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La science économique sous le regard de Husserl
(Version provisoire de février 2008, ne pas citer, merci)
Thierry POUCH1
La science économique a cette particularité que les crises qu’elle traverse ne sont que fort
peu souvent des crises paradigmatiques, où un modèle dominant est réfuté et laisse place à un
concurrent plus efficace dans sa capacité à expliquer le monde de l’économie. Au contraire,
les crises que connaît la discipline se distinguent par une série de critiques portant sur sa
structure interne, en l’occurrence sa tendance à se mathématiser à outrance au risque de
perdre contact avec la réalité de l’économie. Son désir de faire science l’a poussée à estimer
qu’elle disposait des instruments raccourcissant la distance qui la séparait jusque là de
disciplines comme la physique. Le discrédit est d’autant plus profond que ses répercussions
se font sentir jusque dans la sphère de l’enseignement supérieur où l’économie est enseignée.
La récurrence de ces controverses interpelle l’économiste. Et ce dernier peut se demander si
une incursion dans la philosophie de Husserl n’est pas à même de résoudre l’énigme de cette
mathématisation de l’économie.
Mots-Clés : science économique – philosophie – histoire de la pensée économique –
mathématiques – Husserl
The economic science has this particularity that moments of crises it can experiment are
rarely paradigmatic, that is, periods when a dominating model is questioned and leaves the
ground to a competing one that reveals more efficient in its capacity to explain the economic
world. On the contrary, the crisis undergone by the discipline differ in the sense that the
criticisms addressed to the theory concern its internal structure namely its tendency to
overmathematise the real world at the risk of loosing ground with the economic reality. Its
desire to become a science as such led it to think that it had at its disposal the scientific tools
capable of shortening the distance that separated it from a discipline such as physics. The
disrepute is so deep that its consequences can be felt as far as within the universities where
Economics is taught. These sharp and recurring controversies call out the attention of the
academic economist who can only wonder whether reading Husserl’s philosophy would not
help solve the enigma of the mathematization of Economics.
Key-Words : economics – philosophy – history of economic thought – mathematics –
Husserl
Classification JEL : A11, A12, B16, B41, N01
1 Chercheur associé à l’Université de Reims-Champagne-Ardenne, Laboratoire Organisations Marchandes et Institutions
(OMI-ESSAI EA 2065), et économiste à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, Sous-direction Économie et
Politiques Agricoles. Courriel : thierry.pou[email protected]
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ans une contribution à un ouvrage qui fit date par la problématique adoptée et par
les questions fondamentales qu’il souleva pour la science économique, E.
Malinvaud informa la profession des économistes que la discipline s’était de
manière irréversible rapprochée des sciences dures2. Le diagnostic qu’il livra à cette occasion
était le suivant : le processus de rapprochement vers les sciences dures s’était engagé selon lui
à partir de la seconde moitié du vingtième siècle, et l’on ne voyait pas comment il pourrait
s’écarter de cette trajectoire. En dépit des quelques réserves qu’E. Malinvaud émettait quant à
la fiabilité de la science économique comparée à celle qui se dégage des sciences dures, il
était donc question d’un point d’aboutissement pour une discipline qui cherchait à l’atteindre
depuis sa formation vers la fin du dix-huitième siècle. Que des écarts subsistent entre les deux
champs, celui des sciences de la nature et celui de la science économique, notamment en
termes de méthodologie et de fiabilité des résultats, n’empêchait désormais plus les
économistes de savourer un tel sentiment de satisfaction, après des dizaines d’années d’efforts
et de luttes pour faire triompher cette perspective. Le désir de voir la science économique
affublée de tous les attributs de la scientificité était enfin comblé. Ce faisant, experts des
méthodes quantitatives en économie et économistes étaient parvenus selon Malinvaud à
accéder à cette promesse galiléenne d’installer leur discipline dans le monde de l’objectivisme
et des régularités calculables grâce à la précision et à la robustesse de l’outillage
mathématique.
