Document de travail du CHERPA - 2013 Appartenir pour se convertir. Comprendre la conversion religieuse aujourd'hui par une étude des « occidentaux » adhérant au bouddhisme dzogchen. Maria Alessandra Bianchi Ma recherche sur le terrain a débuté en janvier 2010 par ma participation aux activités et aux pratiques religieuses d’un groupe bouddhiste français, qui suivait l’enseignement du maître tibétain dzogchen Gangteng Tulku Rinpotché, et qui se réunissait à Marseille, au centre Kalou Rinpotché1. A ces occasions, j’ai échangé quelques mots avec Guillaume. Il avait une quarantaine d’années et il était vendeur dans un magasin. Je savais qu’il fréquentait de temps en temps le centre et ce, depuis peu. C’était « un nouveau ». Lors d’une retraite2 conduite par Khempo Karma Wangyel - frère de Gangteng Tulku Rinpotché -, qui se déroulait en mars 2010, j’avais eu la possibilité de dialoguer longtemps avec lui. Il m’avait alors confié qu’à la fin de la retraite, il allait « prendre refuge » avec d’autres participants. C’était la première fois que j’avais la possibilité d’assister à ce rituel, qui marque l’entrée dans le bouddhisme dans la plupart de ses écoles et qui s’exécute par des gestes très simples, dont voici une description : « Khempo coupe d’abord une mèche de cheveux, symbolisant le don de soi, à chacun de cinq postulants, agenouillés devant lui (dont Guillaume). Il verse ensuite de l’eau sur leur tête, dans un but purificatoire. Les aspirants bouddhistes, de leur côté, récitent une formule par laquelle ils acceptent la valeur de trois joyaux: le Bouddha, le guide éveillé, le dharma, son enseignement, et la sangha, la communauté des pratiquants. En fin de cérémonie, le lama donne un nom tibétain aux participants. Le climat général est détendu et joyau. Les anciens disciples du maître se félicitent avec les nouveaux adeptes3 ». C’est ainsi que la conversion de Guillaume a eu lieu. Depuis, il s’investi dans le bouddhisme dzogchen et fréquente régulièrement le centre de Marseille. Document de travail 2013 CHERPA Appréhender le phénomène de la conversion de certains acteurs sociaux « occidentaux » au bouddhisme dzogchen, comme dans le cas de Guillaume, tel a été l’objet de ma recherche. On peut alors définir le dzogchen comme un ensemble d’enseignements et de pratiques dispensés par certains maîtres, et transmis par la relation entre ces derniers et leurs disciples, dans le cadre du bouddhisme tibétain. Ainsi, afin de répondre à mon questionnement, j’ai choisi de me focaliser sur deux réseaux associatifs, que sont la Communauté Dzogchen Internationale et Rigpa4. Ils ont été fondés vers la fin des années Durant mon étude les éléments observés, en matière de structure organisationnelle et de parcours religieux, m’ont conduit à privilégier les réseaux associatifs de la Communauté Dzogchen Internationale et de Rigpa. J’ai donc focalisé mon analyse sur ces deux réseaux plutôt que sur le réseau Yeshe Korlo, fondé par Gangteng Tulku Rinpotché. 2 Je définis la retraite comme une période de temps de durée variable, pendant laquelle les participants se consacrent à l'écoute des enseignements du maître et aux activités de pratique religieuse. 3 Extrait du carnet de bord. 4 Les réseaux associatifs sont constitués de deux éléments. L’un est formé par des « groupes religieux », composés par de pratiquants qui se réunissent avec une certaine régularité dans des zones à forte concentration démographique ; l’autre 1 1 1970 par deux maîtres tibétains, respectivement Chögyal Namkhai Norbu et Sogyal Rinpotché. Bien qu’il s’agisse de réseaux transnationaux, présents dans différents continents, le premier a son siège de référence pour l’Europe Occidentale en Italie, et le second en France. Ces deux pays sont donc ceux vers lesquels j’ai dirigé ma recherche. Ces deux réseaux sont en outre un exemple de la présence dans nos sociétés d’organisations religieuses, dont l’enseignement s’inspire de l’Orient et auxquels adhérent des « occidentaux ». Nous sommes ainsi devant un phénomène social qui a attiré, parmi d’autres, le regard des chercheurs vers la fin des années 1970, les amenant à s’exprimer en termes non plus de « mort de Dieu » ou de « fin de la