I – La « scène locale », genèse d`une posture de - Actualités

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Gérôme Guibert,
« La notion de scène locale. Pour une approche renouvelée de l’analyse des
courants musicaux », in Dorin S. (dir.), Sound Factory. Musique et
Industrie, Paris, Seteun, 2012
S’intéressant aux musiques populaires, ce chapitre propose un état des lieux des
travaux de recherche sur la notion de « scène » et sa genèse. Aujourd’hui
centrale dans le monde anglophone, cette notion commence à être utilisée par les
chercheurs français1. Dans une première approche, on pourrait dire que la scène
se rapporte aux comportements collectifs liés à un courant musical sur un
territoire localisé. Cette définition est volontairement générale, on verra dans la
suite de cet article, qu’elle intègre une diversité d’approches. La notion de scène
est discutée ici de manière pluridisciplinaire. Par ailleurs, elle permet dapporter
de nouveaux arguments à la sociologie des musiques populaires et de renouveler
les problématiques liées aux industries culturelles. On peut espérer que ce
modeste survey, qui revient sur quelques débats actuels en France, puisse être
utile à ceux qui s’intéressent aux musiques populaires, et plus largement à une
optique territorialisée des phénomènes culturels. Reste alors à retourner « sur le
terrain » étudier les snes locales, leurs réseaux, leurs clusters et leurs
mythologies.
I La « scène locale », genèse d’une posture
de travail
A partir d’un état de la littérature spécialisée, on peut classifier les nombreux
travaux relevant de l’art et de la culture en sciences sociales autour de trois
centres d’intérêt bien différenciés mais complémentaires d’un processus :
l’étude de la production, de la réception et de lœuvre elle-même (Passeron,
1 J’ai pour ma part utilisé cet outil d’analyse à partir de ma thèse de doctorat,
pour exploiter les données liées à mes enquêtes de terrain (cf Guibert, 2004)
2
1986)2. En se limitant aux musiques populaires, on peut constater que la
majorité des écrits existant respectent cette distribution structuro-
fonctionnaliste. Un certain nombre de travaux pourtant questionnent cette
typologie. Soucieux de préciser la logique de circulation des produits culturels,
certaines recherches contemporaines posent la question « des intermédiaires »
situés entre ces trois pôles3, cherchent à préciser leurs interactions4 ou postulent
l’artificialité de leur autonomie5.
1) S’émanciper d’une lecture centralisée ou
globalisante
Appréhender les phénomènes liés aux arts et à la culture nécessite toutefois
d’examiner simultanément les relations entre les divers acteurs impliqués dans
ce circuit obtenu de manière constructiviste, c’est pourquoi les notions telles que
« les mondes de l’art » ou « les champs » ont souvent été convoqués pour
étudier les tenants à la fois interactionnels et systémiques des disciplines ou
genres artistiques. C’est dans cette perspective que se place la notion de
« scène » apparu comme outils de l’analyse en sciences sociales au début des
années 90 (Bennett et Peterson, 2004, p. 3).
2 L’article de Passeron fut d’ailleurs une des raisons ayant conduit à un
colloque du GdR CNRS OPuS en sociologie de l’art, « une sociologie des
œuvres est elle possible ? » à Grenoble en 1998 publié en 2 tomes, Majastre J.-
O., Pessin A., Vers une sociologie des œuvres, Paris, L’Harmattan, 2001.
3 Delphine Naudier, Oliver Roueff et Wenceslas Lizé, Intermédiaires du
travail artistique. A la frontière de lart et du commerce, La Documentation
française, 2011.
4 Ainsi la thèse de Olivier Roueff (2007) s’intéresse à « la production de la
réception » dans le jazz à travers notamment l’étude des discours médiatiques
sur la musique.
5 C’est notamment la cas du travail d’Antoine Hennion, qui étudie les
modalités de l’attachement à la musique selon une démarche de sociologie
pragmatique. Pour une synthèse concernant les spécificités de sa démarche
(Hennion, 2012).
3
La scène se singularise toutefois du monde ou du champ selon plusieurs
paramètres, le premier étant une prise en compte réévaluée dans l’analyse du
territoire local et des représentations de lespace qu’il génère. Ceci permet de
traiter certaines problématiques liées au degré d’influence des collectivités
territoriales ou à des particularités régionales. Plus largement, la posture
« scène » cherche à prendre en compte les spécificités juridiques,
technologiques ou les changements en termes de politiques publiques au niveau
local dans l’étude territorialisée des musiques populaires. On delà du « social »,
on perçoit ainsi l’importance des théorisations matérialistes dans la notion de
scène (Warnier, 1985 ; Appadurai, 1988).
En France, les recherches adoptant cette perspective font défaut, notamment
parce que la logique centralisée et pyramidale est ancrée dans la culture
nationale et dans le fonctionnement administratif et politique des institutions.
Cette distribution entre la « région capitale » et le reste de la France se retrouve
également dans l’organisation de l’infrastructure économique. Alors qu’à Paris
et dans la gion parisienne se trouve le cœur des industries culturelles, les
représentations sociales cantonnent le plus souvent la province à un espace de
consommation de la musique, les facteurs de production musicale disponibles se
résumant alors à la portion congrue (Guibert, 2007).
