TRAN B 100 - HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE TROISIÈME PARTIE : PHILOSOPHIE MODERNE Titulaire : Arnaud Pelletier Le présent syllabus reprend l’intégralité des éléments vus au cours et constitue le programme de l’examen. Une anthologie des textes abordés au cours est disponible sur l’Université Virtuelle. Toutefois, seul ce qui est présenté dans le présent syllabus est exigible à l’examen. Chapitre 1. La philosophie moderne et le problème de la connaissance 1. Préalable : il n’existe pas de livre de philosophie 2. Caractérisations de la philosophie moderne 3. Le problème de la philosophie moderne : connaissance et scepticisme 2 Chapitre 2. La certitude du monde 1. Le problème de la certitude des connaissances 2. Le cogito 3. Que faire du cogito ? La « règle générale de vérité » 4. Quelle certitude de l’existence du monde ? 13 Chapitre 3. L’esprit et le corps 1. Fanatiques et terroristes 2. Le projet d’une éthique selon l’ordre géométrique 3. L’origine des préjugés 4. La thèse du parallélisme de l’esprit et du corps 5. Les mécanismes des affects 24 Chapitre 4. Dieu : croyances et liberté 1. Le pari de Pascal : la condition pratique de la croyance 2. De quoi peut-il y avoir des preuves ? Des concepts de Dieu 3. La rencontre de Leibniz et Spinoza à La Haye 4. Problèmes de la théologie rationnelle : la liberté, le mal 35 Chapitre 5. La métaphysique, une question de mots ? 1. Trois caractères du discours métaphysique 2. Les positions empiriste et rationaliste et leurs limites selon Kant 3. Le projet kantien d’une critique de la raison pure 4. La voie de la science 5. La limite critique entre connaître et penser 44 Chapitre 6. Que dois-je faire ? 1. Raison théorique, raison pratique 2. Le dilemme du tramway 3. « Que dois-je faire ? » Les différents types d’impératifs 4. Liberté et Moralité selon Kant 5. Droit de mentir et Hospitalité 54 Quelques remarques de conclusion sur la philosophie moderne 65 Index des textes étudiés et des expériences de pensée correspondantes 66 1 CHAPITRE 1 LA PHILOSOPHIE MODERNE ET LE PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE 1. PRÉALABLE : IL N’EXISTE PAS DE LIVRE DE PHILOSOPHIE Vous savez déjà que l’activité philosophique est un peu étrange. Le discours philosophique pose, parfois, des questions dont l’intérêt échappe au premier abord, y répond souvent de manière complexe et, presque toujours, rend obscur ce que l’on croyait savoir. Tel est sans doute son premier effet : rendre étrange ce que l’on croyait bien connu et le rendre d’autant plus étrange qu’il est fait un usage inhabituel – et peut-être contre-intuitif – de la langue commune. Vous avez alors peut être fait l’expérience de Bouvard et Pécuchet, qui tentent de lire l’Éthique, le chef d’œuvre du philosophe hollandais Spinoza (1632-1677) : L’Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d’un coup de crayon, et comprirent ceci : La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu. Il est seul l’étendue – et l’étendue n’a pas de bornes. Avec quoi la borner ? Mais bien qu’elle soit infinie, elle n’est pas l’infini absolu. Car elle ne contient qu’un genre de perfection ; et l’absolu les contient tous. Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d’une course sans fin, vers un abîme sans fond, – et sans rien autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop fort. Ils y renoncèrent. Flaubert, Bouvard et Pécuchet, chap. VIII Comment comprendre le sens – et partant la pertinence – d’une proposition philosophique ? Et pour quel gain ? N’est-ce pas là un obscurcissement inutile de la pensée ? En somme : qu’y a-t-il à apprendre en philosophie ? A cette question posée par ses étudiants, le philosophe allemand Immanuel Kant (1724-1804) a donné une réponse radicale qui mérite d’être examinée avant de commencer un cours de philosophie : on ne peut apprendre la philosophie. La raison qu’il en donne est qu’on ne peut apprendre que ce qui est déjà donné, déjà constitué. Certaines sciences – les sciences historiques – reposent selon lui essentiellement sur la collecte des faits et des données ; d’autres – les sciences mathématiques – reposent essentiellement sur la démonstration rationnelle de propositions. Elles peuvent être consignées dans des livres et l’on peut apprendre les faits d’un côté ou reproduire les démonstrations de l’autre. Mais Kant indiquait à ses étudiants la singularité de la philosophie parmi toutes les disciplines qu’ils devaient apprendre : L'étudiant qui sort de l'enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu'il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à philosopher. Je vais m'expliquer plus clairement: toutes les sciences qu'on peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à deux genres: les sciences historiques et mathématiques. […] Or dans tout ce qui est historique l'expérience personnelle ou le témoignage étranger, et dans ce qui est mathématique, l'évidence des concepts et la nécessité de la démonstration, constituent quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une possession et n'a pour ainsi dire qu'à être assimilé: il est donc possible dans l'un et l'autre cas d'apprendre. […] Pour pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait d'abord qu'il en existât réellement une. On devrait pouvoir présenter un livre, et dire : « Voyez, voici de la science et des connaissances assurées; apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus, et vous serez philosophes » : jusqu'à ce qu'on me montre un tel livre de Philosophie […] qu'il 2 me soit permis de dire qu'on abuse de la confiance du public lorsque, au lieu d'étendre l'aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d'une connaissance personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendument déjà achevée […]. Immanuel Kant, Annonce du programme des leçons du semestre d’hiver 1765-1766 [TEXTE 2] Kant révèle un objectif de l’enseignement de la philosophie : « étendre l'aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et la former en vue d'une connaissance personnelle future ». Il ne s’agit pas d’acquérir des connaissances (qui seraient estampillées philosophiques sur la foi d’un professeur), mais avant tout d’acquérir une aptitude : la philosophie n’est pas une doctrine (que l’on pourrait apprendre dans un livre), mais une activité. Laquelle ? Autrement dit : si les philosophes (et les textes philosophiques) n’ont pas d’objet propre1, que font-ils ? Tournons-nous de nouveau vers un texte philosophique difficile à comprendre, comme l’Éthique de Spinoza. La première chose qui s’y manifeste est un usage peu commun de la langue, qui contribue fortement au sentiment d’étrangeté. « Dieu est l’étendue et l’étendue n’a pas de bornes » (sic Flaubert) : les mots n’y sont manifestement pas pris dans leur usage commun. La première erreur de lecture serait donc d’y projeter un sens, notre sens, qui leur étranger : ce que font Bouvard et Pécuchet, qui renoncent finalement. L’écriture philosophique comporte toujours une certaine thérapie du langage ordinaire : là où les mots communs sont empreints d’une certaine ambiguïté ou d’une certaine latitude dans leur usage courant, l’idéal de l’écriture philosophique est, en première approche, l’idéal d’une écriture scientifique qui soit rigoureuse dans son usage, et donc la plus univoque possible. C’est cela, un concept : une saisie rigoureuse d’un aspect du réel qui soit univoquement déterminé. On ne peut donc jamais postuler qu’un même mot (‘liberté’, ‘raison’, ‘désir’, ‘connaissance’ ou même ‘philosophie’, etc.) renvoie à un même concept chez des auteurs différents – et même chez un même auteur dans des contextes différents. C’est qu’un concept ne prend sens en effet que par rapport au problème particulier qui le suscite : c’est bien ce problème qui engage une certaine manière de considérer l’objet et par conséquent aussi un concept déterminé qui y réponde. Les concepts diffèrent dans la mesure où des problèmes diffèrent, mais aussi dans la mesure où leur traitement diffère. Bref, Bouvard et Pécuchet – archétypes des lecteurs non philosophes – renoncent parce qu’ils n’ont pas compris deux choses : 1) le sens des concepts et 2) le problème que Spinoza voulait résoudre par leur moyen. Retenons ceci : il n’y a pas de textes qui soient philosophiques en eux-mêmes, il n’y a que des lectures philosophiques de textes. Lorsque Kant écrit qu’il n’existe pas encore un livre de philosophie qu’il pourrait apprendre, il signifie en réalité qu’il ne peut y en avoir : le texte de philosophie est un dispositif pour susciter l’interrogation ou la problématisation d’un aspect du réel, mais seul le lecteur décidera d’en faire une lecture philosophique ou non – c’est-à-dire avant tout d’en comprendre le problème et la manière dont il est résolu. Il n’est donc pas étonnant que Kant ait prodigué à ses étudiants des conseils sur l’art de lire2. Est-il alors possible de comprendre philosophiquement ce qu’est la philosophie moderne ? Autrement dit : y a-t-il un problème spécifique associé à la philosophie moderne et qui lui donnerait sens dans son ensemble ? Nous allons voir que le Ce que Georges Canguilhem formule élégamment dans Le normal et le pathologique : « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère ». 