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MOI, DANS LES RUINES ROUGES DU SIÈCLE • ŒUVRE 3
Par Olivier Kemeid n Éditions Leméac, 2013
Propos de l’auteur
Chers élèves, chers lecteurs,
Vous dire tout d’abord à quel point je me sens ému et honoré de compter parmi les
nalistes du Prix Sony Labou Tansi.
Lorsque j’écris du théâtre, je ne pense qu’à la date de première : premièrement, m’y rendre vivant et
en un seul morceau. Ensuite, nir la pièce à temps pour que les acteurs puissent avoir assez d’heures
de répétitions, de travail, qu’ils puissent s’approprier mon texte. Vient après la pensée pour le public:
va-t-il s’y retrouver ? Aimera-t-il le spectacle, sera-t-il ému, intrigué, provoqué, que sais-je encore ?
Mais déjà je commence à prendre du recul : si nous avons bien travaillé tous ensemble, la pièce est
devenu un objet artistique à part entière et ne m’appartient plus tout à fait…
Le temps le plus serein – et sans doute le plus riche – est celui du contact avec des lecteurs ou des
spectateurs après la création de la pièce. Parfois des années plus tard. L’auteur a enn réussi à évacuer
sa panique reliée aux affres de la création, il n’est plus sous pression, il peut même avoir un semblant
de détachement (jamais tout à fait cela dit), il peut parler de son sujet de manière posée. C’est à ce
point que vous arrivez, c’est à ce point que je vous rencontre et j’en suis vraiment heureux. Cette
sélection représente donc un autre moment important sur la route si particulière de Moi, dans les ruines
rouges du siècle – oui, une route si particulière que je ne sais exactement où elle commence. Par ma
rencontre avec Sasha Samar, dont la vie est racontée dans la pièce ? En 2005 donc, quand il joue dans
l’une de mes pièces au Théâtre de Quat’Sous, à Montréal… Ou alors par son arrivée au Canada, en
1996 ? Ou par sa naissance en 1969, dans cette Ukraine soviétique aujourd’hui tristement sous les feux
des projecteurs ?
Peut-être le plus simple serait de remonter à cet automne très froid dans la très belle ville de Québec,
nous sommes en 2010, Sasha Samar est déjà mon ami depuis quelques années… En 2005, réunis par
le metteur en scène Éric Jean, nous avons participé à un projet théâtral intitulé Les Mains. À la suite
d’improvisations des acteurs, j’écrivais un texte ; Sasha y jouait avec sa femme et son ls – déjà l’im-
portance de la famille et la jonction entre la réalité et la scène. Sasha m’avait raconté quelques bribes
de sa vie, rien de plus. Automne 2010 donc, nous voilà dans un café et Sasha qui veut absolument
qu’on retravaille ensemble. Comme toujours, il bouillonne de propositions, me parle d’une nouvelle
de Tchekhov qu’on pourrait adapter, ou une de Pirandello. Je l’écoute. Ça ne me dit rien. Il patauge :
Sasha, il veut travailler ; il parle bien le français mais avec un accent prononcé : à Montréal, cela fait
peur aux producteurs qui ne l’engagent pas et lui font passer peu d’auditions. Puis, d’une voix toute
faible, gênée – presqu’un soufe – il me dit : « Sinon il y a aussi, je ne sais pas trop, c’est peut-être un
peu prétentieux, mais… bon, il y aurait peut-être ma vie qui pourrait nous inspirer, mais peut-être
pas aussi… ». Et moi, ça tombe bien, j’ai envie qu’on me raconte une histoire, qu’il me parle de sa vie,
alors je lui dis : « Raconte ». Et il part.
Son récit va durer trois mois, à coup de trois heures par semaine, parfois plus. Je prends des notes
comme un fou, je me fais une tendinite au poignet, je noircis 75 pages d’un cahier. Je n’ai aucun objectif,
je fais juste prendre des notes. À la n de son récit, je ne sais pas si j’ai un roman, un lm, un poème,
une pièce de théâtre ou tout cela à la fois. Mais je sais que l’histoire qu’il vient de me raconter est
certainement l’histoire la plus extraordinaire qu’il m’ait été donné d’entendre. La suite va aller plus
rondement : après avoir lu mes notes, je me rends compte que Sasha, homme de théâtre, m’a
À PROPOS DE...
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DU SIÈCLE nŒUVRE
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inconsciemment raconté sa vie sous forme de scènes. Ajoutez à cela que le preneur de notes, c’est-à-
dire moi, a sans doute de par sa déformation théâtrale poursuivi la construction mentale en scènes ou
tableaux, et la conclusion est implacable : je détiens là du matériel pour écrire une pièce.
Mais mon envie n’était pas d’écrire une biographie, ni de proposer un théâtre-documentaire. Le témoi-
gnage en tant que tel ne m’intéresse pas ; Sasha non plus. Il me dit d’ailleurs : fais ce que tu veux avec
ça. Alors je lui demande si je peux partir, seul, plusieurs mois, avec ces notes, ne plus lui parler, trouver
ma voie, ma voix aussi dans cet océan d’événements bouleversants, et il me fait l’un des plus beaux
cadeaux reçus à ce jour, il me dit « oui ».
