Le Pakistan à la recherche d`un nationalisme

publicité
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 353
Le Pakistan à la recherche
d’un nationalisme religieux
et libéral
ÉMILE PERREAU-SAUSSINE
Les nouvelles du Pakistan sont alarmantes. En premier lieu, le terrorisme semble y
croître régulièrement en importance. L’armée et les services secrets pakistanais ont longtemps aidé les groupes de militants islamistes qu’ils instrumentalisaient à la fois pour
tenir l’Inde en haleine au Cachemire et pour imposer un gouvernement pro-pakistanais en Afghanistan (Shuja Nawaz, Crossed Swords : Pakistan, its Army, and the
War Within, Oxford University Press, 2008). Mais ces groupes de militants tendent à
leur échapper, comme l’ont démontré les attentats de Bombay et de Lahore, sans
compter que de récentes tentatives d’attentats en Grande-Bretagne semblent liées à ces
groupes. En second lieu, on assiste au morcellement du pays. En avril dernier, le gouvernement a signé un accord avec les talibans qui, en échange d’un cessez-le-feu, instaure
des tribunaux islamiques dans la vallée de Swat, dans le nord-ouest du pays. Les écoles
mixtes y ont été détruites. Tombée aux mains des islamistes à l’été 2007, la région
échappe au pouvoir central et à l’armée. La souveraineté de l’État pakistanais sur son
propre territoire est de moins en moins assurée. Les militants de ce qu’on appelle « AlQaïda » apparaissent comme les principaux bénéficiaires du chaos. Pendant longtemps,
l’État pakistanais a été aux mains de l’armée, puis aux mains d’un régime théoriquement démocratique qui, dans les faits, n’a pas changé grand-chose : dans l’un et l’autre
cas, rien ne semblait devoir gêner le gouvernement dans sa quête d’un pouvoir autoritaire. Aujourd’hui, par contraste, l’État semble menacé de déliquescence.
É. P.-S.
ES événements sont si inquiétants qu’on
parle de plus en plus du départ de ceux
qui en ont les moyens financiers : soit
pour la Grande-Bretagne, soit pour d’autres
destinations. Seule « bonne nouvelle », les
États-Unis soutiennent le pays et offrent des
dollars par milliards – mais comment cet
C
COMMENTAIRE, N° 126, ÉTÉ 2009
argent va-t-il être utilisé ? Au Pakistan, la
possession de l’arme nucléaire ne sert pas tant
la fierté et la sécurité nationales qu’elle
n’oblige les États-Unis à tenir à bout de bras
l’État menacé.
Pourquoi le Pakistan est-il en si mauvaise
posture ? Le pays est corrompu et mal
353
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 354
ÉMILE PERREAU-SAUSSINE
gouverné. Ni les gouvernements successifs ni
les oligarchies qu’ils servent n’ont œuvré intelligemment à l’intérêt collectif de la nation. À
la décharge de ces gouvernements, il faut dire
qu’il est difficile de mettre en place de bonnes
politiques quand ni l’État ni la nation n’ont
d’identité et de réalité suffisamment fermes.
Oscillant entre gouvernement civil et
gouvernement militaire, entre gouvernement
laïque et gouvernement islamisant, le pays
cherche son assiette et ne la trouve pas. L’instabilité notoire du Pakistan renvoie à des
problèmes qui n’ont toujours pas été réglés :
la guerre au Cachemire indien (dont la population est en majorité musulmane) ainsi que
le manque d’unité linguistique, ethnique et
politique du pays. L’État pakistanais s’est
constitué de toutes pièces, avec une population mélangée, souvent déracinée, et dans une
région morcelée. D’anciennes rivalités opposent le Sind et le Penjab tandis que le Bélouchistan se sent négligé et que les Pathanes du
Nord-Ouest ont le goût et l’habitude de la
liberté. L’absence d’un véritable combat pour
l’indépendance dans les années 1940 a
empêché la constitution au Pakistan d’un
équivalent du Congrès indien, tout à la fois
parti nationaliste et parlement qui aurait
constitué un noyau démocratique solide.
L’animosité à l’égard de l’Inde, qui a longtemps servi de ciment au pays, pose des
problèmes : l’Inde est de plus en plus puissante. Malgré la bombe atomique, la partie
devient dangereusement inégale. L’islam, qui
devait réunir les Pakistanais, aplanir les différences et constituer le cœur de l’identité
nationale, ne suffit pas à la tâche. L’État,
fondé pour réunir les musulmans du souscontinent indien, n’arrive pas à se considérer
comme laïque. Mais l’islam est autant un
facteur de division que d’unité.
Le Président Asif Ali Zardari a succédé au
général Pervez Musharraf en septembre 2008
et beaucoup espéraient une ère de stabilité.
Cependant, les événements de ces derniers
mois ont remis en cause cette espérance.
Zardari se donne pour le champion de la lutte
contre les militants islamistes. Il a contre lui
le leader de l’opposition, Nawaz Sharif, qui a
déjà été par deux fois Premier ministre, et qui
est disposé à jouer une carte anti-américaine
et islamiste. Que va faire l’armée face à cette
menace ? On ne sait si cette institution islamisée depuis les années 80 va faire cause
354
commune avec les partis extrémistes et fermer
les yeux sur la constitution de quasi-émirats
islamistes, ou si elle va remettre de l’ordre
comme elle en a l’habitude – comme l’armée
algérienne en 1992.
L’état de crise quasi permanent du pays
oblige à en reprendre l’histoire dans une perspective générale pour comprendre comment
la religion et la politique devaient s’y mêler –
ou ne pas s’y mêler. Le Pakistan est aux prises
avec un problème théologico-politique qu’il
ne sait comment résoudre, et dont je voudrais
reprendre ici les principaux éléments.
