Gérôme Guibert, « La notion de scène locale. Pour une approche renouvelée de l’analyse des courants musicaux », in Dorin S. (dir.), Sound Factory. Musique et Industrie, Paris, Seteun, 2012 S’intéressant aux musiques populaires, ce chapitre propose un état des lieux des travaux de recherche sur la notion de « scène » et sa genèse. Aujourd’hui centrale dans le monde anglophone, cette notion commence à être utilisée par les chercheurs français1. Dans une première approche, on pourrait dire que la scène se rapporte aux comportements collectifs liés à un courant musical sur un territoire localisé. Cette définition est volontairement générale, on verra dans la suite de cet article, qu’elle intègre une diversité d’approches. La notion de scène est discutée ici de manière pluridisciplinaire. Par ailleurs, elle permet d’apporter de nouveaux arguments à la sociologie des musiques populaires et de renouveler les problématiques liées aux industries culturelles. On peut espérer que ce modeste survey, qui revient sur quelques débats actuels en France, puisse être utile à ceux qui s’intéressent aux musiques populaires, et plus largement à une optique territorialisée des phénomènes culturels. Reste alors à retourner « sur le terrain » étudier les scènes locales, leurs réseaux, leurs clusters et leurs mythologies. I – La « scène locale », genèse d’une posture de travail A partir d’un état de la littérature spécialisée, on peut classifier les nombreux travaux relevant de l’art et de la culture en sciences sociales autour de trois centres d’intérêt bien différenciés mais complémentaires d’un processus : l’étude de la production, de la réception et de l’œuvre elle-même (Passeron, J’ai pour ma part utilisé cet outil d’analyse à partir de ma thèse de doctorat, pour exploiter les données liées à mes enquêtes de terrain (cf Guibert, 2004) 1 1 1986)2. En se limitant aux musiques populaires, on peut constater que la majorité des écrits existant respectent cette distribution structurofonctionnaliste. Un certain nombre de travaux pourtant questionnent cette typologie. Soucieux de préciser la logique de circulation des produits culturels, certaines recherches contemporaines posent la question « des intermédiaires » situés entre ces trois pôles3, cherchent à préciser leurs interactions4 ou postulent l’artificialité de leur autonomie5. 1) S’émanciper d’une lecture centralisée ou globalisante Appréhender les phénomènes liés aux arts et à la culture nécessite toutefois d’examiner simultanément les relations entre les divers acteurs impliqués dans ce circuit obtenu de manière constructiviste, c’est pourquoi les notions telles que « les mondes de l’art » ou « les champs » ont souvent été convoqués pour étudier les tenants à la fois interactionnels et systémiques des disciplines ou genres artistiques. C’est dans cette perspective que se place la notion de « scène » apparu comme outils de l’analyse en sciences sociales au début des années 90 (Bennett et Peterson, 2004, p. 3). L’article de Passeron fut d’ailleurs une des raisons ayant conduit à un colloque du GdR CNRS OPuS en sociologie de l’art, « une sociologie des œuvres est elle possible ? » à Grenoble en 1998 publié en 2 tomes, Majastre J.O., Pessin A., Vers une sociologie des œuvres, Paris, L’Harmattan, 2001. 3 Delphine Naudier, Oliver Roueff et Wenceslas Lizé, Intermédiaires du travail artistique. A la frontière de l’art et du commerce, La Documentation française, 2011. 4 Ainsi la thèse de Olivier Roueff (2007) s’intéresse à « la production de la réception » dans le jazz à travers notamment l’étude des discours médiatiques sur la musique. 5 C’est notamment la cas du travail d’Antoine Hennion, qui étudie les modalités de l’attachement à la musique selon une démarche de sociologie pragmatique. Pour une synthèse concernant les spécificités de sa démarche (Hennion, 2012). 2 2 La scène se singularise toutefois du monde ou du champ selon plusieurs paramètres, le premier étant une prise en compte réévaluée dans l’analyse du territoire local et des représentations de l’espace qu’il génère. Ceci permet de traiter certaines problématiques liées au degré d’influence des collectivités territoriales ou à des particularités régionales. Plus largement, la posture « scène » cherche à prendre en compte les spécificités juridiques, technologiques ou les changements en termes de politiques publiques au niveau local dans l’étude territorialisée des musiques populaires. On delà du « social », on perçoit ainsi l’importance des théorisations matérialistes dans la notion de scène (Warnier, 1985 ; Appadurai, 1988). En France, les recherches adoptant cette perspective font défaut, notamment parce que la logique centralisée et pyramidale est ancrée dans la culture nationale et dans le fonctionnement administratif et politique des institutions. Cette distribution entre la « région capitale » et le reste de la France se retrouve également dans l’organisation de l’infrastructure économique. Alors qu’à Paris et dans la région parisienne se trouve le cœur des industries culturelles, les représentations sociales cantonnent le plus souvent la province à un espace de consommation de la musique, les facteurs de production musicale disponibles se résumant alors à la portion congrue (Guibert, 2007). Ainsi, l’étude de la production musicale s’attache traditionnellement dans notre pays à des processus de masse médiatico-industriels, descendants, concentrés, et qui vont du centre vers la périphérie. Porteurs de résultats néanmoins décisifs, ces recherches ont laissé en jachère les dynamiques d’effervescence et de production localisées. Or, pour opérer un bouclage du système de la production, ces propositions musicales, ces innovations jouent elles-mêmes un rôle dans la transformation des industries culturelles (Morin, 1962) et sont partie prenante des musiques populaires telles qu’elles se présentent de nos jours (Frith, 2000). Par ailleurs, avec la montée en puissance des capacités technologiques de production et de communication, le rôle des initiatives locales hors de Paris ont tendance à peser davantage dans la balance des propositions artistiques, ce qui rend d’autant plus prégnante l’étude des dynamiques collectives locales. 2) Pluraliser les postures analytiques 3 Un second élément qui explique la posture originale de la notion de scène concerne son champ d’étude privilégié - au moins dans sa genèse –, à savoir les musiques populaires (Straw, 1991). Les musiques populaires en tant que domaine d’études sociologique ont mis du temps à trouver leur place institutionnelle. Pour prendre des catégories repérées en France, la sociologie des musiques populaires n’est ni réellement intégrée, ni réellement étrangère à la sociologie de l’art comme à celle de la culture, à la sociologie du travail comme à celle des loisirs, à la sociologie de la jeunesse comme à celle de la déviance, à la sociologie urbaine comme à celle du rural6. Ces raisons expliquent notamment que, à part de très rares exceptions, dans les années 60, les cultures juvéniles spécifiques liées à l’affirmation des musiques populaires n’ont d’abord pas été étudiées comme telles, rabattues systématiquement du côté des industries culturelles et de la consommation de masse. Dans la même logique, Simon Frith – se remémorant sa situation de jeune chercheur au début des années 70 – soulignait récemment que les nombreuses enquêtes sociologiques des années 60 réalisées sur la jeunesse ouvrière en Angleterre n’avaient absolument pas perçu les mutations en cours concernant les cultures jeunes (Frith, 2004). Les spécificités nouvelles des musiques populaires ont ainsi mis du temps à être appréhendées par les sociologues. C’est ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les cultural studies qui ont, les premières, en Grande Bretagne puis aux Etats-Unis, souligné l’importance culturelle des nouveaux courants musicaux et leurs rapports avec le changement social. C’est ce constat qui permet d’expliquer l’importance des postures adoptées par les cultural studies dans l’élaboration de la notion de scène, mais aussi le succès de cette même On peut prendre comme exemple de ces tendances montrant le poids historique des répartitions en sous-disciplines les sections de l’AFS (Association Française de Sociologie), les thématiques des colloques ou des numéros de revues, les cours dispensés en licence de sociologie, les collections thématiques des maisons d’édition publiant des sciences sociales ou même les manuels de la discipline. cf Durand J. P., Weil, R., Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 2006 (3ème éd.) 6 4 notion chez ceux qui ont cherché à s’émanciper des cultural studies issues de Birmingham. 