Je pars, j’écris, j’écris, je transforme, je crée, travestis, modie, fusionne, mêle les cartes. Je suis un
imposteur : ni Ukrainien ni Sasha Samar, j’écris à partir de sa vie. Mais tout acte d’écriture n’est-il pas
acte d’imposture ? Moi, un homme, j’écris des personnages de femmes, de vieillards, d’enfants, quel
que soit le sujet, alors un Ukrainien des années 80, pourquoi pas… Quand je reviens à Sasha avec le
texte – une première version qui connaîtra beaucoup de modications – il est évidemment très ému:
j’ai gardé le prénom des personnes qui l’ont entouré, ai inventé la rencontre de ses parents, me suis
permis de plonger dans des zones très personnelles. Je lui redonne une famille, d’abord sur papier,
puis ensuite en composant la troupe car c’est moi qui mettrai la pièce en scène. Nous prenons des
acteurs québécois ; c’est important pour Sasha qu’il puisse raconter sa vie aux côtés de ceux chez qui
il a décidé d’émigrer en 1996. Sasha jouera donc son propre rôle, prêt à revoir son père mourir et sa
mère l’abandonner, chaque soir, en janvier 2012 au Théâtre d’Aujourd’hui.
L’accueil qu’il a reçu, à la création de la pièce, fut un tel choc qu’il m’a avoué le concevoir comme son
véritable accueil au pays, plus concret, plus vrai que celui de l’émigration en 1996. Le soir de première,
il a eu une pensée pour ses parents et leur a secrètement dédié la représentation ; j’aime croire que
leur présence bienveillante à nos côtés a su nous aider. Nous aider à quoi ? À être à la hauteur du récit
et de la vie de Sasha je crois, tout simplement.
Une dernière anecdote, merveilleux exemple du travail de création théâtrale. Dans une version anté-
rieure, le personnage de Galina ne disait rien lors de la scène nale de retrouvailles avec Sasha. Je
n’arrivais pas à lui écrire une seule réplique ; l’émotion de voir enn son ls était telle que la scène,
pour moi, se passait de mots. La comédienne qui a créé le personnage de Galina, Annick Bergeron, est
venue me voir quatre jours avant la première : « Olivier, c’est impossible que Galina ne parle pas. Elle
doit lui laisser quelque chose. Elle ne peut pas se murer dans le silence après toutes ces années ; elle
n’est pas obligée d’expliquer son abandon mais elle doit parler. » Ce n’était pas un caprice d’actrice,
mais bien une profonde compréhension du sens de la pièce, du spectacle, du personnage, animé par
un désir de rendre justice à ces personnages qui ont existé. Je me suis mis à écrire le monologue de
la n, d’une traite, dans la nuit. Annick avait encore le papier à la générale et à la première, elle l’a
livré pour la première fois.
Un an plus tard, Sasha a réussi à rejoindre les enfants de Galina, ceux qu’elle avait eus
avec son nouveau mari. Ils ont envoyé à Sasha une lettre que Galina avait conservée, et
qui lui était destinée. Cette lettre, que Sasha n’avait jamais lue, reproduit, à quelques
mots près, le monologue nal de Galina.
Olivier Kemeid, 12 novembre 2014, Montréal
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MOI, DANS LES RUINES ROUGES DU SIÈCLE • ŒUVRE 3
Moi, dans les ruines rouges du siècle
Olivier Kemeid, Éditions Leméac, 2013
Présentation de l’auteur
Olivier Kemeid est né en 1975 à Montréal. Après des études en
sciences politiques et en philosophie, il suit les cours de l’École
nationale de théâtre du Canada en écriture dramatique. Il est
aujourd’hui auteur, comédien, scénariste, metteur en scène,
membre fondateur de la compagnie Trois Tristes Tigres et
ancien directeur artistique d’Espace Libre (2006-2010).
http://www.cead.qc.ca/_cead_repertoire/id_auteur/1433
http://www.theatredaujourdhui.qc.ca/archives/artistes/olivier-
kemeid
Cadre spatio-temporel
Prologue et épilogue se situent en 2012 au Québec ; les autres scènes se déroulent en Ukraine
entre 1969 et 1996.
Résumé
Sasha est le narrateur de cette histoire, c’est un personnage inspiré de la vie de Sasha Samar,
acteur d’origine ukrainienne.
Élevé par son père en Ukraine, le jeune Sasha tente de lever le mensonge que son père entre-
tient sur l’identité de sa mère. Il décide de retrouver sa mère. Aussi, veut-il devenir célèbre
pour que sa mère puisse le reconnaître à la télévision. Au l de son récit, il convoque les per-
sonnages qui ont marqué sa jeunesse : Anton, son ami acteur, Ludmilla, son premier amour,
mais aussi le cosmonaute Youri Gagarine ou bien la gymnaste Nadia Comaneci. Entre l’explo-
sion de Tchernobyl qui emporte son père et les réformes de la Perestroïka sous Gorbatchev, il
poursuit sa quête dans une URSS qui se désagrège. Il parvient nalement à une ultime ren-
contre avec sa mère avant d’émigrer au Québec pour se construire une nouvelle vie.
