Le
messianisme
en
Afrique
Entretien
avec
Georges
Balandier
J.
C.:
Votre œuvre a profondément renouvelé
non
seulement
notre
connaissance de l'Afrique noire,
mais
l'approche ethnologique. Vous
avez
au
départ
une
fonction
de
philosophe
et
d'ethnologue. Après de
longs séjours
en
Afrique, Sénégal, Gabon, Congo, Guinée, vous
soutenez
votre
thèse
de doctorat
en
1954. Vous publiez Sociologie actuelle
de
l'Afrique noire, livre
inaugural
dans
lequel vous accordez
une
place
essentielle
au
messianisme
1. Votre
thèse
est
complétée
par
la
Sociologie
des
Brazavilles noires. Vous aborderez à
nouveau
le problème
dans
Afrique ambiguë.
Vous avez
été
Directeur
d'études
à l'Ecole
Pratique
des
Hautes
Etudes
(VIe section)
en
1954
et
Professeur à
la
Sorbonne
en
1962
vous
inaugurez
la
première
chaire
de sociologie africaine. Vous avez
publié
plusieurs
ouvrages, outre
une
autobiographie Histoire d'Autres, on
peut
citer
en
1967
Anthropologie politique vous
tentez
de cerner les
rapports
entre
le
pouvoir
et
le
sacré
;
en
1971 Sens et puissance vous
vous
intéressez
à
la
sociologie des
mutations.
En
1974, vous faites
paraître
Anthropologiques vous investiguez
cette
fois-ci notre moder-
nité
occidentale.
Avec A. Sauvy, vous introduisez
dans
le vocabulaire sociologique
la
célèbre expression de "tiers monde" (1957).
Avant
d'aborder
le
thème
du
messianisme
je
souhaiterais
que
vous nous disiez quelques
mots
des
conditions
qui
vous ont conduit à élaborer le concept de "tiers monde".
G.
B. :
En
réalité,
le
premier
inventeur
est
Alfred Sauvy,
mais
il
avait,
en
quelque
sorte
par
une
amnésie
étonnante,
oublié
sa
création.
Sauvy
m'avait
demandé
de
prendre
la
direction d'un ouvrage collectif
consacré
aux
"pays sous-développés", comme
on
le
disait
au
cours
des
années
cinquante.
Une
fois l'ouvrage achevé,
il
a évidemment été néces-
saire
de
lui
donner
un
titre.
Sauvy
m'a
alors
suggéré:
Développement et
sous-développement; ce à quoi
je
lui
ai
objecté: "Mais non,
ça
n'accroche
pas
suffisamment,
il
vaudrait
mieux
retenir
Le
Tiers Monde, d'ailleurs
vous y aviez
pensé
vous-même". C'était,
je
crois,
une
simple allusion
faite
dans
un
de
ses
articles de
l'ancien
Observateur.
J.
C.
: L'expression employée
la
première fois
par
Sauvy
avait-
elle
la
même
signification que celle qu'elle
aura
par
la
suite?
1 Paris, PUF, 1955, rééd. 1982;
sur
le messianisme p. 417-487 surtout.
33
G.
B.
: Nous avions
tous
deux à
l'esprit
la
même
référence. Non
pas
l'idée
d'un
troisième groupe de nations
situées
à
part
des
nations
de
développement
dit
libéral
et
des nations de développement dit socialiste
ou
pays
prétendus
du
"socialisme réel",
mais
le
modèle
du
"Tiers
Etat".
C'était
en
référence
au
pamphlet
de l'abbé Siéyès.
Je
pensais,
par
com-
paraison,
qu'il y
avait
un
"Tiers Etat" des
nations
et
des peuples, qui,
au
cours des années cinquante, commençait à s'imposer
sur
la
scène
de
l'Histoire,
un
peu comme le Tiers
Etat
au
moment de
la
Révolution
française. C'était le même
sentiment:
nous
ne
sommes
pas
reconnus à
notre
juste
place,
mais
nous souhaitons l'être
et
devenir
partenaires.
C'est ce modèle-là: l'avènement à l'Histoire
et
à plus d'autonomie
de
tout
un
ensemble de peuples,
dans
la
société
internationale
équivalent
au
Tiers
Etat
de l'Ancien Régime à
l'intérieur
de
la
société française.
J.
C.
: Est-ce à
la
même période que vous écrivez votre
thèse,
qui
faisait
suite
à de longs séjours
en
Afrique?
G.
B.:
Non,
j'ai
écrit
ma
thèse
un
peu
avant,
puisqu'elle fut
publiée
en
1955
et
que
cet ouvrage collectif a
été
édité
en
première édi-
tion
en
1957, donc deux années après
la
publication
de
mes
thèses.