3) Les cultural studies, un moment décisif Pour aborder les mouvements de jeunes liés à la musique qui se concrétisent après la seconde guerre mondiale, les culturals studies – en premier lieu via les contributions fondatrices publiées dans l’ouvrage collectif Resistance Through Rituals – (Hall et al., 1976 ; voir aussi Hebdige, 1979) se sont appropriées des paradigmes issus des analyses structurales et des outils sémiologiques couramment utilisés en littérature. Elles se sont focalisées sur les symboles les plus spectaculaires des cultures musicales, comme les vêtements, les coiffures, le vocabulaire vernaculaire, les rituels, les « étiquettes » de style musicaux. De façon herméneutique, elles ont interprété les discours comme des textes, cherchant à mettre en évidence des principes homologiques. En France, quelques essais anthropologiques ont emprunté la même perspective, sans avoir connaissance d’ailleurs des travaux anglais, mais ce courant de la recherche s’est rapidement tari dans l’Hexagone (Delaporte, 1981 ; Roué, 1984). Au sein des pays anglophones au contraire, la brèche ouverte par les cultural studies a amené un développement des recherches sur les musiques populaires. Mais, à mesure que les travaux se faisaient plus nombreux dans le domaine, les limites méthodologiques et théoriques des travaux fondateurs étaient pointées et débattues. On pourrait résumer les principales objections faites aux écrits concernant les subcultures sur quatre plans. Premièrement, ils conservaient une perspective ouvriériste, analysant les nouvelles cultures musicales liées à la jeunesse comme relevant des milieux populaires uniquement. Inversement, en construisant une corrélation entre milieux populaires et nouvelles cultures musicales, ils laissaient comme un point aveugle le cas fréquent des jeunes de milieux populaires étrangers à la musique (Clarke, 1981). Deuxièmement, ils prenaient comme objets d’étude des profils « idéaltypiques » de punks, de mods, de rastas ou d’autres cultures musicales, sans 5 considérer que le degré d’investissement dans la musique peut varier dans son intensité et changer avec le temps. Troisièmement, et en corollaire à l’assertion précédente, ils essentialisaient souvent les cultures musicales étudiées. Quatrièmement, à partir de la notion d’hégémonie chez Gramsci et de braconnage chez De Certeau, ils se focalisaient sur la réception, et bien que soulignant la potentialité créative des mouvements musicaux populaires, ils restaient du côté de la résistance, du bricolage, et n’abordaient pas la question de la production des musiques populaires, la considérant comme surdéterminée par l’infrastructure capitaliste. Pour de nombreux chercheurs, il était clair que les imprécisions que nous venons de souligner dans les cultural studies provenaient des outils théoriques fortement marqués des sceaux du marxisme et du structuralisme, ainsi que des méthodes de récolte de données, davantage basées sur des représentations textuelles que sur des enquêtes de terrain. II – La scène comme nouveau paradigme. Une réponse aux limites des cultural studies La notion de scène est alors apparue comme une proposition théorique ayant intégré les résultats traitant des subcultures issues des cultural studies, tout en s’en étant émancipé par un regard critique - on parle, ainsi, parfois de paradigmes post-subculture. La notion de scène cherche à dépasser les limites que nous venons d’exposer, en réhabilitant l’enquête de terrain à partir des méthodes d’observation ethnographiques et sociographiques (entretiens, observations, enquêtes quantitatives, archives et productions écrites et visuelles – y compris cartographiques). 1) Une population appréhendée par sa localisation En se focalisant sur le territoire, l’approche par la scène cherche à appréhender comme un collectif l’intégralité de la population impliquée dans une culture musicale au sein d’un espace donné. Elle peut ainsi étudier in situ 6 les caractéristiques sociales des personnes impliquées, notamment en termes d’origine sociale, d’âge ou de sexe ou d’autres variables qu’elles soient ou non classiques en sociologie. Par ailleurs, l’étude d’une scène considère potentiellement tous les acteurs impliqués, quels que soient leur degré d’investissement ou la nature de leurs activités. Elle ne se focalise pas uniquement sur les musiciens, ni sur les personnalités « exemplaires » ou « idéal typiques ». L’étude d’une scène permet donc de prendre en compte la question cruciale de la pluriactivité (Bureau et al., 2009) des acteurs, leur rapport à l’économie et les rôles multiples que peuvent prendre ceux qui font de la musique, soit simultanément, soit de temps en temps, du fan au musicien, du DJ au designer graphique, du journaliste au promoteur (Stahl, 2004). L’hypothèse territoriale de la scène peut aussi permettre de cartographier les relations que les scènes musicales partagent avec d’autres disciplines artistiques et leurs filières (cinéma, littérature, danse, graphisme et plus largement spectacle vivant ou industries créatives), via des personnes, des dispositifs ou des lieux intermédiaires. On pense notamment aux bars ou aux clubs qui peuvent proposer spectacles ou expositions. 2) Une réponse à la question des étiquettes musicales Par ailleurs, la focale d’étude de la musique par la scène permet de progresser en ce qui concerne une aporie bien connue des popular music studies : à savoir la question des genres musicaux. En effet, bien que de nombreux travaux en sciences sociales abordent la question de la musique par les genres (rock, rap, musiques électroniques, jazz, etc.), la plupart d’entre eux concluent à l’incapacité de délimiter les frontières du genre étudié et de relever des caractéristiques communes à l’ensemble des œuvres intégrées dans le genre. Ce constat fut posé par Patrick Mignon dès le milieu des années 907, il est renouvelé par Fabien Hein au milieu des années 2000. A partir de l’étude du « On ne peut espérer donner une définition objective du rock, ni musicale, ni sociale, ni culturelle. Le rock apparait comme un oignon dont on aurait retiré 7 7 metal, qu’il considère comme un « sous genre » du rock, Hein en arrive à la conclusion que ce genre, peut être subdivisé lui même en plusieurs dizaines de sous-genres, ces étiquettes pouvant être considérées comme autant de boites noires, subdivisibles à l’infini, jusqu’à chaque artiste lui-même, voire chaque enregistrement de chaque artiste, ou même chaque enregistrement de chaque artiste à chaque période donnée. Intéressé par une réalité culturelle qui lui semble au final insaisissable (la montée en généralité des cultures musicales désignées par une étiquette), mais dans l’impossibilité d’en établir « des critères objectifs », l’auteur en arrive à un relativisme radical, qui n’est pas non plus satisfaisant sur le plan heuristique8. Comment résoudre ce problème ? Hein lui-même propose une piste via le concept d’acmé9, qu’il illustre pour chaque sous-genre étudié par une liste d’une quinzaine d’albums. C’est bien de ce côté de « l’air de famille » qu’il faut rechercher une solution