religion » comme avant, mais plutôt de « renaissance du sacré » ou de « recomposition du champ religieux » dans les sociétés postindustrielles5. Par le choix d’un objet précis - celui de la conversion - et à partir d’une analyse du micro-contexte réalisée en mobilisant les techniques de l’observation participante et des histoires de vie, mon souhait est d’apporter une contribution à la compréhension des dynamiques sociales du panorama religieux qui se dessinent de nos jours. Tout d’abord, que signifie se convertir ? L’étymologique du mot conversion provient du latin convertere. Parmi ses différentes significations, nous avons celle qui implique en général l’idée d’un changement. Il y aurait donc quelque chose qui change dans la vie du converti. Ensuite, le changement se produisant dans la vie de l’acteur est un processus qui s’étale sur le temps. En troisième lieu, bien que la conversion au dzogchen soit revendiquée entièrement comme la conséquence d’un choix libre et personnelle, ils jouent un rôle important les échanges relationnels et intersubjectifs6. La conversion est, en effet, le résultat de rencontres qui se déroulent sur deux niveaux principaux: d’une part la rencontre entre des individus et une institution, l’institution tibétaine7 ; d’autre part, la rencontre entre des acteurs, adhérents et potentiels adhérents au dzogchen. Lors de l’interaction réciproque entre l’institution et les sujets sociaux, j’aborderai dans un premier temps le processus d’adaptation du discours du clergé tibétain aux exigences du public d’« occidentaux », en s’accordant aux valeurs et aux idéologies des sociétés postindustrielles. Je traiterai ensuite de l’adéquation des acteurs aux perspectives de l’institution, qui se réalise sur deux plans : un plan intersubjectif horizontal résultant des relations entre les membres du groupe, et un plan vertical résultant de la relation qui se créée soit entre le disciple et son maître, soit entre les adhérents aux réseaux et ceux qui, ayant suivi une formation spécifique, sont habilités par le maître à transmettre certains aspects de son enseignement. J’essaierai ainsi de répondre à ma problématique de recherche : comment se fait la conversion au bouddhisme dzogchen ?8 Document de travail 2013 CHERPA élément comprend des « centres de retraite », situés dans des lieux isolés en contact avec la nature, et qui ont donné naissance à des communautés stables d’individus. Les groupes religieux et les centres de retraite sont connectés les uns les autres. 5 R. Liogier, Recomposition du champ religieux, recomposition de l’analyse du champ religieux. Du désenchantement national ou réenchantement transnational du monde, in Revue internationale de politique comparée, vol. 16, n°1, 2009, p. 1-11. 6 La construction même de l’objet d’enquête – la conversion – est le produit d’échanges intersubjectifs, ayant lieu entre le chercheur et les acteurs. Les enquêteur et les enquêtés « co-construisent » ensemble la donnée ethnographique. Par exemple, lorsque le chercheur demande aux convertis de raconter leur parcours de vie, cela se révèle une occasion pour les pratiquants dzogchen de verbaliser et de donner une interprétation aux expériences vécues. 7 L. R. Rambo, Understanding Religious Conversion, Yale University, 1993, p.66. 8 Je n’aurai pas la possibilité dans cette communication, de traiter de la question du changement des relations intersubjectives du sujet converti, dans son rapport avec les individus extérieurs aux réseaux. 2 Le bouddhisme tibétain, tel qu’il s’est implanté dans nos sociétés, est un véritable produit de la contemporanéité. Comme l’affirme Thierry Mathé, « ce ne sont pas tant les idéologies contemporaines qui subissent l’influence de la philosophie et de la rhétorique du bouddhisme, que ce dernier qui, au contact de nos sociétés, doit son succès à sa capacité de mimétisme »9. Ainsi, l’institution tibétaine a mis en place une sorte d’ « action missionnaire »10, véhiculée par certains discours, qui passe par le refus de certains aspects, perçu d’une manière négative ou méfiante au sein d’un potentiel public occidental. Cependant cette action n’est pas publicisée, puisqu’elle réfute toute sorte de