira) et celle de ses compagnons (hommes et femmes) tout en
prenant en considération les circonstances de révélation (asbab
annouzoul), le contexte du texte, l’esprit de changement progressif (attadaruj) entrepris par le message coranique. L’objectif de ce
travail est de remettre en question toute interprétation restrictive
associant l’Islam à la subordination des femmes et de se défaire
de toute théorie discriminatoire. Dans ce sens, les femmes d’Al
Adl Wal Ihssane incitent leurs consœurs à l’acquisition académique des outils de l’ijtihad et organisent des rencontres mensuelles de réflexion dans le but de rendre confiance aux femmes et
de renforcer leur estime de soi en leur présentant le modèle de
l’émancipation des femmes compagnons du Prophète (sahabiyates). Celles-ci, grâce à la place occupée dans l’Islam des origines,
3. Mouvement islamiste créé au début des années 80 par Abdessalam Yassine.
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avaient contribué à la construction de la société musulmane par
leur engagement à côté des hommes afin de soutenir le Prophète
et bâtir une nouvelle société.
La dynamique des femmes d’Al Adl Wal Ihssane a été certes
encouragée par la pensée d’Abdessalam Yassine, fondateur du
mouvement, qui défend clairement la femme dans sa théorie.
Il établit, en effet, un lien entre la dégradation de la condition
féminine et la dégradation de la société musulmane. Cette dernière est passée d’une société basée sur la justice, la
spiritualité (Al Ihssane) et la concertation (Choura) à l’époque
du Prophète et des quatre khalifes éclairés (arrachdun) à une
société despo-tique avec l’avènement de la dynastie Omeyade.
Il s’agit, selon Abdessalam Yassine, d’une rupture historique qui
a eu un impact négatif sur la condition de la femme en la
déplaçant d’un agent actif, participant à l’épanouissement de
la société à une «créature insignifiante et opprimée qu’on voit
de nos jours dans nos sociétés éprouvées par l’analphabétisme
et alourdies par les traditions machistes et injustes ».4 De ce fait,
il approuve et soutient la prompte nécessité de tirer la femme
musulmane de « l’abîme d’injustice et de négligence ».5
Toutefois, le travail intellectuel des femmes a soulevé de fortes résistances masculines internes qui ont entravé une avancée
dans son application pratique. Peut-être même ce sont ces
résis-tances qui sont à l’origine de rumeurs voulant la fille du
guide démissionnaire.
Quant à Khadija Moufid, elle est aussi, à mon avis, l’une des
figures emblématiques de ce féminisme, quoiqu’elle rejette ce
concept. Elle était parmi les fondateurs du Mouvement de
l’Unification et de la Réforme (MUR), créé en 1996, et au sein
duquel elle avait mené maintes luttes pour une présence et
une participation
4. Yassine Abdessalam. Islamiser la modernité. Casablanca, Al Ofok, 1998. p 191.
5. idem
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féminines considérables au sein des instances de décision de son
mouvement. Cependant, ce dur combat l’a conduit à
démissionner du PJD (Parti de la Justice et du Développement)6
au mois d’août 2007 suite à des conflits concernant le mode de
choix des candidates pour la liste nationale. En effet, le
classement des femmes du parti obéit à une procédure
électorale à l’échelle interne suivie d’une mesure d’accréditation
par le secrétariat général du parti. Selon Moufid, le secrétariat
général avait refusé de la mettre en tête de liste car, estimetelle: «une femme dotée d’une forte personnalité et de
compétences pour exercer le pouvoir constitue une menace au
pouvoir des hommes».7
Par ailleurs, Khadija Moufid dénonce l’approche traditionnelle
de la question féminine qu’elle qualifie d’orientale et appelle à
une renaissance intellectuelle pour penser une réforme sociale et
politique où le rôle de la femme serait central. Elle organise des
rencontres de sensibilisation des femmes au sein du siège de
l’association Al Hidn qu’elle préside. Dans ce sens, elle élabore
une approche qu’elle nomme «azzawjia» (la dualité) qu’elle
estime être à l’origine de l’univers. Ainsi, l’univers fut créé,
selon elle, à partir de couples et, de ce fait, tous les
déséquilibres repérés, à travers l’histoire de l’humanité, sont
dus à la domination d’une partie sur une autre: le masculin
domine et confisque les droits féminins ou alors le féminin
domine et trahit les droits de toute la société vu que la féminité
est liée à toute la société et non pas à une seule entité.8
Asma Lamrabet, est quant à elle une des figures de ce courant
6. Le MUR étant considéré comme l’aile religieuse du PJD et sa matrice idéologique.
7. Yafout Merieme. Statut des femmes au sein des mouvements islamistes marocains :
entre exégèse au féminin et participation politique. Cas des femmes appartenant à Al
Adl Wal Ihssane et au MUR/PJD. Thèse de doctorat. Université HassanII- Ain Chock,
Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et Sociales. Casablanca. Soutenue le 05
mai 2012.
8. Idem
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qui assument l’appellation de « féministe islamique ». Elle adopte
la méthodologie basée sur la référence à la vie des femmes compagnons du Prophète pour légitimer la liberté des femmes musulmanes et leur accès à l’espace public. Elle a produit maints livres
où elle mène des réflexions « féministes » concernant le Coran et
certaines figures féminines islamiques historiques telles qu’Aicha,
l’épouse du Prophète. Ainsi, dans son livre: « Le Coran et les femmes », elle mène, à titre d’exemple, une réflexion sur la question
de l’héritage. Elle essaye de montrer que le droit successoral
est assez complexe et ne peut pas être réduit à une seule règle,
celle qui stipule que l’homme hérite du double de la femme. Le
verset qui avance cette règle, mis dans son contexte historique
et social où l’homme était tenu de subvenir à tous les besoins
économiques de la famille, montre que le montant hérité par
la femme était un montant net ajouté à ses biens tandis que
celui hérité par l’homme est un montant brut dont il devra
déduire les dépenses d’entretien de la famille. Elle en conclut
que les lois de l’Islam sous-tendent la justice et qu’il faut militer
pour la préservation de la justice dans un contexte où la femme
partage les mêmes responsabilités économiques et parfois même
en assume le double.9 A présent, Lamrabet travaille avec les
femmes membres de la « ligue des oulémas du Maroc » et tente
d’instaurer une dynamique féminine au sein de cette institution.
Les unes et les autres pensent qu’une approche de la libération
des femmes à partir des textes sacrés est possible et n’est pas
nécessairement en contradiction avec les approches qui se
basent sur le référentiel international. En effet, ces différentes
approches peuvent être complémentaires à plusieurs égards.
D’ailleurs, les interprétations élaborées par ces intellectuelles ne
se limitent pas seulement aux textes religieux mais s’imprègnent
des sciences
9. Lamrabet Asma. Le Coran et les femmes : une lecture de libération. Attawhid, 2007.
p 193- 199.
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contemporaines et de l’expérience humaine universelle, y compris celle des féministes occidentales. Elles regardent l’ensemble
de ces expériences comme « incontestablement riches d’enseignements », adoptant en cela un Hadith qui appelle le croyant à
apprendre de toutes les sagesses: «La sagesse est la richesse per�due du croyant, qu’il la prenne là où il la trouve ».
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