I – La « scène locale », genèse d`une posture de - Actualités

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Gérôme Guibert,
« La notion de scène locale. Pour une approche renouvelée de l’analyse des
courants musicaux », in Dorin S. (dir.), Sound Factory. Musique et
Industrie, Paris, Seteun, 2012
S’intéressant aux musiques populaires, ce chapitre propose un état des lieux des
travaux de recherche sur la notion de « scène » et sa genèse. Aujourd’hui
centrale dans le monde anglophone, cette notion commence à être utilisée par les
chercheurs français1. Dans une première approche, on pourrait dire que la scène
se rapporte aux comportements collectifs liés à un courant musical sur un
territoire localisé. Cette définition est volontairement générale, on verra dans la
suite de cet article, qu’elle intègre une diversité d’approches. La notion de scène
est discutée ici de manière pluridisciplinaire. Par ailleurs, elle permet d’apporter
de nouveaux arguments à la sociologie des musiques populaires et de renouveler
les problématiques liées aux industries culturelles. On peut espérer que ce
modeste survey, qui revient sur quelques débats actuels en France, puisse être
utile à ceux qui s’intéressent aux musiques populaires, et plus largement à une
optique territorialisée des phénomènes culturels. Reste alors à retourner « sur le
terrain » étudier les scènes locales, leurs réseaux, leurs clusters et leurs
mythologies.
I – La « scène locale », genèse d’une posture
de travail
A partir d’un état de la littérature spécialisée, on peut classifier les nombreux
travaux relevant de l’art et de la culture en sciences sociales autour de trois
centres d’intérêt bien différenciés mais complémentaires d’un processus :
l’étude de la production, de la réception et de l’œuvre elle-même (Passeron,
J’ai pour ma part utilisé cet outil d’analyse à partir de ma thèse de doctorat,
pour exploiter les données liées à mes enquêtes de terrain (cf Guibert, 2004)
1
1
1986)2. En se limitant aux musiques populaires, on peut constater que la
majorité des écrits existant respectent cette distribution structurofonctionnaliste. Un certain nombre de travaux pourtant questionnent cette
typologie. Soucieux de préciser la logique de circulation des produits culturels,
certaines recherches contemporaines posent la question « des intermédiaires »
situés entre ces trois pôles3, cherchent à préciser leurs interactions4 ou postulent
l’artificialité de leur autonomie5.
1) S’émanciper d’une lecture centralisée ou
globalisante
Appréhender les phénomènes liés aux arts et à la culture nécessite toutefois
d’examiner simultanément les relations entre les divers acteurs impliqués dans
ce circuit obtenu de manière constructiviste, c’est pourquoi les notions telles que
« les mondes de l’art » ou « les champs » ont souvent été convoqués pour
étudier les tenants à la fois interactionnels et systémiques des disciplines ou
genres artistiques. C’est dans cette perspective que se place la notion de
« scène » apparu comme outils de l’analyse en sciences sociales au début des
années 90 (Bennett et Peterson, 2004, p. 3).
L’article de Passeron fut d’ailleurs une des raisons ayant conduit à un
colloque du GdR CNRS OPuS en sociologie de l’art, « une sociologie des
œuvres est elle possible ? » à Grenoble en 1998 publié en 2 tomes, Majastre J.O., Pessin A., Vers une sociologie des œuvres, Paris, L’Harmattan, 2001.
3 Delphine Naudier, Oliver Roueff et Wenceslas Lizé, Intermédiaires du
travail artistique. A la frontière de l’art et du commerce, La Documentation
française, 2011.
4 Ainsi la thèse de Olivier Roueff (2007) s’intéresse à « la production de la
réception » dans le jazz à travers notamment l’étude des discours médiatiques
sur la musique.
5 C’est notamment la cas du travail d’Antoine Hennion, qui étudie les
modalités de l’attachement à la musique selon une démarche de sociologie
pragmatique. Pour une synthèse concernant les spécificités de sa démarche
(Hennion, 2012).
2
2
La scène se singularise toutefois du monde ou du champ selon plusieurs
paramètres, le premier étant une prise en compte réévaluée dans l’analyse du
territoire local et des représentations de l’espace qu’il génère. Ceci permet de
traiter certaines problématiques liées au degré d’influence des collectivités
territoriales ou à des particularités régionales. Plus largement, la posture
« scène » cherche à prendre en compte les spécificités juridiques,
technologiques ou les changements en termes de politiques publiques au niveau
local dans l’étude territorialisée des musiques populaires. On delà du « social »,
on perçoit ainsi l’importance des théorisations matérialistes dans la notion de
scène (Warnier, 1985 ; Appadurai, 1988).
En France, les recherches adoptant cette perspective font défaut, notamment
parce que la logique centralisée et pyramidale est ancrée dans la culture
nationale et dans le fonctionnement administratif et politique des institutions.
Cette distribution entre la « région capitale » et le reste de la France se retrouve
également dans l’organisation de l’infrastructure économique. Alors qu’à Paris
et dans la région parisienne se trouve le cœur des industries culturelles, les
représentations sociales cantonnent le plus souvent la province à un espace de
consommation de la musique, les facteurs de production musicale disponibles se
résumant alors à la portion congrue (Guibert, 2007).
Ainsi, l’étude de la production musicale s’attache traditionnellement dans
notre pays à des processus de masse médiatico-industriels, descendants,
concentrés, et qui vont du centre vers la périphérie. Porteurs de résultats
néanmoins décisifs, ces recherches ont laissé en jachère les dynamiques
d’effervescence et de production localisées. Or, pour opérer un bouclage du
système de la production, ces propositions musicales, ces innovations jouent
elles-mêmes un rôle dans la transformation des industries culturelles (Morin,
1962) et sont partie prenante des musiques populaires telles qu’elles se
présentent de nos jours (Frith, 2000).
Par ailleurs, avec la montée en puissance des capacités technologiques de
production et de communication, le rôle des initiatives locales hors de Paris ont
tendance à peser davantage dans la balance des propositions artistiques, ce qui
rend d’autant plus prégnante l’étude des dynamiques collectives locales.
2) Pluraliser les postures analytiques
3
Un second élément qui explique la posture originale de la notion de scène
concerne son champ d’étude privilégié - au moins dans sa genèse –, à savoir les
musiques populaires (Straw, 1991). Les musiques populaires en tant que
domaine d’études sociologique ont mis du temps à trouver leur place
institutionnelle. Pour prendre des catégories repérées en France, la sociologie
des musiques populaires n’est ni réellement intégrée, ni réellement étrangère à
la sociologie de l’art comme à celle de la culture, à la sociologie du travail
comme à celle des loisirs, à la sociologie de la jeunesse comme à celle de la
déviance, à la sociologie urbaine comme à celle du rural6.
Ces raisons expliquent notamment que, à part de très rares exceptions, dans
les années 60, les cultures juvéniles spécifiques liées à l’affirmation des
musiques populaires n’ont d’abord pas été étudiées comme telles, rabattues
systématiquement du côté des industries culturelles et de la consommation de
masse. Dans la même logique, Simon Frith – se remémorant sa situation de
jeune chercheur au début des années 70 – soulignait récemment que les
nombreuses enquêtes sociologiques des années 60 réalisées sur la jeunesse
ouvrière en Angleterre n’avaient absolument pas perçu les mutations en cours
concernant les cultures jeunes (Frith, 2004).