La posture adoptée par l’ancien professeur au Collège de France ne laisse place au
moindre doute. Elle vient en quelque sorte clore un débat vieux de près de deux siècles,
malgré les résistances et les tentatives de faire de l’économie autre chose que ce qu’elle est
devenue, à savoir une discipline apte à se rapprocher du réel et à le décrire. Le long
cheminement vers la scientificité emprunté par les économistes se réclamant du projet
galiléen, accompli avec toute la ténacité que l’on connaît, s’est souvent heurté à des critiques
parfois vigoureuses ouvrant la voie à ce que H. Brochier avait nommé la « balkanisation » de
la science économique (Brochier [1988]). La tension dans laquelle a évolué la discipline, et
qui la caractérise encore aujourd’hui, s’est manifestée il y a quelques années par la fronde
organisée par les élèves de l’École Normale Supérieure et les étudiants des Universités
françaises dans lesquelles l’économie est enseignée, à l’encontre d’une science qui n’énonce
et n’impose qu’une vision du monde, qui l’arraisonne au calcul, aux grandeurs, sans autre
2 Il s’agit de l’ouvrage publié par A. d’Autume et J. Cartelier (éds.) [1995], L’économie devient-elle une science dure ? ,
éditions Economica, ouvrage dans lequel E. Malinvaud signa l’article « L’économie s’est rapprochée des sciences dures,
mouvement irréversible mais achevé », p. 9-17.
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alternative, inscrivant ainsi leur démarche en faveur d’un pluralisme méthodologique leur
faisant cruellement défaut pour appréhender la société dans laquelle chacun de nous vit.
Quel que soit le regard que l’on porte sur ces questionnements, le crédit qu’on leur
accorde, ils sont illustratifs du doute qui s’est emparé des apprentis économistes comme de
bon nombre de spécialistes, même si chez ces derniers ce doute est souvent ressenti in petto,
vis-à-vis d’une discipline qui, à force de postuler qu’il existe des lois naturelles en économie,
éprouve de sérieuses difficultés à rendre compte de manière réaliste des grands problèmes de
notre temps économique, et à agir sur eux. L’écart se creuse entre la multitude des recherches
suivies de publications, l’impressionnante énergie intellectuelle mobilisée pour rendre visibles
les résultats de ces recherches, et une vie économique dont l’organisation et l’intelligibilité
semblent encore totalement échapper à la profession. La scientificité de l’économie, tant
recherchée, suscitant sans doute beaucoup de fierté et conduisant à la détention d’un pouvoir
au sein même de l’institution universitaire, tombe aujourd’hui, et nécessairement, sous le
regard du philosophe E. Husserl (1859-1938).
Pourquoi Husserl ? Qu’est-ce qui pourrait justifier que la philosophie husserlienne, si peu
voire pas du tout investie par les économistes, s’introduise dans des controverses réservées à
des chercheurs qui ont tant œuvré pour justement expulser comme un corps étranger tout
discours philosophique ? Le sort qui fut réservé à K. Marx, ou même, après lui, aux
sociologues et à leur prétention de construire une alternative à la naturalisation des
phénomènes économiques, aurait dû pourtant nous inciter à considérer que les livres de
philosophie sont, en économie, des livres à brûler. Querelle d’un autre âge dira-t-on au regard
des progrès accomplis en économie. Sauf qu’elle semble corroborer le message que
Schumpeter livra dans son History of Economic Analysis de 1954, selon lequel l’économie
peut elle-même se défaire des opinions philosophiques, justifiées dans le seul cas d’un
système pré-analytique qui devra ensuite rester forcément indépendant du travail scientifique
(la célèbre thèse schumpetérienne du « voile philosophique », jumelle en quelque sorte du
« voile de la monnaie » des théoriciens néo-classiques, monétaristes en particulier).
D’ailleurs, le tome III de cette History s’intitula L’âge de la science, comme pour indiquer
d’emblée aux lecteurs qu’ils allaient devoir s’imprégner du saut qualitatif que venait
d’accomplir l’économie. Et justement, dans la période actuelle, il semble bien qu’à mesure
que l’économie accède au statut de science, s’amenuise la part des fondements philosophiques
contenus dans une pensée pré-analytique (ce sera d’ailleurs l’un des thèmes fédérateurs du
Cercle de Vienne au début du vingtième siècle (Ouelbani, [2006])).
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Pour poser un préalable à ce travail, disons que, en accédant à ce vieux rêve galiléen de
faire de l’économie une science, les économistes ont pensé pouvoir s’affranchir de la critique
sévère que Husserl avait énoncée à l’endroit de la science galiléenne de la nature et des
mathématiques en particulier. Or c’est parce que l’économie a été portée au devant de
l’intention qui fut celle de Galilée pour les sciences de la nature, qu’elle est devenue du coup
l’une, si ce n’est la dernière des disciplines à devoir connaître à son tour cette entreprise
généralisée de doute quant à la signification et la portée de sa scientificité. Elle est désormais
concernée par la démonstration qu’énonça Husserl dans sa série de conférences de 1935-1936,
réunies depuis dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.
Husserl fut en effet le philosophe qui souhaita, dans son écrit testamentaire, « revenir aux
choses mêmes » (Lebenswelt), et nous alerter des dangers d’une mathématisation de la réalité,
sur la perte de signification de la science galiléenne pour l’existence des hommes.