2 Voir le TEXTE 1, « apprendre et penser ». 1 3 problème fondamental est celui de la connaissance. Et que la première question qui se pose est nécessairement : que veut dire connaître ? 2. CARACTÉRISATIONS DE LA PHILOSOPHIE MODERNE 2.1. Essais de caractérisations de la philosophie moderne D’un point de vue historique, la philosophie moderne peut être caractérisée par l’ensemble des contributions des auteurs de la ‘période moderne’, c’est-à-dire des XVIIe et XVIIIe siècles 3 . Une difficulté surgit immédiatement : celle de l’unité possible de ces pensées. Comment pourrait-on parler d’une philosophie moderne autrement que d’un point de vue purement chronologique si on y trouve des auteurs religieux et d’autres athées, des matérialistes et des idéalistes, des empiristes et des rationalistes, des dogmatiques et des sceptiques, etc. ? Principaux auteurs modernes Francis Bacon Galileo Galilei Thomas Hobbes Pierre Gassendi René Descartes Blaise Pascal Antoine Arnauld Baruch Spinoza John Locke Nicolas Malebranche Isaac Newton 1561-1626 1564-1642 1588-1679 1592-1655 1596-1650 1623-1662 1612-1694 1632-1677 1632-1706 1638-1715 1643-1727 Gottfried Wilhelm Leibniz Pierre Bayle Christian Wolff George Berkeley Montesquieu Voltaire David Hume Jean-Jacques Rousseau Denis Diderot Condillac Immanuel Kant 1646-1716 1647-1706 1679-1754 1685-1753 1689-1755 1694-1778 1711-1776 1712-1778 1713-1784 1714-1780 1724-1804 Malgré la diversité des auteurs, plusieurs caractérisations ont été proposées pour penser leur communauté. Ils témoigneraient en effet tous à leur manière : 1) de l’invention d’un sujet rationnel, qu’il faut entendre comme l’invention (la découverte, ou l’affirmation) de l’autonomie du sujet de la connaissance. L’homme est reconnu comme le sujet fondateur de ses connaissances, capable de se donner à soimême ses propres règles pour obtenir et justifier des propositions vraies. Le sujet de la connaissance s’émancipe de l’esprit divin : là où Augustin faisait de l’entendement divin le lieu propre de nos idées, Descartes fait de nos idées des modes de notre esprit. Il existe de nombreuses versions de cette histoire de l’invention d’un sujet rationnel : - Paul Hazard (La crise de la conscience européenne. 1680-1715, 1935) la comprend comme l’avènement d’un nouveau sens de la raison : de faculté démonstrative, elle devient une faculté critique qui examine tous les savoirs ; - Ernst Cassirer (La philosophie des Lumières, 1932) insiste sur l’aspect autonome (et donc : discontinu) de cette histoire du sujet rationnel (ou histoire de la raison) par rapport à l’histoire socio-économique : l’invention d’un sujet rationnel, c’est l’affirmation d’une pensée qui suit ses propres contraintes, de sorte qu’il n’est plus possible de « revenir en arrière » dans la pensée4. Selon l’usage courant des historiens de la philosophie. Les historiens appellent « temps modernes » la période entre les découvertes de Christophe Colomb et la Révolution française (1492-1789). 4 Sur la thèse de Cassirer, voir Michel Foucault, « Une histoire restée muette » (1966). 3 4 2) de l’invention d’un sujet politique qui s’émancipe des formes traditionnelles d’autorité et qui cherche à réaliser universellement dans l’histoire les conditions de son autonomie (politique et sociale), c’est-à-dire aussi d’une société plus juste. Il en existe là encore différentes versions. Citons : - Karl Löwith (Weltgeschichte und Heilgeschehen, 1949-1953, traduit en français comme Histoire et salut) qui pense la philosophie moderne en termes de sécularisation de la pensée chrétienne : la philosophie moderne serait le moment d’une conversion de la pensée et de la conscience de son intérêt pour un monde transcendant à son intérêt pour des buts immanents, ici-bas ; - Eric Voegelin (Order and History, 1957-1987) qui en propose une lecture encore plus radicale (et donc, aussi, plus contestable), et pour qui la modernité se caractérise par la tentative violente (révolutionnaire) de réaliser le bonheur terrestre par des moyens politiques. Autonomie de la pensée humaine et sécularisation des institutions politiques ; émancipation du sujet rationnel et du citoyen : il ne fait pas de doute que ces deux traits sont, à bien des égards, caractéristiques de cette époque de la pensée. D’ailleurs, ce sont biens ces traits caractéristiques qui ont été repris pour formuler, au XXe siècle, la possibilité d’une ‘fin de la modernité’ (Michel Foucault) ou d’une ‘post-modernité’ (Jean-François Lyotard)5. Seulement, la pertinence de ces traits caractéristiques de la « pensée moderne » n’est peut être qu’un symptôme d’un bouleversement plus profond, ainsi que l’écrit le grand historien des sciences Alexandre Koyré : Tout n'est pas faux, bien loin de là, dans ces tentatives de caractériser la révolution - ou la crise - du XVIIe siècle ; il est certain qu'elles nous font voir quelques uns de ses aspects bien importants […]. Je crois, toutefois, qu'il s'agit là d'expressions et de concomitants d'un processus plus profond et plus grave, en vertu duquel l'homme, ainsi qu'on le dit parfois, a perdu sa place dans le monde ou, plus exactement peut-être, a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l'objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu'aux structures mêmes de sa pensée. Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, avant-propos [TEXTE 3] Que veut dire Koyré par : « l’homme a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l’objet de savoir » ? Il renvoie essentiellement à un double Dans Les mots et les choses (1966), Michel Foucault caractérise ce qu’il appelle « l’âge classique » par le fait que l’on pense la connaissance comme une mise en ordre des représentations censées être parfaitement adéquates (ou transparentes) aux choses ; et la fin de l’âge classique (ce qu’il appelle… modernité !) est caractérisée par l’abandon de cette croyance en un sujet de connaissance dominant les choses : le sujet n’est plus premier, fondateur, transparent à ses objets, mais il est lui-même opaque, pris dans l’histoire de ses propres conditions d’existence (la vie, le travail, le langage) qui sont des conditions finies. Le sujet n’est que le moment, non originaire mais au contraire dernier, qui fait advenir l’homme comme une figure quadripartite de la finitude : corps vivant, désir, parole, sujet. La finitude, ainsi définie, est « le surplomb des choses sur l’homme – le fait qu’il est dominé par la vie, par l’histoire, par le langage » (Les Mots et les choses, p. 346). Dans La condition postmoderne (1979), Jean-François Lyotard prend acte de la dissolution des « grands récits » ou « méta-récits » constitutifs de la modernité, et qui sont précisément ceux qui ont été mentionnés plus haut : le récit de l’émancipation du sujet rationnel et celui de l’émancipation du citoyen : « Qui décide ce qu’est savoir, et qui sait ce qu’il convient de décider ? La question du savoir à l’âge de l’informatique est plus que jamais la question du gouvernement (p.20) ». 5 5 bouleversement des savoirs sur le monde, qui a suscité un bouleversement du rapport au monde : (1) l’invention de la « science moderne » et la découverte que la terre (« monde clos ») est intégrée à un univers infini ; (2) la découverte des nouveaux mondes (Amériques et Chine) et la découverte des diverses manières d’habiter sur terre. Revenons sur le premier bouleversement avant d’en voir la portée philosophique. 