Aux racines du Pakistan
Le Pakistan a été fondé en 1947. La mise
en place d’un État musulman dans le souscontinent indien devait répondre à des préoccupations qui étaient inséparablement politiques et religieuses. D’un point de vue
politique, il semblait que le principe one man,
one vote ne pouvait aboutir qu’à l’oppression
de la minorité musulmane par la majorité
hindoue. Comme John Stuart Mill l’avait
expliqué dans ses Considérations sur le gouvernement représentatif, le régime représentatif
requiert une certaine homogénéité du peuple.
Ce qui est représenté doit former un tout.
Pour fonctionner de manière harmonieuse, la
règle majoritaire suppose un groupe relativement unifié, dans lequel les intérêts de la
minorité et de la majorité se recoupent au
moins partiellement. L’Inde multiple et
segmentée ne répondait apparemment pas à
cette description. Il lui manquait le minimum
d’homogénéité dont Mill avait parlé. Certains
des porte-parole de la minorité musulmane
avaient le sentiment qu’ils risquaient d’être
malmenés par les hindous, qui avaient pour
eux le nombre. Pour que le gouvernement
prenne en compte l’hétérogénéité fondamentale des partis en présence, ils préconisaient
des électorats séparés. En 1909, ces électorats
furent mis en place par le gouvernement
anglais, qui n’était sans doute pas mécontent
de trouver là l’occasion d’appliquer le vieux
principe impérial : diviser pour régner. Mais
le Rapport Nehru de 1928 avait fait partiellement marche arrière, car la logique des électorats séparés relevait davantage d’une
logique impériale que de la logique démocratique à laquelle l’Inde était supposée aspirer
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 355
LE PAKISTAN À LA RECHERCHE D’UN NATIONALISME RELIGIEUX ET LIBÉRAL
dans le long terme. La séparation des électorats s’insérait mal dans la logique démocratique, en vertu de laquelle tous les citoyens
sont égaux et appartiennent au même peuple.
Le Rapport Nehru était une mauvaise nouvelle
pour les musulmans qui craignaient une dictature hindoue, et qui préféraient maintenir les
électorats séparés. Plus les musulmans étaient
attachés à leur identité musulmane, et moins
ils étaient attirés par l’idée d’un nationalisme
indien qui leur aurait imposé un statut subordonné ou qui les aurait regroupés dans un
ensemble hindo-musulman susceptible de leur
faire perdre leur identité. Le corps politique
national auquel l’« auto »-détermination
hindo-musulmane faisait implicitement référence leur apparaissait problématique (1).
Dans l’un des discours les plus célèbres de
l’histoire du Pakistan, le poète, philosophe et
homme politique Mohammed Iqbal (18771938) estime que « fonder une constitution
sur l’idée d’une Inde homogène, ou appliquer
à l’Inde des principes dictés par les sentiments
démocratiques britanniques, c’est la préparer
à la guerre civile sans s’en apercevoir (2) ».
Iqbal craint la guerre civile, parce qu’il craint
que l’oppression de la minorité musulmane ne
suscite une révolte.
Puisqu’il semblait difficile d’arrêter les
progrès du nationalisme et de la démocratie,
puisque la logique des électorats séparés
apparaissait comme condamnée, il fallait
trouver une autre solution : un État musulman homogène, dans le cadre duquel les
musulmans ne craignent ni le nationalisme
unitaire ni un régime représentatif. La minorité musulmane pouvait aisément éviter le
problème que posait le principe majoritaire.
Il lui suffisait de retracer les frontières de
manière à devenir la majorité dans une zone
géographique redéfinie. Pour justifier leur
projet, les partisans d’un État du Pakistan ont
soutenu que l’unité de l’Inde avait toujours
été artificielle, qu’il y avait toujours eu « deux
nations » et non pas une seule. Il s’ensuivait
que le Congrès ne pouvait pas représenter les
musulmans. Il fallait procéder à une partition
(1) J. S. Mill, Considerations on Representative Government,
chap. 16. Cf. Farzana Shaikh, « Muslims and political representation in colonial India : the making of Pakistan », dans Hasan Mushirul (dir.), India’s Partition. Process, Strategy and Mobilization, Oxford
University Press, 1993, p. 81-101.
(2) Iqbal, « Presidential Address delivered at the Annual Session
of the All-India Muslim League, 29 December 1930 », dans Latif
Ahmed Sherwani (dir.), Speeches, Writings and Statements of Iqbal,
Lahore, Iqbal Academy, 1977, p. 22.
pour qu’à la « nation » musulmane corresponde un « État » musulman, et pour qu’ils
forment un « État-nation » musulman.
À ces considérations politiques de culture
et d’identité « nationales » musulmanes
s’ajoutaient des considérations plus directement religieuses. On pouvait soutenir qu’une
pratique satisfaisante de l’islam supposait
l’existence d’une communauté unifiée, dans le
cadre de laquelle un consensus (idjma) puisse
se dégager autour de l’interprétation de la loi.
Iqbal considère que cette notion de consensus est « peut-être la notion juridique la plus
importante dans l’Islam (3) ». D’après un
hadith bien connu, il est dit : « mon peuple ne
s’accordera jamais dans l’erreur ». Le consensus est traditionnellement compris comme le
consensus des docteurs de la loi (les oulémas),
mais le sentiment s’était répandu parmi les
élites musulmanes de l’Inde que les oulémas
avaient failli à leurs responsabilités.
Les oulémas étaient pris entre deux
critiques d’autant plus efficaces qu’elles
étaient partiellement contradictoires. D’une
part, on pouvait leur reprocher de n’avoir pas
su s’adapter, alors même que le monde avait
changé autour d’eux. Leur enseignement et
leur travail législatif ne correspondaient pas à
l’esprit du temps. Ils étaient trop attachés à la
stricte observance des autorités anciennes
(taqlid). Ils étaient responsables du caractère
inadéquat du système juridique. D’autre part,
on pouvait leur reprocher de s’être trop bien
adaptés. Depuis la chute de l’Empire moghol
et depuis l’échec de la révolte de 1857, le
gouvernement n’était plus musulman et on ne
pouvait plus espérer qu’il le redevienne rapidement. Dans ce contexte, les oulémas avaient
délaissé la sphère publique. Pour autant qu’il
y avait eu un réel renouveau, notamment
autour de la formation de l’école de
Deobandi, ce renouveau s’était traduit par
une intériorisation et une certaine dépolitisation de l’islam.
