09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 353 Le Pakistan à la recherche d’un nationalisme religieux et libéral ÉMILE PERREAU-SAUSSINE Les nouvelles du Pakistan sont alarmantes. En premier lieu, le terrorisme semble y croître régulièrement en importance. L’armée et les services secrets pakistanais ont longtemps aidé les groupes de militants islamistes qu’ils instrumentalisaient à la fois pour tenir l’Inde en haleine au Cachemire et pour imposer un gouvernement pro-pakistanais en Afghanistan (Shuja Nawaz, Crossed Swords : Pakistan, its Army, and the War Within, Oxford University Press, 2008). Mais ces groupes de militants tendent à leur échapper, comme l’ont démontré les attentats de Bombay et de Lahore, sans compter que de récentes tentatives d’attentats en Grande-Bretagne semblent liées à ces groupes. En second lieu, on assiste au morcellement du pays. En avril dernier, le gouvernement a signé un accord avec les talibans qui, en échange d’un cessez-le-feu, instaure des tribunaux islamiques dans la vallée de Swat, dans le nord-ouest du pays. Les écoles mixtes y ont été détruites. Tombée aux mains des islamistes à l’été 2007, la région échappe au pouvoir central et à l’armée. La souveraineté de l’État pakistanais sur son propre territoire est de moins en moins assurée. Les militants de ce qu’on appelle « AlQaïda » apparaissent comme les principaux bénéficiaires du chaos. Pendant longtemps, l’État pakistanais a été aux mains de l’armée, puis aux mains d’un régime théoriquement démocratique qui, dans les faits, n’a pas changé grand-chose : dans l’un et l’autre cas, rien ne semblait devoir gêner le gouvernement dans sa quête d’un pouvoir autoritaire. Aujourd’hui, par contraste, l’État semble menacé de déliquescence. É. P.-S. ES événements sont si inquiétants qu’on parle de plus en plus du départ de ceux qui en ont les moyens financiers : soit pour la Grande-Bretagne, soit pour d’autres destinations. Seule « bonne nouvelle », les États-Unis soutiennent le pays et offrent des dollars par milliards – mais comment cet C COMMENTAIRE, N° 126, ÉTÉ 2009 argent va-t-il être utilisé ? Au Pakistan, la possession de l’arme nucléaire ne sert pas tant la fierté et la sécurité nationales qu’elle n’oblige les États-Unis à tenir à bout de bras l’État menacé. Pourquoi le Pakistan est-il en si mauvaise posture ? Le pays est corrompu et mal 353 09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 354 ÉMILE PERREAU-SAUSSINE gouverné. Ni les gouvernements successifs ni les oligarchies qu’ils servent n’ont œuvré intelligemment à l’intérêt collectif de la nation. À la décharge de ces gouvernements, il faut dire qu’il est difficile de mettre en place de bonnes politiques quand ni l’État ni la nation n’ont d’identité et de réalité suffisamment fermes. Oscillant entre gouvernement civil et gouvernement militaire, entre gouvernement laïque et gouvernement islamisant, le pays cherche son assiette et ne la trouve pas. L’instabilité notoire du Pakistan renvoie à des problèmes qui n’ont toujours pas été réglés : la guerre au Cachemire indien (dont la population est en majorité musulmane) ainsi que le manque d’unité linguistique, ethnique et politique du pays. L’État pakistanais s’est constitué de toutes pièces, avec une population mélangée, souvent déracinée, et dans une région morcelée. D’anciennes rivalités opposent le Sind et le Penjab tandis que le Bélouchistan se sent négligé et que les Pathanes du Nord-Ouest ont le goût et l’habitude de la liberté. L’absence d’un véritable combat pour l’indépendance dans les années 1940 a empêché la constitution au Pakistan d’un équivalent du Congrès indien, tout à la fois parti nationaliste et parlement qui aurait constitué un noyau démocratique solide. L’animosité à l’égard de l’Inde, qui a longtemps servi de ciment au pays, pose des problèmes : l’Inde est de plus en plus puissante. Malgré la bombe atomique, la partie devient dangereusement inégale. L’islam, qui devait réunir les Pakistanais, aplanir les différences et constituer le cœur de l’identité nationale, ne suffit pas à la tâche. L’État, fondé pour réunir les musulmans du souscontinent indien, n’arrive pas à se considérer comme laïque. Mais l’islam est autant un facteur de division que d’unité. Le Président Asif Ali Zardari a succédé au général Pervez Musharraf en septembre 2008 et beaucoup espéraient une ère de stabilité. Cependant, les événements de ces derniers mois ont remis en cause cette espérance. Zardari se donne pour le champion de la lutte contre les militants islamistes. Il a contre lui le leader de l’opposition, Nawaz Sharif, qui a déjà été par deux fois Premier ministre, et qui est disposé à jouer une carte anti-américaine et islamiste. Que va faire l’armée face à cette menace ? On ne sait si cette institution islamisée depuis les années 80 va faire cause 354 commune avec les partis extrémistes et fermer les yeux sur la constitution de quasi-émirats islamistes, ou si elle va remettre de l’ordre comme elle en a l’habitude – comme l’armée algérienne en 1992. L’état de crise quasi permanent du pays oblige à en reprendre l’histoire dans une perspective générale pour comprendre comment la religion et la politique devaient s’y mêler – ou ne pas s’y mêler. Le Pakistan est aux prises avec un problème théologico-politique qu’il ne sait comment résoudre, et dont je voudrais reprendre ici les principaux éléments. Aux racines du Pakistan Le Pakistan a été fondé en 1947. La mise en place d’un État musulman dans le souscontinent indien devait répondre à des préoccupations qui étaient inséparablement politiques et religieuses. D’un point de vue politique, il