2.2. Le premier bouleversement : l’invention de la « science moderne » Le premier bouleversement est celui de l’abandon de la représentation aristotélicienne du monde (en grec : cosmos), qui impliquait la conception d’un espace qualitativement différencié entre le monde sub-lunaire et le monde supra-lunaire, au profit d’un espace qualitativement homogène et susceptible d’être appréhendé de manière purement quantitative par la géométrie euclidienne. Ce sont d’ailleurs les partisans de la nouvelle science – Galilée, Descartes – qui s’affirme contre la science aristotélicienne qui s’appellent eux mêmes des « modernes » ou des novateurs (novatores)6. Comprendre une chose de la nature ne signifie plus en saisir le « principe interne » ou « les qualités internes » qui font qu’elle devient ce qu’elle est (c’est l’un des sens de la phusis en grec) ; mais signifie identifier les lois (que l’on peut entièrement expliciter) qui permettent d’expliquer et de prévoir les phénomènes qui apparaissent dans la nature, c’est-à-dire avant tout dans un espace extérieur mesurable. Prenons exemple : l’inertie. Dans la physique du monde sublunaire (ou terrestre) héritée d’Aristote, un corps n’est en mouvement que si la force qui l’a mis en mouvement continue de s’exercer sur lui (ce corps doit donc posséder la « qualité interne » d’une force de mouvement qui le fait se mouvoir). Galilée conteste ce principe dans le Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde, paru en 1632 : idéalement, un corps peut se mouvoir sans qu’aucune force n’agisse sur lui pourvu que rien n’empêche son mouvement initial. La formulation canonique en sera donnée par la première loi du mouvement de Newton : « Tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui et ne le contraigne à changer d’état » (Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1686). Le point fondamental de l’énoncé est son universalité, qui fonde sa valeur de loi : il vaut pour tout corps. Les lois de la nature (prise comme objet de connaissance) s’uniformisent et s’universalisent d’un même coup : il n’y a plus de différence d’essence (ou de nature) entre les mondes sublunaire et supralunaire qui suivaient des lois du mouvement différentes. Le « monde clos » suit les lois de « l’univers infini ». Tel est le point de départ du mécanisme universel de la science galiléocartésienne : rien ne fait exception aux lois de la nature. Pas même l’Écriture Sainte. Ainsi, 6 Leurs adversaires n’hésitent pas à tourner en dérision ces « nouveaux philosophes » (voir, par exemple, Jean-Baptiste de La Grange, Les principes de la philosophie, contre les nouveaux philosophes Descartes, Rohault, Regius, Gassendi, le P. Maignan &c, Paris, 1675). 6 Galileo Galilei tenait que les passages des Écritures Saintes qui sont apparemment contraires à la nouvelle science de la nature (par exemple concernant les miracles) ne doivent pas être interprétés à partir d’autres lois (surnaturelles) : c’est au contraire par un progrès dans les connaissances des lois de la nature qu’une meilleure compréhension des Écritures peut être acquise. Ainsi écrit-il à la Grande Duchesse Christine en 1615 : La nature au contraire se conforme inexorablement et immuablement aux lois qui lui sont imposées sans en franchir jamais les limites, et ne se préoccupe pas de savoir si ses raisons cachées et ses manières d'opérer sont à la portée de nos capacités humaines7. Une conception semblable de l’unicité des lois naturelles se retrouve presque expressis verbis dans la préface de la troisième partie de l’Éthique de Spinoza (1675) : La nature est toujours la même, et a partout une seule et même vertu et puissance d’agir ; c’est-à-dire, les lois et les règles de la nature, selon lesquelles tout se fait et passe d’une forme dans une autre, sont partout et toujours les mêmes. Le problème : Que reste-t-il une fois que l’on a détruit l’ordre cosmologique hiérarchisé et que les lois de la terre et des cieux se trouvent unifiées ? (1) Il ne reste d’abord que l’espace de la géométrie euclidienne. Les lois du mouvement peuvent être expliquées mathématiquement : « La philosophie [c’est-àdire la philosophie naturelle au sens de Newton, ou la physique au sens moderne] est écrite en langage mathématique [sans lequel] on erre vainement dans un labyrinthe obscur »8. (2) Ayant renoncé à exposer un « principe interne des choses », il ne reste ensuite qu’à expliquer les phénomènes naturels tels qu’ils nous apparaissent en les rapportant à des propriétés quantifiables des corps tels qu’ils nous apparaissent. Cette dualité du sujet et de l’objet de la connaissance est fondamentale. Galilée en vient même à distinguer deux types de propriétés : les « qualités premières » qui appartiennent aux corps indépendamment de tout observateur (par exemple, sa solidité, son mouvement, son étendue, sa figure, etc.) ; et les « qualités secondes » qui ne désignent pas propriétés des corps mais des modalités de notre perception des corps, c’est-à-dire les effets des corps sur les sens de l’observateur (la couleur, la saveur, l’odeur, etc.). Typiquement : la forme du citron appartient au citron ; le jaune n’y appartient pas. On appelle alors « explication mécaniste » d’un phénomène naturel celle qui ne fait intervenir que la forme, la grandeur et le mouvement des corps (voir TEXTE 5 : Galileo Galilei, L’essayeur, 1623). La distinction des qualités suscite immédiatement un scrupule : Que peut-on alors vraiment connaître des objets ? 2. 3. Le deuxième bouleversement des savoirs Trad. F. Russo, in : Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, 17/4, 1964, p. 338-368. Galilée, L’essayeur, 1623 : « La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur » 7 8 7 Le premier bouleversement concerne les connaissances théoriques, avec l’intégration de notre monde dans un univers. Le deuxième bouleversement concerne les connaissances pratiques, avec les ‘découvertes’ des Nouveaux Mondes par Matteo Ricci et Christophe Colomb, lesquelles inaugurent une série de réflexions sur la justification des choix, des valeurs, des manières de vivre des Européens. Ainsi Montaigne met-il en scène un dialogue après une « fête cannibale », au cours de laquelle de jeunes indiens (« cannibales ») de l’actuel Brésil ramenés avec les navires revenant du Nouveau Monde furent montrés au Roi de France. Après cela, quelqu'un en demanda à leur avis, et voulut savoir d'eux ce qu'ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d'où j'ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j'en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant, et qu'on ne choisisse plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander ; secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu'ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu'ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Montaigne, Les Essais (1580-1588), Des cannibales, TEXTE 4. L’indien ne comprend pas la justification des valeurs établies dans le pays qu’il découvre, et qui lui semblent contraire à l’ordre naturel. Pour reprendre les termes de Blaise Pascal, les « grandeurs d’établissement » ne reflètent pas les « grandeurs naturelles » : tel enfant est roi et commande à des adultes ; telle minorité est riche quand le reste du groupe meurt de faim. Avec ce texte, Montaigne inaugure le motif d’une contestation – sceptique – des mœurs et des institutions occidentales par un décentrement du point de vue, qu’il soit cannibale ou oriental : on retrouve ce motif dans L’espion turc (1684) de Giovanni Paolo Marana ou les Lettres persanes (1721) de Montesquieu. En quoi ces deux bouleversements furent des événements pour la philosophie ? D’abord, il faut bien comprendre que ce double bouleversement n’affecte pas la philosophie de l’extérieur mais est un événement pour elle-même : jusqu’à Kant au moins, les sciences de la nature relèvent de la philosophie et sont désignées comme « philosophie de la nature » ou « philosophie naturelle » (songeons aux Principes mathématiques de la philosophie naturelle de Newton, publiés en 1687). Ensuite, ces bouleversements vont susciter une interrogation sur les savoirs et les connaissances en général, chez ces mêmes auteurs : Quand a-t-on une connaissance vraie ? Que sait-on du bon et du mauvais, du bien et du mal, de l’utile et du nuisible ? Qu’est-ce qui fonde ma « vision du monde » ou mes « représentations métaphysiques » ? Bref, l’émergence de nouveaux savoirs s’accompagne d’une crise sceptique, c’est-à-dire d’une interrogation sur le bien fondé des connaissances. 3. LE PROBLÈME SCEPTICISME DE LA PHILOSOPHIE MODERNE : CONNAISSANCE ET 8 3.1. L’origine sceptique de la modernité Pour le résumer d’une phrase, c’est par la nouveauté des savoirs, et en particulier de la science mathématique de la nature, que l’ensemble de la philosophie devient moderne – pour autant qu’elle tente de répondre au problème sceptique de la certitude des connaissances. C’en ce sens qu’Alexandre Koyré indiquait que, s’il y avait sans doute de nombreuses manières de caractériser intellectuellement l’époque moderne, elles manifestaient toutes un même bouleversement dans les conditions d’existence de l’homme et dans la définition des objets de son savoir. Sans doute ne faut-il y chercher aucune communauté de doctrine entre tous les auteurs modernes, mais seulement une communauté de problème : ce qui fait que ces auteurs sont tous modernes malgré leurs différences particulières, c’est qu’il posent un certain type de problème et qu’ils se situent donc dans un même cadre. Au delà des caractérisations historiques, il faut tenir que la philosophie moderne tient son origine d’une double crise sceptique : d’un côté le scepticisme moral à l’égard des principes de nos actions ; de l’autre, le scepticisme épistémologique à l’égard de la certitude même de nos connaissances théoriques. Ces deux faits qui entrent en scène – le pluralisme des valeurs et la mathématisation du monde – et les deux défis qu’ils posent – celui de surmonter ou non le scepticisme moral et celui d’assurer la certitude et même la vérité des savoirs – constituent encore le sol actuel de notre modernité. Le problème fondamental de la philosophie moderne ainsi déterminé, on comprend : 1) Que la question de la connaissance est la question première chez ces auteurs, lesquels rédigent des Règles pour la direction de l’esprit, Discours de la méthode (Descartes), Traité de la réforme de l’entendement (Spinoza), Essai sur l’entendement humain (Locke), Critique de la raison pure (Kant),etc. 2) Que le raisonnement mathématique, qui a eu tant de succès dans les sciences (mathématiques de la nature), est pris comme un modèle de référence pour comprendre la nature de la connaissance et ainsi formuler les exigences d’une connaissance philosophique : Descartes annonce que ses démonstrations métaphysiques « égalent, voire surpassent en certitude et évidence les démonstrations de géométrie » (Méditations métaphysiques, adresse à la faculté de Paris, p. 38) ; Spinoza écrit une Éthique more geometrico ; Kant confronte la certitude philosophique à la certitude mathématique. 