possible. Si on suit Ludwig Wittgenstein, certains mots qui semblent manifestement clairs et concret sont pourtant indéfinissables. En prenant l’exemple du mot « jeu », Wittgenstein montre qu’il n’est pas possible de trouver une caractéristique commune à tous les jeux, même si on peut trouver une caractéristique commune pour un sous-ensemble de jeux et si un même jeu peut appartenir à des sous-ensembles différents. Pour Wittgenstein, s’il n’y a rien de commun entre tous les jeux, il y a néanmoins « un air de famille » ou « une ressemblance de famille ». Le concept « jeu » est non délimité (…) « un concept aux limites effacées, un concept flou » (Wittgenstein, 1961, 149-150). Notre capacité à utiliser ce mot n’est pas liée à sa capacité d’être défini. une à une les différentes enveloppes pour s’apercevoir qu’il n’y a pas de cœur à l’oignon rock », P. Mignon (1996, p. 75). On pourrait citer aussi la notion de « mot éponge » proposée par Albert Jacquard (in Gilbert et Parlier, 1992) : si l’éponge absorbe toutes les substances qu’elle rencontre, elle se vide lorsqu’on la presse ; un mot peut s’enrichir de tous les sens attribués par ses utilisateurs, mais, employé à tout propos, il ne restitue plus aucune signification. 8 « La diversité du monde du metal et des individus qui le composent n’est donc que le reflet de la diversité du corps social » (Hein, 2003, p. 188-191) 9 Qu’on pourrait entendre comme l’apogée, le point culminant ou le paroxysme d’un contexte, d’une situation, d’une confrontation, d’un courant. 8 Wittgenstein suggère d’ailleurs que ce type de mot représente la règle et non l’exception dans la langue courante. Le problème, ainsi posé, a fait l’objet de nombreux débats en sciences de la nature. La question de la classification, qui rejoint celle de la définition a trouvé tendanciellement deux réponses, deux grandes conceptualisations de modes classificatoires, le « monothétique » et le « polythétique » (Fericilli et Sire, 1996). Le groupe monothétique recouvre des membres qui possèdent tous un unique ensemble de traits - c’est l’approche traditionnelle des botanistes Tournefort (1658-1707) et Linné (1708-1778). Le groupe polythétique recouvre des individus qui ont le plus grand nombre possible de traits communs. Aucun trait n’est nécessaire ni suffisant pour déterminer l’appartenance au groupe. C’est la méthode dite des familles naturelles du botaniste Adanson (1763), reprise et développée par Jussieu (1789). Même si la théorie darwinienne de l’évolution (1859) a condamné le premier mode de classification au profit du second (Drouin, 1989), le débat n’a retrouvé de la vigueur qu’avec le développement du traitement informatique des données, au cours des années 70. Cependant, plusieurs auteurs ont noté la convergence entre l’approche polythétique de la classification et les analyses de Wittgenstein. Ainsi, il n’y a pas de solution simple ou monothétique à la catégorisation des projets musicaux sous forme de genre10. Pour sortir de l’aporie des genres musicaux, il semble nécessaire, non pas simplement de chercher leur représentativité sur le terrain, mais également d’observer comment les acteurs des scènes locales se présentent collectivement, comment ils s’approprient collectivement les catégories existantes en contexte. Cela ne veut pas dire que les industries culturelles n’ont pas un rôle idéologique dans l’affirmation des étiquettes, selon l’optique posée originellement par Adorno. Mais plutôt que celles-ci se construisent par une confrontation entre le dedans et le dehors, entre les pratiquants et les industries culturelles, l’usage qu’en font les médias ou C’est pourquoi les classifications de type monothétiques, opérées « par le haut » (méthodes hypothético-déductive) ne peuvent être bouclées que par une rubrique « inclassable » (cf par exemple les musiques du monde, le western et la science fiction, considérés comme inclassables en termes de légitimité culturelle chez Lahire, 2004) 10 9 d’autres instances, comme les politiques publiques. On peut en trouver maints exemples. Citons le cas du « grunge », un terme utilisé sur le mode de la plaisanterie par les groupes des environs de Seattle signés chez Sub Pop, la maison de disque locale de la ville de l’Etat de Washington dans la seconde partie des années 80. Affirmée comme une appellation singularisant les groupes du label par Bruce Pavitt, son directeur artistique – une manière de revendiquer une posture rurale opposée à l’intellectualisme et à l’urbanité des groupes de New York comme à la radicalité à tendance hygiéniste de certains groupes de hard core11 – l’étiquette grunge sera bientôt reprise par la presse puis par la télévision, notamment à la suite du succès de Nirvana au début des années 90, jusqu’à désigner au milieu de cette décennie une bonne partie des groupes de rock à guitare apparentés aux cultures punk ou metal. Le terme sera alors dénoncé comme une mode et connoté aux industries culturelles, donc à une sorte d’artificialité et d’inauthenticité par les acteurs des scènes locales. J’ai moi-même pu constater, en étudiant les scènes locales de l’Ouest de la France autour des années 2000 que la plupart des groupes revendiquaient des appellations ou des combinaisons de termes originales ou inédites pour qualifier leur musique, ce qui leur permettait à la fois de se positionner « avec » certains et « différemment » d’autres (Pasquier, 2005 ; Glevarec, 2009). Par exemple à Montaigu (Vendée), j’ai enquêté sur un groupe de « bois-core » et un autre de « p-core ». Chercher à trouver des caractéristiques « objectives » ex ante à la définition genres musicaux, c’est ne pas tenir compte de cette confrontation entre le terrain et les industries culturelles, de ce déplacement entre les propositions esthétiques des scènes locales et la reconnaissance médiatique et économique de certains de leurs artistes. A contrario, chercher les ponts implicites entre les groupes au sein d’une scène locale peut amener à découvrir des similitudes qui sont considérées comme les signes d’une même posture, parfois éloignées des genres musicaux. A travers un son de guitare particulier et un look à base de cheveux longs et de chemises à carreaux Mais aussi, plus singulièrement encore, par l’utilisation d’un studio d’enregistrement particulier (Reciprocital), d’un photographe attitré réalisant un type de clichés photographiques spécifique en noir et blanc (Peterson, 1995). 11 10 Dans les années 80 à Bordeaux par exemple, de nombreux groupes qui pouvant aussi bien se revendiquer du punk que du garage, chanter en français ou anglais, arborer ou nom des looks radicaux, portaient des noms débutant par « st », au départ pour signaler une déférence aux ancêtres « Stooges » et « (Rolling) Stones », ensuite pour signaler une filiation ou une solidarité underground bordelaise. Après Strychnine, ce sera ainsi le cas de Stilettos, Stagiaires, Stalag, Still Angels ou Stillers. III – Archipels et réseaux. Prendre en compte l’émergence ou la cristallisation de scènes locales, c’est aussi, au-delà d’une sociologie de la résistance ou de la réappropriation, se poser la question de la production de l’innovation. 