Les spécificités nouvelles des musiques populaires ont ainsi mis du temps à
être appréhendées par les sociologues. C’est ce qu’il est aujourd’hui convenu
d’appeler les cultural studies qui ont, les premières, en Grande Bretagne puis
aux Etats-Unis, souligné l’importance culturelle des nouveaux courants
musicaux et leurs rapports avec le changement social. C’est ce constat qui
permet d’expliquer l’importance des postures adoptées par les cultural studies
dans l’élaboration de la notion de scène, mais aussi le succès de cette même
On peut prendre comme exemple de ces tendances montrant le poids
historique des répartitions en sous-disciplines les sections de l’AFS (Association
Française de Sociologie), les thématiques des colloques ou des numéros de
revues, les cours dispensés en licence de sociologie, les collections thématiques
des maisons d’édition publiant des sciences sociales ou même les manuels de la
discipline. cf Durand J. P., Weil, R., Sociologie contemporaine, Paris, Vigot,
2006 (3ème éd.)
6
4
notion chez ceux qui ont cherché à s’émanciper des cultural studies issues de
Birmingham.
3) Les cultural studies, un moment décisif
Pour aborder les mouvements de jeunes liés à la musique qui se concrétisent
après la seconde guerre mondiale, les culturals studies – en premier lieu via les
contributions fondatrices publiées dans l’ouvrage collectif Resistance Through
Rituals – (Hall et al., 1976 ; voir aussi Hebdige, 1979) se sont appropriées des
paradigmes issus des analyses structurales et des outils sémiologiques
couramment utilisés en littérature. Elles se sont focalisées sur les symboles les
plus spectaculaires des cultures musicales, comme les vêtements, les coiffures,
le vocabulaire vernaculaire, les rituels, les « étiquettes » de style musicaux. De
façon herméneutique, elles ont interprété les discours comme des textes,
cherchant à mettre en évidence des principes homologiques. En France,
quelques essais anthropologiques ont emprunté la même perspective, sans avoir
connaissance d’ailleurs des travaux anglais, mais ce courant de la recherche
s’est rapidement tari dans l’Hexagone (Delaporte, 1981 ; Roué, 1984).
Au sein des pays anglophones au contraire, la brèche ouverte par les cultural
studies a amené un développement des recherches sur les musiques populaires.
Mais, à mesure que les travaux se faisaient plus nombreux dans le domaine, les
limites méthodologiques et théoriques des travaux fondateurs étaient pointées et
débattues.
On pourrait résumer les principales objections faites aux écrits concernant les
subcultures sur quatre plans.
Premièrement, ils conservaient une perspective ouvriériste, analysant les
nouvelles cultures musicales liées à la jeunesse comme relevant des milieux
populaires uniquement. Inversement, en construisant une corrélation entre
milieux populaires et nouvelles cultures musicales, ils laissaient comme un point
aveugle le cas fréquent des jeunes de milieux populaires étrangers à la musique
(Clarke, 1981).
Deuxièmement, ils prenaient comme objets d’étude des profils « idéaltypiques » de punks, de mods, de rastas ou d’autres cultures musicales, sans
5
considérer que le degré d’investissement dans la musique peut varier dans son
intensité et changer avec le temps.
Troisièmement, et en corollaire à l’assertion précédente, ils essentialisaient
souvent les cultures musicales étudiées.
Quatrièmement, à partir de la notion d’hégémonie chez Gramsci et de
braconnage chez De Certeau, ils se focalisaient sur la réception, et bien que
soulignant la potentialité créative des mouvements musicaux populaires, ils
restaient du côté de la résistance, du bricolage, et n’abordaient pas la question de
la production des musiques populaires, la considérant comme surdéterminée par
l’infrastructure capitaliste.
Pour de nombreux chercheurs, il était clair que les imprécisions que nous
venons de souligner dans les cultural studies provenaient des outils théoriques
fortement marqués des sceaux du marxisme et du structuralisme, ainsi que des
méthodes de récolte de données, davantage basées sur des représentations
textuelles que sur des enquêtes de terrain.
II – La scène comme nouveau paradigme. Une
réponse aux limites des cultural studies
La notion de scène est alors apparue comme une proposition théorique ayant
intégré les résultats traitant des subcultures issues des cultural studies, tout en
s’en étant émancipé par un regard critique - on parle, ainsi, parfois de
paradigmes post-subculture. La notion de scène cherche à dépasser les limites
que nous venons d’exposer, en réhabilitant l’enquête de terrain à partir des
méthodes d’observation ethnographiques et sociographiques (entretiens,
observations, enquêtes quantitatives, archives et productions écrites et visuelles
– y compris cartographiques).
1) Une population appréhendée par sa
localisation
En se focalisant sur le territoire, l’approche par la scène cherche à
appréhender comme un collectif l’intégralité de la population impliquée dans
une culture musicale au sein d’un espace donné. Elle peut ainsi étudier in situ
6
les caractéristiques sociales des personnes impliquées, notamment en termes
d’origine sociale, d’âge ou de sexe ou d’autres variables qu’elles soient ou non
classiques en sociologie.
Par ailleurs, l’étude d’une scène considère potentiellement tous les acteurs
impliqués, quels que soient leur degré d’investissement ou la nature de leurs
activités. Elle ne se focalise pas uniquement sur les musiciens, ni sur les
personnalités « exemplaires » ou « idéal typiques ».
L’étude d’une scène permet donc de prendre en compte la question cruciale
de la pluriactivité (Bureau et al., 2009) des acteurs, leur rapport à l’économie et
les rôles multiples que peuvent prendre ceux qui font de la musique, soit
simultanément, soit de temps en temps, du fan au musicien, du DJ au designer
graphique, du journaliste au promoteur (Stahl, 2004). L’hypothèse territoriale de
la scène peut aussi permettre de cartographier les relations que les scènes
musicales partagent avec d’autres disciplines artistiques et leurs filières (cinéma,
littérature, danse, graphisme et plus largement spectacle vivant ou industries
créatives), via des personnes, des dispositifs ou des lieux intermédiaires. On
pense notamment aux bars ou aux clubs qui peuvent proposer spectacles ou
expositions.
2) Une réponse à la question des étiquettes
musicales
Par ailleurs, la focale d’étude de la musique par la scène permet de progresser
en ce qui concerne une aporie bien connue des popular music studies : à savoir
la question des genres musicaux. En effet, bien que de nombreux travaux en
sciences sociales abordent la question de la musique par les genres (rock, rap,
musiques électroniques, jazz, etc.), la plupart d’entre eux concluent à
l’incapacité de délimiter les frontières du genre étudié et de relever des
caractéristiques communes à l’ensemble des œuvres intégrées dans le genre.
Ce constat fut posé par Patrick Mignon dès le milieu des années 907, il est
renouvelé par Fabien Hein au milieu des années 2000. A partir de l’étude du
« On ne peut espérer donner une définition objective du rock, ni musicale, ni
sociale, ni culturelle. Le rock apparait comme un oignon dont on aurait retiré
7
7
metal, qu’il considère comme un « sous genre » du rock, Hein en arrive à la
conclusion que ce genre, peut être subdivisé lui même en plusieurs dizaines de
sous-genres, ces étiquettes pouvant être considérées comme autant de boites
noires, subdivisibles à l’infini, jusqu’à chaque artiste lui-même, voire chaque
enregistrement de chaque artiste, ou même chaque enregistrement de chaque
artiste à chaque période donnée. Intéressé par une réalité culturelle qui lui
semble au final insaisissable (la montée en généralité des cultures musicales
désignées par une étiquette), mais dans l’impossibilité d’en établir « des critères
objectifs », l’auteur en arrive à un relativisme radical, qui n’est pas non plus
satisfaisant sur le plan heuristique8.
Comment résoudre ce problème ? Hein lui-même propose une piste via le
concept d’acmé9, qu’il illustre pour chaque sous-genre étudié par une liste d’une
quinzaine d’albums. C’est bien de ce côté de « l’air de famille » qu’il faut
rechercher une solution possible. Si on suit Ludwig Wittgenstein, certains mots
qui semblent manifestement clairs et concret sont pourtant indéfinissables. En
prenant l’exemple du mot « jeu », Wittgenstein montre qu’il n’est pas possible
de trouver une caractéristique commune à tous les jeux, même si on peut trouver
une caractéristique commune pour un sous-ensemble de jeux et si un même jeu
peut appartenir à des sous-ensembles différents. Pour Wittgenstein, s’il n’y a
rien de commun entre tous les jeux, il y a néanmoins « un air de famille » ou
« une ressemblance de famille ». Le concept « jeu » est non délimité (…) « un
concept aux limites effacées, un concept flou » (Wittgenstein, 1961, 149-150).