3) Que l’évolution de la philosophie moderne de Descartes à Kant peut-être comprise comme une extension progressive du problème de la scientificité des connaissances : - Descartes cherche à garantir la scientificité des sciences de la nature (la « physique ») ; - Spinoza cherche à étendre l’intelligibilité scientifique (mathématique) à l’éthique ; - Kant cherche à déterminer si la philosophie elle-même peut être une science. Avant d’examiner les auteurs modernes, il peut être utile de préciser et d’illustrer davantage ce que l’on entend pas scepticisme épistémologique et scepticisme moral. 9 3.2. Approche du scepticisme épistémologique : les cas Gettier En 1963, Edmund Gettier a publié un article - devenu depuis lors une référence en théorie de la connaissance – afin de réfuter la compréhension commune de ce que nous appelons « avoir une connaissance ». Quand savons-nous quelque chose vraiment ? Gettier part d’une proposition de Platon pour distinguer la connaissance de la simple croyance (ou opinion): la connaissance serait une croyance à la fois vraie et justifiée9. Ce qu’il formule de la manière suivante10 : Un Sujet S sait que la proposition P est vraie si et seulement si 1) P est vraie, 2) S croit que P, 3) S est justifié à croire que P. En somme : on ne sait quelque chose que lorsque l’on peut justifier sa croyance en la vérité de la proposition. Pour Gettier, ces conditions sont nécessaires, mais non pas suffisantes – ce qu’il expose par des contre-exemples restés fameux. En voici un (deuxième « cas Gettier », légèrement modifié). Smith et Jones sont amis. Smith a toujours vu que Jones conduisait une vieille Ford, mais sait que Jones veut acheter une Cadillac. Un jour, Smith voit Jones passer au volant d’une Cadillac neuve : Smith croit donc que « Jones s’est enfin acheté une Cadillac » (P). Mais Smith ne sait pas que Jones ne conduit pas à ce moment-là sa voiture, mais la voiture de son frère. Pourtant, le matin même, Jones s’est acheté, en même temps que son frère, une Cadillac du même modèle. Question : Smith sait-il que « Jones s’est acheté une nouvelle Cadillac » (P) ? Les conditions mentionnés plus haut sont remplies : P est vraie, Smith croit que P est vraie et Smith est justifié à croire que P est vraie. Pourtant on s’accordera assez unanimement pour dire qu’il ne sait pas que P : bien qu’il ait de bonnes raisons de croire P, il n’en a pas d’infaillibles. Se pose alors le problème de la possibilité d’un critère externe pour justifier les justifications : est-ce seulement possible ? Et dans ce cas, si l’on n’a pas de bonnes raisons de croire que P, ne doit-on pas renoncer à pratiquement toutes nos connaissances dont nous n’avons pas de preuve définitive, irréfutable, infaillible ? Savons-nous alors seulement notre date de naissance ? Le problème de Gettier permet de comprendre que la réponse à la question « Smith sait-il que Jones s’est acheté une nouvelle Cadillac ? » dépend de ce que l’on attend d’une connaissance. De trois choses l’une : - soit nous exigeons une norme infaillible de ce qu’une connaissance vraie doit être (approche normative de la connaissance) ; - soit nous admettons que nous disposons de certaines justifications de nos connaissances, mais qui ne sont pas infaillibles (approche faillibiliste de la connaissance) ; 9 Platon, Théétête. Edmund L. Gettier « Is Justified True Belief Knowledge ? », Analysis, 23, 1963. 10 10 - soit nous reconnaissons qu’aucune justification véritable ne peut être donnée et qu’il n’y a par conséquent que des croyances (scepticisme épistémologique fort : nous ne savons (presque) rien). Dans leur grande majorité, les auteurs modernes ont soutenu une approche normative de la connaissance et cherché à déterminer les règles d’une connaissance assurée : ils ont proposé des manières de distinguer les idées claires et distinctes des idées confuses (Descartes), ou de distinguer différents genres de connaissance (Spinoza) ou encore de distinguer trois manières de «tenir pour vrai» (Führ-wahrhalten), à savoir l’opinion, la croyance et la connaissance (Kant). Ils se sont alors principalement interrogés sur la question de la méthode de la connaissance, et en particulier sur la possibilité de considérer les connaissances mathématiques comme proposant une certaine norme de vérité qu’il serait possible d’étendre, ou du moins d’imiter, hors des mathématiques. Le titre du premier ouvrage de Descartes résume cette approche : Règles pour la direction de l’esprit. En tout état de cause, soutenir une approche normative de la connaissance c’est avant tout un moyen de surmonter le scepticisme épistémologique. 3.3. Approche du scepticisme moral : l’effet de cadrage Le problème du scepticisme moral est sans doute d’appréhension plus intuitive – sans doute par ce que l’on fait plus souvent l’expérience que nos choix pratiques ne sont pas infaillibles. Le scepticisme moral ne se réduit pas au relativisme moral : celui-ci soutient que nos choix pratiques, nos valeurs, nos intuitions morales dépendent pour partie d’un certain nombre de conditions dont nous avons héritées (le « cannibale » de Montaigne ne partage pas les valeurs du roi de France). Mais le scepticisme moral fort soutient que chaque sujet, pris individuellement, ne sait pas de manière assurée ou constante ce qui est bien, ou mal ou meilleur pour lui-même. Une illustration peut être fournie par une expérience imaginée par des économistes s’intéressant à la psychologie des choix (avec l’intention de nuancer la thèse de l’économie politique classique selon laquelle les choix résultent d’un calcul rationnel de maximisation du profit)11. Ils ont mis en lumière un « effet de cadrage » dans nos choix : la représentation que nous avons du cadre ou cadrage (framing) dans lequel nos réflexions et décisions, en particulier pratiques, prennent place influe sur la manière dont nous raisonnons et prenons nos décisions. L’expérience menée fut la suivante : Il fut demandé à un premier groupe d’étudiants de se représenter qu’une épidémie va frapper leurs pays, provoquant la mort de 600 personnes. Deux méthodes ont été établies et, dans l’urgence, une seule peut être mise en place : - méthode A a pour conséquence de sauver 200 personnes à coup sûr - méthode B présente 1 chance sur 3 de sauver les 600 personnes. Laquelle choisir ? Amos Tversky et Daniel Kahneman, « The Framing of Decisions and the Psychology of Choice », Science, 211, 1981, p. 453-458. 11 11 Maintenant, un autre groupe d’étudiants a dû choisir entre les 2 méthodes suivantes : - méthode C a pour conséquence la mort de 400 personnes à coup sûr - méthode D présente 1 chance sur 3 pour que personne ne meure et 2 chances sur 3 pour que les 600 meurent. Laquelle choisir ? Dans le premier groupe, 72 % des étudiants se sont prononcés en faveur de la méthode A. Dans le deuxième groupe, seuls 22 % des étudiants choisissent la méthode C (qui est pourtant, en fait, identique à la méthode A). Qu’est-ce qui diffère entre les deux cas ? Dans le premier, la formulation et l’accent sont mis sur les personnes qui vont être sauvées ; dans le second, sur les personnes qui vont périr. Les auteurs en concluent que la manière de présenter ou de « cadrer » les choses interfère dans l’ordre des préférences, donc : dans la justification de nos choix. Toutes les enquêtes d’opinion connaissent bien « l’effet de cadrage ». Bien entendu, cette expérience de pensée est artificielle (peu de personnes seront confrontées à ce genre de cas) et ignore que le fait très courant que les choix pratiques sont pris dans l’ignorance des conséquences réelles. Ceci dit, l’expérience est tout de même révélatrice du fait que nos préférences ou nos intuitions sur le meilleur choix à faire sont (très) faillibles. C’est également ce type de « faillibilisme moral » que les auteurs modernes ont dû affronter. 