Il s’ensuivait que l’autorité des oulémas
n’avait pas suffisamment de pertinence collective dans le contexte du Raj britannique.
Parmi les figures tutélaires du Pakistan (Sir
Syed Ahmad Khan, Muhammad Iqbal,
Muhammad Ali Jinnah), on ne trouve aucun
ouléma. Un profond besoin de renouveau se
(3) Iqbal, Six Lectures on the Reconstruction of Religious Thought
in Islam, Lahore, Kapur Art Printing, 1930, p. 240.
355
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 356
ÉMILE PERREAU-SAUSSINE
faisait sentir. Une nouvelle source d’autorité
et de consensus s’avérait nécessaire. C’est du
moins ce que semble prouver le formidable
mouvement de mobilisation politique autour
du califat que connaît l’Inde entre 1919
et 1924. Craignant de voir le califat tomber
sous la coupe des Britanniques, des milliers
de musulmans s’agitent sur une échelle sans
précédent. Les musulmans d’Inde, qui
n’avaient pas auparavant prêté la plus grande
attention au calife, se passionnent tout à coup
pour son sort. Tout se passe comme s’ils
avaient éprouvé le besoin de s’en remettre à
une autorité qui comble le vide laissé par la
défaite de l’Empire moghol et par le conservatisme des oulémas. En l’absence d’une organisation politique musulmane territoriale et
d’un réseau satisfaisant de docteurs de la loi,
ils se tournent vers une institution supra-territoriale pour assurer leur propre identité et
cohésion.
En Turquie, le sultanat est séparé du califat
en 1922. La souveraineté ayant été attribuée
au peuple par la nouvelle Constitution, le
califat perd son pouvoir temporel. L’ancien
calife est déposé, un nouveau calife est élu,
privé du pouvoir de l’épée. Les leaders califatistes indiens demandent alors à l’État turc
d’accroître la dignité du calife, car ils entrevoient une nouvelle possibilité : celle d’un
calife au pouvoir essentiellement spirituel,
une sorte d’équivalent du pape. La séparation
du califat et du sultanat pourrait faire du
calife une autorité quasi universelle dans le
monde musulman – y compris parmi les
chiites (4). Cependant, l’intention de Mustafa
Kemal était d’affaiblir le calife, non de le
renforcer, et c’était la raison pour laquelle il
avait séparé le sultanat du califat. Kemal
abolit le califat en 1924, réduisant à néant le
mouvement qui s’était réuni derrière sa
bannière.
Le califat aurait pu jouer le rôle d’autorité
religieuse pour les musulmans du monde
entier. Son abolition repousse les musulmans
vers leurs corps politiques particuliers. L’échec
du mouvement califatiste appelle une alternative, que l’abolition du califat rend possible : celle de l’État-nation musulman (5). On
(4) Bernard Lewis, The Emergence of Modern Turkey, Oxford
University Press, 1968, p. 262-271.
(5) Hamid Enayat, Modern Islamic Political Thought, University
of Texas Press, 1982, p. 53-55.
356
trouve une bonne illustration de ce mouvement dans l’une des plus grandes figures du
mouvement califatiste : Mohammed Ali.
D’abord attaché au Congrès au moment de
l’agitation du début des années 20, Ali s’en
détache progressivement pour se tourner vers
le communalisme et pour revendiquer une
identité musulmane (6).
Le mouvement califatiste a préparé le
terrain pour la mobilisation des musulmans
qui conduira à la mise en place du Pakistan (7). Mais c’est l’échec du mouvement qui
s’avère fondamental. Iqbal témoigne d’une
profonde méfiance à l’égard du califat, au
point d’approuver la politique de Kemal. Pour
Iqbal, un État musulman devrait fournir le
cadre dans lequel forger le consensus requis.
Dans ses Leçons sur la reconstruction de la
pensée religieuse en Islam, Iqbal se propose de
renouveler l’Islam pour l’adapter au monde
moderne en faisant jouer un rôle central à
l’assemblée représentative, dans lequel il voit
le lieu d’un consensus renouvelé et adapté. La
fonction du calife peut être exercée par une
assemblée.
« Le transfert des pouvoirs d’interprétation
(ijtihad) des représentants individuels d’écoles
[les oulémas] à une assemblée législative
musulmane, qui, au vu de la croissance de
sectes opposées, est la seule forme que le
consensus (idjma) puisse prendre dans les
temps modernes, assurera la contribution aux
débats juridiques de laïcs qui se trouvent avoir
un bon sens des affaires humaines. Ce n’est
que de cette manière que nous pouvons
réveiller l’esprit vital endormi de notre
système juridique, et le rendre capable d’évoluer. En Inde, cependant, des difficultés ne
manqueront pas de se présenter ; car il est
douteux qu’une assemblée législative non
musulmane puisse exercer le pouvoir d’interprétation (8). »
On retrouve ici la question de l’homogénéité. Il s’agit de mettre en place une autorité compétente pour interpréter la loi. Cette
autorité gagnerait à être celle d’une assemblée
législative de type moderne. Mais une assemblée législative ne saurait remplir ce rôle
(6) Hasan Mushirul, Mohamed Ali, Ideology and Politics, New
Delhi, Manohar, 1981, p. 83-109.
(7) Gail Minault, The Khilafat Movement. Religious Symbolism
and Political Mobilization in India, Columbia University Press, 1982.
(8) Iqbal, Six Lectures on the Reconstruction of Religious Thought
in Islam, p. 241.
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 357
LE PAKISTAN À LA RECHERCHE D’UN NATIONALISME RELIGIEUX ET LIBÉRAL
qu’en réunissant une majorité significative de
musulmans. D’où le besoin d’un État musulman qui permette aux croyants de se réunir
pour délibérer sans que les non-croyants n’interfèrent.