semblait que le principe one man, one vote ne pouvait aboutir qu’à l’oppression de la minorité musulmane par la majorité hindoue. Comme John Stuart Mill l’avait expliqué dans ses Considérations sur le gouvernement représentatif, le régime représentatif requiert une certaine homogénéité du peuple. Ce qui est représenté doit former un tout. Pour fonctionner de manière harmonieuse, la règle majoritaire suppose un groupe relativement unifié, dans lequel les intérêts de la minorité et de la majorité se recoupent au moins partiellement. L’Inde multiple et segmentée ne répondait apparemment pas à cette description. Il lui manquait le minimum d’homogénéité dont Mill avait parlé. Certains des porte-parole de la minorité musulmane avaient le sentiment qu’ils risquaient d’être malmenés par les hindous, qui avaient pour eux le nombre. Pour que le gouvernement prenne en compte l’hétérogénéité fondamentale des partis en présence, ils préconisaient des électorats séparés. En 1909, ces électorats furent mis en place par le gouvernement anglais, qui n’était sans doute pas mécontent de trouver là l’occasion d’appliquer le vieux principe impérial : diviser pour régner. Mais le Rapport Nehru de 1928 avait fait partiellement marche arrière, car la logique des électorats séparés relevait davantage d’une logique impériale que de la logique démocratique à laquelle l’Inde était supposée aspirer 09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 355 LE PAKISTAN À LA RECHERCHE D’UN NATIONALISME RELIGIEUX ET LIBÉRAL dans le long terme. La séparation des électorats s’insérait mal dans la logique démocratique, en vertu de laquelle tous les citoyens sont égaux et appartiennent au même peuple. Le Rapport Nehru était une mauvaise nouvelle pour les musulmans qui craignaient une dictature hindoue, et qui préféraient maintenir les électorats séparés. Plus les musulmans étaient attachés à leur identité musulmane, et moins ils étaient attirés par l’idée d’un nationalisme indien qui leur aurait imposé un statut subordonné ou qui les aurait regroupés dans un ensemble hindo-musulman susceptible de leur faire perdre leur identité. Le corps politique national auquel l’« auto »-détermination hindo-musulmane faisait implicitement référence leur apparaissait problématique (1). Dans l’un des discours les plus célèbres de l’histoire du Pakistan, le poète, philosophe et homme politique Mohammed Iqbal (18771938) estime que « fonder une constitution sur l’idée d’une Inde homogène, ou appliquer à l’Inde des principes dictés par les sentiments démocratiques britanniques, c’est la préparer à la guerre civile sans s’en apercevoir (2) ». Iqbal craint la guerre civile, parce qu’il craint que l’oppression de la minorité musulmane ne suscite une révolte. Puisqu’il semblait difficile d’arrêter les progrès du nationalisme et de la démocratie, puisque la logique des électorats séparés apparaissait comme condamnée, il fallait trouver une autre solution : un État musulman homogène, dans le cadre duquel les musulmans ne craignent ni le nationalisme unitaire ni un régime représentatif. La minorité musulmane pouvait aisément éviter le problème que posait le principe majoritaire. Il lui suffisait de retracer les frontières de manière à devenir la majorité dans une zone géographique redéfinie. Pour justifier leur projet, les partisans d’un État du Pakistan ont soutenu que l’unité de l’Inde avait toujours été artificielle, qu’il y avait toujours eu « deux nations » et non pas une seule. Il s’ensuivait que le Congrès ne pouvait pas représenter les musulmans. Il fallait procéder à une partition (1) J. S. Mill, Considerations on Representative Government, chap. 16. Cf. Farzana Shaikh, « Muslims and political representation in colonial India : the making of Pakistan », dans Hasan Mushirul (dir.), India’s Partition. Process, Strategy and Mobilization, Oxford University Press, 1993, p. 81-101. (2) Iqbal, « Presidential Address delivered at the Annual Session of the All-India Muslim League, 29 December 1930 », dans Latif Ahmed Sherwani (dir.), Speeches, Writings and Statements of Iqbal, Lahore, Iqbal Academy, 1977, p. 22. pour qu’à la « nation » musulmane corresponde un « État » musulman, et pour qu’ils forment un « État-nation » musulman. À ces considérations politiques de culture et d’identité « nationales » musulmanes s’ajoutaient des considérations plus directement religieuses. On pouvait soutenir qu’une pratique satisfaisante de l’islam supposait l’existence d’une communauté unifiée, dans le cadre de laquelle un consensus (idjma) puisse se dégager autour de l’interprétation de la loi. Iqbal considère que cette notion de consensus est « peut-être la notion juridique la plus importante dans l’Islam (3) ». D’après un hadith bien connu, il est dit : « mon peuple ne s’accordera jamais dans l’erreur ». Le consensus est traditionnellement compris comme le consensus des docteurs de la loi (les oulémas), mais le sentiment s’était répandu parmi les élites musulmanes de l’Inde que les oulémas avaient failli à leurs responsabilités. Les oulémas étaient pris entre deux critiques d’autant plus efficaces qu’elles étaient partiellement contradictoires. D’une part, on pouvait leur reprocher de n’avoir pas su s’adapter, alors même que le monde avait changé autour d’eux. Leur enseignement et leur travail législatif ne correspondaient pas à l’esprit du temps. Ils étaient trop attachés à la stricte observance des autorités anciennes (taqlid). Ils étaient responsables du caractère inadéquat du système juridique. D’autre part, on pouvait leur reprocher de s’être trop bien adaptés. Depuis la chute de l’Empire moghol et depuis l’échec de la révolte de 1857, le gouvernement n’était plus musulman et on ne pouvait plus espérer qu’il le redevienne rapidement. Dans ce contexte, les oulémas avaient délaissé la sphère publique. Pour autant qu’il y avait eu un réel renouveau, notamment autour de la formation de l’école de Deobandi, ce renouveau s’était traduit par une intériorisation et une certaine dépolitisation de l’islam. Il s’ensuivait que l’autorité des oulémas n’avait pas suffisamment de pertinence collective dans le contexte du Raj britannique. Parmi les figures tutélaires du Pakistan (Sir Syed Ahmad Khan, Muhammad Iqbal, Muhammad Ali Jinnah), on ne trouve aucun ouléma. Un profond besoin de renouveau se (3) Iqbal, Six Lectures on the Reconstruction of Religious Thought in Islam, Lahore, Kapur Art Printing, 1930, p. 240. 