Notre capacité à utiliser ce mot n’est pas liée à sa capacité d’être défini.
une à une les différentes enveloppes pour s’apercevoir qu’il n’y a pas de cœur à
l’oignon rock », P. Mignon (1996, p. 75). On pourrait citer aussi la notion de
« mot éponge » proposée par Albert Jacquard (in Gilbert et Parlier, 1992) : si
l’éponge absorbe toutes les substances qu’elle rencontre, elle se vide lorsqu’on
la presse ; un mot peut s’enrichir de tous les sens attribués par ses utilisateurs,
mais, employé à tout propos, il ne restitue plus aucune signification.
8 « La diversité du monde du metal et des individus qui le composent n’est
donc que le reflet de la diversité du corps social » (Hein, 2003, p. 188-191)
9 Qu’on pourrait entendre comme l’apogée, le point culminant ou le
paroxysme d’un contexte, d’une situation, d’une confrontation, d’un courant.
8
Wittgenstein suggère d’ailleurs que ce type de mot représente la règle et non
l’exception dans la langue courante.
Le problème, ainsi posé, a fait l’objet de nombreux débats en sciences de la
nature. La question de la classification, qui rejoint celle de la définition a trouvé
tendanciellement deux réponses, deux grandes conceptualisations de modes
classificatoires, le « monothétique » et le « polythétique » (Fericilli et Sire,
1996). Le groupe monothétique recouvre des membres qui possèdent tous un
unique ensemble de traits - c’est l’approche traditionnelle des botanistes
Tournefort (1658-1707) et Linné (1708-1778). Le groupe polythétique recouvre
des individus qui ont le plus grand nombre possible de traits communs. Aucun
trait n’est nécessaire ni suffisant pour déterminer l’appartenance au groupe.
C’est la méthode dite des familles naturelles du botaniste Adanson (1763),
reprise et développée par Jussieu (1789). Même si la théorie darwinienne de
l’évolution (1859) a condamné le premier mode de classification au profit du
second (Drouin, 1989), le débat n’a retrouvé de la vigueur qu’avec le
développement du traitement informatique des données, au cours des années 70.
Cependant, plusieurs auteurs ont noté la convergence entre l’approche
polythétique de la classification et les analyses de Wittgenstein.
Ainsi, il n’y a pas de solution simple ou monothétique à la catégorisation des
projets musicaux sous forme de genre10. Pour sortir de l’aporie des genres
musicaux, il semble nécessaire, non pas simplement de chercher leur
représentativité sur le terrain, mais également d’observer comment les acteurs
des scènes locales se présentent collectivement, comment ils s’approprient
collectivement les catégories existantes en contexte. Cela ne veut pas dire que
les industries culturelles n’ont pas un rôle idéologique dans l’affirmation des
étiquettes, selon l’optique posée originellement par Adorno. Mais plutôt que
celles-ci se construisent par une confrontation entre le dedans et le dehors, entre
les pratiquants et les industries culturelles, l’usage qu’en font les médias ou
C’est pourquoi les classifications de type monothétiques, opérées « par le
haut » (méthodes hypothético-déductive) ne peuvent être bouclées que par une
rubrique « inclassable » (cf par exemple les musiques du monde, le western et la
science fiction, considérés comme inclassables en termes de légitimité culturelle
chez Lahire, 2004)
10
9
d’autres instances, comme les politiques publiques. On peut en trouver maints
exemples.
Citons le cas du « grunge », un terme utilisé sur le mode de la plaisanterie par
les groupes des environs de Seattle signés chez Sub Pop, la maison de disque
locale de la ville de l’Etat de Washington dans la seconde partie des années 80.
Affirmée comme une appellation singularisant les groupes du label par Bruce
Pavitt, son directeur artistique – une manière de revendiquer une posture rurale
opposée à l’intellectualisme et à l’urbanité des groupes de New York comme à
la radicalité à tendance hygiéniste de certains groupes de hard core11 –
l’étiquette grunge sera bientôt reprise par la presse puis par la télévision,
notamment à la suite du succès de Nirvana au début des années 90, jusqu’à
désigner au milieu de cette décennie une bonne partie des groupes de rock à
guitare apparentés aux cultures punk ou metal. Le terme sera alors dénoncé
comme une mode et connoté aux industries culturelles, donc à une sorte
d’artificialité et d’inauthenticité par les acteurs des scènes locales.
J’ai moi-même pu constater, en étudiant les scènes locales de l’Ouest de la
France autour des années 2000 que la plupart des groupes revendiquaient des
appellations ou des combinaisons de termes originales ou inédites pour qualifier
leur musique, ce qui leur permettait à la fois de se positionner « avec » certains
et « différemment » d’autres (Pasquier, 2005 ; Glevarec, 2009). Par exemple à
Montaigu (Vendée), j’ai enquêté sur un groupe de « bois-core » et un autre de
« p-core ».
Chercher à trouver des caractéristiques « objectives » ex ante à la définition
genres musicaux, c’est ne pas tenir compte de cette confrontation entre le terrain
et les industries culturelles, de ce déplacement entre les propositions esthétiques
des scènes locales et la reconnaissance médiatique et économique de certains de
leurs artistes. A contrario, chercher les ponts implicites entre les groupes au sein
d’une scène locale peut amener à découvrir des similitudes qui sont considérées
comme les signes d’une même posture, parfois éloignées des genres musicaux.
A travers un son de guitare particulier et un look à base de cheveux longs et
de chemises à carreaux Mais aussi, plus singulièrement encore, par l’utilisation
d’un studio d’enregistrement particulier (Reciprocital), d’un photographe attitré
réalisant un type de clichés photographiques spécifique en noir et blanc
(Peterson, 1995).
11
10
Dans les années 80 à Bordeaux par exemple, de nombreux groupes qui pouvant
aussi bien se revendiquer du punk que du garage, chanter en français ou anglais,
arborer ou nom des looks radicaux, portaient des noms débutant par « st », au
départ pour signaler une déférence aux ancêtres « Stooges » et « (Rolling)
Stones », ensuite pour signaler une filiation ou une solidarité underground
bordelaise. Après Strychnine, ce sera ainsi le cas de Stilettos, Stagiaires, Stalag,
Still Angels ou Stillers.
III – Archipels et réseaux.
Prendre en compte l’émergence ou la cristallisation de scènes locales, c’est
aussi, au-delà d’une sociologie de la résistance ou de la réappropriation, se poser
la question de la production de l’innovation.
1) Internet comme catalyseur d’un mécanisme
commun aux scènes locales
Suite à la proposition de la notion de longue traîne (Anderson, 2004) comme
nouveau modèle économique sur Internet, de nombreux travaux ont mis en
avant le rôle des réseaux affinitaires dans la circulation des références
culturelles et ont montré la réalité d’une culture en archipel, ou « par grappes »,
pouvant amener, via des « cascades informationnelles » certaines propositions
artistiques confidentielles à rencontrer le succès (Moureau et Sagot Duvauroux,
2006). Soulignant par exemple le rôle des amis comme prescripteur sur
Myspace, Jean-Samuel Beuscart a constaté que la plupart des artistes affiliés
aux pages d’autres artistes étaient, dans la réalité, situés sur des territoires
géographiquement proches de ceux avec lesquels ils étaient connectés, ou que,
le cas échéant, ils étaient souvent liés les uns aux autres (Beuscart, 2009). Par
ailleurs, il a vérifié le fait que le principe de distribution paretien était respecté
sur Internet comme ailleurs (Menger, 2009)12.