L’idée pakistanaise doit son succès à sa
capacité de fusionner des aspirations politiques et des aspirations religieuses. Elle
renvoie d’une part à la logique démocratique
du règne de la majorité, contre l’Empire
britannique, et contre la menace d’un Empire
indien dominé par les hindous. Elle renvoie
d’autre part à la logique religieuse du besoin
de consensus sur l’interprétation de la loi,
l’idjma étant une sorte de « vox populi presque
inconsciente (9) ». La Ligue musulmane,
initialement surtout sensible à la logique politique de l’idée pakistanaise, et relativement
indifférente à la question religieuse, subit une
lourde défaite électorale en 1937. Elle y
répond en intégrant la dimension religieuse,
et en se donnant comme représentative du
consensus musulman. En opérant une
synthèse entre l’idée britannique de la représentation politique et du besoin musulman
d’un consensus, la Ligue musulmane pose les
bases idéologiques de l’État pakistanais (10).
Pour le Pakistan, la solution la plus simple
était de s’en tenir à la théorie du consensus
telle que la présente Iqbal : « le transfert des
pouvoirs d’interprétation (ijtihad) des représentants individuels d’écoles à une assemblée
législative musulmane ». Cette solution avait
l’avantage de conduire au recoupement des
perspectives laïques et religieuses. Les uns et
les autres pouvaient ainsi reconnaître la légitimité de l’assemblée, même si c’était pour des
raisons différentes. Cette solution réconciliait
la perspective démocratique du règne de la
majorité et la perspective religieuse du règne
de la loi telle qu’interprétée par la majorité
musulmane.
Mais cette solution se heurtait à deux difficultés fondamentales. En premier lieu, le
consensus démocratique ne se confond pas
nécessairement avec le consensus musulman.
(9) Ignaz Goldziher, Le Dogme et la loi dans l’Islam, Geuthner,
1920, trad. Arin, p. 45.
(10) Farzana Shaikh, Community and Consensus in Islam. Muslim
Representation in Colonial India (1860-1947), Cambridge University
Press, 1989, p. 209-210. À ma connaissance, c’est Farzana Shaikh
qui a le mieux dépeint la double origine du Pakistan : dans l’idée
représentative et dans l’idée de consensus. Qu’elle trouve ici l’expression de ma gratitude pour avoir bien voulu corriger certaines
de mes erreurs.
Le consensus est traditionnellement compris
non comme le consensus de tous les musulmans, mais comme le consensus des musulmans particulièrement qualifiés, c’est-à-dire
pieux et savants (d’où le rôle traditionnel des
oulémas en ce domaine). Si le peuple musulman, en tant que peuple, est souverain en
matière politique, il ne l’est pas nécessairement en matière religieuse, il n’est pas nécessairement réputé compétent pour interpréter
la charia. En second lieu, dans l’assemblée
législative du Pakistan, il n’y a pas que des
musulmans et, parmi les musulmans, il en est
qui ne sont pas reconnus comme orthodoxes
par la grande majorité (en particulier les
Ahmadis). S’il y a liberté religieuse, le plus
probable est que le « peuple » ne comptera
pas seulement des croyants officiellement
d’accord sur l’essentiel, il comptera aussi des
croyants hétérodoxes et des non-croyants.
Pour les musulmans, la confusion des dimensions religieuses et politiques au sein de l’assemblée législative a l’avantage d’islamiser le
parlementarisme, mais aussi le grave inconvénient de menacer l’intégrité de l’Islam.
Des tensions irréductibles
Les premiers à objecter contre « le transfert
des pouvoirs d’interprétation des représentants individuels d’écoles à une assemblée
législative musulmane » ont évidemment été
ces « représentants individuels », les oulémas,
qui ne tenaient pas à être écartés du pouvoir.
Ils ont été suivis par l’une des grandes figures
de l’islamisme, Maudoudi. Comme les
oulémas, Maudoudi estime que tous les
musulmans ne sont pas également compétents
pour interpréter la charia. Mais Maudoudi
n’éprouve qu’une confiance limitée dans les
oulémas. S’il forme un parti (le Jamaat-iIslami, parti de l’Islam), c’est parce qu’il
entend en appeler au peuple et faire jusqu’à
un certain point le jeu de la démocratie et des
élections. Jusqu’à un certain point seulement,
car le modèle dont Maudoudi s’est inspiré
pour la création de son parti est celui du parti
bolchevique. Pour Maudoudi, le critère de la
majorité ne suffit pas : ainsi les Américains
ont-ils fait l’erreur d’abandonner la prohibition (11). Ce qu’il faut, c’est une « théo-démo(11) Syed Abul ‘Ala Maudoodi, The Political Theory of Islam,
Pathankot, s.d. [1939], p. 34.
357
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 358
ÉMILE PERREAU-SAUSSINE
cratie », une « démocratie limitée par la
Parole de Dieu ». On est là au cœur du
problème. Maudoudi considère qu’un État
musulman n’est pas seulement un État dirigé
par des musulmans, c’est aussi un État dirigé
selon les principes de l’islam. Tant les oulémas
que les islamistes refusent la théorie d’un
parlement souverain qui réconcilierait l’islam
et la démocratie. Ils ne croient pas à l’existence commode d’un « peuple musulman »
qui combine de manière satisfaisante la
dimension démocratique (le peuple) et la
dimension religieuse (le peuple musulman).
