LA NOTION DE COMPÉTENCE, SES
ENJEUX ÉPISTÉMOLOGIQUES
EMMANUEL BRASSAT1
La notion de compétence apparaît aujourd’hui comme
très présente dans le discours pédagogique des institutions
éducatives. Elle a pris une valeur normative dès qu’il
s’agit de définir une action d’enseignement et
d’apprentissage et d’en évaluer la portée. Adoptée dans
les théories et les pratiques d’organisation et de gestion du
travail humain de la société dite postindustrielle, elle doit
son sens initial aux travaux des sciences humaines et
sociales, parmi lesquelles la psychologie scientifique occupe
le premier rang à travers ses différentes applications à la
cognition, au développement psychique, à l’ergonomie, au
management et à la pédagogie. Dans son acception
épistémologique, la notion de compétence oscille
néanmoins entre plusieurs définitions qui ne se recoupent
pas nécessairement et qu’il faut pouvoir distinguer :
behavioriste, cognitiviste, constructiviste, pragmatique.
Cependant, dans toutes ces définitions, l’apprentissage est
décrit comme la mise en œuvre observable d’un ensemble
réglé d’opérations, de procédures plus ou moins explicites
et modélisables, permettant l’exercice efficace de
l’intelligence dans un domaine donné et pour une classe
de problèmes. Ce faisant, la définition de l’apprentissage
comme fait de procédures agies permettant l’expression
d’ensembles de capacités circonstanciées, ou d’algorithmes
de résolution, tend à détacher les modes d’apprentissage
des contenus institutionnels de savoir, voire à les y
opposer. Il en résulte une dé-légitimation des savoirs et
des métiers en tant que dispositifs de représentation,
d’instruction et d’action, institutionnellement
indépendants.
INTRODUCTION
La notion de compétence est des plus controversées et
n’est pas rigoureuse du fait de la polysémie de sa
définition et de ses nombreuses instrumentalisations
sociales. Le psychologue de léducation M. Crahay en
indiquait lui-même récemment les limites.
Néanmoins, elle n’est pas non plus triviale du fait de
1 Docteur en épistémologie et histoire des sciences. Professeur certifié
de philosophie à l’Université de Cergy-Pontoise. Membre
professionnel du laboratoire EMA/UCP.
ses applications fréquentes dans les théories de
l’apprentissage, dans le travail industriel et tertiaire et
dans les protocoles professionnels. Depuis une
trentaine d’années, une telle plasticité a non
seulement contribué à l’extension de son usage, mais
a aussi donné lieu à l’introduction de normes et de
formats dans des pratiques professionnelles où
n’existait pas de définition précise de processus et/ou
procédures de travail qui doivent intégrer en tant que
référents communs : législation, conceptions et
finalités, connaissances et tâches d’exécution. Si le
contexte le plus direct de son histoire
épistémologique est récent le vingtième siècle on
peut envisager de l’inclure dans une histoire
conceptuelle plus ancienne qui correspond,
schématiquement, aux différentes étapes de la
modernité.
Pour ce qu’il en est de son histoire la plus ancienne,
posons sans exagération qu’elle commence avec la
Renaissance et le Protestantisme. Elle est à relier à ce
processus de sécularisation du savoir et des finalités
spirituelles de la théologie qui se produit à la fin du
Moyen Âge. Celui-ci donne lieu à la formation, dès
le seizième siècle, d’une anthropologie reliant réalité
physiologique et psychologique indépendamment du
spirituel, puis, au début du dix-huitième siècle,
existence individuelle, historique et sociale. Dans ce
cadre anthropologique prendront naissance les
formes modernes de la science et de la technique
expérimentales, de lÉtat nation puis de la république
parlementaire, du capitalisme commercial, industriel
et bancaire. Un tel processus devient
épistémologiquement prédominant avec le
développement au dix-neuvième siècle de sciences
sociales fondées sur l’étude du vivant, léconomie et le
travail, sur la communication et le langage, et
procédant d’exigences de mathématisations des
concepts et de quantification des analyses produites.