Si, dans un premier temps, certains analystes avaient posé l’hypothèse que les
nouveaux outils disponibles sur Internet constituaient une nouveauté en regard
Principe qu’on peut résumer, au-delà de la célèbre règle des 80/20, par le
slogan « beaucoup d’appelés, peu d’élus »
12
11
du fonctionnement vertical « centre-périphérie »/ « industrie-consommateur »
(Sok, 2006), d’autres ont constaté que les phénomènes de dynamiques
collectives en musiques existaient déjà auparavant dans « le monde réel », via
les scènes locales (Kruse, 2010). On peut ainsi considérer que les pratiques de
sociabilité, de collaboration, de réciprocité ou de communication liées à Internet
ne sont qu’une nouvelle strate du phénomène « scène », notamment en termes
de vitesse de circulation des informations et de création de nouveaux
« territoires virtuels »13.
2) Small is beautiful. Le rôle de
« l’indépendant » et de ses registres de valeur
Si elles sont restées peut visibles des professionnels de la musique, et peu
analysées par les chercheurs, en dehors du monde anglophone, les dynamiques
collectives émanant des scènes musicales locales se sont réellement concrétisées
il y a une trentaine d’années, au tournant des années 80. Le phénomène
nécessitait un seuil minimal dans le nombre d’acteurs impliqués mais aussi la
démocratisation de nouveaux outils technologiques permettant la
reproductibilité et la diffusion des effervescences locales. Ainsi, la fin des
années 70 et le début des années 80 sont des moments importants dans
l’émergence des scènes locales pour au moins deux raisons, esthétiques et
technologiques.
Alors que les mouvements musicaux liés à la jeunesse se développaient dès
les années 60 (ce sont ceux sur lesquels les chercheurs du CCCM se penchent
alors en Grande Bretagne, cf Hall et al., op. cit.), la cristallisation des cultures
punk et de ses multiples conjugaisons post-punk à compter de la seconde partie
des années 70 va accompagner la multiplication et l’intensification des
propositions musicales territorialisées. Revendiquant une démarche « DIY »
(Do It Yourself), en dehors des circuits de production intégrés, ces courants
A Nantes par exemple, en 2007 et 2008, le musiciens membres du collectif
Valerie confiaient l’élaboration des pochettes de leurs disques et l’identité et
leur identité visuelle aux graphistes allemands the Zonders, rencontrés sur
Internet via leur blog. Certains analystes proposent d’ailleurs la notion de
« virtual scene » (par exemple, Bennett et Peterson, op. cit.)
13
12
valorisent en effet les initiatives confidentielles – au moins dans les discours – ,
les considérant comme vecteurs d’authenticité, notamment parce qu’elles sont
éloignées des circuits oligopolistiques des industries culturelles.
Alors que ceux qui écoutent ces styles musicaux, les « vivent » et les
partagent cherchent à écouter et à défendre des artistes confidentiels – ces
derniers étant considérés comme vecteurs de distinction au sein du groupe de
pairs – ceux qui produisent les artistes liés aux styles DIY sont à la base
d’innovations organisationnelles et de schémas alternatifs de commercialisation.
Les disquaires indépendants sont souvent, ainsi, des pièces maitresses, des
éléments déclencheurs des scènes. En France, on peut citer « Black et Noir » à
Angers, « Spliff » à Clermont Ferrand, « New Rose » à Paris, « Danceteria » à
Lille, « Mélodie Massacre » à Rouen ou encore « Total Heaven » à Bordeaux.
Fédérant de nombreux habitués autour de leur commerce, à l’origine de
rencontres entre musiciens, ces magasins de disques tenus par des passionnés
souvent âgés de moins de 30 ans lors de leurs ouverture (c’est ainsi le cas de
tous les exemples cités ci-dessus), ces commerces se lancent bien souvent dans
l’édition phonographique, produisant des artistes locaux (c’est aussi le cas de
tous les exemples cités ci-dessus). D’autres organisent des festivals ou des
concerts dans des bars, certains débits de boissons équipés de juke-boxes ou
décorés selon les codes d’un genre musical jouant à défaut le rôle décrit
précédemment pour les disquaires. Diverses initiatives donnent ainsi une
couleur locale, une identité sonore aux villes dont elles sont issues. Ces
dernières apparaissent ainsi stylistiquement marquées à cette période, comme la
scène « garage » à Rouen, la scène « new wave » à Rennes ou la scène
« industrielle » à Nancy.
Mais ce phénomène d’effervescence collective, de réseau et d’une certaine
valorisation de l’artisanat par le DIY ne suffit pas à expliquer le phénomène de
cristallisation des scènes locales au tournant des années 80. Il est également
rendu possible par le développement des technologies de conservation et de
diffusion de la musique et, consécutivement, par leur démocratisation. Dans les
années 1960 et 1970, enregistrer un répertoire coûte plusieurs mois de salaire,
notamment parce que le matériel d’enregistrement est très onéreux. Il en va
autrement dans les années 80, avec la commercialisation des magnétophones à
13
bande fonctionnant avec des cassettes audio standards14. En provenance du
Japon puis des pays asiatiques émergents, les magnétophones « 4 pistes »
servant à l’enregistrement de la musique coûtent à l’achat environ la moitié d’un
SMIC dans la seconde partie des années 80 (marques Marantz, Tasca). Au début
des années 90, on peut obtenir les nouveaux modèles de « 4 pistes » pour deux
cinquième d’un SMIC.
Ces magnétophones permettent d’enregistrer successivement divers
instruments et proposent un rendu sonore proche des conditions
professionnelles, les interprétations originales ainsi obtenues étant utilisées
comme « master » pour la fabrication de phonogrammes. Parfois même, le son
approximatif est valorisé et les simples magnétophones courants (1 piste) 15 sont
utilisés pour une prise directe en « live », transitant parfois par une table de
mixage pour améliorer le rendu d’ensemble et l’équilibre entre les instruments.
Ce stock de productions est proposé par de nombreux labels, souvent
associatifs, parfois même sous forme de cassettes. Les compilations rassemblent
des palettes d’artistes qui se reconnaissent comme appartenant à une même
famille stylistique ou représentant une même ville. Lorsqu’ils jouent en ville, les
artistes d’autres villes vendent leur production en concert. On parle de « mailing
list », ou encore de « tape mailing » lorsque des fans s’échangent par courrier
ces références. Certains en font leur métier, et des réseaux de distribution qui
s’appuient sur les disquaires indépendants sont montés au niveau national par
des labels indépendants (Guibert, 2006). Pour la fabrication des disques, ils
s’appuient sur des usines de pressage qui proposent leurs services pour de
petites quantités fabriquées.
A ce développement des références discographiques, il faut ajouter de
nombreuses autres innovations qui sont rapidement intégrées par les scènes
locales, via la démarche DIY. Parmi les plus importantes, il faut mentionner
d’abord la photocopieuse qui permet de multiplier les affiches à peu de frais
(format A3 ou A2), de fabriquer aussi des tracts (appelés ensuite flyers dans les
années 90) et d’éditer des journaux qui parlent de musique (les fanzines). Des
Format standard commercialisé en 1964 par Philips
15 Un magnétophone à cassette standard (1 piste) permettant d’enregistrer de
la musique coute moins de 500 francs (75 euros) dès le début des années 80.
14
14
magasins spécialisés dans la photocopie apparaissent ainsi dans les années 80,
notamment près des universités. Il faut mentionner ensuite les radios locales.
Sans entrer ici dans l’histoire de la radio, on peut dire que la libéralisation de la
bande FM date en France de 1981, et au cours de cette décennie, de nombreuses
radios locales sont montées. Dès la fin des années 70, on peut se procurer du
matériel permettant de monter sa propre radio « pirate » pour un investissement
initial minimum équivalent à moins de 2 smics (Actuel, 1978), en provenance
d’Italie, ce pays ayant autorisé les radios FM dès la fin des années 70.