1) Internet comme catalyseur d’un mécanisme commun aux scènes locales Suite à la proposition de la notion de longue traîne (Anderson, 2004) comme nouveau modèle économique sur Internet, de nombreux travaux ont mis en avant le rôle des réseaux affinitaires dans la circulation des références culturelles et ont montré la réalité d’une culture en archipel, ou « par grappes », pouvant amener, via des « cascades informationnelles » certaines propositions artistiques confidentielles à rencontrer le succès (Moureau et Sagot Duvauroux, 2006). Soulignant par exemple le rôle des amis comme prescripteur sur Myspace, Jean-Samuel Beuscart a constaté que la plupart des artistes affiliés aux pages d’autres artistes étaient, dans la réalité, situés sur des territoires géographiquement proches de ceux avec lesquels ils étaient connectés, ou que, le cas échéant, ils étaient souvent liés les uns aux autres (Beuscart, 2009). Par ailleurs, il a vérifié le fait que le principe de distribution paretien était respecté sur Internet comme ailleurs (Menger, 2009)12. Si, dans un premier temps, certains analystes avaient posé l’hypothèse que les nouveaux outils disponibles sur Internet constituaient une nouveauté en regard Principe qu’on peut résumer, au-delà de la célèbre règle des 80/20, par le slogan « beaucoup d’appelés, peu d’élus » 12 11 du fonctionnement vertical « centre-périphérie »/ « industrie-consommateur » (Sok, 2006), d’autres ont constaté que les phénomènes de dynamiques collectives en musiques existaient déjà auparavant dans « le monde réel », via les scènes locales (Kruse, 2010). On peut ainsi considérer que les pratiques de sociabilité, de collaboration, de réciprocité ou de communication liées à Internet ne sont qu’une nouvelle strate du phénomène « scène », notamment en termes de vitesse de circulation des informations et de création de nouveaux « territoires virtuels »13. 2) Small is beautiful. Le rôle de « l’indépendant » et de ses registres de valeur Si elles sont restées peut visibles des professionnels de la musique, et peu analysées par les chercheurs, en dehors du monde anglophone, les dynamiques collectives émanant des scènes musicales locales se sont réellement concrétisées il y a une trentaine d’années, au tournant des années 80. Le phénomène nécessitait un seuil minimal dans le nombre d’acteurs impliqués mais aussi la démocratisation de nouveaux outils technologiques permettant la reproductibilité et la diffusion des effervescences locales. Ainsi, la fin des années 70 et le début des années 80 sont des moments importants dans l’émergence des scènes locales pour au moins deux raisons, esthétiques et technologiques. Alors que les mouvements musicaux liés à la jeunesse se développaient dès les années 60 (ce sont ceux sur lesquels les chercheurs du CCCM se penchent alors en Grande Bretagne, cf Hall et al., op. cit.), la cristallisation des cultures punk et de ses multiples conjugaisons post-punk à compter de la seconde partie des années 70 va accompagner la multiplication et l’intensification des propositions musicales territorialisées. Revendiquant une démarche « DIY » (Do It Yourself), en dehors des circuits de production intégrés, ces courants A Nantes par exemple, en 2007 et 2008, le musiciens membres du collectif Valerie confiaient l’élaboration des pochettes de leurs disques et l’identité et leur identité visuelle aux graphistes allemands the Zonders, rencontrés sur Internet via leur blog. Certains analystes proposent d’ailleurs la notion de « virtual scene » (par exemple, Bennett et Peterson, op. cit.) 13 12 valorisent en effet les initiatives confidentielles – au moins dans les discours – , les considérant comme vecteurs d’authenticité, notamment parce qu’elles sont éloignées des circuits oligopolistiques des industries culturelles. Alors que ceux qui écoutent ces styles musicaux, les « vivent » et les partagent cherchent à écouter et à défendre des artistes confidentiels – ces derniers étant considérés comme vecteurs de distinction au sein du groupe de pairs – ceux qui produisent les artistes liés aux styles DIY sont à la base d’innovations organisationnelles et de schémas alternatifs de commercialisation. Les disquaires indépendants sont souvent, ainsi, des pièces maitresses, des éléments déclencheurs des scènes. En France, on peut citer « Black et Noir » à Angers, « Spliff » à Clermont Ferrand, « New Rose » à Paris, « Danceteria » à Lille, « Mélodie Massacre » à Rouen ou encore « Total Heaven » à Bordeaux. Fédérant de nombreux habitués autour de leur commerce, à l’origine de rencontres entre musiciens, ces magasins de disques tenus par des passionnés souvent âgés de moins de 30 ans lors de leurs ouverture (c’est ainsi le cas de tous les exemples cités ci-dessus), ces commerces se lancent bien souvent dans l’édition phonographique, produisant des artistes locaux (c’est aussi le cas de tous les exemples cités ci-dessus). D’autres organisent des festivals ou des concerts dans des bars, certains débits de boissons équipés de juke-boxes ou décorés selon les codes d’un genre musical jouant à défaut le rôle décrit précédemment pour les disquaires. Diverses initiatives donnent ainsi une couleur locale, une identité sonore aux villes dont elles sont issues. Ces dernières apparaissent ainsi stylistiquement marquées à cette période, comme la scène « garage » à Rouen, la scène « new wave » à Rennes ou la scène « industrielle » à Nancy. Mais ce phénomène d’effervescence collective, de réseau et d’une certaine valorisation de l’artisanat par le DIY ne suffit pas à expliquer le phénomène de cristallisation des scènes locales au tournant des années 80. Il est également rendu possible par le développement des technologies de conservation et de diffusion de la musique et, consécutivement, par leur démocratisation. Dans les années 1960 et 1970, enregistrer un répertoire coûte plusieurs mois de salaire, notamment parce que le matériel d’enregistrement est très onéreux. Il en va autrement dans les années 80, avec la commercialisation des magnétophones à 13 bande fonctionnant avec des cassettes audio standards14. En provenance du Japon puis des pays asiatiques émergents, les magnétophones « 4 pistes » servant à l’enregistrement de la musique coûtent à l’achat environ la moitié d’un SMIC dans la seconde partie des années 80 (marques Marantz, Tasca). Au début des années 90, on peut obtenir les nouveaux modèles de « 4 pistes » pour deux cinquième d’un SMIC. Ces magnétophones permettent d’enregistrer successivement divers instruments et proposent un rendu sonore proche des conditions professionnelles, les interprétations originales ainsi obtenues étant utilisées comme « master » pour la fabrication de phonogrammes. Parfois même, le son approximatif est valorisé et les simples magnétophones courants (1 piste) 15 sont utilisés pour une prise directe en « live », transitant parfois par une table de mixage pour améliorer le rendu d’ensemble et l’équilibre entre les instruments. Ce stock de productions est proposé par de nombreux labels, souvent associatifs, parfois même sous forme de cassettes. Les compilations rassemblent des palettes d’artistes qui se reconnaissent comme appartenant à une même famille stylistique ou représentant une même ville. Lorsqu’ils jouent en ville, les artistes d’autres villes vendent leur production en concert. On parle de « mailing list », ou encore de « tape mailing » lorsque des fans s’échangent par courrier ces références. Certains en font leur métier, et des réseaux de distribution qui s’appuient sur les disquaires indépendants sont montés au niveau national par des labels indépendants (Guibert, 2006). Pour la fabrication des disques, ils s’appuient sur des usines de pressage qui proposent leurs services pour de petites quantités fabriquées. A ce développement des références discographiques, il faut ajouter de nombreuses autres innovations qui sont rapidement intégrées par les scènes locales, via la démarche DIY. Parmi les plus importantes, il faut mentionner d’abord la photocopieuse qui permet de multiplier les affiches à peu de frais (format A3 ou A2), de fabriquer aussi des tracts (appelés ensuite flyers dans les années 90) et d’éditer des journaux qui parlent de musique (les fanzines). Des Format standard commercialisé en 1964 par Philips 15 Un magnétophone à cassette standard (1 piste) permettant d’enregistrer de la musique coute moins de 500 francs (75 euros) dès le début des années 80. 