dans le long terme. La séparation des électo-
rats s’insérait mal dans la logique démocra-
tique, en vertu de laquelle tous les citoyens
sont égaux et appartiennent au même peuple.
Le Rapport Nehru était une mauvaise nouvelle
pour les musulmans qui craignaient une dicta-
ture hindoue, et qui préféraient maintenir les
électorats séparés. Plus les musulmans étaient
attachés à leur identité musulmane, et moins
ils étaient attirés par l’idée d’un nationalisme
indien qui leur aurait imposé un statut subor-
donné ou qui les aurait regroupés dans un
ensemble hindo-musulman susceptible de leur
faire perdre leur identité. Le corps politique
national auquel l’« auto »-détermination
hindo-musulmane faisait implicitement réfé-
rence leur apparaissait problématique (1).
Dans l’un des discours les plus célèbres de
l’histoire du Pakistan, le poète, philosophe et
homme politique Mohammed Iqbal (1877-
1938) estime que « fonder une constitution
sur l’idée d’une Inde homogène, ou appliquer
à l’Inde des principes dictés par les sentiments
démocratiques britanniques, c’est la préparer
à la guerre civile sans s’en apercevoir (2) ».
Iqbal craint la guerre civile, parce qu’il craint
que l’oppression de la minorité musulmane ne
suscite une révolte.
Puisqu’il semblait difficile d’arrêter les
progrès du nationalisme et de la démocratie,
puisque la logique des électorats séparés
apparaissait comme condamnée, il fallait
trouver une autre solution : un État musul-
man homogène, dans le cadre duquel les
musulmans ne craignent ni le nationalisme
unitaire ni un régime représentatif. La mino-
rité musulmane pouvait aisément éviter le
problème que posait le principe majoritaire.
Il lui suffisait de retracer les frontières de
manière à devenir la majorité dans une zone
géographique redéfinie. Pour justifier leur
projet, les partisans d’un État du Pakistan ont
soutenu que l’unité de l’Inde avait toujours
été artificielle, qu’il y avait toujours eu « deux
nations » et non pas une seule. Il s’ensuivait
que le Congrès ne pouvait pas représenter les
musulmans. Il fallait procéder à une partition
pour qu’à la « nation » musulmane corres-
ponde un « État » musulman, et pour qu’ils
forment un « État-nation » musulman.
À ces considérations politiques de culture
et d’identité « nationales » musulmanes
s’ajoutaient des considérations plus directe-
ment religieuses. On pouvait soutenir qu’une
pratique satisfaisante de l’islam supposait
l’existence d’une communauté unifiée, dans le
cadre de laquelle un consensus (idjma) puisse
se dégager autour de l’interprétation de la loi.
Iqbal considère que cette notion de consen-
sus est « peut-être la notion juridique la plus
importante dans l’Islam (3) ». D’après un
hadith bien connu, il est dit : « mon peuple ne
s’accordera jamais dans l’erreur ». Le consen-
sus est traditionnellement compris comme le
consensus des docteurs de la loi (les oulémas),
mais le sentiment s’était répandu parmi les
élites musulmanes de l’Inde que les oulémas
avaient failli à leurs responsabilités.
Les oulémas étaient pris entre deux
critiques d’autant plus efficaces qu’elles
étaient partiellement contradictoires. D’une
part, on pouvait leur reprocher de n’avoir pas
su s’adapter, alors même que le monde avait
changé autour d’eux. Leur enseignement et
leur travail législatif ne correspondaient pas à
l’esprit du temps. Ils étaient trop attachés à la
stricte observance des autorités anciennes
(taqlid). Ils étaient responsables du caractère
inadéquat du système juridique. D’autre part,
on pouvait leur reprocher de s’être trop bien
adaptés. Depuis la chute de l’Empire moghol
et depuis l’échec de la révolte de 1857, le
gouvernement n’était plus musulman et on ne
pouvait plus espérer qu’il le redevienne rapi-
dement. Dans ce contexte, les oulémas avaient
délaissé la sphère publique. Pour autant qu’il
y avait eu un réel renouveau, notamment
autour de la formation de l’école de
Deobandi, ce renouveau s’était traduit par
une intériorisation et une certaine dépolitisa-
tion de l’islam.
Il s’ensuivait que l’autorité des oulémas
n’avait pas suffisamment de pertinence collec-
tive dans le contexte du Raj britannique.
Parmi les figures tutélaires du Pakistan (Sir
Syed Ahmad Khan, Muhammad Iqbal,
Muhammad Ali Jinnah), on ne trouve aucun
ouléma. Un profond besoin de renouveau se
LE PAKISTAN À LA RECHERCHE D’UN NATIONALISME RELIGIEUX ET LIBÉRAL
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(1) J. S. Mill, Considerations on Representative Government,
chap. 16. Cf. Farzana Shaikh, « Muslims and political representa-
tion in colonial India : the making of Pakistan », dans Hasan Mushi-
rul (dir.), India’s Partition. Process, Strategy and Mobilization, Oxford
University Press, 1993, p. 81-101.
(2) Iqbal, « Presidential Address delivered at the Annual Session
of the All-India Muslim League, 29 December 1930 », dans Latif
Ahmed Sherwani (dir.), Speeches, Writings and Statements of Iqbal,
Lahore, Iqbal Academy, 1977, p. 22. (3) Iqbal, Six Lectures on the Reconstruction of Religious Thought
in Islam, Lahore, Kapur Art Printing, 1930, p. 240.
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