Mais, vous avez raison de faire
un
lien
entre
les deux entreprises,
en
ce
sens
que
si Alfred Sauvy m'a demandé de
prendre
en
charge
ce
cahier
spécial
de
l'''Institut national d'études démographiques", cahier consacré
aux
pays
en
développement, c'est parce qu'il
savait
que
j'avais
une
con-
naissance
directe de ces pays.
Je
leur
avais consacré mes
thèses
pour
ce
qui
est
des pays d'Afrique centrale et,
par
ailleurs,
j'avais
inauguré
à
l"'Institut
d'études politiques",
en
1952,
un
cours qui
était
entièrement
nouveau,
intitulé
Anthropologie appliquée
aux
Pays sous-développés. Mes
enseignements
avaient
été
publiés
par
les Cours de droit,
et
Sauvy
avait
pensé
que
j'étais
ainsi
désigné
pour
donner à ce volume,
intitulé
Le Tiers
Monde,
sa
dimension non seulement démographique
mais
en
même
temps
sociologique
et
politique.
J.
C.
: Alors
justement
à
ce
moment-là vous étudiez donc l'Afri-
que
noire
et
vous rencontrez
la
réalité
du
messianisme
qui occupe
une
place essentielle
dans
vos
ouvrages, principalement
dans
Sociologie
actuelle de l'Afrique noire. Pouvez-vous nous dire comment êtes-vous
arrivé à étudier
ce
phénomène
et
à
lui
accorder
une
importance
considérable?
G.
B.
: Il
faudrait
tout
d'abord
indiquer
que ce
fut
en
quelque
sorte
une
bataille,
un
combat avec
la
plupart
de ceux
qui
avaient
été
mes formateurs
en
ethnologie-anthropologie.
Je
me
suis
intéressé
à
l'innovation religieuse dès
la
fin des
années
1940;
lorsque
j'ai
indiqué,
notamment
à Marcel Griaul -dont on connaît l'œuvre consacrée
aux
Dogon
du
Mali
et
notamment
à
leur
système de pensée
et
à leurs
prati-
ques religieuses -que
je
faisais
ce
choix, il a levé les
bras
au
ciel
en
me
disant:
"ça n'offre
aucun
intérêt, ce
sont
des formes complètement
perverties, dégradées de
la
vie religieuse africaine, ce
qui
importe, c'est
d'étudier
les véritables religions africaines".
J'ai
donc
me
situer
en
34
porte-à-faux,
mais
ce
n'était
pas
propre à
me
décourager. A
ce
sujet,
je
signalerai, ce
qui
fut l'objet d'une discussion avec Claude Lévi-Strauss, à
une
époque nous étions liés,
une
discussion à propos des
études
anthropologiques consacrées à l'acculturation. Claude Lévi-Strauss trou-
vait
que
j'avais
la
liberté de
traiter
scientifiquement de ces problèmes
d'acculturation, d'anthropologie appliquée
et
de développement,
mais,
dans
son
esprit,
je
le
sentais, ce
n'était
pas
des objets nobles.
Lorsque l'on
se
reporte à
un
certain
compte rendu,
que
Claude Lévi-
Strauss
a publié
dans
L'Année
sociologique ressuscitée, on s'aperçoit que,
traitant
d'ouvrages anglo-saxons relatifs
aux
phénomènes d'accultu-
ration,
il
ne
voit
que des aspects dégradés de
ce
que
peuvent
être
des
"vraies" sociétés
et
des "vraies" cultures. Vous
le
sentez donc,
il
y
avait
un
retrait
indiscutable à l'égard de ces domaines, considérés comme
"impurs".
J.
C. : Comme celui
du
Messianisme?
G.
B.:
Le Messianisme parmi les
autres
phénomènes
qui
touchent
à l'acculturation, c'est-à-dire
au
bout
du
compte
au
métissage
des cultures, à
la
contamination multiple des cultures
en
n'accordant
pas
un
sens
évaluatif
au
mot contamination.
J.
C.
: Vous voulez dire
par
qu'il y
avait
une
certaine résis-
tance
de
la
part
du
monde sociologique à
étudier
ce
type
de
phénomène?
G.
B. : Il y
avait
une
résistance
très
forte,
et
le
seul
appui solide
que
j'aie
trouvé
à
un
moment, c'est celui
du
Pasteur
Maurice
Leenhardt
qui a connu quelques démêlés
lui
aussi;
il
apparaissait
comme
plutôt
périphérique
dans
l'espace de l'anthropologie française établie. Il a
enquêté
en
Nouvelle Calédonie principalement, mais, à
une
époque
de
sa
vie,
très
jeune
et
préparant
son
Doctorat de Théologie, il a travaillé
en
Afrique
du
Sud
.. Il a consacré
sa
thèse,
une
thèse de théologie,
aux
Eglises
séparées,
aux
messianismes de l'Afrique
du
Sud.