12 CHAPITRE 2 LA CERTITUDE DU MONDE Reprenons le problème soulevé dans la dernière leçon : la philosophie moderne trouve son sol commun – et quelle que soit la diversité des doctrines formulées – dans le problème du scepticisme tant théorique (problème du scepticisme épistémologique) que pratique (problème du scepticisme moral). Rappelons que le septique considère que la vérité de nos savoirs ne peut être garantie de manière infaillible. La présente leçon est consacrée au problème du scepticisme épistémologique, que nous avons d’abord illustré par le « problème de Gettier ». Rappelez-vous : Gettier imagine une situation où (1) Jones a bien acheté une nouvelle Cadillac (cette proposition P est vraie), (2) Smith croit que P est vraie et (3) Smith a de bonnes raisons de le croire (puisqu’il a vu Jones au volant d’une nouvelle Cadillac) – c’est-àdire une situation où les conditions usuelles (nécessaires et censées suffisantes) d’une connaissance sont remplies et où, pourtant, on ne dira généralement pas que Smith sait P. En réalité, tout dépend de la définition adoptée de la connaissance : doit-elle être justifiée de manière infaillible (approche normative de la connaissance) ou non (approche faillibiliste) ? Ou faut-il même renoncer à toute connaissance certaine (scepticisme épistémologique fort) ? Maintenant, compliquons encore le problème de Gettier, et imaginons que Smith s’est trompé de plusieurs manières, de sorte qu’il en sait beaucoup moins qu’il ne le croit : il a cru voir Jones passer en voiture (mais ce n’était pas lui), il a confondu Jones (qui a bien une Cadillac) et John (qui a bien une vieille Ford), ou alors il a complètement oublié que Jones a acheté cette nouvelle Cadillac parce qu’il est atteint de troubles de la mémoire. Mais dans ce dernier cas, peut-on encore poser le problème de la connaissance si l’on oublie tout ce que l’on sait, comme ce poète espagnol évoqué par Spinoza : Il arrive parfois qu’un homme pâtisse de changements tels qu’on aurait bien du mal à dire qu’il reste le même, comme j’ai entendu dire d’un certain poète espagnol, qui avait été frappé par la maladie et qui, quoique guéri, demeura dans un tel oubli de sa vie passée qu’il ne croyait pas que les Fables et les Tragédies qu’il avait faites fussent de lui, et à coup sûr on aurait pu le prendre pour un bébé adulte s’il avait aussi oublié sa langue maternelle. Spinoza, Éthique (1675), IV, 39, scolie Dans ce cas-là, il semble qu’il faille renoncer à toute connaissance si l’on maintient à la fois : (1) qu’une connaissance doit avoir une justification indubitable et (2) que toutes les connaissances que je crois avoir jusqu’ici sont fausses (par l’effet de quelque maladie ou trouble neurologique). C’est pourtant le défi relevé par Descartes. 1. LE PROBLÈME DE LA CERTITUDE DES CONNAISSANCES 1.1. Le point de départ : l’instabilité de nos certitudes 13 Il faut bien comprendre que le problème ne concerne pas quelques cas particuliers : Smith-qui-ne-sait-pas-vraiment-ce-qu-il-sait ou le poète-fou-qui-a-tout-oublié. Mais il concerne toutes les certitudes sur lesquelles nous nous appuyons quotidiennement. Seulement, dans la vie quotidienne, nous ne nous interrogeons presque jamais sur les raisons de nos certitudes. Nous faisons simplement l’expérience qu’il y a des choses dont nous sommes absolument sûrs (par exemple les objets qui m’entourent en ce moment), d’autres dont nous ne sommes pas complètement certains (par exemple : telle décision), et d’autres dont nous sommes, pour ainsi dire, certains de ne pas être certains. Le philosophe René Descartes part du cas suivant, bien plus banal : même ce qui nous apparaît absolument sûr en un certain moment peut se révéler incertain par après. Bref, on peut être parfaitement certain de ce qui est pourtant faux. Peut-être même que la plupart de nos croyances personnelles ou de nos opinions se révèlent éphémères ou inconstantes (que nous avons illustré, dans la leçon précédente, par « l’effet de cadrage »). Les psychologues disent même que 30 % de nos souvenirs sont de faux souvenirs. Au début de ses Méditations, il propose ainsi d’examiner une fois dans sa vie (semel in vita) les raisons qui font que nous sommes, parfois, certains de quelque chose : Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Descartes, Méditation Première (TEXTE 9) Ce que le sujet des Méditations veut établir, c’est un moyen de justifier et de garantir, de manière constante, la certitude des sciences. Bien entendu, ce sujet semble bien disposer d’un certain nombre de certitudes constantes, concernant, par exemple, les mathématiques ou l’existence d’un monde extérieur. La question devient alors : Qu’est-ce qui garantit la constance de ces certitudes-là ? Ou encore : comment puisje, par mon esprit même, m’assurer du fondement de mes certitudes ? Tel est le problème soulevé par les Méditations. 1.2. Le titre des Méditations métaphysiques Les Méditations métaphysiques (titre de la traduction française de 1647) paraissent en latin en 1641 sous le titre de Méditations touchant la philosophie première dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle de l’âme et du corps de l’homme sont démontrées. Arrêtons-nous sur lui. Il s’agit de Méditations et non d’un traité de philosophie : l’auteur ne présente pas le résultat de ses réflexions, mais propose l’histoire d’un sujet qui médite, en première personne ; et qui découvre progressivement un certain nombre de thèses ; et qui résout au cours des six méditations, présentées comme ayant lieu au cours de six journées successives, un certain nombre de difficultés ; et qui, finalement, change sa manière de comprendre les connaissances. Les Méditations sont un exercice spirituel que le lecteur est invité à accomplir lui-même. Et ce lecteur-méditant est, en même temps, l’objet des Méditations : il s’agit pour lui d’examiner ses propres pensées, ses propres contenus mentaux. 14 Ce sont aussi des méditations métaphysiques ou touchant la philosophie première : Descartes reprend ici un terme d’Aristote (philosophia prima), qui engage une certaine conception de la métaphysique comme étant une science plus fondamentale que toutes les autres en ce qu’elle cherche à établir les principes ou fondements les plus essentiels de celles-ci. Descartes ne reprend pas à son compte le contenu de la métaphysique d’Aristote, mais il en reprend l’approche fondationnaliste de la connaissance : la conception selon laquelle toute connaissance doit reposer sur une fondation sûre, par exemple un petit nombre de principes incontestables. Descartes illustre cette approche par l’image d’un arbre : Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. Descartes, Préface aux Principes de la Philosophie (1644) [TEXTE 8] Conformément à cette approche fondationnaliste, l’enjeu du texte est très clair dès le premier paragraphe : il s’agit, pour le sujet des Méditations, « d’établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » (Méditation Première, TEXTE 9). Bref, il s’agit d’établir une norme de vérité indubitable pour nos connaissances, et en particulier pour les nouvelles sciences quantitatives ou physico-mathématiques de la nature que Descartes invente en même temps que Galilée, Leibniz, Newton etc. et qui renversent les conceptions héritées d’Aristote. Descartes en donne un témoignage dans sa correspondance : Je vous dirai, entre nous, que ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma physique. Mais il ne faut pas le dire, s’il vous plaît ; car ceux qui favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficulté de les approuver ; et j’espère que ceux qui les liront, s’accoutumeront insensiblement à mes principes, et en reconnaîtront la vérité avant que de s’apercevoir qu’ils détruisent ceux d’Aristote. Lettre à Mersenne du 18 février 1641 On comprend alors qu’il ne mentionne pas cet enjeu dans le titre. Il y mentionne au contraire deux objets qui peuvent tromper le censeur : démontrer l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps – qu’il veut même démontrer de manière absolument certaine, en présentant des raisons qui « égalent, voire surpassent en certitude et évidence les démonstrations de géométrie » (préface aux Méditations). Mais il faut savoir lire entre les lignes puisque Descartes « écrit entre les lignes »12 : démontrer la distinction réelle de l’âme et du corps, c’est établir que l’on peut connaître les corps indépendamment de toute âme (ou forme aristotélicienne), et c’est donc établir une autre physique des corps. 1.3. La fiction du doute hyperbolique et la recherche d’un point fixe Afin d’établir un tel point fixe dans les sciences, Descartes imagine l’expérience de pensée du doute hyperbolique – c’est-à-dire d’un doute exagéré, « extravagant », et qu’il finira par qualifier de « ridicule » (Sixième Méditation) : il s’agit de rejeter comme fausses toutes les connaissances en lesquelles on peut imaginer une raison de douter ou une possibilité d’erreur – même si, du point de vue de la certitude psychologique, le sujet n’en doute absolument pas. Insistons : il ne s’agit pas d’un doute 12 Cf. Leo Strauss, La persécution et l’art d’écrire, Paris, Tel Gallimard, 2009. 