2) de l’invention d’un sujet politique qui s’émancipe des formes traditionnelles d’autorité et
qui cherche à réaliser universellement dans l’histoire les conditions de son autonomie
(politique et sociale), c’est-à-dire aussi d’une société plus juste. Il en existe là encore
différentes versions. Citons :
- Karl Löwith (Weltgeschichte und Heilgeschehen, 1949-1953, traduit en français
comme Histoire et salut) qui pense la philosophie moderne en termes de
sécularisation de la pensée chrétienne : la philosophie moderne serait le
moment d’une conversion de la pensée et de la conscience de son intérêt
pour un monde transcendant à son intérêt pour des buts immanents, ici-bas ;
- Eric Voegelin (Order and History, 1957-1987) qui en propose une lecture
encore plus radicale (et donc, aussi, plus contestable), et pour qui la
modernité se caractérise par la tentative violente (révolutionnaire) de réaliser
le bonheur terrestre par des moyens politiques.
Autonomie de la pensée humaine et sécularisation des institutions politiques ;
émancipation du sujet rationnel et du citoyen : il ne fait pas de doute que ces deux
traits sont, à bien des égards, caractéristiques de cette époque de la pensée. D’ailleurs, ce
sont biens ces traits caractéristiques qui ont été repris pour formuler, au XXe siècle,
la possibilité d’une ‘fin de la modernité’ (Michel Foucault) ou d’une ‘post-modernité’
(Jean-François Lyotard)5.
Seulement, la pertinence de ces traits caractéristiques de la « pensée
moderne » n’est peut être qu’un symptôme d’un bouleversement plus profond, ainsi
que l’écrit le grand historien des sciences Alexandre Koyré :
Tout n'est pas faux, bien loin de là, dans ces tentatives de caractériser la révolution - ou la
crise - du XVIIe siècle ; il est certain qu'elles nous font voir quelques uns de ses aspects bien
importants […]. Je crois, toutefois, qu'il s'agit là d'expressions et de concomitants d'un
processus plus profond et plus grave, en vertu duquel l'homme, ainsi qu'on le dit parfois, a
perdu sa place dans le monde ou, plus exactement peut-être, a perdu le monde même qui
formait le cadre de son existence et l'objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer
non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu'aux structures mêmes de sa
pensée.
Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, avant-propos [TEXTE 3]
Que veut dire Koyré par : « l’homme a perdu le monde même qui formait le cadre
de son existence et l’objet de savoir » ? Il renvoie essentiellement à un double
5 Dans Les mots et les choses (1966), Michel Foucault caractérise ce qu’il appelle « l’âge classique » par le
fait que l’on pense la connaissance comme une mise en ordre des représentations censées être
parfaitement adéquates (ou transparentes) aux choses ; et la fin de l’âge classique (ce qu’il appelle…
modernité !) est caractérisée par l’abandon de cette croyance en un sujet de connaissance dominant les
choses : le sujet n’est plus premier, fondateur, transparent à ses objets, mais il est lui-même opaque,
pris dans l’histoire de ses propres conditions d’existence (la vie, le travail, le langage) qui sont des
conditions finies. Le sujet n’est que le moment, non originaire mais au contraire dernier, qui fait
advenir l’homme comme une figure quadripartite de la finitude : corps vivant, désir, parole, sujet. La
finitude, ainsi définie, est « le surplomb des choses sur l’homme – le fait qu’il est dominé par la vie, par
l’histoire, par le langage » (Les Mots et les choses, p. 346).
Dans La condition postmoderne (1979), Jean-François Lyotard prend acte de la dissolution des « grands
récits » ou « méta-récits » constitutifs de la modernité, et qui sont précisément ceux qui ont été
mentionnés plus haut : le récit de l’émancipation du sujet rationnel et celui de l’émancipation du
citoyen : « Qui décide ce qu’est savoir, et qui sait ce qu’il convient de décider ? La question du savoir à
l’âge de l’informatique est plus que jamais la question du gouvernement (p.20) ».