355 09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 356 ÉMILE PERREAU-SAUSSINE faisait sentir. Une nouvelle source d’autorité et de consensus s’avérait nécessaire. C’est du moins ce que semble prouver le formidable mouvement de mobilisation politique autour du califat que connaît l’Inde entre 1919 et 1924. Craignant de voir le califat tomber sous la coupe des Britanniques, des milliers de musulmans s’agitent sur une échelle sans précédent. Les musulmans d’Inde, qui n’avaient pas auparavant prêté la plus grande attention au calife, se passionnent tout à coup pour son sort. Tout se passe comme s’ils avaient éprouvé le besoin de s’en remettre à une autorité qui comble le vide laissé par la défaite de l’Empire moghol et par le conservatisme des oulémas. En l’absence d’une organisation politique musulmane territoriale et d’un réseau satisfaisant de docteurs de la loi, ils se tournent vers une institution supra-territoriale pour assurer leur propre identité et cohésion. En Turquie, le sultanat est séparé du califat en 1922. La souveraineté ayant été attribuée au peuple par la nouvelle Constitution, le califat perd son pouvoir temporel. L’ancien calife est déposé, un nouveau calife est élu, privé du pouvoir de l’épée. Les leaders califatistes indiens demandent alors à l’État turc d’accroître la dignité du calife, car ils entrevoient une nouvelle possibilité : celle d’un calife au pouvoir essentiellement spirituel, une sorte d’équivalent du pape. La séparation du califat et du sultanat pourrait faire du calife une autorité quasi universelle dans le monde musulman – y compris parmi les chiites (4). Cependant, l’intention de Mustafa Kemal était d’affaiblir le calife, non de le renforcer, et c’était la raison pour laquelle il avait séparé le sultanat du califat. Kemal abolit le califat en 1924, réduisant à néant le mouvement qui s’était réuni derrière sa bannière. Le califat aurait pu jouer le rôle d’autorité religieuse pour les musulmans du monde entier. Son abolition repousse les musulmans vers leurs corps politiques particuliers. L’échec du mouvement califatiste appelle une alternative, que l’abolition du califat rend possible : celle de l’État-nation musulman (5). On (4) Bernard Lewis, The Emergence of Modern Turkey, Oxford University Press, 1968, p. 262-271. (5) Hamid Enayat, Modern Islamic Political Thought, University of Texas Press, 1982, p. 53-55. 356 trouve une bonne illustration de ce mouvement dans l’une des plus grandes figures du mouvement califatiste : Mohammed Ali. D’abord attaché au Congrès au moment de l’agitation du début des années 20, Ali s’en détache progressivement pour se tourner vers le communalisme et pour revendiquer une identité musulmane (6). Le mouvement califatiste a préparé le terrain pour la mobilisation des musulmans qui conduira à la mise en place du Pakistan (7). Mais c’est l’échec du mouvement qui s’avère fondamental. Iqbal témoigne d’une profonde méfiance à l’égard du califat, au point d’approuver la politique de Kemal. Pour Iqbal, un État musulman devrait fournir le cadre dans lequel forger le consensus requis. Dans ses Leçons sur la reconstruction de la pensée religieuse en Islam, Iqbal se propose de renouveler l’Islam pour l’adapter au monde moderne en faisant jouer un rôle central à l’assemblée représentative, dans lequel il voit le lieu d’un consensus renouvelé et adapté. La fonction du calife peut être exercée par une assemblée. « Le transfert des pouvoirs d’interprétation (ijtihad) des représentants individuels d’écoles [les oulémas] à une assemblée législative musulmane, qui, au vu de la croissance de sectes opposées, est la seule forme que le consensus (idjma) puisse prendre dans les temps modernes, assurera la contribution aux débats juridiques de laïcs qui se trouvent avoir un bon sens des affaires humaines. Ce n’est que de cette manière que nous pouvons réveiller l’esprit vital endormi de notre système juridique, et le rendre capable d’évoluer. En Inde, cependant, des difficultés ne manqueront pas de se présenter ; car il est douteux qu’une assemblée législative non musulmane puisse exercer le pouvoir d’interprétation (8). » On retrouve ici la question de l’homogénéité. Il s’agit de mettre en place une autorité compétente pour interpréter la loi. Cette autorité gagnerait à être celle d’une assemblée législative de type moderne. Mais une assemblée législative ne saurait remplir ce rôle (6) Hasan Mushirul, Mohamed Ali, Ideology and Politics, New Delhi, Manohar, 1981, p. 83-109. (7) Gail Minault, The Khilafat Movement. Religious Symbolism and Political Mobilization in India, Columbia University Press, 1982. (8) Iqbal, Six Lectures on the Reconstruction of Religious Thought in Islam, p. 241. 