D’innombrables émissions traitant des musiques populaires apparaissent. Elles
annoncent les concerts et diffusent les productions locales. Lors de cette
période, les lois concernant l’utilisation et la diffusion des répertoires musicaux
restent peu respectées.
Les flottements entres usages et droit seront progressivement régulés, mais
cette dynamique première se retrouvera via d’autres canaux de médiations. Il en
ira ainsi de l’apparition de l’enregistrement numérique, de la conception
graphique informatique, des potentiels de convergence des informations et de
stockage de données via les CD et les clés USB ainsi que la diffusion de
documents audio et vidéo via Internet et la possibilité de constituer des espaces
de contenus, comme les webzines, les sites de téléchargement et les logiciels de
partage peer to peer.
III – Scènes vécues, scènes perçues
Les travaux de recherche sur les scènes se développent à compter de la fin des
années 80. On pourrait résumer en deux tendances la manière dont est utilisée la
notion de scène dans ces analyses.
1) Scènes vécues
La première va constituer en une ethnographie fine des rapports entre les
acteurs au niveau local afin de comprendre comment les dynamiques musicales
se construisent sur un territoire et comment les acteurs investissent la ville
(Cohen, 1991). Une démarche qui empruntera à la fois aux travaux fondateurs
de H. Becker sur les musiciens de jazz (Becker, 1985) et aux questionnements
15
sur la ville de ses prédécesseurs à l’école de Chicago (Park, 1979). La scène à la
fois comme dramaturgie, lieu de l’interaction (Goffman, 1967) et comme
écologie urbaine (Grafmayer et al., 1979). Dans les années 30, Park fut à
l’origine de l’écologie urbaine, une tradition de recherche centrée sur la ville qui
utilisait l’observation directe et l’étude de cas (Park et al., 1925). Park mais
aussi ses collègues E. Burgess, ou R. Mc Kenzie posaient l’hypothèse que la
ville était composée d’une mosaïque de groupes territorialisés possédant chacun
des éléments culturels spécifiques, ainsi qu’une histoire et des intérêts propres.
Ils considéraient que les citadins se positionnaient dans l’espace de
l’agglomération en fonction de processus de filtrages, de regroupement et de
ségrégation, la ville existant de ce fait comme une entité en équilibre instable.
La prise en compte des paradigmes de la sociologie de Chicago (écologie
urbaine, interactionnisme) dans l’étude des scènes musicales va être
accompagnée d’un renouveau des travaux sur la conceptualisation de l’espace, à
partir des écrits fondateurs de Henri Lefebvre (1968, 1970, 1974), dans la
perspective de la redécouverte des théoriciens français par les sciences
humaines américaines (Cusset, 2003).
Ainsi, pour Burden (2001), Alors que l’architecture des villes est d’une
certaine manière définie et organisée de manière rationnelle pour optimiser la
production économique, des pratiques telles que le skateboard détournent
l’utilisation de l’espace public. La ville est envisagée d’une manière spécifique,
et le skate en lui-même remet en cause la symbolique des lieux. A côté des
travaux sur le skate, d’autres, qui traitent du graffiti adoptent une perspective
proche (McDonald, 2001). Une démarche qui rejoint également celle qui fut
développée par De Certeau :
« Un ordre bâti organise la ville tout comme un système construit de mots et
de lignes organisent un journal. Comment l’itinérant pratique-t-il sa ville,
espace déjà construit dans lequel il trace ses propres circulations […] ? A ce
mot de consommateur, marqué par un préjugé social et culturel dont le sens
n’est que trop clair, je substitue celui de pratiquant et je m’intéresse à l’usage
que ces pratiquants font de l’espace urbain […], des systèmes produits
organisés par le supermarché, ou des récits et des légendes distribués par leur
journal habituel ».
(De Certeau, 1979, p. 24)
16
Les scènes locales organisent leur propre perception de la ville, constitués de
« hauts lieux », selon la dénomination de Debardieu (1993). Ayant travaillé sur
les représentations de l’espace, cet auteur s’est intéressé à la manière dont elles
participaient à la constitution de normes communes et de visions du monde
partagées (Debardieu, 1997). Il a suggéré que les représentations intervenant
dans l’analyse géographique combinaient trois types de facteurs. Les premiers
étant qualifiés de morphologiques (identification des formes en général, des
distances, des aires et des localisations en particulier), les seconds
d’axiologiques (différentiation spatiale des valeurs attachées aux lieux et aux
espaces), les troisièmes de logiques (les représentations mentales de l’espace
sont le résultat de combinaisons amenant à des systèmes signifiants et cohérents
à partir de l’utilisation des facteurs morphologiques et axiologiques
précédemment exposés). Par exemple, celui qui cultive un sentiment
d’appartenance à une localité est volontiers tenté de croire à la capacité de cet
environnement de l’avoir façonné. Ainsi, les représentations géographiques
« tissent le filtre invisible par lequel la réalité de notre environnement nous est
accessible » (Debardieu, 1997, p. 35).
Ces éléments permettent d’expliquer comment des connexions esthétiques
s’opèrent et comment une ville peut être perçue successivement ou
simultanément de manière différenciée par ses acteurs. On peut ainsi évoquer la
scène jazz de Chicago, sa scène post rock, sa scène house ou encore sa scène
punk (Losurdo & Tillman, 2009), les réseaux des divers courants musicaux
locaux possédant des connexions translocales et des résonnances nationales plus
ou moins développées (Straw, 1991).
La ville est aussi traversée par des diasporas, liées notamment à
l’immigration. On l’a par exemple observé avec la scène reggae nantaise et ses
origines africaines (Guibert, 2008). Les musiques dites traditionnelles ou du
monde vont également proposer une image de la ville conforme à leurs
représentations. A Nantes, un courant bretonnant, opposé à la localisation
administrative des Pays de la Loire, cherchera à pointer le moment du passé
durant lequel la ville des bords de Loire était la cité des ducs de Bretagne,
capitale du territoire (Guibert, 2007). Plus largement que les flux migratoires, à
Montreal, les langues française et anglaise, toutes deux utilisées, sont autant de
frontières invisibles qui structurent l’espace, façonnant le positionnement des
labels indépendants et des initiatives musicales alternatives (Stahl, 2004). Après
17
la fin de leurs études, les anglophones émigrent souvent de Montréal. Bien que
ceci permette à la ville de rayonner ailleurs, cela remet également en cause des
projets autres qu’à court terme. En deçà des flux migratoires, la présence des
étudiants pendant l’année universitaire possède ainsi une influence, surtout
lorsque le ratio de leur effectif par rapport à la population totale est important
(par exemple en France, c’est le cas à Angers ou à Poitiers). L’identité du centre
ville et les rythmes de vie sont alors transformés pendant l’année, alors que
l’effectif des habitants augmente.
On voit donc comment les variables historiques et géographiques peuvent
influencer le développement des diverses scènes locales ainsi que leurs
représentations. Le climat et les variations de température ont aussi un rôle. Par
exemple, au Canada, les rassemblements collectifs dans les lieux publics se
réduisent lorsque l’hiver et la neige sont là (Stahl, 2004). Les variables sont
donc nombreuses pour appréhender la manière dont l’espace est investi au sein
des scènes locales. Pour l’expliciter, C. Landry (2000) théorise selon un principe
post marxiste l’espace urbain à partir de deux types d’infrastructures, « hard » et
« soft ». La hard infrastructure serait constituée « de l’environnement construit
(routes, immeubles) ainsi que des institutions telles que les écoles, les centres
culturels, les lieux publics ». La soft infrastructure serait constituée « des
structures associatives, des réseaux sociaux, des connections, des interactions
humaines. De tout ce qui encourage le flot d’idées entre individus et
institutions » (Landry, 2000, p. 133).