Lors des discussions qui ont conduit à
l’adoption de la Constitution de 1956, la
Commission des principes fondamentaux
(Board of Basic Principles), qui réunissait les
plus grandes autorités religieuses du pays, a
proposé trois amendements significatifs. Étant
donné qu’il n’était pas envisageable de priver
les 15 % de non-musulmans de leur citoyenneté, et qu’il n’était pas possible d’empêcher
les non-musulmans de siéger au Parlement,
les membres de la Commission ont trouvé une
parade en recommandant un régime présidentiel plutôt qu’un régime parlementaire,
tout en réservant la fonction présidentielle à
un musulman. Il s’agissait de faire du chef de
l’État le calife au sens traditionnel du terme,
en charge de l’application de la charia (12). Par
ailleurs, la Commission a recommandé que le
pouvoir législatif soit limité aux domaines
dans lequel la charia est silencieuse, réduisant
ainsi le Parlement à voter le budget, à élire et
à destituer le chef du gouvernement. Enfin, la
Commission a recommandé la création d’un
conseil d’oulémas qui, en cas de non-conformité à la charia, pourrait demander à l’assemblée législative d’amender la proposition
de loi (repugnancy clause). Dans l’ensemble,
les recommandations de la Commission des
principes fondamentaux n’ont pas été suivies.
Le comité constitutionnel a refusé de subordonner le Parlement à un conseil d’oulémas,
et fait le choix d’un régime parlementaire
(tout en réservant la fonction présidentielle
aux musulmans). La suprématie de la charia
est apparue comme difficilement conciliable
avec la souveraineté du peuple. Dans la
Constitution de 1956, le Pakistan est déclaré
une « république islamique », mais les méca(12) Leonard Binder, Religion and Politics in Pakistan, University
of California Press, 1961, p. 176-177.
358
nismes mis en place pour assurer son caractère islamique sont vagues.
L’histoire politique du Pakistan depuis sa
fondation est d’autant plus complexe que le
pays n’a jamais trouvé un régime qu’une
solide majorité puisse accepter. Les uns
soutiennent que la seule raison d’avoir le
Pakistan, c’est d’avoir un État islamique, un
État qui impose la charia. L’identité du Pakistan est une identité essentiellement religieuse ; le Pakistan doit son existence à ce
qu’ils appellent son « idéologie » musulmane (13). Les autres restent fidèles au primat
de la politique qui caractérisait initialement la
Ligue musulmane, et aspirent à un État plus
laïque. Ils soulignent volontiers les désaccords
entre musulmans au sujet de l’islam, pour
suggérer que l’islam comme tel ne fournit pas
une identité politique cohérente. Ils estiment
que la sécession du Bengladesh, en 1971, a
prouvé que l’islam ne suffisait pas à tenir
ensemble les divers éléments du peuple pakistanais : « l’islam s’est avéré constituer un lien
trop ténu pour conserver ensemble les deux
moitiés (14) ». Ces Pakistanais laïques peuvent
aller jusqu’à expliquer qu’il y a toujours eu, à
côté de la civilisation indienne, une civilisation de l’Indus, dont le Pakistan n’est que la
plus récente illustration (15).
Quelques jours avant la fondation du Pakistan, le 11 août 1947, le leader de la Ligue et
premier Président du Pakistan Jinnah lit un
discours dans lequel il minore l’importance de
l’islam dans la Constitution de l’État à venir :
« Vous êtes libres ; vous être libres d’aller à vos
temples, vous êtes libres d’aller à vos mosquées
ou dans n’importe quel autre lieu de culte dans
l’État du Pakistan. Vous pouvez vous rattacher
à n’importe quels religion, caste ou credo qui
ne concernent pas les affaires de l’État (16). »
Le discours de Jinnah fait aujourd’hui encore
l’objet d’appréciations profondément divergentes. Certains veulent y voir la pierre
(13) Maudoodi, Islamic Law and Constitution, Karachi, Jamaate-Islami Publications, 1955 ; Javid Iqbal, Islam and Pakistan’s Identity, Lahore, Iqbal Academy, Vanguard Books, 2003.
(14) Muhammad Munir, From Jinnah to Zia, Lahore, Vanguard
Books, 1979, p. 96.
(15) Aitzaz Ahsan, The Indus Saga and the Making of Pakistan,
Oxford University Press, 1996. C’est là un procédé classique : en
Iran, le Shah a mis en avant les origines perses de la nation (prémusulmane) ; en Égypte, pour contrer les islamistes, on a souligné
l’importance de l’ancienne civilisation égyptienne ; en Israël,
certains se sont donnés pour cananéens ; en France, des républicains ont préféré Vercingétorix à Clovis.
(16) Jinnah, Presidential Address to the Constituent Assembly of
Pakistan, 11 août 1947.
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 359
LE PAKISTAN À LA RECHERCHE D’UN NATIONALISME RELIGIEUX ET LIBÉRAL
d’angle de la Constitution. D’autres en minorent l’importance, et expliquent que, dans le
contexte de transferts massifs de population,
il s’agissait seulement, et provisoirement,
d’éviter le massacre de musulmans innocents
par les hindous et par les sikhs.
Dans son préambule, la Constitution de
1956 stipule que « les principes de démocratie, de liberté, d’égalité et de tolérance et de
justice sociale tels que prévus par l’islam
doivent être intégralement observés (17) ». La
même disposition est reprise dans les Constitutions de 1962 et de 1973. Mais ce préambule peut faire l’objet de deux types d’interprétation. Les uns insistent sur la nécessité
d’une interprétation musulmane de la démocratie, les autres sur une interprétation démocratique de l’islam.
Le caractère insuffisamment musulman de
l’État en détourne les islamistes, qui ne lui
prêtent qu’une allégeance limitée, et ont du
mal à se réconcilier avec l’idée de souveraineté nationale. Depuis les années 80 et la
guerre en Afghanistan, de nombreux groupes
islamistes transnationaux partisans d’un islam
néo-wahhabite se sont installés au Pakistan.
Près de trois millions d’Afghans y ont également trouvé refuge, qui confient volontiers
leurs enfants aux oulémas du Jammat-iUlema-i-Islam, sensibles à l’appel d’un nouvel
islam déterritorialisé comme celui du Tablighi
Jammat (18). L’agitation en faveur d’un
nouveau califat, dont l’échec avait été le point
de départ du projet pakistanais, reprend – on
songe à Hizb-ut-Tahir. Des groupes islamistes
déçus par les États musulmans nourrissent
l’utopie d’une communauté religieuse et politique universelle sous la direction d’un
pouvoir musulman unifié. Ces nouvelles
formes de l’islam politique visent moins à la
constitution d’un État-nation musulman qu’à
une hégémonie transpolitique de l’islam. Dans
cette perspective, l’État est tantôt ignoré,
tantôt considéré comme un simple pis aller
pour imposer la charia.