09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 357 LE PAKISTAN À LA RECHERCHE D’UN NATIONALISME RELIGIEUX ET LIBÉRAL qu’en réunissant une majorité significative de musulmans. D’où le besoin d’un État musulman qui permette aux croyants de se réunir pour délibérer sans que les non-croyants n’interfèrent. L’idée pakistanaise doit son succès à sa capacité de fusionner des aspirations politiques et des aspirations religieuses. Elle renvoie d’une part à la logique démocratique du règne de la majorité, contre l’Empire britannique, et contre la menace d’un Empire indien dominé par les hindous. Elle renvoie d’autre part à la logique religieuse du besoin de consensus sur l’interprétation de la loi, l’idjma étant une sorte de « vox populi presque inconsciente (9) ». La Ligue musulmane, initialement surtout sensible à la logique politique de l’idée pakistanaise, et relativement indifférente à la question religieuse, subit une lourde défaite électorale en 1937. Elle y répond en intégrant la dimension religieuse, et en se donnant comme représentative du consensus musulman. En opérant une synthèse entre l’idée britannique de la représentation politique et du besoin musulman d’un consensus, la Ligue musulmane pose les bases idéologiques de l’État pakistanais (10). Pour le Pakistan, la solution la plus simple était de s’en tenir à la théorie du consensus telle que la présente Iqbal : « le transfert des pouvoirs d’interprétation (ijtihad) des représentants individuels d’écoles à une assemblée législative musulmane ». Cette solution avait l’avantage de conduire au recoupement des perspectives laïques et religieuses. Les uns et les autres pouvaient ainsi reconnaître la légitimité de l’assemblée, même si c’était pour des raisons différentes. Cette solution réconciliait la perspective démocratique du règne de la majorité et la perspective religieuse du règne de la loi telle qu’interprétée par la majorité musulmane. Mais cette solution se heurtait à deux difficultés fondamentales. En premier lieu, le consensus démocratique ne se confond pas nécessairement avec le consensus musulman. (9) Ignaz Goldziher, Le Dogme et la loi dans l’Islam, Geuthner, 1920, trad. Arin, p. 45. (10) Farzana Shaikh, Community and Consensus in Islam. Muslim Representation in Colonial India (1860-1947), Cambridge University Press, 1989, p. 209-210. À ma connaissance, c’est Farzana Shaikh qui a le mieux dépeint la double origine du Pakistan : dans l’idée représentative et dans l’idée de consensus. Qu’elle trouve ici l’expression de ma gratitude pour avoir bien voulu corriger certaines de mes erreurs. Le consensus est traditionnellement compris non comme le consensus de tous les musulmans, mais comme le consensus des musulmans particulièrement qualifiés, c’est-à-dire pieux et savants (d’où le rôle traditionnel des oulémas en ce domaine). Si le peuple musulman, en tant que peuple, est souverain en matière politique, il ne l’est pas nécessairement en matière religieuse, il n’est pas nécessairement réputé compétent pour interpréter la charia. En second lieu, dans l’assemblée législative du Pakistan, il n’y a pas que des musulmans et, parmi les musulmans, il en est qui ne sont pas reconnus comme orthodoxes par la grande majorité (en particulier les Ahmadis). S’il y a liberté religieuse, le plus probable est que le « peuple » ne comptera pas seulement des croyants officiellement d’accord sur l’essentiel, il comptera aussi des croyants hétérodoxes et des non-croyants. Pour les musulmans, la confusion des dimensions religieuses et politiques au sein de l’assemblée législative a l’avantage d’islamiser le parlementarisme, mais aussi le grave inconvénient de menacer l’intégrité de l’Islam. Des tensions irréductibles Les premiers à objecter contre « le transfert des pouvoirs d’interprétation des représentants individuels d’écoles à une assemblée législative musulmane » ont évidemment été ces « représentants individuels », les oulémas, qui ne tenaient pas à être écartés du pouvoir. Ils ont été suivis par l’une des grandes figures de l’islamisme, Maudoudi. Comme les oulémas, Maudoudi estime que tous les musulmans ne sont pas également compétents pour interpréter la charia. Mais Maudoudi n’éprouve qu’une confiance limitée dans les oulémas. S’il forme un parti (le Jamaat-iIslami, parti de l’Islam), c’est parce qu’il entend en appeler au peuple et faire jusqu’à un certain point le jeu de la démocratie et des élections. Jusqu’à un certain point seulement, car le modèle dont Maudoudi s’est inspiré pour la création de son parti est celui du parti bolchevique. Pour Maudoudi, le critère de la majorité ne suffit pas : ainsi les Américains ont-ils fait l’erreur d’abandonner la prohibition (11). Ce qu’il faut, c’est une « théo-démo(11) Syed Abul ‘Ala Maudoodi, The Political Theory of Islam, Pathankot, s.d. [1939], p. 34. 357 09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 358 ÉMILE PERREAU-SAUSSINE cratie », une « démocratie limitée par la Parole de Dieu ». On est là au cœur du problème. Maudoudi considère qu’un État musulman n’est pas seulement un État dirigé par des musulmans, c’est aussi un État dirigé selon les principes de l’islam. Tant les oulémas que les islamistes refusent la théorie d’un parlement souverain qui réconcilierait l’islam et la démocratie. Ils ne croient pas à l’existence commode d’un « peuple musulman » qui combine de manière satisfaisante la dimension démocratique (le peuple) et la dimension religieuse (le peuple musulman). Lors des discussions qui ont conduit à l’adoption de la Constitution de 1956, la Commission des principes fondamentaux (Board of Basic Principles), qui réunissait les plus grandes autorités religieuses du pays, a proposé trois amendements significatifs. Étant