prosélytisme, et l’accent est mis sur la liberté qu’aurait le potentiel pratiquant dzogchen de rester dans le groupe ou de partir, selon son ressenti. L’existence même de toute forme de langage est en réalité remise en question. En effet, l’état naturel, condition que le bouddhiste dzogchen recherche, qui correspond à la véritable nature de l’être humain, serait au-delà de toute sorte de mots. Les lamas tibétains refusent de qualifier le bouddhisme, et notamment le dzogchen, comme une religion11. Il s’agirait plutôt d’une sagesse, d’une spiritualité ou bien d’une philosophie de vie. Cette revendication est menée afin de se distinguer des autres religions. En effet, le mot « religion » est souvent associé à l’histoire religieuse du christianisme, saisie négativement12. L’Église, au fil de son histoire, s’est rendue coupable d’actions telles que les Croisades ou l’Inquisition, actions violentes, jugées par les acteurs en contradiction aux principes d’amour et de fraternité prêchés par Jésus Christ. Or, s’il n’existe aucune religion dzogchen, alors il n’existe aucune religion à la quelle se convertir. De plus, l’emploi du mot « conversion » est appréhendé comme une contrainte institutionnelle et, il serait insuffisant à rendre compte de l’expérience religieuse vécue, en essayant de la traduire que partiellement par des mots. Le Dalaï-lama en est arrivé à s’exprimer contre la conversion des occidentaux au bouddhisme, en leur recommandant de garder leur foi chrétienne, dans laquelle ils ont grandis13. De même, la dimension institutionnelle du bouddhisme dzogchen est voilée. En effet, les acteurs vont écouter les lamas tibétains car ils sont en rupture avec l’institution religieuse ou bien, ils gardent une attitude défiante vis-à-vis d’elle14. En revanche, sur la base de mes observations et en reprenant la perspective élaborée par M. Weber, les réseaux associatifs dzogchen sont dans une phase d’institutionnalisation. En effet, la Communauté Dzogchen Internationale et Rigpa traversent une phase de transition de la force innovatrice et créatrice du maître charismatique à la « routinisation » du charisme, qui donne naissance à des organisations sociales, à des formes articulés de la vie en société, bref, à des institutions15. Dans les années 1970 et 1980, les disciples de Sogyal Rinpotché et de Namkhai Norbu étaient peu nombreux et vivaient autour du maître. Aujourd’hui, ces deux organisations ont pris une grande ampleur. En plus d’un système organisationnel réticulaire très méticuleux, Namkhai Norbu et Document de travail 2013 CHERPA 9 Thierry Mathe, Le bouddhisme des Francais. Le bouddhisme tibetain et la Soka Gakkai en France. Contribution à une sociologie de la conversion, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 289. 10 L’expression utilisée s’inspire à L. Obadia, Bouddhisme et Occident. La diffusion du bouddhisme tibétain en France, L’Harmattan, Paris, 1999. 11 D’un point de vue sociologique, si nous définissions la religion comme un système qui offre une voie de salut, donne naissance à des pratiques communautaires et possède une visibilité sociale (selon la définition de B. Étienne, R. Liogier, Être bouddhiste en France aujourd’hui, Hachette Littératures, Paris, 2004, p. 45-46), l’enseignement dzgochen qui correspond bien à ces trois caractéristiques, est donc une religion. 12 R. Liogier, Le Bouddhisme mondialisé. Une perspective sociologique sur la globalisation du religieux, Ellipses Lonrai, 2004, p. 8. 13 Dalaï-lama, Incontro con Gesù. Una lettura buddhista del Vangelo, Mondadori, Milano, 1998. 14 L. Obadia, op. cit. 15 M. Weber, Économie et société. Les catégories de la sociologie, Tome 1, Plon, Paris, 1995, p. 326. 