Illustration du croisement de ces deux types d’infrastructures, les
établissements scolaires sont un exemple d’institutions souvent importantes
dans la constitution des scènes locales. Les futurs acteurs d’une scène (labels,
artistes, médias) se sont fréquemment croisés sur les bancs de l’école. On l’a par
exemple mis en évidence pour la scène versaillaise avec les cas du Lycée Jules
Ferry et du lycée Hoche (Guibert, 2009). Par ailleurs, H. Lefebvre avait déjà
montré le rôle de l’architecture dans l’appréhension de l’espace urbain et la
manière dont il influait sur les rapports sociaux (1970).
On peut en tenir compte pour les scènes musicales en soulignant par exemple
le rôle des sous sols, des caves, de « l’underground » au sens premier, puisque
les musiques populaires impliquent souvent la diffusion d’un volume sonore
important et donc les répétitions et les concerts se déroulent dans des endroits
évitant la diffusion du son. Pour reprendre un cas déjà cité, on peut remarquer
18
qu’à Rouen, en 1977, aux prémices de la scène garage, le disquaire-label
Mélodie Massacre ouvre son sous-sol aux Dogs, alors que le groupe cherche un
lieu pour répéter, cet événement amplifiant l’effet prescripteur du lieu.
L’importance des sous sols pour les musiques populaires a ainsi été mis en
évidence par Marc Touché lors de son enquête dans les Yvelines (Touché,
1996).
Cet analyse de l’espace vécu ne serait pas complet si l’on ne tenait pas
compte des rapports de force réels et symboliques, ainsi que des luttes de
pouvoir entre réseaux, un aspect également analysé par l’écologie urbaine ainsi
que par la sociologie de M. de Certeau ou de H. Lefebvre, dans une perspective
plus macrosociologique et critique. Ce dernier rappelle ainsi que la ville est
majoritairement organisée pour optimiser la production de biens et pour gérer la
force de travail, jusque dans les constructions (Lefebvre, 1970). La ville
participe ainsi de la superstructure capitaliste et de la promulgation de
l’idéologie dominante. Les travaux dynamiques liés à la constitution de scènes
musicales ont ainsi montré le rôle de deux paramètres cruciaux, le premier
concernant la gestion du bruit, le second le prix de l’habitat et des espaces de
pratique, et en conséquence, le type de population investissant les divers
quartiers, positions sociales et choix du lieu d’habitation n’étant pas
indépendants.
A propos de la gestion du bruit, une entrée décisive est celle du temps
quotidien et du rapport jour/nuit (Beauparlant et al., 2005). La nuit est
aujourd’hui indissociable des projets métropolitains. Si la période nocturne peut
être un moment de fête, elle doit constituer en ville un espace où les risques
demeurent limités et où « les gens se sentent en sécurité ». Par ailleurs, la
menace de la tranquillité publique des habitants peut générer des critiques. Les
enjeux sont d’autant plus complexes qu’on assiste de manière croissante à une
désynchronisation des rythmes de travail. Cette dernière atténue les ruptures
jour/nuit, contribuant notamment à augmenter la part du travail nocturne. La
demande de services et d’ouverture des commerces sur des plages de temps plus
larges se multiplie. Le secteur marchand tend à répondre à la demande d’une
consommation affranchie d’horaires. Ces mutations des pratiques de travail, de
loisirs ou d’achats ont pour effet d’aviver les tensions entre la ville qui dort et
celle « qui travaille » ou « qui s’amuse » (Gwiazdzinski, 2005). Elles peuvent
19
susciter, dans certains lieux, des conflits. L’espace public se complexifie. La
sécurité et la tranquillité font débat, ceci particulièrement dans les centres
urbains.
Si on reprend la comparaison établie par l’étude de Beauparlant et al. (2005),
entre deux villes de plus de 100 000 habitants, Rennes et Nantes, on constate le
fossé qui peut exister entre les villes dans la manière d’aborder la nuit. Ainsi,
Rennes, en proie à certaines difficultés, tente l’innovation et l’expérimentation
et cherche à opérer une continuité entre jour et nuit. Nantes, au contraire, choisit
d’envisager la nuit comme une rupture qui nécessite des modes d’intervention et
de gestion spécifiques. Le centre de la ville, représentant souvent le cœur de son
identité, joue un rôle particulièrement décisif. La centralité est le point de
convergence des flux urbains les plus denses, particulièrement lors de l’entredeux entre le jour et la nuit où se frottent la norme et la marginalité, le centre et
la périphérie. La musique est alors un paramètre extrêmement important car les
cafés concerts et les petits lieux de diffusion marquent le territoire par un
volume sonore non négligeable, ceci alors qu’ils sont particulièrement
effervescents la nuit tombée et qu’ils sont concentrés en centre ville. On
comprend de ce fait l’impact des politiques publiques sur l’activité de la scène.
Outre la différenciation des rythmes de vie, il faut souligner que la
cohabitation dans l’espace public nocturne s’avère d’autant plus complexe que
les classes populaires s’y font minoritaires. De nombreux auteurs ont noté à cet
effet que le haut volume sonore non désiré (« le bruit ») avait tendance à être
considéré comme un problème au sein des quartiers investis par les ménages
aux revenus les plus élevés, espaces qualifiés aujourd’hui de « gentrifiés » 16 ou
Pour des précisions sur la notion de gentrification, on peut consulter le
numéro de la revue Espaces et Sociétés (vol. 132-133, 2008) consacré à la
gentrification urbaine. On peut y lire notamment que « La gentrification, dans la
définition canonique donnée par la sociologue Ruth Glass (1964), désigne,
d’une part, un processus de déplacement et de remplacement de populations
dans des secteurs urbains centraux par des catégories plus aisées, et, d’autre
part, la réhabilitation physique de ces mêmes secteurs », in Rérat P. et al., « une
gentrification émergente et diversifiée. La cas des villes suisses », in Espaces et
Sociétés, op. cit., p. 40.
16
20
« embourgeoisés ». Or, aujourd’hui, l’augmentation de la population dans le
centre des villes conduit à la hausse des prix de l’immobilier et relègue les
milieux populaires en périphérie. Des études sur plusieurs villes ont montré
comment certains quartiers proches des centres villes, anciennement ouvriers et
contenant des friches industrielles subissaient un processus de gentrification
souvent par l’intermédiaire de collectifs d’artistes impliqués dans la musique qui
modifient l’image associée à ces espaces (Della Faille, 2005 pour Montréal par
exemple, Ambrosino pour Grenoble, voir aussi Grandet et al., 2010 pour
Nantes).
La hausse des prix casse alors la mixité sociale qui était rendue possible
auparavant, et l’effervescence créative se déplace également. Par exemple, la
scène montréalaise de post rock, particulièrement intense au tournant du
XXIème siècle est en décroissance à mesure que ses espaces de développement
ralentissent. Certes, la gentrification n’est pas la seule variable amenant une
diminution potentielle de la vie musicale nocturne en ville. En France, elle est
concomitante d’une professionnalisation accrue dans le spectacle vivant et de
contrôles en matière de droit du travail, de droit de la propriété intellectuelle (en
premier lieu via la Sacem), aboutissant à une transformation importante des
pratiques, particulièrement en matière de musiques actuelles (Coulangeon,
2005)17.
Par ailleurs, tout comme la taille des agglomérations n’est pas toujours
corrélée au dynamisme des initiatives (Guibert, 2007), l’augmentation des
contraintes des acteurs ou l’arrivée d’une crise économique ne sont pas
obligatoirement synonymes d’un dépérissement des scènes ou de leur moindre
robustesse. Pour certains, elles constituent même les raisons qui expliqueraient
leur aspect prolifique (Stahl, op. cit.). On a pu le constater dans l’Ouest de la
France, à Montaigu par exemple où l’opposition à la politique culturelle locale
est un des moteurs de l’activité (Guibert, 2008). Enfin, l’image d’une scène
n’est pas le reflet de son activité, comme nous allons maintenant le voir.