15 psychologique. Autrement dit, le sujet ne doute pas, en pratique, qu’il a des mains, par exemple. Mais la question est : est-ce que j’en ai une justification infaillible ou indubitable ? C’est à cela que sert le doute hyperbolique : écarter toute possibilité d’erreur, au-delà de nos certitudes présentes. L’expérience de pensée se révèle dévastatrice pour toutes les connaissances que l’on croyait acquises dans les différents domaines de notre savoir : - Peut-on imaginer une possibilité d’erreur dans nos connaissances sensibles ? Oui, les illusions des sens en témoignent. Songeons aux illusions d’optique, mais aussi aux multiples manières dont la perception, dans son fonctionnement normal, sélectionne les informations. - Peut-on imaginer une possibilité d’erreur quant à l’existence des choses extérieures ? Oui, les expériences du rêve ou de la folie indiquent que la distinction entre des perceptions véridiques et hallucinées n’est peut-être pas si claire. Ai-je un critère infaillible pour justifier que je ne rêve pas en ce moment ? Songeons à l’expérience du « faux réveil », lorsque l’on rêve que l’on se réveille… - Peut-on, enfin, imaginer une possibilité d’erreur dans nos connaissances intellectuelles, par exemple en mathématique ? Chacun en a déjà fait l’expérience. Le sujet des Méditations fait alors intervenir une généralisation de la possibilité d’erreur sous la forme d’un mauvais génie « qui emploie toute son industrie à me tromper » (TEXTE 10) : c’est l’hypothèse d’un dérèglement constant du fonctionnement de l’esprit – et par conséquent des contenus mentaux. Avec l’hypothèse radicale du malin génie – beaucoup plus universelle que le problème de Gettier – Descartes a invalidé les deux critères usuels de la vérité : - le critère de la vérité-correspondance (qui est le critère traditionnel des connaissances sensibles et qui détermine le vrai par un rapport de conformité ou similitude entre la représentation et la chose : adaequatio rei et intellectus) ne peut s’appliquer puisque l’existence même des choses sensibles est mise en doute ; - le critère de la vérité-cohérence (qui est le critère traditionnel des connaissances intellectuelles ou, dans un langage cartésien, des vérités éternelles qui concernent l’essence des choses indépendamment de leur existence) ne s’applique pas non plus puisque toute cohérence est remise en cause par l’hypothèse d’une perturbation permanente de l’esprit. Par conséquent, en l’absence de règle normative de la vérité, la seule manière de savoir si un énoncé est vrai est d’essayer, de manière récursive, d’imaginer une raison d’en douter. Le problème est qu’il suffit d’une seule raison de douter à laquelle je ne pense pas pour que l’indubitabilité supposée se révèle toute relative (et donc fausse). On peut ainsi reformuler l’hypothèse du mauvais génie : c’est l’incarnation de l’infinité des raisons possibles de douter d’un énoncé – y compris celles auxquelles je ne pense pas. Insistons bien : la fiction du doute hyperbolique et la figure du mauvais génie ne sont que des manières de formuler le problème de l’instabilité et de la fragilité de 16 nos certitudes les plus banales, pratiques, quotidiennes. Une formulation plus contemporaine est : comment être sûrs que nous ne sommes pas des « cerveaux dans une cuve »13 ? Mais la formulation du problème est désormais si radicale qu’il semble insoluble : est-il possible de trouver un « point fixe » malgré l’hypothèse d’un dérèglement complet de l’esprit ? Au début de la Méditation seconde, le sujet perd pied : il est tombé « dans une eau très profonde », celle du scepticisme qui nous dérobe tout fondement stable. 2. LE COGITO Au cours de leur examen, tous les contenus de l’esprit sont pris en défaut et rejetés par le doute hyperbolique, jusqu’à ce que l’esprit tombe sur un énoncé qui résiste au doute : « Moi, je suis ; moi, j’existe » (Ego sum, Ego existo). La reduplication (« je suis, j’existe ») est à comprendre au sens où « je suis » renvoie ici au fait de l’existence (« j’existe ») et non pas au contenu d’une essence, par exemple « je suis un homme » : Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point ? Non certes, j'étais sans doute (certe), si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que la conçois dans mon esprit. Descartes, Méditation seconde [TEXTE 11] L’énoncé « je suis, j’existe » est désigné comme le « cogito » (latin : « je pense ») cartésien par les commentateurs. La raison en est que dans des formulations parallèles de l’argument, Descartes fait intervenir la formule, devenue plus célèbre, mais philosophiquement moins directe : « je pense donc je suis »14. Si les Méditations ne suivent pas cette dernière formule, c’est qu’elles la dissocient en deux vérités successives : (A) je suis et (B) je suis pensant (– ou je suis une chose qui pense). Le début du passage énonce : « J'étais sans doute (certe), si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai pensé quelque chose ». Il s’agit donc bien d’une première vérité indubitable (certe), mais aussi d’une vérité conditionnelle : il n’est pas affirmé que l’énoncé « je suis » est indubitable ; mais qu’il est indubitable toutes les fois que je pense quelque chose. En quel sens est-il indubitable ? L’argument peut être reconstruit de la manière suivante : - [1] Quelles que soient mes pensées (et en particulier si leurs contenus sont tous tenus pour faux dans le cadre du doute radical), le fait même de l’existence de mes pensées est, lui, indubitable (A’). - [2] L’énoncé « je suis » (A) dégage donc le présupposé existentiel, ou la condition de possibilité, de l’existence même de mes pensées. Pourquoi ? Parce qu’il ne peut en être autrement. Il est contradictoire de penser : « Je n’existe pas » car, dans ce cas, le contenu de l’énoncé (ne pas exister) Hilary Putnam, « Brains in a Vat », in : Reason, Truth, and History, 1981, Chap. 1. Cf. Discours de la méthode, IV (1637) ; AT VI, 32 ; Méditations, Secondes Réponses (1641); AT IX, 110111 ; Principes de la philosophie I, 10 (1645) ; AT IX, 96. 13 14 17 contredirait la condition même de l’acte même d’énonciation (pour penser, il faut être). L’argument du cogito n’a donc pas la forme d’une déduction qui conclurait des prémisses à une conséquence, mais il a la forme d’une inférence du conditionné à sa condition [que l’on qualifierait aujourd’hui d’argument transcendantal]. Il faut rappeler que l’enjeu du cogito n’est en aucune manière de prouver l’existence du sujet méditant, mais d’établir une première vérité indubitable : l’argument consiste précisément à partir de l’évidence de l’existence des pensées et du sujet des pensées pour en formuler une première vérité. Autrement dit : l’acte d’avoir des pensées (B’) suppose que j’existe (A’), de sorte que l’énoncé « je suis » est indubitable (A). Mais il n’est indubitable que pour autant que je pense quelque chose : la deuxième vérité indubitable est bien « je suis pensant » (B). Le chemin de l’argumentation du fait de la pensée à l’énoncé « je pense » est le suivant : [Je suis] (A’) [Je pense] (B’) (B) plan de l’existence « Je suis, j’existe » (A) « Je suis une chose qui pense » plan des énoncés Le point de départ de l’argument est donné par n’importe quel acte de pensée, indépendamment de son contenu, mais non pas par n’importe quel acte d’existence. Par exemple, du fait que je me promène, je ne peux conclure à la certitude de mon existence ; par contre, de la pensée que « je me promène », je peux tirer que « j’existe » est indubitable : Car, par exemple, cette conséquence ne serait pas bonne : Je me promène, donc je suis, sinon en tant que la connaissance intérieure que j’en ai est une pensée, de laquelle seule cette conclusion est certaine, non du mouvement du corps, lequel parfois peut être faux, comme dans nos songes, quoiqu’il nous semble alors que nous nous promenions, de façon que de ce que je pense me promener, je puis fort bien inférer l’existence de mon esprit, qui a cette pensée, mais non celle de mon corps, lequel se promène. Descartes, Méditations métaphysiques, Cinquièmes réponses Le cogito énonce ainsi une première certitude indubitable : la certitude que l’âme se sait exister. Mais quel peut être l’intérêt d’une telle certitude pour les sciences ? 