Une histoire qui, projetée sur le plan pédagogique, se
déploie de léducation libérale des humanistes
jusqu’aux méthodes actives de l’Éducation nouvelle,
en passant par la science didactique des collèges
protestants et les premières écoles professionnelles du
dix-septième siècle. Elle tend, culturellement, cela
dès la Renaissance et ses conséquences, à infléchir la
valeur du savoir en direction de ses effets pratiques,
vers l’intramondain et la jouissance des usages, au
sein d’une visée d’intégration à la vie sociale et, tout
autant, à individualiser la définition des modes
d’acquisition du savoir. Dans des sociétés qui, avec la
révolution industrielle, cessent d’être stratifiées en
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2
ordres immuables, la valeur utilitaire du savoir
enseigné va peu à peu tendre à nouer étroitement
acculturation générale, formation individuelle et
définition du rôle social par la
professionnalisation.
Son histoire récente dépend de la conception
psychogénétique des facultés mentales conçue
comme un processus progressif, ou évolutif, fondé
sur l’activité humaine empirique ou adaptative.
Disons qu’elle commence avec Locke et va jusqu’à
J.S. Bruner, en passant par Spencer, Darwin, Bain,
Dewey, Baldwin et Piaget, sans les amalgamer.
Plutôt que dun usage de facultés intellectuelles
immuables, le savoir va résulter de capacités
mentales acquises par l’exercice individuel du
corps et de la perception. Ces deux dimensions
historiques, sur le plan pédagogique, je les vois
converger dans la mise en place, dès les années
dix/vingt aux USA et à partir des années soixante
en Europe, de formes d’enseignement basées non
plus sur la transmission méthodique de contenus
de connaissance par l’enseignant, mais sur la mise
en œuvre procédurale et expérimentale par
l’apprenant de ce qui les rend possibles, ou bien de
ce qu’elles rendent possible sur les plans cognitifs
et pratiques.
Passage donc du savoir au pouvoir, en tant que le
second serait le moteur et le vecteur essentiel de
tout apprentissage, y compris initial. À
l’enseignement par linstruction du déjà
systématisé et disposé analytiquement, le savoir en
son unité, se substituent ces dimensions plus
opératoires que sont l’action inductrice sur la
complexité, la confrontation à l’inédit, la logique
de l’application par l’utilité matérielle ou la
motivation de l’action par l’intérêt. Autrement dit,
le savoir-faire et le savoir-être, en tant que
médiations prédominantes de la compréhension
et de l’assimilation d’un conçu dans son
effectuation agie, deviennent les normes
prédominantes de la pédagogie et du savoir. Ce
faisant, la différence pré-constituante du savoir
institutionnel et du réel empirique, du
transcendantal rationnel de la connaissance et de
l’immanent construit de l’activité volontaire
individuelle, qui ordonnait encore la modernité
classique et plus fortement en France les
méthodes d’enseignement, se trouve contredite et
déplacée, voire récusée dans lÉcole. Les
enseignants et les établissements scolaires le vivent
très directement, même s’ils ne le disent pas ainsi,
car elle fait difficulté pour eux. En quelque sorte,
c’est d’un abandon du cartésianisme en son sens
propre qu’il s’agit. Là est le problème, celui d’un
passage du rationnel au pragmatique, à une
rationalité qu’on dira désormais limitée, ou à une
intelligence qu’on voudra systémique et
émergente et qui ne pourrait plus se donner a
priori comme systématique, déductive et
analytique. En ce sens, la notion de compétence
n’est nullement banale, car ses usages théoriques
et pratiques viennent actualiser et révéler les
contradictions et transformations qui traversent et
modèlent les institutions d’enseignement et les
dispositifs de savoir. Des institutions dont
l’indépendance fonctionnelle et le statut sont
aujourd’hui mis en cause en regard des nouvelles
contraintes de socialisation des personnes et des
finalités économiques de la vie sociale.
On prendra donc ici la notion de compétence au
sérieux. L’objectif de cet exposé est, pour ainsi
dire, de contribuer à “purifier les problèmes”
qu’elle pose, s’il se peut. Il comporte trois parties.