3 Sogyal Rinpotché sont par exemple en train de former des individus, nommés « enseignants » ou « instructeurs », qui sont autorisés par le maître à dispenser certaines pratiques ou certains enseignements, en déléguant une partie de leur savoir16. Ainsi, l’interaction réciproque entre l’institution et les acteurs s’effectue selon un processus d’adaptation du discours des maîtres tibétains aux exigences du public d’occidentaux, en adéquation avec leurs valeurs et leurs idéologies. Cette interaction tient également compte d’une adéquation des sujets aux perspectives de l’institution, selon deux plans intersubjectifs, qui se manifeste par la mobilisation de trois éléments : l’apprentissage d’un nouveau langage, le recours à l’élément émotionnel et le recours à l’élément rituel17. Dans cette optique, l’acquisition d’un nouveau langage est particulièrement prépondérante dans le processus de conversion. Sur l’importance de cet élément linguistique R. Liogier dit : « l’homme est homme parce qu’il raconte son humanité […] L’homme a besoin irrépressiblement de raconter sa vie, collectivement et personnellement »18. Tout au long de son existence, le récit de soi que l’individu construit est le résultat d’un acte interprétatif qu’il met en place continuellement19. Le converti au dzogchen, par son inscription dans la vie de l’organisation, apprend alors une nouvelle manière de verbaliser ses propres expériences et d’interpréter les faits de la vie qui l’ont concerné et qui le concerne. En effet, dans l’ensemble des entretiens que j’ai pu recueillir, les événements et les motivations fournies à la base de la conversion au dzogchen pouvaient varier considérablement. Cependant, la manière avec laquelle les acteurs racontaient leur parcours de conversion, se ressemblait considérablement. Le sujet puise dans la structuration de son récit, ce que j’appelle les « nouveaux modèles narratifs ». Ils ont comme caractéristiques d’être récurrents, d’être créés collectivement, et appris par l’individu à travers des interactions intersubjectives sur le plan horizontal et vertical. Concernant le premier plan, le fait de demander, par exemple, de raconter ses propres expériences, est une activité à laquelle on a recours dans les groupes dzogchen. Pendant les cours d’introduction à la méditation auxquels j’ai participé à Lerab Ling20, les instructeurs nous demandaient à un moment donné, en petits comités de trois personnes, de discuter sur ce qu’on a compris et ce que l’on peut tirer de l’enseignement reçu21, permettant ainsi une « validation mutuelle22 » de la parole. En revanche, sur le second plan, je citerai à titre d’exemple le recours par les maîtres, lors des enseignements, aux « histoires exemplaires » et aux « biographies paradigmatiques » tirées de Document de travail 2013 CHERPA Dans le cas spécifique de la Communauté Dzogchen Internationale nous assistons, selon l’analyse de Max Weber sur la routinisation du charisme, au passage du charisme fondateur au charisme héréditaire. Yeshi Silvano Namkhai, fils de Namkhai Norbu, s’est consacré depuis quelques années aux activités de l’organisation fondée par son père, en travaillant pour améliorer son fonctionnement et en dirigeant des retraites. 17 J’évoquerai ces trois éléments séparément, tout en étant consciente qu’il s’agit d’une construction intellectuelle bâtie pour appréhender la réalité sociale. Dans le cadre empirique en effet, ces trois aspects sont entremêlés les uns aux les autres. 18 R. Liogier, Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ?, Armand Colin, Paris, 2012, p. 226. 19 J. Bruner, Life as narrative, in Social Research, n°3, 2004, p. 693. 20 Lerab Ling est le centre international de retraite fondé par Sogyal Rinpotché situé près de Montpellier. J’y ai effectué une partie de mon terrain. 21 Extrait du carnet de bord. 22 L’expression est empruntée à D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Flammarion, Manchecourt, 1999, p. 181. 16 4 l’univers culturel tibétain ou « occidental ». Il n’est pas véritable important, selon moi, de comprendre s’il existe un fond de vérité historique par rapport à ce qui est exposé. Ce qui est important, c’est la fonction de repère narratif que ces récits peuvent jouer dans la vie du pratiquant dzogchen. Ces narrations ont en effet, pour objectif d’aider l’individu à trouver un sens aux situations qu’il a vécu, qu’il vit ou qu’il vivra. Ensuite, tout en étant consciente que selon le sens commun les émotions relèvent plutôt du domaine privé et subjectif - elles seraient donc difficilement saisissables avec les outils de la sociologie -, j’ai décidé cependant de les prendre en compte dans ma thèse, car j’estime qu’elles