3. QUE FAIRE DU COGITO ? LA « RÈGLE GÉNÉRALE DE VÉRITÉ » L’établissement du cogito a fait intervenir la certitude à deux niveaux : - La certitude d’un acte : l’acte de penser (i.e. douter, concevoir, imaginer, sentir, aimer, etc.). Il est évident que c’est moi qui doute, qui imagine, etc. On peut alors appeler conscience la certitude que ces actes m’appartiennent. La conscience (terme que Descartes n’emploie pas dans les Méditations) n’est pas 18 l’essence de l’esprit mais un critère pour identifier les actes de l’esprit, du moins certains. - La certitude de la vérité d’un énoncé : « Je suis, J’existe ». Un problème se pose alors : dans l’hypothèse d’un malin génie (qui dérègle mon esprit), comment puis-je affirmer que je suis bien certain dans les deux cas ? Autrement dit : est-il possible d’expliciter les raisons qui ont fait dire que « j’étais sans doute si je me suis persuadé de quelque chose » (Deuxième Méditation) ? La réponse de Descartes est que j’en suis certain non en raison d’une quelconque règle de vérité, mais parce que cela est évident (manifestum) ou, en langage plus technique, parce que ce sont des pensées absolument claires et distinctes. La clarté et la distinction sont des caractères du cogito à partir desquels il est possible – enfin – de formuler une « règle générale » ( Troisième Méditation) de la vérité, qui sera dite « règle de vérité » (Cinquième Méditation) : Règle générale de vérité : Tout ce qui se conçoit clairement et distinctement est vrai. La justification qu’en donne Descartes est la suivante : Maintenant je considérerai plus exactement si peut-être il ne se retrouve point en moi d’autres connaissances que je n’aie pas encore aperçues. (1) Je suis certain que je suis une chose qui pense ; mais ne sais-je donc pas aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose ? Dans cette première connaissance, (2) il ne se rencontre rien qu’une claire et distincte perception de ce que je connais ; (3) laquelle de vrai ne serait pas suffisante pour m’assurer qu’elle est vraie, s’il pouvait jamais arriver qu’une chose que je concevrais ainsi clairement et distinctement se trouvât fausse. (5) Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale, que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies. Méditations métaphysiques, [TEXTE 12] Cette justification peut être décomposée de la manière suivante : 1. Je suis certain que je pense. 2. Il ne se rencontre en (1) « rien d’autre qu’une claire et distincte perception ». 3. La clarté et la distinction ne pourraient suffire à garantir la vérité de (1) si la clarté et la distinction s’appliquaient également au faux. Le faux ne peut être clair et distinct. 4. Or le cogito atteste que je perçois clairement et distinctement que « je suis » et que je ne perçois rien d’autre en lui (2). 5. Conclusion : « que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies ». Remarque 1 : La règle établit une implication du « Clair & Distinct » au « Vrai », non une équivalence. Remarque 2 : Il s’agit d’une preuve apagogique ou indirecte car elle repose en (3) sur la négation de l’énoncé selon lequel le faux peut être clair et distinct. On pourrait alors objecter que des énoncés faux semblent parfaitement clairs et distincts – et c’est d’ailleurs ce qui expliquerait nos erreurs. Mais Descartes maintient qu’il n’y aurait dans ce cas, en réalité, qu’une apparence de clarté et distinction : une illusion n’est donc jamais parfaitement claire et distincte. L’identification de la clarté et de la distinction comme des critères suffisants (et pas seulement nécessaires) du vrai tient à 19 l’énoncé (2) : la simplicité du cogito atteste qu’il n’y a « rien d’autre (nihil aliud est) qu’une claire et distincte perception » en lui : sans cela, on pourrait douter que la vérité du cogito ne repose sur quelque autre propriété. Remarque 3 : L’explication de la clarté et de la distinction intervient dans un autre texte : Il y a même des personnes qui en toute leur vie n’aperçoivent rien comme il faut pour en bien juger ; car la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J’appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut. Descartes, Principes de la philosophie (1644), I, art. 45 Autrement dit, la clarté concerne l’identification d’un objet de la pensée (qui a un sens très général chez Descartes car elle recouvre tous les contenus mentaux). Par exemple, une vive douleur sera dite perçue clairement. Par contre, de nombreuses perceptions sensibles – qui ne sont pas aussi vives qu’une douleur – ne sont pas perçues clairement. La distinction, quant à elle, concerne l’identification complète d’un objet – de telle sorte qu’il soit entièrement différenciable de tous les autres : la distinction n’est pas une donnée immédiate de la conscience comme les pseudo-évidences des opinions pseudo-claires et pseudo-distinctes ; mais elle est essentiellement le produit d’un travail logique de l’entendement : la règle ne vaut que si l’on peut concevoir quelque chose clairement et distinctement. Ainsi, pour être claires, de nombreuses douleurs ne sont pas distinctes : je sais que j’ai mal, mais je ne sais pas exactement où j’ai mal et ce qui provoque cette douleur. La règle générale de vérité constitue ainsi le point fixe que cherchait le sujet des Méditations : c’est elle qui permet « d’établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences », à savoir de garantir la vérité indubitable et la certitude infaillible des connaissances. On comprend alors que le fameux cogito cartésien n’a pas de sens pour lui-même chez Descartes, mais uniquement par ce qu’il permet d’établir. Structure générale de l’argumentation 1. La fiction d’un malin génie invalide tous les critères usuels de la vérité. 2. Le sujet découvre le cogito (« je suis, j’existe ») comme le premier énoncé indubitable, c’est-à-dire comme constamment vrai : « Cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit » (Méditation seconde). 3. Le contenu de ce premier énoncé indubitable ne permet cependant pas à lui seul d’acquérir de nouvelles vérités. 4. Par contre, les propriétés ou qualités logiques de l’énoncé (à savoir sa clarté et sa distinction) mettent sur la voie d’une règle générale : ce qui se conçoit clairement et distinctement est vrai (Troisième Méditation). 5. Une fois cette règle de vérité établie, alors l’objection du malin génie est levée : qu’il me perturbe tant qu’il voudra, il ne pourra faire que des propositions claires et distinctes soient fausses. 20 Il est deux choses particulièrement remarquables dans la stratégie cartésienne 15 . D’une part, le sujet des méditations parvient à une première vérité (caractérisée par l’indubitabilité) sans avoir besoin d’une règle préalable ; c’est au contraire à partir de cette première vérité constamment vraie qu’une norme de vérité peut en être tirée. D’autre part, cette règle vaut pour des propositions indépendamment de l’existence des choses sur lesquelles portent ces propositions. Il n’est pas besoin de savoir, par exemple, que le boson de Higgs-Englert existe pour en connaître des propriétés : si ces propriétés sont connues et démontrées – à l’intérieur d’une théorie – d’une manière parfaite claire et distincte, alors elles sont réputées vraies même si l’on n’a pas encore établi qu’une telle particule existe réellement. Autrement dit, Descartes garantit l’objet de la science pure (mathesis pura) indépendamment de l’existence des choses matérielles. Tel est le véritable renversement d’Aristote. L’objection du malin génie est ainsi levée, assurément, dans les sciences. C’est-à-dire dans le très petit nombre de cas où l’on peut se prévaloir d’énoncés parfaitement clairs et distincts. Mais qu’en est-il dans tous les autres cas ? Qu’en est-il par exemple du doute frappant l’existence des choses extérieures ? Bref : qu’en est-il du scepticisme métaphysique ? 4. QUELLE CERTITUDE DE L’EXISTENCE DU MONDE ? D’un point de vue pratique, il n’est vraiment pas raisonnable de douter de l’existence des choses extérieures, ou du fait que j’ai des mains – et personne n’en doute, à moins d’être un insensé : Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé […] Descartes, Méditation Seconde [Texte 9] Pourtant, ces propositions sont révoquées par le doute hyperbolique dans un premier temps. Mais sont-elles susceptibles d’être justifiées par la règle de vérité découverte pour les sciences ? Peut-on, de manière absolument claire et distincte, et donc de manière absolument indubitable ou infaillible, distinguer la réalité du rêve ou d’une hallucination ? La réponse intervient à la toute fin des méditations : Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille : car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Nous ne donnons ici que le mouvement général de l’argumentation : en toute rigueur, pour que cette règle soit valide dans sa généralité, il faut à la fois s’assurer (1) qu’il existe une garantie de sa validité et (2) qu’il est possible de suspendre son jugement lorsque le sujet a affaire à des énoncés ni clairs ni distincts. Ce qui fait l’objet des Troisième et Quatrième Méditations. 