14 14 magasins spécialisés dans la photocopie apparaissent ainsi dans les années 80, notamment près des universités. Il faut mentionner ensuite les radios locales. Sans entrer ici dans l’histoire de la radio, on peut dire que la libéralisation de la bande FM date en France de 1981, et au cours de cette décennie, de nombreuses radios locales sont montées. Dès la fin des années 70, on peut se procurer du matériel permettant de monter sa propre radio « pirate » pour un investissement initial minimum équivalent à moins de 2 smics (Actuel, 1978), en provenance d’Italie, ce pays ayant autorisé les radios FM dès la fin des années 70. D’innombrables émissions traitant des musiques populaires apparaissent. Elles annoncent les concerts et diffusent les productions locales. Lors de cette période, les lois concernant l’utilisation et la diffusion des répertoires musicaux restent peu respectées. Les flottements entres usages et droit seront progressivement régulés, mais cette dynamique première se retrouvera via d’autres canaux de médiations. Il en ira ainsi de l’apparition de l’enregistrement numérique, de la conception graphique informatique, des potentiels de convergence des informations et de stockage de données via les CD et les clés USB ainsi que la diffusion de documents audio et vidéo via Internet et la possibilité de constituer des espaces de contenus, comme les webzines, les sites de téléchargement et les logiciels de partage peer to peer. III – Scènes vécues, scènes perçues Les travaux de recherche sur les scènes se développent à compter de la fin des années 80. On pourrait résumer en deux tendances la manière dont est utilisée la notion de scène dans ces analyses. 1) Scènes vécues La première va constituer en une ethnographie fine des rapports entre les acteurs au niveau local afin de comprendre comment les dynamiques musicales se construisent sur un territoire et comment les acteurs investissent la ville (Cohen, 1991). Une démarche qui empruntera à la fois aux travaux fondateurs de H. Becker sur les musiciens de jazz (Becker, 1985) et aux questionnements 15 sur la ville de ses prédécesseurs à l’école de Chicago (Park, 1979). La scène à la fois comme dramaturgie, lieu de l’interaction (Goffman, 1967) et comme écologie urbaine (Grafmayer et al., 1979). Dans les années 30, Park fut à l’origine de l’écologie urbaine, une tradition de recherche centrée sur la ville qui utilisait l’observation directe et l’étude de cas (Park et al., 1925). Park mais aussi ses collègues E. Burgess, ou R. Mc Kenzie posaient l’hypothèse que la ville était composée d’une mosaïque de groupes territorialisés possédant chacun des éléments culturels spécifiques, ainsi qu’une histoire et des intérêts propres. Ils considéraient que les citadins se positionnaient dans l’espace de l’agglomération en fonction de processus de filtrages, de regroupement et de ségrégation, la ville existant de ce fait comme une entité en équilibre instable. La prise en compte des paradigmes de la sociologie de Chicago (écologie urbaine, interactionnisme) dans l’étude des scènes musicales va être accompagnée d’un renouveau des travaux sur la conceptualisation de l’espace, à partir des écrits fondateurs de Henri Lefebvre (1968, 1970, 1974), dans la perspective de la redécouverte des théoriciens français par les sciences humaines américaines (Cusset, 2003). Ainsi, pour Burden (2001), Alors que l’architecture des villes est d’une certaine manière définie et organisée de manière rationnelle pour optimiser la production économique, des pratiques telles que le skateboard détournent l’utilisation de l’espace public. La ville est envisagée d’une manière spécifique, et le skate en lui-même remet en cause la symbolique des lieux. A côté des travaux sur le skate, d’autres, qui traitent du graffiti adoptent une perspective proche (McDonald, 2001). Une démarche qui rejoint également celle qui fut développée par De Certeau : « Un ordre bâti organise la ville tout comme un système construit de mots et de lignes organisent un journal. Comment l’itinérant pratique-t-il sa ville, espace déjà construit dans lequel il trace ses propres circulations […] ? A ce mot de consommateur, marqué par un préjugé social et culturel dont le sens n’est que trop clair, je substitue celui de pratiquant et je m’intéresse à l’usage que ces pratiquants font de l’espace urbain […], des systèmes produits organisés par le supermarché, ou des récits et des légendes distribués par leur journal habituel ». (De Certeau, 1979, p. 24) 16 Les scènes locales organisent leur propre perception de la ville, constitués de « hauts lieux », selon la dénomination de Debardieu (1993). Ayant travaillé sur les représentations de l’espace, cet auteur s’est intéressé à la manière dont elles participaient à la constitution de normes communes et de visions du monde partagées (Debardieu, 1997). Il a suggéré que les représentations intervenant dans l’analyse géographique combinaient trois types de facteurs. Les premiers étant qualifiés de morphologiques (identification des formes en général, des distances, des aires et des localisations en particulier), les seconds d’axiologiques (différentiation spatiale des valeurs attachées aux lieux et aux espaces), les troisièmes de logiques (les représentations mentales de l’espace sont le résultat de combinaisons amenant à des systèmes signifiants et cohérents à partir de l’utilisation des facteurs morphologiques et axiologiques précédemment exposés). Par exemple, celui qui cultive un sentiment d’appartenance à une localité est volontiers tenté de croire à la capacité de cet environnement de l’avoir façonné. Ainsi, les représentations géographiques « tissent le filtre invisible par lequel la réalité de notre environnement nous est accessible » (Debardieu, 1997, p. 35). Ces éléments permettent d’expliquer comment des connexions esthétiques s’opèrent et comment une ville peut être perçue successivement ou simultanément de manière différenciée par ses acteurs. On peut ainsi évoquer la scène jazz de Chicago, sa scène post rock, sa scène house ou encore sa scène punk (Losurdo & Tillman, 2009), les réseaux des divers courants musicaux locaux possédant des connexions translocales et des résonnances nationales plus ou moins développées (Straw, 1991). La ville est aussi traversée par des diasporas, liées notamment à l’immigration. On l’a par exemple observé avec la scène reggae nantaise et ses origines africaines (Guibert, 2008). Les musiques dites traditionnelles ou du monde vont également proposer une image de la ville conforme à leurs représentations. A Nantes, un courant bretonnant, opposé à la localisation administrative des Pays de la Loire, cherchera à pointer le moment du passé durant lequel la ville des bords de Loire était la cité des ducs de Bretagne, capitale du territoire (Guibert, 2007). Plus largement que les flux migratoires, à Montreal, les langues française et anglaise, toutes deux utilisées, sont autant de frontières invisibles qui structurent l’espace, façonnant le positionnement des labels indépendants et des initiatives musicales alternatives (Stahl, 2004). Après 17 la fin de leurs études, les anglophones émigrent souvent de Montréal. Bien que ceci permette à la ville de rayonner ailleurs, cela remet également en cause des projets autres qu’à court terme. En deçà des flux migratoires, la présence des étudiants pendant l’année universitaire possède ainsi une influence, surtout lorsque le ratio de leur effectif par rapport à la population totale est important (par exemple en France, c’est le cas à Angers ou à Poitiers). L’identité du centre ville et les rythmes de vie sont alors transformés pendant l’année, alors que l’effectif des habitants augmente. On voit donc comment les variables historiques et géographiques peuvent influencer le développement des diverses scènes locales ainsi que leurs représentations. Le climat et les variations de température ont aussi un rôle. Par exemple, au Canada, les rassemblements collectifs dans les lieux publics se réduisent lorsque l’hiver et la neige sont là (Stahl, 2004). Les variables sont donc