Premièrement, un rappel du contexte historique
dans lequel apparaît la notion de compétence au
vingtième siècle. Deuxièmement, une analyse du
cadre épistémologique de sa définition.
Troisièmement, une présentation de problèmes
qu’elle pose et de leurs conséquences.
HISTOIRE DE LA NOTION DE COMPÉTENCE
En langue anglaise dont elle est issue, la notion
de compétence se dit soit : competence, ability ou
skill. Trois termes dont le champ sémantique est
celui de l’aptitude à, et qui signifient la capacité de
faire, l’adresse ou l’habileté. Ce terme renvoie
donc à l’idéal ou à la norme de l’efficacité, à la
puissance du faire, au potentiel de productivité
positive d’un savoir-faire avec, celui dont doit
disposer l’individu humain qui veut se réaliser ou
se conserver et également à lélève apprenant.
L’histoire épistémologique de cette notion est
d’abord à relier à la prééminence dans les sciences
psychologiques et sociales depuis la fin du dix-
neuvième siècle de la notion d’adaptation
fonctionnelle au milieu, évolutionniste, ou de
conditionnement opérant du behaviorisme dont la
base est la théorie du fonctionnement des réflexes
vitaux. Elle doit donc se comprendre dans le
contexte post-darwinien, anti-substantialiste de la
philosophie et psychologie nord-américaines. Il
s’agit de celui d’une redéfinition du sujet humain
dans le cadre d’une psychologie scientifique
3
expérimentale, pragmatique et interactionniste,
mais aussi comportementaliste. Elle est marquée
par une conception dynamique et externaliste des
capacités mentales et pratiques du sujet humain,
une dynamo-genèse, plutôt que par une vison
statique internaliste et anatomique des facultés, ou
par une introspection de la conscience. De ces
conceptions, sur le plan psychopédagogique, les
représentants les plus marquants en Europe seront
E. Claparède, O. Decroly, H. Piéron, A. Binet,
avant J. Piaget et H. Wallon. C’est de telles
conceptions que sont issus les modèles d’abord
évolutionnistes et fonctionnalistes, puis
constructivistes et interactionnels de la pédagogie.
Piaget en résumera succinctement les orientations
en affirmant qu’un élève n’apprend que s’il en
ressent le besoin, y a intérêt ou que cela répond à
une question qu’il se pose 2.
L’histoire pédagogique de la notion est donc
complexe parce qu’elle fait se croiser plusieurs
influences théoriques qui convergent le plus
souvent dans leurs applications expérimentales,
bien qu’on puisse soutenir qu’elles ne sont pas
tout à fait identiques sur le plan conceptuel.
Toutes ont cependant en commun de se situer du
côté de l’apprentissage plutôt que de linstruction,
et de poser le premier comme une conduite du
sujet apprenant dans le réel, observable, mesurable
et objectivement finalisée par des besoins et
intérêts vitaux. Pour en retracer brièvement les
étapes les plus significatives, disons qu’elle
commence aux USA avec le pragmatisme de J.
Dewey, par les notions d’intérêt, d’enquête et de
résolution de problèmes, se propage aux USA à
travers la pédagogie de projet promue par W.H.
Kilpatrick, donne lieu au plan Dalton en 1920,
celui dun enseignement programmé ou
apprentissage en autonomie par fichiers-
directeurs et auto-correcteurs, puis se trouve
relayée par l’apparition en 1935 avec R. Tyler
d’une première pédagogie par objectifs, c’est-à-
dire par l’idée de systématiser le processus
d’enseignement en distinguant formellement :