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Structure
Un prologue et un épilogue encadrent 26 scènes placées dans l’ordre chronologique. Mais
structure non linéaire : le personnage de Sasha se fait tantôt narrateur racontant ses souve-
nirs, tantôt acteur rejouant les scènes du passé, livrant un récit fragmenté où se mêlent effet
de réel et effet de ction.
Thématiques
n Le mensonge : la pièce est construite sur l’entremêlement de l’histoire personnelle de Sacha
Samar et de l’histoire de l’URSS. Le point de convergence de ces deux histoires est la place qu’y
tient le mensonge : le mensonge de Vassili sur la mère de Sacha pour protéger son ls et le
mensonge d’État baignant la propagande soviétique pour promouvoir la croyance en un avenir
radieux. Pour Sasha, sortir du mensonge, c’est retrouver sa mère mais aussi voir disparaître les
idéaux qui ont baigné sa jeunesse.
n Théâtre et histoire : cette pièce décrit le système soviétique vu de l’intérieur, par des situa-
tions de la vie quotidienne souvent drôles, par le prisme des yeux d’enfant. L’idéologie est évo-
quée à travers les héros soviétiques et le père de Sasha représente l’archétype de l’ouvrier
voué à la grandeur de son pays. Cependant, cette pièce, bien documentée, s’éloigne du
théâtre documentaire comme du théâtre à thèse. Dès le prologue le « je » annonce un récit sin-
gulier qui convoque mais aussi interroge le passé. Les faits relatés sont sélectionnés et ques-
tionnés par le jeu des réminiscences de Sasha, construisant un récit explicitement subjectif et
mémoriel. Le personnage de Sasha tente de mettre en scène son histoire, qui n’est pas l’His-
toire mais qui ouvre au lecteur un questionnement sur l’histoire du XXe siècle.
n Les relations père/ls : l’absence de la mère crée un lien fort entre père et ls, chacun cher-
chant à protéger l’autre. Tantôt Sasha s’accommode du monde ctif que son père lui a
construit, tantôt il se révolte et demande des comptes. Connivence et disputes alternent mais
jamais la parole n’est rompue : des dialogues imaginaires font irruption, où père et ls com-
mentent ensemble les scènes du passé en train d’être jouées. Sasha peut alors exprimer tout
ce qu’il n’a pas pu dire à son père dans son enfance.
Personnages
n Des personnages réels et imaginaires se côtoient.
Sasha, narrateur, acteur d’origine ukrainienne vivant au Québec.
Vassili, mineur, son père aimant et possessif.
Galina, sa mère, femme éprise de liberté, idéalisée ; ses interventions prennent une forme
réelle ou bien fantasmée.
Anton, son ami acteur qui gagne sa vie en interprétant Lénine.
Ludmilla, son premier amour, elle attend avec impatience les changements promis par la
Perestroïka.
Font leur apparition un voisin, une fausse mère, l’ouvrier Vladimir, une kolkhozienne, l’institu-
trice Anna Anatolievna. Youri Gagarine et Nadia Comaneci viennent aussi animer les rêveries
de Sasha.
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Langue
Pas de difculté de langue.
Éléments scéniques
Les didascalies précisent le lieu et l’action des personnages.
Niveau de difficulté
Nécessite quelques repères sur l’histoire de l’URSS.
Extraits significatifs
9. LES JEUX OLYMPIQUES
Appartement
Vassili, tout er, allume sa télévision.
VASSILI. Elle est belle non ?
La première télévision en couleurs du quartier !
SASHA. Mais il y a que du rouge !
VASSILI. Oui pour l’instant mais les autres couleurs
apparaîtront
Patience
[…]
VOISIN. Oh taisez-vous taisez-vous c’est Nadia Comaneci
Ils regardent Nadia Comaneci qui apparaît sur scène et
effectue ses gures sur la poutre.
Ils sont très impressionnés.
Qu’est-ce qu’elle est belle !
Comme elle est souple et légère on dirait une fée
C’est une fée
C’est la plus grande gymnaste de tous les temps
Moi je vous dis qu’elle va remporter encore plus de
médailles qu’à Montréal
Rien ne l’arrête !
Regardez tout ce qu’elle fait pour nous
Elle est des nôtres
Elle est notre reine
Tous s’arrêtent, même Nadia Comaneci, et regardent le
voisin.
Pardon
Je veux dire
Elle est notre héroïne du prolétariat belle comme une
paysanne à l’ombre des lauriers en eurs
NADIA COMANECI. Je suis venue dire au monde entier
Qu’il y a une personne sans qui rien de tout cela ne
serait possible
Qu’il y a une personne à qui je pense tout le temps et
qui me donne tout l’équilibre dont j’ai besoin.
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