donné qu’il n’était pas envisageable de priver les 15 % de non-musulmans de leur citoyenneté, et qu’il n’était pas possible d’empêcher les non-musulmans de siéger au Parlement, les membres de la Commission ont trouvé une parade en recommandant un régime présidentiel plutôt qu’un régime parlementaire, tout en réservant la fonction présidentielle à un musulman. Il s’agissait de faire du chef de l’État le calife au sens traditionnel du terme, en charge de l’application de la charia (12). Par ailleurs, la Commission a recommandé que le pouvoir législatif soit limité aux domaines dans lequel la charia est silencieuse, réduisant ainsi le Parlement à voter le budget, à élire et à destituer le chef du gouvernement. Enfin, la Commission a recommandé la création d’un conseil d’oulémas qui, en cas de non-conformité à la charia, pourrait demander à l’assemblée législative d’amender la proposition de loi (repugnancy clause). Dans l’ensemble, les recommandations de la Commission des principes fondamentaux n’ont pas été suivies. Le comité constitutionnel a refusé de subordonner le Parlement à un conseil d’oulémas, et fait le choix d’un régime parlementaire (tout en réservant la fonction présidentielle aux musulmans). La suprématie de la charia est apparue comme difficilement conciliable avec la souveraineté du peuple. Dans la Constitution de 1956, le Pakistan est déclaré une « république islamique », mais les méca(12) Leonard Binder, Religion and Politics in Pakistan, University of California Press, 1961, p. 176-177. 358 nismes mis en place pour assurer son caractère islamique sont vagues. L’histoire politique du Pakistan depuis sa fondation est d’autant plus complexe que le pays n’a jamais trouvé un régime qu’une solide majorité puisse accepter. Les uns soutiennent que la seule raison d’avoir le Pakistan, c’est d’avoir un État islamique, un État qui impose la charia. L’identité du Pakistan est une identité essentiellement religieuse ; le Pakistan doit son existence à ce qu’ils appellent son « idéologie » musulmane (13). Les autres restent fidèles au primat de la politique qui caractérisait initialement la Ligue musulmane, et aspirent à un État plus laïque. Ils soulignent volontiers les désaccords entre musulmans au sujet de l’islam, pour suggérer que l’islam comme tel ne fournit pas une identité politique cohérente. Ils estiment que la sécession du Bengladesh, en 1971, a prouvé que l’islam ne suffisait pas à tenir ensemble les divers éléments du peuple pakistanais : « l’islam s’est avéré constituer un lien trop ténu pour conserver ensemble les deux moitiés (14) ». Ces Pakistanais laïques peuvent aller jusqu’à expliquer qu’il y a toujours eu, à côté de la civilisation indienne, une civilisation de l’Indus, dont le Pakistan n’est que la plus récente illustration (15). Quelques jours avant la fondation du Pakistan, le 11 août 1947, le leader de la Ligue et premier Président du Pakistan Jinnah lit un discours dans lequel il minore l’importance de l’islam dans la Constitution de l’État à venir : « Vous êtes libres ; vous être libres d’aller à vos temples, vous êtes libres d’aller à vos mosquées ou dans n’importe quel autre lieu de culte dans l’État du Pakistan. Vous pouvez vous rattacher à n’importe quels religion, caste ou credo qui ne concernent pas les affaires de l’État (16). » Le discours de Jinnah fait aujourd’hui encore l’objet d’appréciations profondément divergentes. Certains veulent y voir la pierre (13) Maudoodi, Islamic Law and Constitution, Karachi, Jamaate-Islami Publications, 1955 ; Javid Iqbal, Islam and Pakistan’s Identity, Lahore, Iqbal Academy, Vanguard Books, 2003. (14) Muhammad Munir, From Jinnah to Zia, Lahore, Vanguard Books, 1979, p. 96. (15) Aitzaz Ahsan, The Indus Saga and the Making of Pakistan, Oxford University Press, 1996. C’est là un procédé classique : en Iran, le Shah a mis en avant les origines perses de la nation (prémusulmane) ; en Égypte, pour contrer les islamistes, on a souligné l’importance de l’ancienne civilisation égyptienne ; en Israël, certains se sont donnés pour cananéens ; en France, des républicains ont préféré Vercingétorix à Clovis. (16) Jinnah, Presidential Address to the Constituent Assembly of Pakistan, 11 août 1947. 09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 359 LE PAKISTAN À LA RECHERCHE D’UN NATIONALISME RELIGIEUX ET LIBÉRAL d’angle de la Constitution. D’autres en minorent l’importance, et expliquent que, dans le contexte de transferts massifs de population, il s’agissait seulement, et provisoirement, d’éviter le massacre de musulmans innocents par les hindous et par les sikhs. Dans son préambule, la Constitution de 1956 stipule que « les principes de démocratie, de liberté, d’égalité et de tolérance et de justice sociale tels que prévus par l’islam doivent être intégralement observés (17) ». La même disposition est reprise dans les Constitutions de 1962 et de 1973. Mais ce préambule peut faire l’objet de deux types d’interprétation. Les uns insistent sur la nécessité d’une interprétation musulmane de la démocratie, les autres sur une interprétation démocratique de l’islam. Le caractère insuffisamment musulman de l’État en détourne les islamistes, qui ne lui prêtent qu’une allégeance limitée, et ont du mal à se réconcilier avec l’idée de souveraineté nationale. Depuis les années 80 et la guerre en Afghanistan, de nombreux groupes islamistes transnationaux partisans d’un islam néo-wahhabite se sont installés au Pakistan. Près de trois millions d’Afghans y ont également trouvé refuge, qui confient volontiers leurs enfants aux oulémas du Jammat-iUlema-i-Islam, sensibles à l’appel