nombreuses pour appréhender la manière dont l’espace est investi au sein des scènes locales. Pour l’expliciter, C. Landry (2000) théorise selon un principe post marxiste l’espace urbain à partir de deux types d’infrastructures, « hard » et « soft ». La hard infrastructure serait constituée « de l’environnement construit (routes, immeubles) ainsi que des institutions telles que les écoles, les centres culturels, les lieux publics ». La soft infrastructure serait constituée « des structures associatives, des réseaux sociaux, des connections, des interactions humaines. De tout ce qui encourage le flot d’idées entre individus et institutions » (Landry, 2000, p. 133). Illustration du croisement de ces deux types d’infrastructures, les établissements scolaires sont un exemple d’institutions souvent importantes dans la constitution des scènes locales. Les futurs acteurs d’une scène (labels, artistes, médias) se sont fréquemment croisés sur les bancs de l’école. On l’a par exemple mis en évidence pour la scène versaillaise avec les cas du Lycée Jules Ferry et du lycée Hoche (Guibert, 2009). Par ailleurs, H. Lefebvre avait déjà montré le rôle de l’architecture dans l’appréhension de l’espace urbain et la manière dont il influait sur les rapports sociaux (1970). On peut en tenir compte pour les scènes musicales en soulignant par exemple le rôle des sous sols, des caves, de « l’underground » au sens premier, puisque les musiques populaires impliquent souvent la diffusion d’un volume sonore important et donc les répétitions et les concerts se déroulent dans des endroits évitant la diffusion du son. Pour reprendre un cas déjà cité, on peut remarquer 18 qu’à Rouen, en 1977, aux prémices de la scène garage, le disquaire-label Mélodie Massacre ouvre son sous-sol aux Dogs, alors que le groupe cherche un lieu pour répéter, cet événement amplifiant l’effet prescripteur du lieu. L’importance des sous sols pour les musiques populaires a ainsi été mis en évidence par Marc Touché lors de son enquête dans les Yvelines (Touché, 1996). Cet analyse de l’espace vécu ne serait pas complet si l’on ne tenait pas compte des rapports de force réels et symboliques, ainsi que des luttes de pouvoir entre réseaux, un aspect également analysé par l’écologie urbaine ainsi que par la sociologie de M. de Certeau ou de H. Lefebvre, dans une perspective plus macrosociologique et critique. Ce dernier rappelle ainsi que la ville est majoritairement organisée pour optimiser la production de biens et pour gérer la force de travail, jusque dans les constructions (Lefebvre, 1970). La ville participe ainsi de la superstructure capitaliste et de la promulgation de l’idéologie dominante. Les travaux dynamiques liés à la constitution de scènes musicales ont ainsi montré le rôle de deux paramètres cruciaux, le premier concernant la gestion du bruit, le second le prix de l’habitat et des espaces de pratique, et en conséquence, le type de population investissant les divers quartiers, positions sociales et choix du lieu d’habitation n’étant pas indépendants. A propos de la gestion du bruit, une entrée décisive est celle du temps quotidien et du rapport jour/nuit (Beauparlant et al., 2005). La nuit est aujourd’hui indissociable des projets métropolitains. Si la période nocturne peut être un moment de fête, elle doit constituer en ville un espace où les risques demeurent limités et où « les gens se sentent en sécurité ». Par ailleurs, la menace de la tranquillité publique des habitants peut générer des critiques. Les enjeux sont d’autant plus complexes qu’on assiste de manière croissante à une désynchronisation des rythmes de travail. Cette dernière atténue les ruptures jour/nuit, contribuant notamment à augmenter la part du travail nocturne. La demande de services et d’ouverture des commerces sur des plages de temps plus larges se multiplie. Le secteur marchand tend à répondre à la demande d’une consommation affranchie d’horaires. Ces mutations des pratiques de travail, de loisirs ou d’achats ont pour effet d’aviver les tensions entre la ville qui dort et celle « qui travaille » ou « qui s’amuse » (Gwiazdzinski, 2005). Elles peuvent 19 susciter, dans certains lieux, des conflits. L’espace public se complexifie. La sécurité et la tranquillité font débat, ceci particulièrement dans les centres urbains. Si on reprend la comparaison établie par l’étude de Beauparlant et al. (2005), entre deux villes de plus de 100 000 habitants, Rennes et Nantes, on constate le fossé qui peut exister entre les villes dans la manière d’aborder la nuit. Ainsi, Rennes, en proie à certaines difficultés, tente l’innovation et l’expérimentation et cherche à opérer une continuité entre jour et nuit. Nantes, au contraire, choisit d’envisager la nuit comme une rupture qui nécessite des modes d’intervention et de gestion spécifiques. Le centre de la ville, représentant souvent le cœur de son identité, joue un rôle particulièrement décisif. La centralité est le point de convergence des flux urbains les plus denses, particulièrement lors de l’entredeux entre le jour et la nuit où se frottent la norme et la marginalité, le centre et la périphérie. La musique est alors un paramètre extrêmement important car les cafés concerts et les petits lieux de diffusion marquent le territoire par un volume sonore non négligeable, ceci alors qu’ils sont particulièrement effervescents la nuit tombée et qu’ils sont concentrés en centre ville. On comprend de ce fait l’impact des politiques publiques sur l’activité de la scène. Outre la différenciation des rythmes de vie, il faut souligner que la cohabitation dans l’espace public nocturne s’avère d’autant plus complexe que les classes populaires s’y font minoritaires. De nombreux auteurs ont noté à cet effet que le haut volume sonore non désiré (« le bruit ») avait tendance à être considéré comme un problème au sein des quartiers investis par les ménages aux revenus les plus élevés, espaces qualifiés aujourd’hui de « gentrifiés » 16 ou Pour des précisions sur la notion de gentrification, on peut consulter le numéro de la revue Espaces et Sociétés (vol. 132-133, 2008) consacré à la gentrification urbaine. On peut y lire notamment que « La gentrification, dans la définition canonique donnée par la sociologue Ruth Glass (1964), désigne, d’une part, un processus de déplacement et de remplacement de populations dans des secteurs urbains centraux par des catégories plus aisées, et, d’autre part, la réhabilitation physique de ces mêmes secteurs », in Rérat P. et al., « une gentrification émergente et diversifiée. La cas des villes suisses », in Espaces et Sociétés, op. cit., p. 40. 16 20 « embourgeoisés ». Or, aujourd’hui, l’augmentation de la population dans le centre des villes conduit à la hausse des prix de l’immobilier et relègue les milieux populaires en périphérie. Des études sur plusieurs villes ont montré comment certains quartiers proches des centres villes, anciennement ouvriers et contenant des friches industrielles subissaient un processus de gentrification souvent par l’intermédiaire de collectifs d’artistes impliqués dans la musique qui modifient l’image associée à ces espaces (Della Faille, 2005 pour Montréal par exemple, Ambrosino pour Grenoble, voir aussi Grandet et al., 2010 pour Nantes). La hausse des prix casse alors la mixité sociale qui était rendue possible auparavant, et l’effervescence créative se déplace également. Par exemple, la scène montréalaise de post rock, particulièrement intense au tournant du XXIème siècle est en décroissance à mesure que ses espaces de développement ralentissent. Certes, la gentrification n’est pas la seule variable amenant une diminution potentielle de la vie musicale nocturne en ville. En France, elle est concomitante d’une professionnalisation accrue dans le spectacle vivant et de contrôles en matière de droit du travail, de droit de la propriété intellectuelle (en premier lieu via la Sacem), aboutissant à une transformation importante des pratiques, particulièrement en matière de musiques actuelles (Coulangeon, 2005)17. Par ailleurs, tout comme la taille des agglomérations n’est pas toujours corrélée au dynamisme des initiatives (Guibert, 2007), l’augmentation des contraintes des acteurs ou l’arrivée d’une crise économique ne sont pas obligatoirement synonymes d’un dépérissement des scènes ou de leur moindre robustesse. Pour certains, elles constituent même les raisons qui expliqueraient leur aspect prolifique (Stahl, op. cit.). On a pu le constater dans l’Ouest de la France, à Montaigu par exemple où l’opposition à la politique culturelle locale est un des moteurs de l’activité (Guibert, 2008). Enfin, l’image d’une scène n’est pas le reflet de son activité, comme nous allons maintenant le voir. 2) Scènes perçues 17 Cet auteur parle « d’assainissement des pratiques » in Coulangeon (2005). 