Leenhardt
pouvait donc comprendre l'importance
de
ces phénomènes
et
il
m'appor-
tait
son
appui.
Mais, enfin, ceci
n'est
qu'anecdotique. Pourquoi est-ce
que
j'ai
fait
ce choix? Ce n'est certes pas parce que
je
me
sentais
inca-
pable
d'aborder
des problèmes d'anthropologie religieuse
d'un
type cano-
nique, c'est
parce
que
je
me
suis
trouvé
en
Afrique à
un
moment
de
grands
bouleversements. Il m'importait non
pas
de
me
consacrer à
une
anthropologie ou à
une
ethnologie intemporelle, mais
au
contraire à
une
ethnologie, à
une
anthropologie
qui
soit proche de l'événement. C'est-à-
dire
des
grands
mouvements de sociétés, de cultures,
des
grands
mou-
vements
politiques
aussi,
qui s'annonçaient, qui commençaient à
appa-
raître
en
Mrique,
vers
la
fin des années 40
et
le
début des années 50.
J.
C. : Alors comment vous
est
apparue
l'importance du
messia-
nisme?
G.
B.:
Le messianisme
m'est
d'abord
apparu
comme le moyen de
se
approprier
l'Histoire.
Je
dirai que
ma
curiosité a
été
sollicitée moins
par
le
travail
d'invention religieuse que peuvent effectuer les
messia-
nismes,
que
par
le
fait qu'ils
me
semblaient manifester
une
reprise
en
35
charge de l'histoire propre de nombreux peuples africains. Selon moi, les
messianismes commençaient à accomplir
la
sortie de
la
parenthèse
colo-
niale, d'une période qui a duré moins d'un siècle
et
durant
laquelle les
sociétés africaines vivaient
dans
le sillage de
la
culture coloniale,
dans
la
dépendance des administrations coloniales. Il y
avait
eu
une
sorte de gel
de
la
créativité africaine, de l'histoire africaine propre qui
tenait
au
fait
que
la
colonisation imposait à
la
fois
sa
conception
du
social
et
de
la
culture,
et
également
sa
conception de
la
vraie
foi
par
l'action mission-
naire. Les messianismes effectuaient une reprise d'initiative, ils mani-
festaient
une vitalité africaine recouvrée,
le
début de l'inscription
dans
une
histoire qui redevenait africaine. Une histoire
qui
commençait à
se
faire indépendamment
du
contrôle des puissances coloniales.
J.
C.
: A vous lire, on a l'impression effectivement que le messia-
nisme
sert
de réappropriation de l'histoire
dans
un
cadre occidental.
G.
B.
: On
peut
dire les choses de cette façon-là. Le messianisme,
en
l'occurrence soyons précis, les messianismes congolais que
j'ai
étudiés,
soit
dans
la
région de Brazzaville, soit de
l'autre
côté
du
fleuve,
du
côté
de Kinshassa,
avaient
fait irruption
en
gros à peu
près
à
la
même épo-
que:
aux
environs des années 1920. Les
messianismes
congolais com-
portaient
à
la
fois
ce
que
je
viens de dire,
la
prise
en
charge d'une
histoire redevenue plus autonome sinon
entièrement
autonome,
et
aussi
la
prise
en
charge de certains apports reçus de
la
colonisation.
En
ce
sens, les messianismes
apparaissaient,
employons
la
terminologie
usuelle, comme des syncrétismes, c'est-à-dire, si l'on se fie à l'étymologie
même
du
mot syncrétisme, comme des alliages, comme des alliances
par
fusion de thèmes religieux, de
thèmes
culturels
et
également de
thèmes
éthiques, moraux, qui
sont
à
la
fois autochtones
et
étrangers. Le
messianisme
était
cette création qui pouvait sembler paradoxale,
aspect
qui
n'a
pas
été
assez souligné; il conduisait à récuser
la
relation
colo-
niale
tout
en
incorporant
un
certain
nombre d'apports qui, indiscuta-
blement, viennent de
la
colonisation.
J.
C.
: Vous
mettez
aussi beaucoup l'accent
sur
le
messianisme
comme refuge
aux
opposants
et
vous développez longuement les liens
entre
messianisme
et
nationalisme.
G.
B.
: Oui,
je
crois que j'emploie
une
formule significative: "Les
Messianismes congolais ont
été
la
préhistoire des Nationalismes
congo-
lais".