d’un nouvel islam déterritorialisé comme celui du Tablighi Jammat (18). L’agitation en faveur d’un nouveau califat, dont l’échec avait été le point de départ du projet pakistanais, reprend – on songe à Hizb-ut-Tahir. Des groupes islamistes déçus par les États musulmans nourrissent l’utopie d’une communauté religieuse et politique universelle sous la direction d’un pouvoir musulman unifié. Ces nouvelles formes de l’islam politique visent moins à la constitution d’un État-nation musulman qu’à une hégémonie transpolitique de l’islam. Dans cette perspective, l’État est tantôt ignoré, tantôt considéré comme un simple pis aller pour imposer la charia. Ce problème n’est pas nouveau. Dans les années 1940, Maudoudi a dénoncé le projet de l’État pakistanais défendu par la Ligue musulmane, qu’il jugeait essentiellement (17) Preamble to the 1956 Constitution. (18) Muhammad Khalid Masud, Travellers in Faith. Studies of the Tablighi Jamaat as a Transnational Islamic Movement for Faith Renewal, Leiden, Brill, 2000. laïque (19). Par ailleurs, l’école la plus influente parmi les oulémas, celle de Deobandi, a été constituée à la suite de l’échec de la révolte de 1857, dont l’un des buts était la restauration d’un pouvoir politique musulman, comme à l’ère moghole. L’école de Deobandi se met en place avec deux présupposés : l’État n’est pas musulman ; il n’y a pas de crise d’autorité religieuse qui rendrait nécessaire une refondation théologico-politique. Il n’est donc pas surprenant que la grande majorité des oulémas se soient opposés à la création du Pakistan (20). Le principal opposant à Jinnah fut Mawlana Husayn Ahmad Madani, qui était favorable au nationalisme indien plutôt qu’au nationalisme musulman. L’opposition de Madani à Jinnah se fondait sur deux arguments principaux, l’un politique et l’autre religieux. D’une part, les musulmans appartiennent à la même nation (qawm) que leurs compatriotes hindous, une nation ne se constitue pas sur la base de la foi – il n’y a donc pas de problème lié à la représentation. D’autre part, les musulmans de l’Inde ne constituent pas une entité distincte, car, en tant que musulmans, ils font partie de la communauté universelle des musulmans, l’oumma – il n’y a donc pas de problème lié au consensus. Ces deux arguments n’ont cessé de peser sur le projet pakistanais et de l’affaiblir de l’intérieur. Un Léviathan islamique A contrario, pour renforcer sa légitimité, l’État en est venu à s’appuyer sur ce qui justifiait son existence et lui conférait sa légitimité : son caractère musulman. La Constitution de 1973 déclare de manière nette que l’islam est la religion de l’État. Peu après, le vendredi remplace le dimanche comme jour de repos et la vente d’alcool est interdite. Le processus d’islamisation de l’État culmine sous le général Zia ul Haq (1977-1988), puis sous Nawaz Sharif (1990-1993 et 1997-1999). La distinction entre citoyens musulmans et non musulmans gagne en importance. En (19) Syed Mohammad Zulqurnain Zaidi, « Pakistan resolution and Jama’at-i-Islami », dans Pakistan Resolution Revisited, Islamabad, National Institute of Historical and Cultural Research, 1990, p. 367-398. (20) Muhammad Qasim Zaman, The Ulama in Contemporary Islam, Princeton University Press, 2002, p. 32-37 ; Ziya-ul-Hasan Faruqi, The Deoband School and the Demand for Pakistan, Londres, Asia Publishing House, 1963. 359 09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 360 ÉMILE PERREAU-SAUSSINE 1985, Zia opère une révision de la Constitution de manière à étendre le rôle de la charia, à laquelle sont désormais en principe soumises les trois branches du gouvernement (21). Le processus d’islamisation par l’État peut être analysé comme l’affirmation de sa souveraineté. Le fondement religieux de l’État n’est pas seulement mis en avant par conviction religieuse. Il est mis en avant au nom d’une logique politique. On retrouve ici l’équivalent du droit divin des rois qui a permis d’enraciner les États dans l’Europe d’Ancien Régime. Il est symptomatique que, s’agissant des politiques de Zia et de Sharif, on en soit venu à faire référence à Hobbes, en évoquant un « Léviathan islamique » (22). L’État islamique assure l’allégeance des musulmans y compris les plus radicaux, tout en faisant droit à une logique politique. La place croissante de l’islam dans l’appareil administratif et législatif peut ainsi être analysée comme un moyen pour l’État d’affirmer le primat de la politique sur la religion. On peut distinguer trois types de nationalisme : le nationalisme islamiste, qui est opposé au nationalisme territorial et ethnique, et qui identifie la nation à l’oumma ; ensuite, le nationalisme laïque, pour lequel l’oumma n’est qu’une communauté de foi, sans dimension politique ; enfin, un nationalisme qui intègre des éléments religieux et laïques (23). Le premier type de nationalisme, qui est aussi une sorte d’antinationalisme, affaiblit les États musulmans. Dans un monde d’Étatsnations, il est une source d’instabilité et de désordre. Le second type de nationalisme n’est pas adapté au Pakistan. Bien que l’armée ait été au pouvoir pendant plus de la moitié de l’histoire du Pakistan et qu’elle offre une alternative nationaliste à l’islam, sa position demeure intrinsèquement fragile, dans la mesure où elle ne peut ignorer ce qui fait la (21) Ahmer Fazeel, The Constitution of the Islamic Republic of Pakistan, Karachi, Pakistan Law House, 1997, p. 18-24 ; Charles H. Kennedy, « Repugnancy to islam – who decides ? », International and Comparative Law Quarterly, 41, octobre 1992, p. 769-787. Sur les limites de l’islamisation : Marc Gaborieau, « Religion in the Pakistani Polity » dans S. Mumtaz, J.