2) Scènes perçues
17
Cet auteur parle « d’assainissement des pratiques » in Coulangeon (2005).
21
La seconde tendance des travaux qui utilise la focale « scène » pour l’étude
territorialisée de la musique est sans doute la plus importante en quantité de
travaux. Elle part de l’idée que la scène se cristallise via des représentations
construites de l’extérieur. La manière dont une ville est perçue musicalement
possède un effet performatif sur cette ville. En étudiant le fonctionnement du
rock indépendant ou alternatif, Straw montre ainsi que la dynamique de cette
culture est due à une circulation « inter-scène » des artistes (Straw, 1991), ce
que certains qualifient de translocalité (pour une analyse théorique, Bennett et
Peterson, 2004 ; Hodkinson, 2004). L’idée est importante car elle signifie que,
en musique, le potentiel d’une ville se mesure à la notoriété de ce qu’on appelle
sa (ses) scène(s). Un son, un genre musical, une identité, une attitude peuvent
ainsi faire école, acquérir une légitimité, voire contribuer à l’histoire des genres
musicaux par leurs nouveautés et leurs influences.
Ainsi, les scènes marquent le caractère d’une ville dans les représentations de
ceux qui la visitent ou en entendent parler. Le paradoxe d’une scène, c’est alors
qu’elle existe à partir du moment où elle est reconnue à l’extérieur, au niveau
régional, national ou même international. Une scène musicale n’est alors pas le
reflet de la diversité, ni même obligatoirement de l’intensité, de la musique
produite dans une ville. Liée à une dynamique d’acteurs hétérogènes, puis
révélée par un artiste ou un groupe leader, elle devient pérenne si elle est
relayée et nourrie par d’autres artistes de la ville. Pour qu’elle ne se réduise pas
à un feu de paille, il faut in fine que ses réseaux internes soient solides.
L’accumulation d’acteurs est nécessaire mais non suffisante. Leur effectif peut
être variable, mais les acteurs impliqués doivent être interdépendants, dans une
logique verticale de filière, et en concurrence émulative selon une logique
horizontale, comme le montrent les économistes à propos des clusters d’activité
(Suire, 2006 ; Gaschet et Lacour, 2007).
Les musiques populaires ont longtemps été ignorées ou considérées comme
stigmatisantes par les politiques locales. Mais, suivant la démarche première de
la ville de Rennes en rapport avec les Transmusicales (Teillet, 2002), les
collectivités peuvent aujourd’hui utiliser les artistes possédant une notoriété
pour mettre en avant un territoire. Le soutien croissant à des événements, tels
que les festivals musicaux, entre dans cette logique (Guibert, 2008). La
construction d’une identité basée sur une authenticité revendiquée de la culture
matérielle (Warnier, 1985) ou sur une logique de terroir (Loup et Polge, 2003)
22
peut être un outil de communication ou de tourisme. L’image des villes devient
ainsi une marque.
La scène peut en être un des outils. C’est ce que Bennett (2002) a mis en
évidence en étudiant « le son de Canterbury ». A partir du travail d’un collectif
de musiciens qui proposaient, au sein de quelques projets artistiques (Soft
Machine, Colosseum), un rock influencé par le jazz au début des années 70, des
acteurs, originaires de la ville, notamment des fanzines, puis des webzines, ont
construit a posteriori la scène de Canterbury, éditant ou rééditant des
enregistrements de l’époque, publiant des écrits sur ces artistes. Les disques de
la scène sont mis en évidence dans les magasins de souvenir disponibles sur le
parcours de ceux qui visitent l’agglomération et la musique est dorénavant un
des éléments de l’argumentaire touristique de la ville. Ceci, même si la scène
n’a jamais existé en tant que telle dans la ville, notamment par manque de lieux
de diffusion.
Il en va de même, en France, de la scène de Versailles, « berceau de la French
Touch », célébré le 29 juin 2007 par un concert près du Bassin de Neptune (parc
du château) où étaient programmés les groupes versaillais Air et Phoenix, ainsi
que les DJs Etienne de Crecy et Alex Gopher (Magic, 2007). La plupart des
musiciens de « la scène de Versailles » ont vécu dans cette ville à la fin des
années 80. Pour autant, leurs collaborations musicales ayant donné lieu à la
French Touch sont arrivées plus tard, au milieu des années 90, alors qu’ils se
retrouvaient à Paris comme étudiants où débutants dans une carrière
professionnelle dans le graphisme, l’industrie du disque ou la musique (Guibert,
2009). La scène de Versailles ne qualifie donc pas une activité ayant eu lieu à un
moment donné dans la ville yvelinoise. Pourtant, malgré sa virtualité, elle existe
symboliquement car elle est portée par des musiciens ayant fréquenté les mêmes
lycées et ayant partagé les mêmes aspirations musicales.
L’impact d’une proposition collective présentée sous forme de scène peut
amener des effets d’images et un impact économique attractif (Gazel et Schwer,
1997), à la fois pour l’agglomération impliquée et pour les artistes qui y sont
intégrés. Alors que, dans l’histoire des musiques populaires amplifiées, on
assimile communément de nombreux genres musicaux à des villes anglaises ou
américaines (New York, Chicago, San Francisco, Detroit ou Seattle), ce fut
rarement le cas en France. Pourtant, récemment, on a pu assister avec la
« nouvelle scène rock parisienne », autrement nommée des « baby rockers » à
23
une tentative de construction collective de scène par son image. A l’origine, en
2006, une impulsion médiatique émanant du mensuel de rock français ayant le
plus fort tirage, Rock & Folk, générée par l’intermédiaire de son rédacteur en
chef Philippe Manœuvre ainsi que par l’un des journalistes du magazine, ancien
musicien lui-même, Patrick Eudeline. Un certain nombre de dispositifs
affirmera en outre cette scène. On peut citer notamment des concerts organisés
en partenariat avec Rock & Folk dans des lieux historiques du rock parisien
comme le Gibus ou la Flèche d’Or et, bientôt, un relais via la radio Ouï FM.
Grâce aux couvertures ou importants articles dans le magazine, par
l’intermédiaire également de compilations reflétant la scène (Paris Calling,
Passe Ton Bac D’Abord), de nombreux groupes caractérisés par leur très jeune
âge (autour de 18 ans en 2007) acquièrent bientôt collectivement un début de
notoriété (BB Brunes, Naast, Plasticines, Second Sex, Shades), qu’ils cherchent
aujourd’hui à maintenir individuellement18.
Moins spectaculairement, l’affirmation des musiques populaires dans la
culture commune (Donnat, 2009) et l’intensité de la pratique musicale en
amateur amènent de nombreux citoyens à se pencher sur l’histoire des musiques
amplifiées autour de leurs lieux d’habitation. Ils sont bien souvent rejoints par
l’aspect bienveillant des collectivités territoriales, qui soutiennent notamment
des projets de patrimonialisation sous forme de compilations audio ou vidéo ou,
le plus souvent d’ouvrages - anthologie du rock ou du jazz local. Dans sa
préface à Rockin’Laval. Une histoire du rock à Laval 1960-2000, Marc Touché
mentionne, entre autres, les ouvrages existant sur les scènes de Bordeaux, Brest
ou Nantes à côté de ceux qu’il a fait en collaboration avec des acteurs locaux de
Saint-Germain-en-Laye, Dunkerque, Montluçon, Annecy, Tulle, Limoges ou
Blanc-Mesnil (Touché, 2009, p. 4). De telles recherches peuvent être valorisées
par des expositions muséales, ou même par la constitution de collections
permanentes, comme au musée des musiques populaires de Montluçon ou dans
le cadre d’écomusées.