contenus visés, actions menées, conditions de
réalisation et modes dévaluation. Une seconde
étape s’ouvre avec lévolution du béhaviorisme
nord-américain vers une analyse des mouvements
internes de pensée, avec E. Tolman, puis avec la
naissance durant les années soixante d’une
psychologie de léducation cognitiviste et post-
béhavioriste, qui donnera lieu à la pédagogie de la
maîtrise, avec B.S. Bloom et R.M. Gagné. Il s’agit
cette fois de modéliser de façon procédurale, plus
2 Jean Piaget. (1935) Psychologie et pédagogie. Denoël, 1969.
ou moins séquentielle, et de hiérarchiser les
différentes fonctions cognitives qui s’exercent et
s’organisent dans l’apprentissage selon les types
d’objets visés. D’où l’apparition à la fin des années
soixante de ces taxonomies d’objectifs cognitifs qui
sont en quelque sorte les prototypes de nos actuels
référentiels de compétences3. L’enjeu est de décrire
explicitement processus et procédures
d’apprentissage en les référençant et en les
présentant dans des contextes d’abord opératoires,
pour permettre de contractualiser, moduler et
évaluer objectivement les apprentissages visés avec
les élèves, selon leurs besoins et rythmes propres.
Dans la lignée, en 1962, R. Mager reprend et
formalise le concept de pédagogie par objectifs
selon l’axe désormais bien connu : définition
d’objectifs comportementaux, évaluation du degré
de réalisation, puis modification des stratégies
adoptées si défaut 4.
Cette configuration programmatique,
relativement convergente, qui doit valoir comme
modèle des méthodes pédagogiques, se répand
dans l’espace culturel de langue française vers
1965-75 avec les travaux de psychopédagogues
comme A. de Perreti, L. d’Hainaut, D.Hameline,
V. et G. de Lansheere5. Il donnera lieu à
différentes applications institutionnelles en
Belgique, Suisse et, en France avec L. Legrand, à
la pédagogie différenciée. Elles vont transformer
peu à peu les programmes scolaires, d’abord dans
l’enseignement professionnel, puis général, en
introduisant la notion de compétence dans la
définition des contenus disciplinaires6. Observons
qu’à ce même moment, ces théories deviennent un
modèle directeur pour les praticiens des
pédagogies nouvelles, prenant ici peu à peu le
relais de la méthode naturelle de C. Freinet, du
constructivisme de J. Piaget et de l’interaction
sociale de H. Wallon qui donnèrent lieu
conjointement aux théories justifiant les méthodes
actives.
3 Benjamin S. Bloom. (1969) Taxonomie des objectifs pédagogiques,
I. Domaine cognitif. Éducation nouvelle.
4 Robert F. Mager. (1962). Comment définir des objectifs
pédagogiques. Dunod, 1994.
5 Viviane et Gilbert De Landsheere. (1975). Définir les objectifs de
léducation. PUF.
6 Pour l’histoire de ce processus, voir : Françoise Ropé et Lucie
Tanguy. (1994). Savoirs et compétences. De l’usage de ces notions
dans lécole et l’entreprise. L’Harmattan.
4
LE CADRE ÉPISTÉMOLOGIQUE DE LA NOTION DE
COMPÉTENCE.
Tout d’abord il nous faut revenir sur la définition
de cette notion, souvent associée à celle de
capacité. Son sens le plus commun est celui de
« capacité à utiliser un savoir-faire dans une
situation donnée » ou de « capacité à mobiliser ses
acquis dans des tâches et des situations complexes ».
Mais capacité n’est pas tout à fait compétence.
Selon J. Cardinet, en tant qu’objectif éducatif, on
appelle capacité plutôt « une visée de formation
générale commune à plusieurs situations ». Par
exemple, un élève est capable de résoudre des
problèmes d’arithmétique sur les nombres entiers
après deux à trois ans décole élémentaire. Elle
serait donc décontextualisée, comme une sorte
d’habileté propre à plusieurs situations. Au
contraire, une compétence serait « une visée de
formation globale qui met en jeu plusieurs capacités
dans une même situation7 ». Par exemple, un élève
est capable de résoudre des problèmes de
proportion en utilisant fractions et pourcentages
et des calculs de dimension et de superficie pour
déterminer les conditions d’aménagement d’un
terrain de sport dans lécole. Elle serait donc
inhérente à un type de situation, plutôt quà une
famille de problèmes. De façon implicite, ce terme
présuppose qu’apprendre soit pour l’élève
développer certaines capacités/compétences
opératoires, ou conduites, qui lui permettent de
maîtriser et d’utiliser des données propres à un
domaine spécifique, par exemple de savoir poser
un problème, classer, schématiser, planifier une
tâche, etc. En ce sens, pour F. Raynal et A.