-L. Racine, I. A. Ali, Pakistan : the Contours of State and Society, Oxford University Press, 2002, p. 43-55. (22) Seyyed Vali Reza Nasr, Islamic Leviathan, Oxford University Press, 2001. Cf. Olivier Roy, « Nations sans nationalisme (Pakistan, Afghanistan, Iran) », dans Pierre Birnbaum, Sociologie des nationalismes, PUF, 1997, p. 251-269. (23) Nasim A. Jawed, Islam’s Political Culture : Religion and Politics in Predivided Pakistan, Oxford University Press, 1999, p. 12-51. 360 raison d’être du Pakistan : la réunion des musulmans du sous-continent indien. Reste le troisième type de nationalisme, qui est le seul qui puisse convenir. « Cultivons notre patriotisme. Soyons pour le Pakistan, et que le Pakistan soit pour l’islam (24). » Cependant, ce troisième type de nationalisme ne réussit pas à s’imposer. Il se heurte à la prévalence du premier type de nationalisme. La communauté politique est souvent assimilée à la communauté des croyants, comme s’il y avait une seule sorte de souveraineté légitime : la souveraineté universelle. La tendance musulmane est de nier le jus solis et le jus sanguinis au profit du jus religionis. On ne trouve pas en Islam l’équivalent de la transition de la souveraineté universelle à la souveraineté territoriale qui a eu lieu dans l’Occident médiéval. L’auteur d’un des meilleurs livres sur les débats constitutionnels de la première moitié des années 50, Leonard Binder, résume d’un trait le problème fondamental : « Aussi inimaginable que cela puisse sembler, le Pakistan a tout simplement été considéré comme la communauté de tous les musulmans, et son gouvernement comme le califat (25). » L’étrange idée d’un Pakistan qui unisse, au mépris de l’histoire et de la géographie, des régions aussi différentes que le Penjab et le Bengale (le Bengladesh d’aujourd’hui) sur la seule base du lien religieux renvoie à cette identification du Pakistan avec la communauté de tous les musulmans. Certains ont voulu instaurer un « droit de retour » qui aurait été un équivalent du droit de retour des Juifs en Israël, comme si l’oumma universelle pouvait être un équivalent du « peuple choisi » (26). En 1950, Nehru et le Premier ministre du Pakistan s’étaient mis d’accord pour limiter l’émigration des musulmans. En dépit de son nom, Islamabad (qui ne devient la capitale que quelques années plus tard) ne pouvait être un équivalent musulman de Jérusalem, car, à la différence des Juifs, les musulmans ne forment pas un peuple au sens politique du terme. Des penseurs politiques musulmans ont reconnu que l’unité spirituelle des musulmans (24) Pakistani Nationhood. A collection of papers read at the national seminar held at Dacca from November 5-9, 1961, Dacca, Ali, 1962, p. 9. (25) Leonard Binder, Religion and Politics in Pakistan, p. 22. (26) Vazira Zamindar, The Long Partition, Columbia University Press, 2007, p. 176-180 et p. 198-200. 09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 361 LE PAKISTAN À LA RECHERCHE D’UN NATIONALISME RELIGIEUX ET LIBÉRAL pouvait s’accommoder de la diversité des corps politiques dans lesquels ils vivent (Ibn Khaldun par exemple). Mais, dans l’ensemble, leurs vues ne se sont pas imposées. Le nationalisme est souvent considéré, sinon comme un polythéisme, du moins comme un produit d’importation étrangère (27). Il est vrai que le nationalisme s’est d’abord développé dans l’intelligentsia au contact avec le colonisateur davantage que dans les secteurs traditionnels de la société (28). Il est également vrai que, dans le monde arabe, les plus nationalistes ont souvent été tantôt des musulmans d’autant plus engagés en politique qu’ils étaient moins religieux, tantôt les membres des minorités chrétiennes, contentes de trouver dans l’allégeance à la nation une manière de relativiser l’importance politique de l’islam. Une ambivalence radicale ? Mohammed Iqbal apparaît comme l’un des pères fondateurs du nationalisme pakistanais. On lit sous sa plume que « le nationalisme, au sens de l’amour de son pays, et même de la disposition à mourir en son honneur, fait partie de la foi musulmane ». Cependant, Iqbal s’avère très ambivalent à l’égard de l’idée de souveraineté territoriale et de la forme politique qu’est l’État-nation. Il dénonce « la culture moderne, fondée comme elle est sur l’égoïsme national », et qui n’est qu’une « autre forme de barbarie » (il associe étroitement l’État-nation à la Première Guerre mondiale) (29). Bien que partisan du projet pakistanais, Iqbal a du mal à accepter que l’État-nation puisse concilier les dimensions politique et religieuse de l’existence. Iqbal est sans cesse tenté de subordonner nettement la dimension nationale à la dimension religieuse, au point de les rendre exclusives l’une de l’autre. Pour Iqbal, le nationalisme « n’entre en conflit avec l’islam que lorsqu’il joue le rôle d’un concept politique et (27) On consultera par exemple P. J. Vatikiotis, L’Islam et l’État [1987], Gallimard, 1992. En sens contraire, James P. Piscatori, Islam in a World of Nation-States, Cambridge University Press, 1986 (mais Piscatori ne fait pas la différence entre État-nation et empire). Le Liban est la figure emblématique de l’échec à se constituer en Étatnation. (28) Clement Henry Moore, Politics in North Africa : Algeria, Marocco, and Tunisia, Boston, Little, Brown, 1970, p. 34-90 ; Benedict Anderson, Imagined Communities, Verso, 1983, p. 113-140. (29) Iqbal, Six Lectures on the Reconstruction of Religious Thought in Islam, p. 219. prétend être le principe de la solidarité humaine (30) ». Phrase étrange ! Qu’est-ce que le nationalisme, sinon un concept