21 La seconde tendance des travaux qui utilise la focale « scène » pour l’étude territorialisée de la musique est sans doute la plus importante en quantité de travaux. Elle part de l’idée que la scène se cristallise via des représentations construites de l’extérieur. La manière dont une ville est perçue musicalement possède un effet performatif sur cette ville. En étudiant le fonctionnement du rock indépendant ou alternatif, Straw montre ainsi que la dynamique de cette culture est due à une circulation « inter-scène » des artistes (Straw, 1991), ce que certains qualifient de translocalité (pour une analyse théorique, Bennett et Peterson, 2004 ; Hodkinson, 2004). L’idée est importante car elle signifie que, en musique, le potentiel d’une ville se mesure à la notoriété de ce qu’on appelle sa (ses) scène(s). Un son, un genre musical, une identité, une attitude peuvent ainsi faire école, acquérir une légitimité, voire contribuer à l’histoire des genres musicaux par leurs nouveautés et leurs influences. Ainsi, les scènes marquent le caractère d’une ville dans les représentations de ceux qui la visitent ou en entendent parler. Le paradoxe d’une scène, c’est alors qu’elle existe à partir du moment où elle est reconnue à l’extérieur, au niveau régional, national ou même international. Une scène musicale n’est alors pas le reflet de la diversité, ni même obligatoirement de l’intensité, de la musique produite dans une ville. Liée à une dynamique d’acteurs hétérogènes, puis révélée par un artiste ou un groupe leader, elle devient pérenne si elle est relayée et nourrie par d’autres artistes de la ville. Pour qu’elle ne se réduise pas à un feu de paille, il faut in fine que ses réseaux internes soient solides. L’accumulation d’acteurs est nécessaire mais non suffisante. Leur effectif peut être variable, mais les acteurs impliqués doivent être interdépendants, dans une logique verticale de filière, et en concurrence émulative selon une logique horizontale, comme le montrent les économistes à propos des clusters d’activité (Suire, 2006 ; Gaschet et Lacour, 2007). Les musiques populaires ont longtemps été ignorées ou considérées comme stigmatisantes par les politiques locales. Mais, suivant la démarche première de la ville de Rennes en rapport avec les Transmusicales (Teillet, 2002), les collectivités peuvent aujourd’hui utiliser les artistes possédant une notoriété pour mettre en avant un territoire. Le soutien croissant à des événements, tels que les festivals musicaux, entre dans cette logique (Guibert, 2008). La construction d’une identité basée sur une authenticité revendiquée de la culture matérielle (Warnier, 1985) ou sur une logique de terroir (Loup et Polge, 2003) 22 peut être un outil de communication ou de tourisme. L’image des villes devient ainsi une marque. La scène peut en être un des outils. C’est ce que Bennett (2002) a mis en évidence en étudiant « le son de Canterbury ». A partir du travail d’un collectif de musiciens qui proposaient, au sein de quelques projets artistiques (Soft Machine, Colosseum), un rock influencé par le jazz au début des années 70, des acteurs, originaires de la ville, notamment des fanzines, puis des webzines, ont construit a posteriori la scène de Canterbury, éditant ou rééditant des enregistrements de l’époque, publiant des écrits sur ces artistes. Les disques de la scène sont mis en évidence dans les magasins de souvenir disponibles sur le parcours de ceux qui visitent l’agglomération et la musique est dorénavant un des éléments de l’argumentaire touristique de la ville. Ceci, même si la scène n’a jamais existé en tant que telle dans la ville, notamment par manque de lieux de diffusion. Il en va de même, en France, de la scène de Versailles, « berceau de la French Touch », célébré le 29 juin 2007 par un concert près du Bassin de Neptune (parc du château) où étaient programmés les groupes versaillais Air et Phoenix, ainsi que les DJs Etienne de Crecy et Alex Gopher (Magic, 2007). La plupart des musiciens de « la scène de Versailles » ont vécu dans cette ville à la fin des années 80. Pour autant, leurs collaborations musicales ayant donné lieu à la French Touch sont arrivées plus tard, au milieu des années 90, alors qu’ils se retrouvaient à Paris comme étudiants où débutants dans une carrière professionnelle dans le graphisme, l’industrie du disque ou la musique (Guibert, 2009). La scène de Versailles ne qualifie donc pas une activité ayant eu lieu à un moment donné dans la ville yvelinoise. Pourtant, malgré sa virtualité, elle existe symboliquement car elle est portée par des musiciens ayant fréquenté les mêmes lycées et ayant partagé les mêmes aspirations musicales. L’impact d’une proposition collective présentée sous forme de scène peut amener des effets d’images et un impact économique attractif (Gazel et Schwer, 1997), à la fois pour l’agglomération impliquée et pour les artistes qui y sont intégrés. Alors que, dans l’histoire des musiques populaires amplifiées, on assimile communément de nombreux genres musicaux à des villes anglaises ou américaines (New York, Chicago, San Francisco, Detroit ou Seattle), ce fut rarement le cas en France. Pourtant, récemment, on a pu assister avec la « nouvelle scène rock parisienne », autrement nommée des « baby rockers » à 23 une tentative de construction collective de scène par son image. A l’origine, en 2006, une impulsion médiatique émanant du mensuel de rock français ayant le plus fort tirage, Rock & Folk, générée par l’intermédiaire de son rédacteur en chef Philippe Manœuvre ainsi que par l’un des journalistes du magazine, ancien musicien lui-même, Patrick Eudeline. Un certain nombre de dispositifs affirmera en outre cette scène. On peut citer notamment des concerts organisés en partenariat avec Rock & Folk dans des lieux historiques du rock parisien comme le Gibus ou la Flèche d’Or et, bientôt, un relais via la radio Ouï FM. Grâce aux couvertures ou importants articles dans le magazine, par l’intermédiaire également de compilations reflétant la scène (Paris Calling, Passe Ton Bac D’Abord), de nombreux groupes caractérisés par leur très jeune âge (autour de 18 ans en 2007) acquièrent bientôt collectivement un début de notoriété (BB Brunes, Naast, Plasticines, Second Sex, Shades), qu’ils cherchent aujourd’hui à maintenir individuellement18. Moins spectaculairement, l’affirmation des musiques populaires dans la culture commune (Donnat, 2009) et l’intensité de la pratique musicale en amateur amènent de nombreux citoyens à se pencher sur l’histoire des musiques amplifiées autour de leurs lieux d’habitation. Ils sont bien souvent rejoints par l’aspect bienveillant des collectivités territoriales, qui soutiennent notamment des projets de patrimonialisation sous forme de compilations audio ou vidéo ou, le plus souvent d’ouvrages - anthologie du rock ou du jazz local. Dans sa préface à Rockin’Laval. Une histoire du rock à Laval 1960-2000, Marc Touché mentionne, entre autres, les ouvrages existant sur les scènes de Bordeaux, Brest ou Nantes à côté de ceux qu’il a fait en collaboration avec des acteurs locaux de Saint-Germain-en-Laye, Dunkerque, Montluçon, Annecy, Tulle, Limoges ou Blanc-Mesnil (Touché, 2009, p. 4). De telles recherches peuvent être valorisées par des expositions muséales, ou même par la constitution de collections permanentes, comme au musée des musiques populaires de Montluçon ou dans le cadre d’écomusées. 