Rieunier, une compétence « implique à la fois des
connaissances déclaratives, procédurales et des
attitudes8. » C’est la conjugaison performante de
celles-ci qui fait l’expertise et leur juxtaposition
maladroite et hésitante qui signale le novice. Les
mêmes auteurs la définissent encore comme
« l’ensemble des comportements potentiels (affectifs,
cognitifs et psychomoteurs) qui permettent à un
individu d’exercer une activité considérée comme
complexe. » On peut également soutenir qu’il existe
des compétences “transversales”, utiles dans toutes
les disciplines comme : s’informer, réaliser,
apprécier, rendre compte. La plupart du temps, les
compétences apparaissent de la sorte comme des
capacités méthodologiques globales inhérentes
aux opérations menées au sein d’un champ de
7 Jean Cardinet. (1988). Évaluation scolaire et pratique. De Boeck,
p. 133.
8 Françoise Raynal et Alain Rieunier. (1997) Pédagogie :
dictionnaire des concepts clefs. ESF, 2005.
connaissance ou domaine technique et
professionnel. À cette différence près qu’elles font
appel dans l’exercice aux dispositions personnelles,
à l’initiative individuelle, ce que ne demande pas
nécessairement une méthodologie qui en reste à
une procédure standard imposée. Cependant, le
postulat d’existence de telles compétences
“transversales” a été à plusieurs reprises discuté.
Au passage, on remarquera qu’une telle discussion
n’est pas sans faire écho à l’opposition ancienne de
L. Vygotsky à la notion de “discipline formelle”,
cela à l’encontre des conceptions pédagogiques
d’un Herbart et de la psychologie de la forme
dont P. Guillaume fut en France le principal
représentant9.
Rassemblons de façon synoptique les sept traits
caractéristiques du sens d’une telle notion et qui
permettent d’en définir l’orientation
psychopédagogique quant à l’apprentissage :
a - la compétence est la mobilisation individuelle
de la mémoire et de la compréhension afin de
réaliser volontairement une action adaptée à un
contexte cognitif précis, en fonction d’un objectif
épistémique inhérent à ce domaine.
b - la compétence implique pour l’apprenant de
conjoindre assimilation et organisation de
l’information, avec la production de résultats lors
de l’utilisation des données.
c - la compétence, comme conduite observable,
atteste d’une maîtrise intellectuelle et pratique
naissante ou confirmée du domaine en question et
des opérations qu’il appelle.
d - la compétence contribue à intégrer
étroitement le savoir comme système de notions
et son utilisation comme ensemble d’opérations
finalisées ou de procédures.
e - la compétence permet d’associer l’assimilation
mécanique et l’appropriation individuelle du
savoir dans des contextes d’apprentissage et
d’action.
f - la compétence n’oppose plus comme des
processus entièrement distincts : l’assimilation des
connaissances, leur formation dans l’intelligence
et leur production dans l’activité.
g - la compétence est une capacité à mobiliser ses
capacités dans des situations de complexité qui
impliquent un pouvoir de résolution face à
l’inédit.
9 Lev Sémionovitch Vygotsky (1935) « Le problème de
l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire », in
Vygotsky aujourd’hui, sous la dir. de B. Schneuwly et J.-P.
Bronckart. Delachaux et Niestlé, 1985.
5
La compétence est donc une catégorie
praxéologique, par opposition à la connaissance
noétique, au sens d’ensemble déjà systématisé
d’idées et de règles à mémoriser et comprendre,
voire à appliquer, mais qui n’entraînent pas
nécessairement de conduire par soi-même une
effectuation matérielle ou sociale directe de ce qui
a été assimilé, une poïétique. Conséquence de ce
qui précède, cette notion déplace, tend à affaiblir,
voire supprime, la différence entre savoir institué
transmis et savoir produit acquis, entre instruction
savante et expérimentation tâtonnante.