Ce problème n’est pas nouveau. Dans les
années 1940, Maudoudi a dénoncé le projet
de l’État pakistanais défendu par la Ligue
musulmane, qu’il jugeait essentiellement
(17) Preamble to the 1956 Constitution.
(18) Muhammad Khalid Masud, Travellers in Faith. Studies of the
Tablighi Jamaat as a Transnational Islamic Movement for Faith
Renewal, Leiden, Brill, 2000.
laïque (19). Par ailleurs, l’école la plus
influente parmi les oulémas, celle de
Deobandi, a été constituée à la suite de
l’échec de la révolte de 1857, dont l’un des
buts était la restauration d’un pouvoir politique musulman, comme à l’ère moghole.
L’école de Deobandi se met en place avec
deux présupposés : l’État n’est pas musulman ;
il n’y a pas de crise d’autorité religieuse qui
rendrait nécessaire une refondation théologico-politique. Il n’est donc pas surprenant
que la grande majorité des oulémas se soient
opposés à la création du Pakistan (20). Le principal opposant à Jinnah fut Mawlana Husayn
Ahmad Madani, qui était favorable au nationalisme indien plutôt qu’au nationalisme
musulman. L’opposition de Madani à Jinnah
se fondait sur deux arguments principaux, l’un
politique et l’autre religieux. D’une part, les
musulmans appartiennent à la même nation
(qawm) que leurs compatriotes hindous, une
nation ne se constitue pas sur la base de la
foi – il n’y a donc pas de problème lié à la
représentation. D’autre part, les musulmans
de l’Inde ne constituent pas une entité
distincte, car, en tant que musulmans, ils font
partie de la communauté universelle des
musulmans, l’oumma – il n’y a donc pas de
problème lié au consensus. Ces deux arguments n’ont cessé de peser sur le projet pakistanais et de l’affaiblir de l’intérieur.
Un Léviathan islamique
A contrario, pour renforcer sa légitimité,
l’État en est venu à s’appuyer sur ce qui justifiait son existence et lui conférait sa légitimité : son caractère musulman. La Constitution de 1973 déclare de manière nette que
l’islam est la religion de l’État. Peu après, le
vendredi remplace le dimanche comme jour
de repos et la vente d’alcool est interdite. Le
processus d’islamisation de l’État culmine
sous le général Zia ul Haq (1977-1988), puis
sous Nawaz Sharif (1990-1993 et 1997-1999).
La distinction entre citoyens musulmans et
non musulmans gagne en importance. En
(19) Syed Mohammad Zulqurnain Zaidi, « Pakistan resolution
and Jama’at-i-Islami », dans Pakistan Resolution Revisited, Islamabad, National Institute of Historical and Cultural Research, 1990,
p. 367-398.
(20) Muhammad Qasim Zaman, The Ulama in Contemporary
Islam, Princeton University Press, 2002, p. 32-37 ; Ziya-ul-Hasan
Faruqi, The Deoband School and the Demand for Pakistan, Londres,
Asia Publishing House, 1963.
359
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 360
ÉMILE PERREAU-SAUSSINE
1985, Zia opère une révision de la Constitution de manière à étendre le rôle de la charia,
à laquelle sont désormais en principe
soumises les trois branches du gouvernement (21).
Le processus d’islamisation par l’État peut
être analysé comme l’affirmation de sa souveraineté. Le fondement religieux de l’État n’est
pas seulement mis en avant par conviction
religieuse. Il est mis en avant au nom d’une
logique politique. On retrouve ici l’équivalent
du droit divin des rois qui a permis d’enraciner les États dans l’Europe d’Ancien Régime.
Il est symptomatique que, s’agissant des politiques de Zia et de Sharif, on en soit venu à
faire référence à Hobbes, en évoquant un
« Léviathan islamique » (22). L’État islamique
assure l’allégeance des musulmans y compris
les plus radicaux, tout en faisant droit à une
logique politique. La place croissante de
l’islam dans l’appareil administratif et législatif peut ainsi être analysée comme un moyen
pour l’État d’affirmer le primat de la politique
sur la religion.
On peut distinguer trois types de nationalisme : le nationalisme islamiste, qui est
opposé au nationalisme territorial et ethnique,
et qui identifie la nation à l’oumma ; ensuite,
le nationalisme laïque, pour lequel l’oumma
n’est qu’une communauté de foi, sans dimension politique ; enfin, un nationalisme qui
intègre des éléments religieux et laïques (23).
Le premier type de nationalisme, qui est aussi
une sorte d’antinationalisme, affaiblit les
États musulmans. Dans un monde d’Étatsnations, il est une source d’instabilité et de
désordre. Le second type de nationalisme
n’est pas adapté au Pakistan. Bien que l’armée
ait été au pouvoir pendant plus de la moitié
de l’histoire du Pakistan et qu’elle offre une
alternative nationaliste à l’islam, sa position
demeure intrinsèquement fragile, dans la
mesure où elle ne peut ignorer ce qui fait la
(21) Ahmer Fazeel, The Constitution of the Islamic Republic of
Pakistan, Karachi, Pakistan Law House, 1997, p. 18-24 ; Charles
H. Kennedy, « Repugnancy to islam – who decides ? », International and Comparative Law Quarterly, 41, octobre 1992, p. 769-787.
Sur les limites de l’islamisation : Marc Gaborieau, « Religion in the
Pakistani Polity » dans S. Mumtaz, J.-L. Racine, I. A. Ali, Pakistan : the Contours of State and Society, Oxford University Press,
2002, p. 43-55.