3) Scènes construites A défaut de travaux reconnus, on peut consulter à ce propos pour information http://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle_sc%C3%A8ne_rock_fran%C3%A7aise 18 24 Les travaux de cette troisième perspective peuvent avoir un effet performatif, transformant l’image et l’importance des divers courants musicaux dans la ville, ou bien, à l’inverse, modifiant l’image de la ville par rapport à des genres musicaux donnés. Ceci fonctionne de manière importante avec les festivals. Bourges est ainsi associée à son Printemps et La Rochelle aux Francofolies (Benito, 2001). Parfois pourtant, les habitants dans leur majorité, ou bien encore ceux qui dirigent la ville ne se reconnaissent pas dans l’image qui en est donnée par les événements proposés, ceci pour des raisons politiques ou axiologiques. C’est ainsi le cas à Clisson, en Loire Atlantique, qui accueille depuis 2006 le Hellfest, l’un des principaux festivals de metal européen, faisant en quelque sorte de la petite commune (15 000 habitants) un lieu de « pèlerinage » pour les fans de cette musique. Si le festival perdure, s’il est intégré à l’agenda des politiques locales , c’est principalement pour des raisons économiques, puisque l’impact de la manifestation, portée par des entrepreneurs privés, est considéré comme incontournable en termes d’apports financiers par les flux de consommation qu’il génère. Ce dernier constat définit le chantier de travaux contemporains sur la question des scènes locales puisqu’il rejoint la problématique des industries créatives et des clusters d’activité, à la fois parce que la ville a un rôle à jouer dans la construction de son image et parce que l’effet « scène » ou « cluster » génère des effets économiques positifs pour l’économie locale à long terme. Il peut en résulter un cercle vertueux, les deux paramètres (économie et image) étant liés et interdépendants. Les tenants de l’économie créative parlent alors de « ville gagnante » (Rousseau, 2009). On pourrait définir ainsi l’effet cluster à partir des potentiels avantages liés à la concentration d’entreprises sur un même territoire. Or la « créativité des villes » est liée à ses habitants, et notamment à l’existence de communauté favorisant son dynamisme (Florida, 2005). Ainsi, les conditions permettant à une ville d’être attractive, de générer une image valorisée et d’en tirer des effets positifs au niveau économique dépendent des choix politiques de cette ville. Ces résultats conduisent d’ailleurs certaines agglomérations à prendre très au sérieux cette question. C’est pourquoi la scène pourrait dorénavant dépendre de stratégies politiques et de représentations parfois éloignées des aspirations et des attentes des populations locales, la « ville créative » étant de ce point de vue parfois opposée à la « ville participative » (Saez, 2009). 25 Derrière l’aspect parfois enchanté de la notion d’industrie créative (Leriche F. et al., 2008 ; Levine à propos de Florida, 2004), certains chercheurs ont d’ailleurs adopté une perspective plus critique, soulignant une marchandisation accrue du domaine des idées, une « économie de la connaissance » se transformant même parfois en « capitalisme cognitif » (Moulier Boutang, 2007). La notion d’industrie créative intègre les résultats des cultural studies, notamment les limites d’une appréhension de la culture à partir d’une perspective verticale basée sur l’excellence. Pourtant, en argumentant sur le bénéfice d’une territorialisation des activités en termes de logiques de filière et de compétition (Collomb, 2009), il est en fait le révélateur d’une généralisation des logiques de marchandisation portées par les industries culturelles et les droits de la propriété, ainsi que d’une transformation de l’organisation managériale (Hesmondalgh, 2009). Par ailleurs, après avoir souligné que la proximité spatiale n’apportait pas obligatoirement d’effets positifs ou vertueux si des effets de réseaux n’étaient pas générés, des recherches ont montré que la notion de proximité entre entreprises ne se limitait pas à la dimension spatiale, le territoire n’épuisant pas les dimensions d’un cluster (Bouba-Olga et Grossetti, 2009). On comprend ainsi à quel point les activités culturelles paraissent porteuses d’enjeux en termes économiques et sociétaux au niveau local. L’approche de la musique par les scènes locales apparait alors d’autant plus pertinente pour comprendre les cultures musicales populaires dans leur globalité, c'est-à-dire, comme l’écrit Frith (2000), y compris leurs dimensions industrielles. Conclusion Un chercheur de mes amis ayant déménagé il y a quelques années pour Grenoble me confiait récemment qu’« on parle beaucoup de la scène électro de Grenoble et du rôle de la ville dans l’émergence du courant electroclash. Je suis sorti en ville mais je ne l’ai pas rencontré, je ne trouve pas que Grenoble soit particulièrement électro ». Une recherche de terrain utilisant les outils précédemment exposés pourrait permettre d’analyser ce phénomène. D’abord, en recensant les acteurs et les espaces investis, elle montrerait comment une scène a pu émerger au tournant des années 2000, à partir de musiciens (Miss 26 Kittin’, The Hacker), de labels (Good Life, Ozone), de disquaires (Interface), ou de bars (Le Saxo, Le Mark 13). La presse nationale spécialisée se faisait l’écho de cette émergence (par exemple, Trax, HS n°3, 2000). C’est pourquoi, dans un deuxième temps, il faudrait comprendre comment une communauté d’acteurs a permis à la scène d’être reconnue en dehors de la ville, comment les acteurs locaux, mais aussi ceux investis plus largement dans le milieu des musiques électroniques (industrie, médias, fans, musiciens) ont pu contribuer à la construction d’une image de la scène. On pourrait enfin analyser les différences entre scène perçue et scène vécue, l’appropriation de l’espace (murs, quartiers, rues, institutions, lieux publics…) et les modes de fonctionnement de la scène électro par rapport à l’écologie globale de la ville, ses rapports avec l’économie de proximité - notamment les activités graphiques, le spectacle vivant, la mode, l’art contemporain - et le rôle joué par les collectivités territoriales dans le dynamisme de la scène (politiques culturelles, gestion de la nuit, effectifs étudiants). On pourrait montrer ainsi que des faits apparemment contradictoires - ce qu’on dit d’une scène et la manière dont elle existe – expriment finalement la complexité d’un phénomène sous estimé mais pourtant incontournable pour comprendre les pratiques culturelles dans un monde réticulaire. 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Relevant des paradigmes de la sociologie économique, sa thèse de doctorat (2004) portait sur la constitution d'une industrie de la musique en France, à la fois dans une perspective socio historique et, à l'aide d'enquêtes ethnographiques, dans ses développements contemporains à partir de la notion de scène locale. On peut rassembler ses recherches autour de 3 domaines complémentaires. D'abord la notion de "scènes locales" en musique. Ensuite la question de la pluralité des logiques économiques dans le champ de la musique. Enfin les problématiques de fonctionnement et de mutation de la filière de production du spectacle vivant dans le domaine des musiques populaires. Il a publié deux livres (dont La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France (Seteun/Irma, 2006)) et de nombreux articles de recherche. 34