jouent un rôle important dans le processus de conversion. En effet, les recherches les plus récentes en sociologie cognitive ont démontré que l’émotion est un élément significatif, qui guide l’individu dans son processus décisionnel, y compris dans sa décision de se convertir au dzogchen23. Analyser l’émotion lors de l’interaction sociale, revient à étudier son rôle dans le processus de socialisation24. Il existerait ainsi un certain « apprentissage émotionnel », qui amènerait l’acteur à exprimer les sentiments les plus ajustés à sa pratique, à éviter de manifester les émotions qui iraient à l’encontre des conventions sociales établies par le groupe25 afin de ne pas faire mauvaise figure et prendre « la face », en reprenant une expression d’E. Goffman26. Cet apprentissage émotionnel, au sein des réseaux dzogchen, se caractérise d’une part, sur le plan intersubjectif horizontal, par le fait que « le lien de socialisation entre les membres du groupe est fortement valorisé, mis en exergue par une démonstrativité affective qui se relève dans les attitudes corporelles et dans le souci de rechercher la convergence émotionnelle des participants »27. Cela apporte chez l’acteur une « gratification émotionnelle » et un soutien psychologique de la part du groupe dans les moments de difficultés. À ce propos, Fabienne décrit ainsi son sentiment : Document de travail 2013 CHERPA « (…) Et puis, il y a un moment…et puis, il y avait le groupe aussi, ça m’a aidé, parce que j’avais un côté un peu sauvage et un peu…(…) comme des murs…donc, comme se protéger, donc…finalement le fait de progresser avec le groupe, finalement on se connaissait bien et petit à petit ça m’a aidé…à vivre, voilà, les uns avec les autres, à vivre avec les autres, à communiquer plus facilement, à partager plus facilement les difficultés des uns des autres. Il y a des gens qui traversent pas mal de maladies, d’histoires comme ça, quoi ». D’autre part sur le plan vertical, l’émotion est le moyen par lequel l’institution entre en contact avec l’acteur28. Cela est d’autant plus pertinent dans de le cadre de la doctrine bouddhiste, laquelle accorde une place importante à l’émotion. En effet, Bouddha lors de son tout premier sermon, part du constat de l’existence de la souffrance humaine et propose un chemin pour mettre fin à cette condition. 23 O. Riis, L. Woodhead, A Sociology of Religious Emotion, Oxford University Press, Oxford, 2010, p. 16. F. Champion, D. Hervieu-Léger (sous la direction de), De l’émotion en religion. Renouveaux et traditions, Éditions du Centurion, Paris, 1990, p. 12. 25 C. Traïni (sous la direction de), Émotions…Mobilisations ! , SciencesPo Les Presses, St-Just-la-Pendue, 2009, pp. 2425. 26 E. Goffaman, Il rituale dell’interazione, Il Mulino, Trento, 2010, p. 16. 27 L. Hourmant, « Transformer le poison en élixir ». L’alchimie du désir dans un culte néo-bouddhique, la Soka Gakai Française, in F. Champion, D. Hervieu-Léger (sous la direction de), op. cit., p. 115. 28 L. Le Pape, Qu’est-ce que la religion pour les français ? Ce que nous enseigne la conversion, Thèse, 2007, p. 230. 24 5 Par exemple, faire référence dans son enseignement à des émotions positives, avec lesquelles le pratiquant dzogchen doit rentrer en contact et développer, est un des aspects centraux de l’enseignement de Sogyal Rinpotché. Lors d’une retraite à Paris en octobre 2011, le maître de Rigpa évoquait d’une manière continue des émotions telles que le bonheur, l’amour et la paix, dans le but de créer un « climat » émotionnel détendu et paisible, auquel je me suis moi-même sentie affectée. Enfin, puisqu’il est considéré, au sein du bouddhisme tibétain, comme l’enseignement le plus rapide et le plus puissant permettant de parvenir à l’éveil29, le dzogchen se situerait au-delà de toute forme de rite. Néanmoins la Communauté Dzogchen Internationale et Rigpa proposent un large éventail de rituels différents. En effet, si cela peut aider le pratiquant dans son parcours, il est possible de se servir de rites accomplis dans des voies bouddhistes jugées « inférieures » d’un point de vue dzogchen. Ainsi, le rite est un moyen favorisant la conversion par l’union de l’élément empirique et