(22) Seyyed Vali Reza Nasr, Islamic Leviathan, Oxford University Press, 2001. Cf. Olivier Roy, « Nations sans nationalisme (Pakistan, Afghanistan, Iran) », dans Pierre Birnbaum, Sociologie des
nationalismes, PUF, 1997, p. 251-269.
(23) Nasim A. Jawed, Islam’s Political Culture : Religion and Politics in Predivided Pakistan, Oxford University Press, 1999, p. 12-51.
360
raison d’être du Pakistan : la réunion des
musulmans du sous-continent indien. Reste le
troisième type de nationalisme, qui est le seul
qui puisse convenir. « Cultivons notre patriotisme. Soyons pour le Pakistan, et que le
Pakistan soit pour l’islam (24). »
Cependant, ce troisième type de nationalisme ne réussit pas à s’imposer. Il se heurte
à la prévalence du premier type de nationalisme. La communauté politique est souvent
assimilée à la communauté des croyants,
comme s’il y avait une seule sorte de souveraineté légitime : la souveraineté universelle.
La tendance musulmane est de nier le jus solis
et le jus sanguinis au profit du jus religionis.
On ne trouve pas en Islam l’équivalent de la
transition de la souveraineté universelle à la
souveraineté territoriale qui a eu lieu dans
l’Occident médiéval. L’auteur d’un des meilleurs livres sur les débats constitutionnels de
la première moitié des années 50, Leonard
Binder, résume d’un trait le problème fondamental : « Aussi inimaginable que cela puisse
sembler, le Pakistan a tout simplement été
considéré comme la communauté de tous les
musulmans, et son gouvernement comme le
califat (25). » L’étrange idée d’un Pakistan qui
unisse, au mépris de l’histoire et de la géographie, des régions aussi différentes que le
Penjab et le Bengale (le Bengladesh d’aujourd’hui) sur la seule base du lien religieux
renvoie à cette identification du Pakistan avec
la communauté de tous les musulmans.
Certains ont voulu instaurer un « droit de
retour » qui aurait été un équivalent du droit
de retour des Juifs en Israël, comme si
l’oumma universelle pouvait être un équivalent du « peuple choisi » (26). En 1950, Nehru
et le Premier ministre du Pakistan s’étaient
mis d’accord pour limiter l’émigration des
musulmans. En dépit de son nom, Islamabad
(qui ne devient la capitale que quelques
années plus tard) ne pouvait être un équivalent musulman de Jérusalem, car, à la différence des Juifs, les musulmans ne forment pas
un peuple au sens politique du terme.
Des penseurs politiques musulmans ont
reconnu que l’unité spirituelle des musulmans
(24) Pakistani Nationhood. A collection of papers read at the national seminar held at Dacca from November 5-9, 1961, Dacca, Ali,
1962, p. 9.
(25) Leonard Binder, Religion and Politics in Pakistan, p. 22.
(26) Vazira Zamindar, The Long Partition, Columbia University
Press, 2007, p. 176-180 et p. 198-200.
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 361
LE PAKISTAN À LA RECHERCHE D’UN NATIONALISME RELIGIEUX ET LIBÉRAL
pouvait s’accommoder de la diversité des
corps politiques dans lesquels ils vivent (Ibn
Khaldun par exemple). Mais, dans l’ensemble,
leurs vues ne se sont pas imposées. Le nationalisme est souvent considéré, sinon comme
un polythéisme, du moins comme un produit
d’importation étrangère (27). Il est vrai que le
nationalisme s’est d’abord développé dans
l’intelligentsia au contact avec le colonisateur
davantage que dans les secteurs traditionnels
de la société (28). Il est également vrai que,
dans le monde arabe, les plus nationalistes ont
souvent été tantôt des musulmans d’autant
plus engagés en politique qu’ils étaient moins
religieux, tantôt les membres des minorités
chrétiennes, contentes de trouver dans l’allégeance à la nation une manière de relativiser
l’importance politique de l’islam.
Une ambivalence radicale ?
Mohammed Iqbal apparaît comme l’un des
pères fondateurs du nationalisme pakistanais.
On lit sous sa plume que « le nationalisme, au
sens de l’amour de son pays, et même de la
disposition à mourir en son honneur, fait
partie de la foi musulmane ». Cependant,
Iqbal s’avère très ambivalent à l’égard de
l’idée de souveraineté territoriale et de la
forme politique qu’est l’État-nation. Il
dénonce « la culture moderne, fondée comme
elle est sur l’égoïsme national », et qui n’est
qu’une « autre forme de barbarie » (il associe
étroitement l’État-nation à la Première
Guerre mondiale) (29). Bien que partisan du
projet pakistanais, Iqbal a du mal à accepter
que l’État-nation puisse concilier les dimensions politique et religieuse de l’existence.
Iqbal est sans cesse tenté de subordonner
nettement la dimension nationale à la dimension religieuse, au point de les rendre exclusives l’une de l’autre. Pour Iqbal, le nationalisme « n’entre en conflit avec l’islam que
lorsqu’il joue le rôle d’un concept politique et
(27) On consultera par exemple P. J. Vatikiotis, L’Islam et l’État
[1987], Gallimard, 1992. En sens contraire, James P. Piscatori, Islam
in a World of Nation-States, Cambridge University Press, 1986 (mais
Piscatori ne fait pas la différence entre État-nation et empire). Le
Liban est la figure emblématique de l’échec à se constituer en Étatnation.
(28) Clement Henry Moore, Politics in North Africa : Algeria,
Marocco, and Tunisia, Boston, Little, Brown, 1970, p. 34-90 ; Benedict Anderson, Imagined Communities, Verso, 1983, p. 113-140.
(29) Iqbal, Six Lectures on the Reconstruction of Religious Thought
in Islam, p. 219.
prétend être le principe de la solidarité
humaine (30) ». Phrase étrange ! Qu’est-ce que
le nationalisme, sinon un concept politique et
un principe de solidarité humaine ? Iqbal
entendait tracer une distinction entre patriotisme (vataniyyat) et nationalisme (qaumiyyat),
mais il n’est pas sûr que la distinction soit
aussi nette qu’il l’aurait voulue.