politique et un principe de solidarité humaine ? Iqbal entendait tracer une distinction entre patriotisme (vataniyyat) et nationalisme (qaumiyyat), mais il n’est pas sûr que la distinction soit aussi nette qu’il l’aurait voulue. Iqbal éprouve une hantise. Il ne veut en aucune manière d’un lien politique qui ne serait pas aussi un lien religieux, et il voit bien que l’État-nation comporte inévitablement cette possibilité. Iqbal voit bien que, dans l’État-nation européen, l’allégeance politique commune permet à des citoyens de religions différentes de coexister sur une base non religieuse. Or cette différenciation lui apparaît comme incompatible avec la doctrine de l’islam, pour laquelle « Dieu et l’univers, l’esprit et la matière, l’Église et l’État, sont organiquement liés. L’homme n’est pas le citoyen d’un monde profane auquel il faudrait renoncer dans l’intérêt d’un monde spirituel situé ailleurs (31) ». Iqbal recule devant l’Étatnation parce qu’il s’aperçoit que l’État-nation, en conjuguant deux types d’allégeance, rend possible une liberté religieuse qui l’inquiète, et implique un changement qu’il récuse. « Si certains musulmans sont tombés dans l’erreur de croire que religion et nationalisme puissent aller main dans la main, je veux les mettre en garde, car cela conduira ultimement à l’irréligion. Et si cela ne se produit pas, l’islam sera réduit, par un jeu de conséquences inévitables, à un idéal éthique sans pertinence pour l’ordre social (32). » Le nationalisme religieux est potentiellement antilibéral. Dans tout le Moyen-Orient, après l’échec des nationalismes laïques dans les années 60, la tendance générale a été au renforcement des politiques confessionnelles. La principale conséquence en a été la persécution de minorités chrétiennes qui avaient survécu à près de mille trois cents ans d’islam, mais qui disparaissent à présent très rapidement. Ces minorités avaient pu trouver un (30) Iqbal, « Reply to questions raised by Pandit Jawaharlal Nehru », dans S. A. Vahid (dir.), Thoughts and Reflections of Iqbal, Lahore, Shaikh Muhammad Ashraf, 1964, p. 289. (31) Iqbal, « Presidential address delivered at the annual aession of the All-India Muslim League, 29 December 1930 », p. 5. (32) Iqbal, « Statement on islam and nationalism in reply to a statement of Maulana Husain Ahmad, published in Ehsa on 9 March 1938 », dans Sherwani (dir.), Speeches, Writings and Statements of Iqbal, p. 255. 361 09-PERREAU-SAUSSINE:ARTICLE_gabarit 2/06/09 17:42 Page 362 ÉMILE PERREAU-SAUSSINE modus vivendi dans le cadre d’Empires musulmans (comme dhimmis) ; elles sont désormais les victimes de la puissance homogénéisante du nationalisme. Au Pakistan, la présence d’un fort nationalisme religieux risque pareillement de rendre la vie encore plus difficile pour les hindous, les ahmadis et les chrétiens. Ce qu’Iqbal voit bien, c’est que le nationalisme religieux unit deux éléments susceptibles d’être dissociés, et que l’État-nation est la matrice du libéralisme. Il autorise une coexistence pacifique entre croyants de confessions différentes qui, à défaut de partager la même foi, partagent la même citoyenneté. Le nationalisme est susceptible d’ajouter aux allégeances religieuses qui divisent une allégeance politique qui unit. L’exaltation profane de l’importance du corps politique est la condition de possibilité de la tolérance, car elle permet d’assurer la concorde civile par-delà la discorde religieuse. Or de nombreux penseurs politiques musulmans éprouvent encore de la difficulté à accepter que, dans les pays où la majorité est musulmane, les non-croyants puissent avoir un statut de citoyen (et non un statut de dhimmi). Bref, ils ne sont pas assez nationalistes et démocrates. Même parmi ceux qui ressentent la nécessité d’accorder la citoyenneté aux non-croyants, la tentation est forte de refuser que le chef de l’État puisse ne pas être musulman. Les empires sont capables d’être tolérants à l’égard des communautés qu’ils laissent se gouverner elles-mêmes, pour autant qu’elles demeurent soumises. Organisés autour des communautés qu’ils laissent subsister, les 362 empires leur sacrifient les droits de l’individu. Sauf dans un petit nombre de centres cosmopolites, l’idée d’un individu libre de toutes attaches est difficile à concevoir. Par contraste, les États-nations sont généralement médiocrement tolérants à l’égard des communautés et des « corps intermédiaires », qui tendent à être subordonnés à l’idée homogène de la « nation ». L’empire est pluraliste, car il divise pour régner, tandis que l’État-nation est moniste, parce qu’il ne reconnaît que des individus. Mais l’État-nation est potentiellement tolérant à l’égard des individus qu’il libère de leurs attaches communautaires (33). Iqbal est tiraillé. Il se méfie du nationalisme indien, qu’il soupçonne de vouloir opprimer la minorité musulmane. Il aspire à un nationalisme pakistanais, dans lequel la citoyenneté se confonde avec l’islam. Mais il sent bien que, dans le contexte dans lequel il écrit, un tel nationalisme semble difficilement envisageable. Il veut et il ne veut pas un État-nation musulman – comme le Pakistan que ronge cette ambivalence radicale. Le Pakistan est tiraillé comme Iqbal, incapable de prendre le parti d’une politique à la fois claire et cohérente. ÉMILE PERREAU-SAUSSINE (33) La formule canonique de l’État-nation est celle de Clermont-Tonnerre en 1789 : « Il faut refuser tout aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs tout comme individus. » Sur l’opposition empire/nation en rapport avec la tolérance : Michael Walzer, Traité sur la tolérance, Gallimard, 1998, trad. Hutner.