3) Scènes construites
A défaut de travaux reconnus, on peut consulter à ce propos pour
information
http://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle_sc%C3%A8ne_rock_fran%C3%A7aise
18
24
Les travaux de cette troisième perspective peuvent avoir un effet performatif,
transformant l’image et l’importance des divers courants musicaux dans la ville,
ou bien, à l’inverse, modifiant l’image de la ville par rapport à des genres
musicaux donnés. Ceci fonctionne de manière importante avec les festivals.
Bourges est ainsi associée à son Printemps et La Rochelle aux Francofolies
(Benito, 2001). Parfois pourtant, les habitants dans leur majorité, ou bien encore
ceux qui dirigent la ville ne se reconnaissent pas dans l’image qui en est donnée
par les événements proposés, ceci pour des raisons politiques ou axiologiques.
C’est ainsi le cas à Clisson, en Loire Atlantique, qui accueille depuis 2006 le
Hellfest, l’un des principaux festivals de metal européen, faisant en quelque
sorte de la petite commune (15 000 habitants) un lieu de « pèlerinage » pour les
fans de cette musique. Si le festival perdure, s’il est intégré à l’agenda des
politiques locales , c’est principalement pour des raisons économiques, puisque
l’impact de la manifestation, portée par des entrepreneurs privés, est considéré
comme incontournable en termes d’apports financiers par les flux de
consommation qu’il génère.
Ce dernier constat définit le chantier de travaux contemporains sur la question
des scènes locales puisqu’il rejoint la problématique des industries créatives et
des clusters d’activité, à la fois parce que la ville a un rôle à jouer dans la
construction de son image et parce que l’effet « scène » ou « cluster » génère
des effets économiques positifs pour l’économie locale à long terme. Il peut en
résulter un cercle vertueux, les deux paramètres (économie et image) étant liés
et interdépendants. Les tenants de l’économie créative parlent alors de « ville
gagnante » (Rousseau, 2009).
On pourrait définir ainsi l’effet cluster à partir des potentiels avantages liés à
la concentration d’entreprises sur un même territoire. Or la « créativité des
villes » est liée à ses habitants, et notamment à l’existence de communauté
favorisant son dynamisme (Florida, 2005). Ainsi, les conditions permettant à
une ville d’être attractive, de générer une image valorisée et d’en tirer des effets
positifs au niveau économique dépendent des choix politiques de cette ville. Ces
résultats conduisent d’ailleurs certaines agglomérations à prendre très au sérieux
cette question. C’est pourquoi la scène pourrait dorénavant dépendre de
stratégies politiques et de représentations parfois éloignées des aspirations et des
attentes des populations locales, la « ville créative » étant de ce point de vue
parfois opposée à la « ville participative » (Saez, 2009).
25
Derrière l’aspect parfois enchanté de la notion d’industrie créative (Leriche
F. et al., 2008 ; Levine à propos de Florida, 2004), certains chercheurs ont
d’ailleurs adopté une perspective plus critique, soulignant une marchandisation
accrue du domaine des idées, une « économie de la connaissance » se
transformant même parfois en « capitalisme cognitif » (Moulier Boutang, 2007).
La notion d’industrie créative intègre les résultats des cultural studies,
notamment les limites d’une appréhension de la culture à partir d’une
perspective verticale basée sur l’excellence. Pourtant, en argumentant sur le
bénéfice d’une territorialisation des activités en termes de logiques de filière et
de compétition (Collomb, 2009), il est en fait le révélateur d’une généralisation
des logiques de marchandisation portées par les industries culturelles et les
droits de la propriété, ainsi que d’une transformation de l’organisation
managériale (Hesmondalgh, 2009). Par ailleurs, après avoir souligné que la
proximité spatiale n’apportait pas obligatoirement d’effets positifs ou vertueux
si des effets de réseaux n’étaient pas générés, des recherches ont montré que la
notion de proximité entre entreprises ne se limitait pas à la dimension spatiale,
le territoire n’épuisant pas les dimensions d’un cluster (Bouba-Olga et Grossetti,
2009).
On comprend ainsi à quel point les activités culturelles paraissent porteuses
d’enjeux en termes économiques et sociétaux au niveau local. L’approche de la
musique par les scènes locales apparait alors d’autant plus pertinente pour
comprendre les cultures musicales populaires dans leur globalité, c'est-à-dire,
comme l’écrit Frith (2000), y compris leurs dimensions industrielles.
Conclusion
Un chercheur de mes amis ayant déménagé il y a quelques années pour
Grenoble me confiait récemment qu’« on parle beaucoup de la scène électro de
Grenoble et du rôle de la ville dans l’émergence du courant electroclash. Je suis
sorti en ville mais je ne l’ai pas rencontré, je ne trouve pas que Grenoble soit
particulièrement électro ». Une recherche de terrain utilisant les outils
précédemment exposés pourrait permettre d’analyser ce phénomène. D’abord,
en recensant les acteurs et les espaces investis, elle montrerait comment une
scène a pu émerger au tournant des années 2000, à partir de musiciens (Miss
26
Kittin’, The Hacker), de labels (Good Life, Ozone), de disquaires (Interface), ou
de bars (Le Saxo, Le Mark 13). La presse nationale spécialisée se faisait l’écho
de cette émergence (par exemple, Trax, HS n°3, 2000). C’est pourquoi, dans un
deuxième temps, il faudrait comprendre comment une communauté d’acteurs a
permis à la scène d’être reconnue en dehors de la ville, comment les acteurs
locaux, mais aussi ceux investis plus largement dans le milieu des musiques
électroniques (industrie, médias, fans, musiciens) ont pu contribuer à la
construction d’une image de la scène. On pourrait enfin analyser les différences
entre scène perçue et scène vécue, l’appropriation de l’espace (murs, quartiers,
rues, institutions, lieux publics…) et les modes de fonctionnement de la scène
électro par rapport à l’écologie globale de la ville, ses rapports avec l’économie
de proximité - notamment les activités graphiques, le spectacle vivant, la mode,
l’art contemporain - et le rôle joué par les collectivités territoriales dans le
dynamisme de la scène (politiques culturelles, gestion de la nuit, effectifs
étudiants). On pourrait montrer ainsi que des faits apparemment contradictoires
- ce qu’on dit d’une scène et la manière dont elle existe – expriment finalement
la complexité d’un phénomène sous estimé mais pourtant incontournable pour
comprendre les pratiques culturelles dans un monde réticulaire.
Bibliographie
Ambrosino C., Andres L., « Friches en ville : du temps de veille aux politiques
de l’espace », Espaces et sociétés, vol. 134, n°3, 2008, p. 37-51
Anderson C., « The Long Tail », Wired, issue 12.10, oct. 2004
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Gérôme Guibert
Gérôme Guibert est docteur en sociologie, Maître de conférences à la
Sorbonne Nouvelle (Université Paris III). Il est chercheur au CIM (EA n°1484)
et chercheur associé au GRANEM (UMR EA n°48, université d'Angers),
cofodateur et directeur de publication de la revue de recherche Volume! Autour
des musiques populaires (depuis 2002) et directeur de la collection "musique et
société » (Seteun/Irma). Relevant des paradigmes de la sociologie économique,
sa thèse de doctorat (2004) portait sur la constitution d'une industrie de la
musique en France, à la fois dans une perspective socio historique et, à l'aide
d'enquêtes ethnographiques, dans ses développements contemporains à partir de
la notion de scène locale. On peut rassembler ses recherches autour de 3
domaines complémentaires. D'abord la notion de "scènes locales" en musique.
Ensuite la question de la pluralité des logiques économiques dans le champ de la
musique. Enfin les problématiques de fonctionnement et de mutation de la
filière de production du spectacle vivant dans le domaine des musiques
populaires. Il a publié deux livres (dont La production de la culture. Le cas des
musiques amplifiées en France (Seteun/Irma, 2006)) et de nombreux articles de
recherche.
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