Iqbal éprouve une hantise. Il ne veut en
aucune manière d’un lien politique qui ne
serait pas aussi un lien religieux, et il voit bien
que l’État-nation comporte inévitablement
cette possibilité. Iqbal voit bien que, dans
l’État-nation européen, l’allégeance politique
commune permet à des citoyens de religions
différentes de coexister sur une base non religieuse. Or cette différenciation lui apparaît
comme incompatible avec la doctrine de
l’islam, pour laquelle « Dieu et l’univers, l’esprit et la matière, l’Église et l’État, sont organiquement liés. L’homme n’est pas le citoyen
d’un monde profane auquel il faudrait renoncer dans l’intérêt d’un monde spirituel situé
ailleurs (31) ». Iqbal recule devant l’Étatnation parce qu’il s’aperçoit que l’État-nation,
en conjuguant deux types d’allégeance, rend
possible une liberté religieuse qui l’inquiète,
et implique un changement qu’il récuse. « Si
certains musulmans sont tombés dans l’erreur
de croire que religion et nationalisme puissent
aller main dans la main, je veux les mettre en
garde, car cela conduira ultimement à l’irréligion. Et si cela ne se produit pas, l’islam sera
réduit, par un jeu de conséquences inévitables, à un idéal éthique sans pertinence pour
l’ordre social (32). »
Le nationalisme religieux est potentiellement antilibéral. Dans tout le Moyen-Orient,
après l’échec des nationalismes laïques dans
les années 60, la tendance générale a été au
renforcement des politiques confessionnelles.
La principale conséquence en a été la persécution de minorités chrétiennes qui avaient
survécu à près de mille trois cents ans d’islam,
mais qui disparaissent à présent très rapidement. Ces minorités avaient pu trouver un
(30) Iqbal, « Reply to questions raised by Pandit Jawaharlal
Nehru », dans S. A. Vahid (dir.), Thoughts and Reflections of Iqbal,
Lahore, Shaikh Muhammad Ashraf, 1964, p. 289.
(31) Iqbal, « Presidential address delivered at the annual aession
of the All-India Muslim League, 29 December 1930 », p. 5.
(32) Iqbal, « Statement on islam and nationalism in reply to a
statement of Maulana Husain Ahmad, published in Ehsa on 9
March 1938 », dans Sherwani (dir.), Speeches, Writings and Statements of Iqbal, p. 255.
361
09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit
2/06/09
17:42
Page 362
ÉMILE PERREAU-SAUSSINE
modus vivendi dans le cadre d’Empires musulmans (comme dhimmis) ; elles sont désormais
les victimes de la puissance homogénéisante
du nationalisme. Au Pakistan, la présence
d’un fort nationalisme religieux risque pareillement de rendre la vie encore plus difficile
pour les hindous, les ahmadis et les chrétiens.
Ce qu’Iqbal voit bien, c’est que le nationalisme religieux unit deux éléments susceptibles
d’être dissociés, et que l’État-nation est la
matrice du libéralisme. Il autorise une coexistence pacifique entre croyants de confessions
différentes qui, à défaut de partager la même
foi, partagent la même citoyenneté. Le nationalisme est susceptible d’ajouter aux allégeances religieuses qui divisent une allégeance
politique qui unit. L’exaltation profane de
l’importance du corps politique est la condition de possibilité de la tolérance, car elle
permet d’assurer la concorde civile par-delà la
discorde religieuse. Or de nombreux penseurs
politiques musulmans éprouvent encore de la
difficulté à accepter que, dans les pays où la
majorité est musulmane, les non-croyants
puissent avoir un statut de citoyen (et non un
statut de dhimmi). Bref, ils ne sont pas assez
nationalistes et démocrates. Même parmi ceux
qui ressentent la nécessité d’accorder la
citoyenneté aux non-croyants, la tentation est
forte de refuser que le chef de l’État puisse
ne pas être musulman.
Les empires sont capables d’être tolérants à
l’égard des communautés qu’ils laissent se
gouverner elles-mêmes, pour autant qu’elles
demeurent soumises. Organisés autour des
communautés qu’ils laissent subsister, les
362
empires leur sacrifient les droits de l’individu.
Sauf dans un petit nombre de centres cosmopolites, l’idée d’un individu libre de toutes
attaches est difficile à concevoir. Par
contraste, les États-nations sont généralement
médiocrement tolérants à l’égard des communautés et des « corps intermédiaires », qui
tendent à être subordonnés à l’idée homogène
de la « nation ». L’empire est pluraliste, car il
divise pour régner, tandis que l’État-nation est
moniste, parce qu’il ne reconnaît que des individus. Mais l’État-nation est potentiellement
tolérant à l’égard des individus qu’il libère de
leurs attaches communautaires (33).
Iqbal est tiraillé. Il se méfie du nationalisme
indien, qu’il soupçonne de vouloir opprimer
la minorité musulmane. Il aspire à un nationalisme pakistanais, dans lequel la citoyenneté
se confonde avec l’islam. Mais il sent bien
que, dans le contexte dans lequel il écrit, un
tel nationalisme semble difficilement envisageable. Il veut et il ne veut pas un État-nation
musulman – comme le Pakistan que ronge
cette ambivalence radicale. Le Pakistan est
tiraillé comme Iqbal, incapable de prendre le
parti d’une politique à la fois claire et cohérente.
ÉMILE PERREAU-SAUSSINE
(33) La formule canonique de l’État-nation est celle de Clermont-Tonnerre en 1789 : « Il faut refuser tout aux Juifs comme
nation et accorder tout aux Juifs tout comme individus. » Sur l’opposition empire/nation en rapport avec la tolérance : Michael
Walzer, Traité sur la tolérance, Gallimard, 1998, trad. Hutner.
Téléchargement