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PRIX SONY LABOU TANSI • DOSSIER PÉDAGOGIQUE 2014-2015
inconsciemment raconté sa vie sous forme de scènes. Ajoutez à cela que le preneur de notes, c’est-à-
dire moi, a sans doute de par sa déformation théâtrale poursuivi la construction mentale en scènes ou
tableaux, et la conclusion est implacable : je détiens là du matériel pour écrire une pièce.
Mais mon envie n’était pas d’écrire une biographie, ni de proposer un théâtre-documentaire. Le témoi-
gnage en tant que tel ne m’intéresse pas ; Sasha non plus. Il me dit d’ailleurs : fais ce que tu veux avec
ça. Alors je lui demande si je peux partir, seul, plusieurs mois, avec ces notes, ne plus lui parler, trouver
ma voie, ma voix aussi dans cet océan d’événements bouleversants, et il me fait l’un des plus beaux
cadeaux reçus à ce jour, il me dit « oui ».
Je pars, j’écris, j’écris, je transforme, je crée, travestis, modie, fusionne, mêle les cartes. Je suis un
imposteur : ni Ukrainien ni Sasha Samar, j’écris à partir de sa vie. Mais tout acte d’écriture n’est-il pas
acte d’imposture ? Moi, un homme, j’écris des personnages de femmes, de vieillards, d’enfants, quel
que soit le sujet, alors un Ukrainien des années 80, pourquoi pas… Quand je reviens à Sasha avec le
texte – une première version qui connaîtra beaucoup de modications – il est évidemment très ému:
j’ai gardé le prénom des personnes qui l’ont entouré, ai inventé la rencontre de ses parents, me suis
permis de plonger dans des zones très personnelles. Je lui redonne une famille, d’abord sur papier,
puis ensuite en composant la troupe car c’est moi qui mettrai la pièce en scène. Nous prenons des
acteurs québécois ; c’est important pour Sasha qu’il puisse raconter sa vie aux côtés de ceux chez qui
il a décidé d’émigrer en 1996. Sasha jouera donc son propre rôle, prêt à revoir son père mourir et sa
mère l’abandonner, chaque soir, en janvier 2012 au Théâtre d’Aujourd’hui.
L’accueil qu’il a reçu, à la création de la pièce, fut un tel choc qu’il m’a avoué le concevoir comme son
véritable accueil au pays, plus concret, plus vrai que celui de l’émigration en 1996. Le soir de première,
il a eu une pensée pour ses parents et leur a secrètement dédié la représentation ; j’aime croire que
leur présence bienveillante à nos côtés a su nous aider. Nous aider à quoi ? À être à la hauteur du récit
et de la vie de Sasha je crois, tout simplement.
Une dernière anecdote, merveilleux exemple du travail de création théâtrale. Dans une version anté-
rieure, le personnage de Galina ne disait rien lors de la scène nale de retrouvailles avec Sasha. Je
n’arrivais pas à lui écrire une seule réplique ; l’émotion de voir enn son ls était telle que la scène,
pour moi, se passait de mots. La comédienne qui a créé le personnage de Galina, Annick Bergeron, est
venue me voir quatre jours avant la première : « Olivier, c’est impossible que Galina ne parle pas. Elle
doit lui laisser quelque chose. Elle ne peut pas se murer dans le silence après toutes ces années ; elle
n’est pas obligée d’expliquer son abandon mais elle doit parler. » Ce n’était pas un caprice d’actrice,
mais bien une profonde compréhension du sens de la pièce, du spectacle, du personnage, animé par
un désir de rendre justice à ces personnages qui ont existé. Je me suis mis à écrire le monologue de
la n, d’une traite, dans la nuit. Annick avait encore le papier à la générale et à la première, elle l’a
livré pour la première fois.
Un an plus tard, Sasha a réussi à rejoindre les enfants de Galina, ceux qu’elle avait eus
avec son nouveau mari. Ils ont envoyé à Sasha une lettre que Galina avait conservée, et
qui lui était destinée. Cette lettre, que Sasha n’avait jamais lue, reproduit, à quelques
mots près, le monologue nal de Galina.
Olivier Kemeid, 12 novembre 2014, Montréal