Ainsi, l’étude de la production musicale s’attache traditionnellement dans
notre pays à des processus de masse médiatico-industriels, descendants,
concentrés, et qui vont du centre vers la périphérie. Porteurs de résultats
néanmoins décisifs, ces recherches ont laissé en jachère les dynamiques
d’effervescence et de production localisées. Or, pour opérer un bouclage du
système de la production, ces propositions musicales, ces innovations jouent
elles-mêmes un rôle dans la transformation des industries culturelles (Morin,
1962) et sont partie prenante des musiques populaires telles qu’elles se
présentent de nos jours (Frith, 2000).
Par ailleurs, avec la montée en puissance des capacités technologiques de
production et de communication, le le des initiatives locales hors de Paris ont
tendance à peser davantage dans la balance des propositions artistiques, ce qui
rend d’autant plus prégnante létude des dynamiques collectives locales.
2) Pluraliser les postures analytiques
4
Un second élément qui explique la posture originale de la notion de scène
concerne son champ d’étude privilégié - au moins dans sa genèse , à savoir les
musiques populaires (Straw, 1991). Les musiques populaires en tant que
domaine d’études sociologique ont mis du temps à trouver leur place
institutionnelle. Pour prendre des catégories repérées en France, la sociologie
des musiques populaires n’est ni réellement intégrée, ni réellement étrangère à
la sociologie de l’art comme à celle de la culture, à la sociologie du travail
comme à celle des loisirs, à la sociologie de la jeunesse comme à celle de la
déviance, à la sociologie urbaine comme à celle du rural6.
Ces raisons expliquent notamment que, à part de très rares exceptions, dans
les années 60, les cultures juvéniles spécifiques liées à l’affirmation des
musiques populaires n’ont d’abord pas été étudiées comme telles, rabattues
systématiquement du côté des industries culturelles et de la consommation de
masse. Dans la même logique, Simon Frith se remémorant sa situation de
jeune chercheur au début des années 70 soulignait récemment que les
nombreuses enquêtes sociologiques des années 60 réalisées sur la jeunesse
ouvrière en Angleterre navaient absolument pas perçu les mutations en cours
concernant les cultures jeunes (Frith, 2004).
Les spécificités nouvelles des musiques populaires ont ainsi mis du temps à
être appréhendées par les sociologues. C’est ce qu’il est aujourd’hui convenu
d’appeler les cultural studies qui ont, les premières, en Grande Bretagne puis
aux Etats-Unis, souligné l’importance culturelle des nouveaux courants
musicaux et leurs rapports avec le changement social. C’est ce constat qui
permet d’expliquer l’importance des postures adoptées par les cultural studies
dans l’élaboration de la notion de sne, mais aussi le succès de cette même
6 On peut prendre comme exemple de ces tendances montrant le poids
historique des répartitions en sous-disciplines les sections de l’AFS (Association
Française de Sociologie), les thématiques des colloques ou des numéros de
revues, les cours dispensés en licence de sociologie, les collections thématiques
des maisons d’édition publiant des sciences sociales ou même les manuels de la
discipline. cf Durand J. P., Weil, R., Sociologie contemporaine, Paris, Vigot,
2006 (3ème éd.)
5
notion chez ceux qui ont cherché à s’émanciper des cultural studies issues de
Birmingham.
3) Les cultural studies, un moment décisif
Pour aborder les mouvements de jeunes liés à la musique qui se concrétisent
après la seconde guerre mondiale, les culturals studies en premier lieu via les
contributions fondatrices publiées dans louvrage collectif Resistance Through
Rituals (Hall et al., 1976 ; voir aussi Hebdige, 1979) se sont appropriées des
paradigmes issus des analyses structurales et des outils sémiologiques
couramment utilisés en littérature. Elles se sont focalisées sur les symboles les
plus spectaculaires des cultures musicales, comme les vêtements, les coiffures,
le vocabulaire vernaculaire, les rituels, les « étiquettes » de style musicaux. De
façon herméneutique, elles ont interprété les discours comme des textes,
cherchant à mettre en évidence des principes homologiques. En France,
quelques essais anthropologiques ont emprunté la même perspective, sans avoir
connaissance d’ailleurs des travaux anglais, mais ce courant de la recherche
s’est rapidement tari dans l’Hexagone (Delaporte, 1981 ; Roué, 1984).
Au sein des pays anglophones au contraire, la brèche ouverte par les cultural
studies a amené un développement des recherches sur les musiques populaires.
Mais, à mesure que les travaux se faisaient plus nombreux dans le domaine, les
limites méthodologiques et théoriques des travaux fondateurs étaient pointées et
débattues.
On pourrait résumer les principales objections faites aux écrits concernant les
subcultures sur quatre plans.
Premièrement, ils conservaient une perspective ouvriériste, analysant les
nouvelles cultures musicales liées à la jeunesse comme relevant des milieux
populaires uniquement. Inversement, en construisant une corrélation entre
milieux populaires et nouvelles cultures musicales, ils laissaient comme un point
aveugle le cas fréquent des jeunes de milieux populaires étrangers à la musique
(Clarke, 1981).
Deuxièmement, ils prenaient comme objets d’étude des profils « idéal-
typiques » de punks, de mods, de rastas ou d’autres cultures musicales, sans
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