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Document de travail
2013
CHERPA
Le bouddhisme tibétain, tel qu’il s’est implanté dans nos sociétés, est un véritable produit de la
contemporanéité. Comme l’affirme Thierry Mathé, « ce ne sont pas tant les idéologies
contemporaines qui subissent l’influence de la philosophie et de la rhétorique du bouddhisme, que ce
dernier qui, au contact de nos sociétés, doit son succès à sa capacité de mimétisme »
.
Ainsi, l’institution tibétaine a mis en place une sorte d’ « action missionnaire »
, véhiculée par
certains discours, qui passe par le refus de certains aspects, perçu d’une manière négative ou méfiante
au sein d’un potentiel public occidental. Cependant cette action n’est pas publicisée, puisqu’elle réfute
toute sorte de prosélytisme, et l’accent est mis sur la liberté qu’aurait le potentiel pratiquant dzogchen
de rester dans le groupe ou de partir, selon son ressenti. L’existence même de toute forme de langage
est en réalité remise en question. En effet, l’état naturel, condition que le bouddhiste dzogchen
recherche, qui correspond à la véritable nature de l’être humain, serait au-delà de toute sorte de mots.
Les lamas tibétains refusent de qualifier le bouddhisme, et notamment le dzogchen, comme une
religion
. Il s’agirait plutôt d’une sagesse, d’une spiritualité ou bien d’une philosophie de vie. Cette
revendication est menée afin de se distinguer des autres religions. En effet, le mot « religion » est
souvent associé à l’histoire religieuse du christianisme, saisie négativement
. L’Église, au fil de son
histoire, s’est rendue coupable d’actions telles que les Croisades ou l’Inquisition, actions violentes,
jugées par les acteurs en contradiction aux principes d’amour et de fraternité prêchés par Jésus Christ.
Or, s’il n’existe aucune religion dzogchen, alors il n’existe aucune religion à la quelle se convertir.
De plus, l’emploi du mot « conversion » est appréhendé comme une contrainte institutionnelle et, il
serait insuffisant à rendre compte de l’expérience religieuse vécue, en essayant de la traduire que
partiellement par des mots. Le Dalaï-lama en est arrivé à s’exprimer contre la conversion des
occidentaux au bouddhisme, en leur recommandant de garder leur foi chrétienne, dans laquelle ils ont
grandis
.
De même, la dimension institutionnelle du bouddhisme dzogchen est voilée. En effet, les acteurs
vont écouter les lamas tibétains car ils sont en rupture avec l’institution religieuse ou bien, ils gardent
une attitude défiante vis-à-vis d’elle
.
En revanche, sur la base de mes observations et en reprenant la perspective élaborée par M. Weber,
les réseaux associatifs dzogchen sont dans une phase d’institutionnalisation. En effet, la
Communauté Dzogchen Internationale et Rigpa traversent une phase de transition de la force
innovatrice et créatrice du maître charismatique à la « routinisation » du charisme, qui donne
naissance à des organisations sociales, à des formes articulés de la vie en société, bref, à des
institutions
. Dans les années 1970 et 1980, les disciples de Sogyal Rinpotché et de Namkhai Norbu
étaient peu nombreux et vivaient autour du maître. Aujourd’hui, ces deux organisations ont pris une
grande ampleur. En plus d’un système organisationnel réticulaire très méticuleux, Namkhai Norbu et
Thierry Mathe, Le bouddhisme des Francais. Le bouddhisme tibetain et la Soka Gakkai en France. Contribution à
une sociologie de la conversion, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 289.
L’expression utilisée s’inspire à L. Obadia, Bouddhisme et Occident. La diffusion du bouddhisme tibétain en France,
L’Harmattan, Paris, 1999.
D’un point de vue sociologique, si nous définissions la religion comme un système qui offre une voie de salut, donne
naissance à des pratiques communautaires et possède une visibilité sociale (selon la définition de B. Étienne, R. Liogier,
Être bouddhiste en France aujourd’hui, Hachette Littératures, Paris, 2004, p. 45-46), l’enseignement dzgochen qui
correspond bien à ces trois caractéristiques, est donc une religion.
R. Liogier, Le Bouddhisme mondialisé. Une perspective sociologique sur la globalisation du religieux, Ellipses Lonrai,
2004, p. 8.
Dalaï-lama, Incontro con Gesù. Una lettura buddhista del Vangelo, Mondadori, Milano, 1998.
L. Obadia, op. cit.
M. Weber, Économie et société. Les catégories de la sociologie, Tome 1, Plon, Paris, 1995, p. 326.