idéologique. A l’élément empirique sont connectés des états d’âme donnés. Le rite permet alors d’expliciter certains sentiments, mais également de les susciter. Il peut participer à la création d’un certain « climat émotionnel »30. Il permet surtout d’avoir accès à l’expérience religieuse, dont les bouddhistes dzogchen déclarent avoir pu trouver seulement dans cette voie. En outre, les processus rituels donnent la possibilité d’expliquer et de transmettre les principes idéologiques et fondateurs d’un groupe donné. La signification de l’expérience religieuse vécue, est ainsi élaborée collectivement lors des échanges intersubjectifs horizontaux entre les membres du groupe et elle est cadrée et validée verticalement par l’institution comme dans le cas du récit de conversion. Le rite aide alors, sur le plan intersubjectif horizontal, au développement d’un sens d’appartenance chez les pratiquants dzogchen31. « Se sentir appartenir » à quelque chose est, selon une des mes hypothèse de travail, un des besoins déterminants pour la conversion du sujet. Plusieurs types de mantras sont par exemple récités par les disciples de Namkhai Norbu et de Sogyal Rinpotché. Le mantra tient à la répétition d’une ou plusieurs phrases selon un rythme précis et sa puissance ne réside non pas dans la signification des mots, mais dans le son « sacré » dont ces mots sont porteurs. Le fait de chanter ensemble aide à créer ainsi un espace symbolique important de partage et de communion. En revanche, s’agissant du plan intersubjectif vertical, je me suis posée la question, pendant mon parcours de thèse, s’il existe un rite après lequel on peut être considéré comme convertis au dzogchen. Plus qu’un seul rite, il existe en réalité plusieurs rites, tout au long du parcours du pratiquant, qui permettent de renforcer la conversion religieuse ou bien un seul rite « réactualisé » plusieurs fois. La « transmission » est, pour donner un exemple, un moment particulièrement important au sein de la Communauté Dzogchen Internationale. Le maître essaie alors d’introduire ses disciples à la connaissance de leur vraie nature, au moyen de différents outils, comme la récitation d’un mantra ou l’utilisation d’un symbole32. Namkhai Norbu dispense cette transmission plusieurs fois pendant Document de travail 2013 CHERPA L’éveil peut être défini comme une prise de conscience de la vraie nature de l’être humain, qui amènerait l’individu à interrompre le cycle de mort et de renaissance, source de souffrance (le samsara). L’éveil constitue donc le but ultime de toute forme de bouddhisme. 30 A. Destro, Antropologia e religioni. Sistemi e strategie, Morcelliana, 2005, Brescia, p. 79. 31 L’appartenance constitue « l’ensemble des attitudes qui caractérise l’adhésion au groupe ou à une institution, ainsi que l’ensemble des moyens d’affiliation, d’implication et de participation formelle à la vie d’une structure de type religieux ». S. Acquaviva, E. Pace, in Sociologia delle religioni. Problemi e prospettive, Carrocci, Roma, 2004, p. 107. 32 N. Norbu, Il cristallo e la via della luce. Sutra, tantra e dzogchen, Ubaldini, Roma, 1987. 29 6 l’année, à des dates précises, selon le calendrier tibétain et tous ceux qui suivent son enseignement son invité à y assister. À la lumière de notre enquête, il en ressort le rôle prépondérant et l’interconnexion que jouent le langage, l’émotion et le rite. Leur mobilisation, sur les plans intersubjectifs horizontal et vertical, permettent d’appréhender le processus de conversion du sujet au bouddhisme dzogchen. Document de travail En définitive, contrairement à ce qu’avait écrit Max Weber les sociétés occidentales ne se sont pas « désenchantées », en s’orientant vers une sécularisation et une rationalité plus marquées. Le progrès scientifique ne s’arroge pas la place qu’on voulait lui conférer, car il présente des limites au bonheur des individus. Dieu n’est donc pas mort, le besoin de religion des hommes non plus. Il prend seulement des formes diverses et s’exprime dans des contextes différents, comme l’atteste la présence dans nos sociétés d’une multiplication d’offres religieuses, dont les réseaux associatifs dzogchen constitue un exemple. 2013 CHERPA 7