Le temps est venu, au regard de l’évolution de la science économique, d’inclure
l’économie dans le pluriel « des sciences européennes » et dans leur crise. Le brutal
diagnostic que dressait Husserl dès le début de son cycle de conférences prononcées à Prague
vaut pour la science économique contemporaine et ne peut que hanter l’économiste qui
devrait pourtant admettre que son travail intellectuel s’inscrit dans le monde : « dans la
détresse de notre vie, cette science n’a rien à nous dire »3. Détresse de notre vie puisque cette
vie est exposée désormais au règne du calcul coût-avantage, de la rationalité triomphante et de
l’absorption de la société par l’économie (Latouche [2005]). Il ne saurait par conséquent être
question de revenir ici sur le problème de la scientificité de l’économie. Ce n’est pas cette
scientificité qui est en cause mais bien la méthode pour y parvenir. Nous admettrons le fait
qu’elle détient le statut de science comme que lui accorde E. Malinvaud dans son texte.
D’ailleurs, Husserl lui-même prévient son auditoire lorsqu’il indique, au tout début de la
première partie de la Krisis, que son intention n’est pas de jeter le discrédit sur la scientificité
des sciences, mais de s’interroger sur la signification de cette scientificité pour l’existence des
hommes.
Notre intention n’est par conséquent pas de produire une « économie phénoménologique »,
projet qui serait hors de notre portée dans l’immédiat car il exigerait une maîtrise parfaite de
la phénoménologie, et qui sortirait de surcroît des limites qu’imposait la rédaction d’un article
d’économie. Ce qui nous intéressera tout au long de cet article, c’est une autre question.
Pourquoi le monde construit par la science économique grâce à son outillage mathématique
3 Dans tout ce qui suivra, nous utiliserons l’édition française de Die Krisis der Europaischen Wissenschaften und die
Transzendentale Phaenomenologie, établie par G. Granel et publiée aux éditions Gallimard en 1976, puis dans la collection
« Tel » en 1989, sous le titre La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.
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est désormais pris pour le monde réel, pour notre vécu quotidien ? Pourquoi l’ordre
épistémologique de l’économie s’est imposé au détriment de l’ordre ontologique de la vie ?
Pourquoi la science économique ne questionne pas le mode de donation des objets sur
lesquels elle prétend apporter des schémas interprétatifs ? Cette tentative d’appliquer les
critiques adressées par Husserl à la science galiléenne au cas de la science économique revêt
un intérêt non négligeable, celui d’éviter de retomber dans les controverses du passé portant
sur le statut scientifique, réel ou nié, admis ou réfuté, de l’économie, piège qui guetterait
nécessairement tout économiste peu soucieux de s’affranchir d’une vision communautaire de
la discipline dans et pour laquelle il travaille.
Pour construire ce projet, il nous a fallu reconstituer dans une première partie la genèse de
cette affirmation de l’ordre épistémologique de l’économie fondé sur une mathématisation
croissante. Ce détour par l’histoire de la pensée économique était selon nous indispensable
pour rétablir les motivations profondes des théoriciens de l’économie comme Cournot, Walras
ou Pareto, afin d’asseoir la domination d’une science économique mathématisée, et afin de
montrer en quoi cette domination avait quelque chose à voir avec l’avertissement de Husserl,
lequel, curieusement, n’effectua aucune incursion dans le champ de l’économie. Mais il fallait
insister sur les dangers d’une importation massive de la philosophie de Husserl dans la
science économique et éviter ainsi de reproduire les erreurs occasionnées par une telle
démarche dans les autres sciences humaines. Cette erreur, souvent commise d’ailleurs par les
critiques adressées à la science économique, consiste à appeler à un plus de réalisme, à revenir
à l’homme et à sa complexité, bref à mieux prendre en considération les faits et phénomènes
du quotidien économique. L’intention de la phénoménologie de Husserl était autre, et elle
peut du coup, comme nous allons tenter de le montrer, procurer une meilleure assise à la
critique de la mathématisation de l’économie. Ce sera l’objet de la seconde partie.
Bref retour sur la genèse d’un ordre épistémologique en économie
L’économie s’est donc rapprochée des sciences dures. Sa scientificité n’est plus contestée,
en dépit de la subsistance de quelques doutes et réticences conduisant à une conviction
somme toute mal partagée au sein de la « communauté » des économistes (Benetti, Cartelier
[1995]). On peut par conséquent lui appliquer la définition d’une science, celle qu’énonçait
par exemple A. Lalande dans son second volume du Vocabulaire technique et critique de la
philosophie
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