Idéalement, la compétence ne sépare plus dans les
processus d’enseignement et d’apprentissage :
connaître, comprendre, appliquer, analyser,
synthétiser, expliquer, selon la classification de
Bloom, à laquelle on ajoutera réaliser, fabriquer,
produire, assurer. Comme si les trois temps de
l’apprentissage de Pestalozzi se voyaient enfin
accordés : le cœur, la tête et la main.
Cependant, cette notion ne permet jamais
détablir précisément ce qui est cause de la
possibilité d’une telle production empirique
coordonnée de savoir, d’intelligibilité et
d’efficacité par l’apprenant, lorsqu’il agit par lui-
même sur des objets sans y avoir été préparé. Est-
ce la forme même des savoirs de référence, parce
qu’ils seraient déjà toujours aussi des dispositifs
techniques et procéduraux ? Elle serait en ce sens
surtout un outil didactique qui se déclinerait selon
les disciplines et leurs procédés expérimentaux
spécifiques, donc assez peu généralisables. Ou
bien est-ce une notion qui découle d’une théorie
plus globale de l’esprit et de l’apprentissage qui
viendrait justifier la mise en jeu et la prévalence
des dispositions cognitives agies dans
l’apprentissage ? Ou bien encore, est-elle la
composante d’un dispositif normatif ayant pour
finalité de réguler des conduites ?
Dans une précédente étude, j’avais tenté de
dégager les grandes configurations théoriques
distinctes qui, comme autant dattracteurs, je dis
bien d’attracteurs, me paraissaient agencer cette
notion, parce qu’au-delà de son usage
pédagogique, il me semblait qu’il y avait
confusion quant à ses différentes matrices
épistémologiques et que cela nétait pas sans
infléchir lévaluation par les acteurs des pratiques
pédagogiques ayant recours à la logique des
compétences10. Je posais que les sources théoriques
10 Emmanuel Brassat. (2007) Compétences et objectifs
d’apprentissage ou la querelle des procédures. Accedit, éditeur en
ligne : www.accedit.com/
les plus probables de la notion de compétence
procédaient au moins de quatre modèles à mon
avis distincts, même si la science psychologique en
son effort d’unicité et d’exactitude objective ne les
oppose pas forcément autant. Pour faciliter cette
classification, on rattachera ici chacun à un nom
propre :
a - béhavioriste : apprendre est un
conditionnement du comportement et de l’activité
par voie externe, modèle plutôt mécaniciste et
externaliste. Skinner.
b - cognitiviste : apprendre, c’est exprimer dans
l’activité le pouvoir ordonnateur de structures
mentales innées, passer de la compétence à la
performance, modèle plutôt innéiste et
internaliste. Chomsky.
c - constructiviste : apprendre, c’est, dans
l’interaction du sujet pensant avec le milieu et les
objets, faire émerger des processus mentaux qui
organisent l’information, modèle dialectique
reposant sur une articulation interne/externe des
capacités mentales. Piaget.
d - pragmatique : apprendre, c’est du fait d’une
motivation propre à l’agent, constituer dans
l’action des formes de connaissance reliées à une
visée et reposant sur la résolution d’une difficulté,
d’un obstacle de la réalité. Dewey.
Or elles ne me paraissent pas équivalentes, la
dernière, la pragmatique, opérant une rupture
assez significative avec les trois précédentes, y
compris avec la conception psychogénétique de
l’intelligence d’un Piaget. Disons qu’elle implique
non seulement le refus du mécanicisme et du
naturalisme de la première, de l’innéisme de la
seconde, mais aussi induit l’abandon de toute
psychologie transcendantale ou rationnelle, d’une
organisation de l’activité de pensée du sujet
humain qui serait pré-constituante quant à ses
objets de connaissance. Autrement dit, le
pragmatisme est une anti-psychologie cognitive
qui se fonde sur une théorie dynamique
externaliste de la volonté et de l’adaptation. C’est
donc une psychologie radicalement empiriste qui
ne suppose aucune pré-condition formatrice
organique ou structurale aux intentions humaines,
si ce n’est le besoin vital d’action du sujet sur le
monde réel afin de se satisfaire et de se conserver.
Elle pose le sujet humain comme un vouloir
moteur qui ne se réalise que dans des actes
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