Je
dois
rappeler
que
je
me
suis trouvé
à
une
époque
que
l'on
peut
considérer comme privilégiée
du
point de vue de l'observateur, fin
des
années
40,
début
des années 50. Le
début
des
années
50 ouvre
la
période
tout
commence à bouger,
le
nationalisme
prend
forme,
trouve
à
la
fois ses figures, ses thèmes, ses revendications
et
ses moyens
d'action. Il
est
sûr
que le nationalisme
n'est
pas
apparu
d'abord comme
une
action politique de
rupture,
avec les violences
que
peuvent
comporter
les
ruptures.
S'il y a
eu
rupture, elle s'est réalisée
tout
d'abord
sur
le
plan
du
symbolique,
sur
le
plan
de l'émotionnel,
sur
le
plan
de
la
défini-
tion des règles de vie que l'on se donne. C'est seulement
en
ce
sens
que
36
les
messianismes
ont
acquis
un
caractère politique. Ils
ont
marqué
non
seulement
une
reprise
d'initiative historique,
mais
aussi
cette
réap-
propriation
de soi
en
tant
qu'individu
et
en
tant
que
collectivité.
J.
C.:
Vous développez
une
vision
un
peu
marxiste,
dans
la
mesure
vous
attribuez
à
la
naissance
du
messianisme
non
pas
des
causes
affectives ou inconscientes,
mais
des
causes
issues
d'une
situa-
tion
socio-économique
et
d'une
aliénation
très
spécifique?
G.
B.:
Que
j'appelais
situation coloniale
et
dont
j'ai
d'ailleurs
produit
la
théorie. Oui,
les
choses
ont
été
vues
par
certains
de
la
manière
que
vous dites.
Je
ferai
cependant
cette
remarque:
si
j'avais
voulu proposer
une
interprétation
marxiste
au
sens
strict, elle
se
serait
présentée
autrement.
Je
veux
dire
qu'elle
aurait
cherché ce qui
est
en
cause
sous
l'aspect
de
l'aliénation
économique, sous
l'aspect
de l'exploi-
tation
du
travailleur,
sous l'aspect de
la
formation
d'une
classe
dominée
qui
à
un
certain
moment
prend
conscience d'elle-même
et
aspire
à deve-
nir
le
vecteur,
le
véhicule
de
l'Histoire.
Or
ce
n'est
pas
cela.
Il
y a
une
réaction
qui
est
incontestablement
politique,
nous
avons
été
plusieurs
à
insister
sur
cet aspect,
mais
en
montrant
ce
qui
s'y
joue
en
fait
de
rupture,
de revendication d'indépendance, de
nationalisme
naissant.
Nous avons
été
plusieurs
à
montrer
aussi
que
cette
revendication a
une
expression multiforme, à
la
fois spirituelle, mystique,
théologique;
elle
reprend
un
peu
le
modèle de l'Eglise comme modèle de
la
Société
qui
deviendrait
indépendante.
J.
C.
: Alors,
justement,
au
niveau
du
messianisme
quelle conti-
nuité
entretient-il
avec
l'histoire?
Y avait-il
pour
ces
peuples
un
héritage
qu'on
pourrait
qualifier de messianique,
un
terrain
qui
rendait
"accueillant"
les
manifestations
messianiques
ou
s'agit-il
simplement
de
ce qu'on
pourrait
appeler
une
greffe d'une idéologie occidentale
chrétienne
ou judéo-chrétienne
sur
une
culture autochtone
qui
ne
possédait
pas
ou
fort
peu
cette
idéologie
messianique?
G.
B. : Le
terrain
préexiste,
il
est
culturel
et
historique.
Restons
dans
le
domaine
congolais.
Il y
apparaît
des conditions qui
sont
à
la
fois culturelles
et
histo-
riques. Les conditions culturelles
sont
autochtones, indigènes,
et
étran-
gères.
Indigènes
sous
quel
aspect?
Les
peuples
principaux de cette
région,
les
Kongo,
ont
une
longue histoire,
notamment
de contacts avec
l'extérieur,
entendez
par
avec l'Europe.
La
découverte
portugaise
de
l'embouchure
du
fleuve Congo,
du
Zaïre,
remonte
à
la
fin
du
XVe siècle.
C'est
donc
une
longue
histoire
de
contacts
et
d'influences
mutuelles.
Ces
peuples Kongo
disposaient
dans
leur
religion
propre
de
thèmes
propices
à
la
naissance
de
messianismes.
Il y a
notamment
-
et
ça
m'avait
frappé
lors de
mes
enquêtes
consacrées
au
messianisme
-
dans
la
civilisation Kongo deux
thèmes
ou schèmes
importants.
D'abord le
thème
de
la
culpabilité ;
tout
cet
espace culturel s'inscrit
dans
ce
que
certains
auteurs
américains
ont
appelé zones ou civilisations de
la
guilt
culture, de
la
"culture de
la
culpabilité". Les Kongo
ont
développé
une
37
1 / 15 100%