15 21 Descartes, Sixième méditation [TEXTE 13] L’existence des choses matérielles reste problématique à la fin des Méditations : la liaison de mes perceptions sensibles ne m’en donnera jamais qu’une certitude morale (à savoir la certitude d’une vérité qui n’est pas susceptible d’une justification de type démonstratif), non une certitude métaphysique (portant sur une vérité justifiée de manière démonstrative, à la manière des mathématiques). L’argument du rêve est levé en pratique, non en théorie. Il n’y a donc pas de démonstration de l’existence des choses matérielles qui soit comparable à une démonstration mathématique : le scandale philosophique n’est pas qu’il n’y en ait pas, mais que l’on veuille en chercher une. On ne démontre pas l’existence des choses comme on démontre les propriétés de leurs essences. Le doute, en ce cas, se révèle bien « hyperbolique et ridicule ». Il est « hyperbolique » (ou exagéré) parce qu’il va au-delà de ce qui était recherché : établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences, et non dans le monde. La dernière leçon de Descartes est que le scepticisme métaphysique ne peut être réfuté infailliblement : il n’y a que des présomptions – concordantes – de l’existence des choses extérieures par la liaison entre nos pensées, mais aussi par la variété et la vivacité de leur contenu ou encore par leur caractère involontaire. Bref, toutes les connaissances ne sont pas susceptibles d’une approche fondationnaliste de leur vérité et de leur certitude. Résumons. Toute l’argumentation de Descartes est d’expliciter progressivement les conditions sous lesquelles on peut penser une certitude indubitable : il parvient finalement à une règle de vérité, qui est elle-même garantie par Dieu – c’est-à-dire en supposant que nous disposions d’une certaine structure de l’esprit telle que tout ce que nous concevons véritablement comme « clair et distinct » doit être tenu pour vrai. Mais il est possible que cela ne concerne qu’un domaine restreint de nos connaissances : les sciences physico-mathématiques de la nature proprement dites. Mais il y a une autre manière, négative, de lire cette argumentation, à savoir : toutes les autres ‘certitudes’ (qui constituent en réalité la quasi-totalité) de nos connaissances ne sont jamais indubitables, infaillibles – et restent donc inconstantes et éphémères. La position que l’on adoptera alors relativement au scepticisme métaphysique dépendra, en fin de compte, de la prémisse que l’on adoptera : - Soit j’affirme savoir qu’il existe des choses extérieures, que j’ai des mains ou que je ne suis pas un « cerveau dans une cuve » - en m’appuyant sur un certain nombre d’indices concordants et tout en accordant que mais je ne peux le justifier infailliblement de mon point de vue ; - Soit je commence par reconnaître que je ne peux rien justifier infailliblement sur ce sujet – et j’en conclus alors que je ne sais pas s’il existe des choses extérieures, si j’ai des mains ou si je ne suis pas un cerveau dans une cuve. En fin de compte, la certitude de l’existence des choses extérieures repose sur notre pratique ou notre usage du monde : tout dans mes pensées et dans mes perceptions (et plus précisément : leur liaison, leur variété, leur caractère involontaire ou frappant) contribue à renforcer la croyance en l’existence des choses extérieures. 22 Ou, pour reprendre une expression de Ludwig Wittgenstein, tout contribue à former une image du monde dans lequel il existe des choses extérieures : Quelqu'un peut-il avoir une raison plausible de croire que la terre n'existe que depuis peu, disons seulement depuis sa naissance? Supposons qu'on le lui ait toujours dit ; aurait-il une bonne raison d'en douter? Des hommes ont cru qu'ils pouvaient faire pleuvoir ; pourquoi un roi n'aurait-il pu être élevé dans la croyance que le monde a commencé avec lui? Ludwig Wittgenstein, De la certitude (1949-1951), § 92 En toute rigueur, les critères invoqués par Descartes ne justifient pas qu’il existe des choses matérielles en dehors de moi ; ils justifient seulement qu’il y a quelque chose extérieur à mon esprit : si j’ai des pensées liées, involontaires, vivaces, etc., c’est parce que quelque chose en dehors de mon esprit les suscite. Nous pouvons appeler cela la thèse d’une dépendance ontologique externe de mes pensées. Le philosophe irlandais George Berkeley en tirait la conséquence – très peu intuitive et pourtant parfaitement logique – qu’il n’existe pas de choses matérielles en dehors de moi mais seulement un esprit, analogue au mien, qui suscite mes pensées et mes perceptions : […] Il est hors de mon pouvoir de déterminer à ma guise de quelles idées particulières je serai affecté en ouvrant les yeux ou en prêtant l’oreille ; elles doivent donc exister en quelque autre esprit, dont c’est la volonté qu’elles me soient montrées. De tout cela je conclu qu’il y a un esprit qui m’affecte à chaque moment de toutes les impressions sensibles que je perçois. […] Et tout cela n’est-il pas tout à fait simple et évident ? George Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, Deuxième Dialogue, 1713 [Texte 14] 23 CHAPITRE 3 L’ESPRIT ET LE CORPS Nous abordons dans ce chapitre l’autre versant de la double crise sceptique à l’origine de la modernité philosophique, à savoir le scepticisme moral. Celui-ci prend deux formes principales, selon qu’il souligne : (1) l’incertitude morale de nos décisions pratiques (ou l’impossibilité de parvenir à une justification absolue – ou du moins suffisamment claire, ferme et constante – de nos choix ou de nos valeurs). Nous avons tous fait l’expérience de ne pas savoir quel parti prendre ou, au contraire, d’avoir fait un choix en toute sincérité pour se rendre compte ensuite que ses raisons ou motifs n’étaient pas clairs, et ne nous correspondaient peut-être même pas16. (2) l’impuissance morale à agir selon nos propres choix (que ceux-ci soient clairs ou confus), et que l’on traduit souvent dans les termes d’une « faiblesse de la volonté ». Là encore, nous avons aussi fait l’expérience de notre incapacité à tenir certaines résolutions : « je vois et j’approuve le meilleur, mais je fais le pire » (Ovide, Métamorphoses, VII, 20-21 : video meliora proboque, deteriora sequor). La question est : est-il possible de surmonter l’incertitude et l’impuissance morales, ou est-on voué au scepticisme moral ? L’une des réponses les plus courantes à cette question jusqu’à l’époque moderne est d’en appeler aux ‘facultés intellectuelles humaines’ ou à la ‘raison’ censée capable de donner et de justifier des règles de conduites contre le désordre de nos passions : celui qui vivrait « sous la conduite de la raison » (et non pas selon ses opinions, ses passions, ses inclinations, etc.) serait censé échapper tant à l’incertitude qu’à l’impuissance morales. Bref, si nous étions plus rationnels, nous serions aussi plus raisonnables. Mais, de nouveau, on peut douter qu’une telle raison (ou notre esprit, ou nos facultés intellectuelle) puisse nous servir de guide sûr de nos choix (1), et puisse être un motif véritablement efficace pour agir (2)17. Telle est la question fondamentale que Spinoza (1632-1677) a voulu poser dans toute sa radicalité : Que peut vraiment la raison pour la conduite de notre vie ? C’est-à-dire aussi : Que ne peut-elle pas ? Ou encore : Peut-on fonder une éthique rationnellement, et qui soit aussi certaine et démontrée que les mathématiques ? Tel est le projet de son Éthique démontrée à la manière des géomètres (Ethica more geometrico demonstrata). Si la métaphysique de Descartes voulait surmonter le scepticisme épistémologique en garantissant et fondant sa physique, la philosophie de Spinoza est un effort pour étendre l’intelligibilité scientifique aux actions humaines. Et s’il est le premier à avoir posé le problème de cette manière, c’est qu’il est aussi le premier à Cf. Marcel Proust, Un amour de Swann : « Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! ». 17 Christine Korsgaard appelle (1) la première forme de scepticisme moral content scepticism et (2) la seconde motivational scepticism ("Skepticism about Practical Reason," The Journal of Philosophy 83 (1), 1986, p. 5-25). 16 24 avoir bouleversé la compréhension de ses termes fondamentaux, à savoir : l’esprit et le corps. En particulier, Spinoza va dénoncer l’illusion – pourtant très commune – d’une possible maîtrise de son corps (de ses passions, etc.) par l’esprit. Voyons comment. 1. FANATIQUES ET TERRORISTES Avant d’examiner les termes de la question chez Spinoza, nous pouvons rappeler quelques faits. Spinoza a manifestement très tôt rejeté la thèse d’un Dieu créateur transcendant la création : pour ses prises de position, il est exclu définitivement (par un herem) de la communauté juive d’Amsterdam le 27 juillet 1656 et fait l’objet d’une tentative d’assassinat par un fanatique religieux. C’est le début de sa réputation d’auteur dangereux et de « philosophe maudit » (dès le pamphlet de Kortholt, Des trois imposteurs, 1680). Cela l’a peut-être décidé à publier en 1670, de manière anonyme, un traité théologico-politique (Tractatus theologico-politicus), qui est condamné par la cour de Hollande en 1674. La thèse qu’il y défend est que la liberté de penser s’accorde avec – et est même nécessaire à – la théologie (et en particulier la piété) et la politique (et en particulier la sécurité de l’État). Cet énoncé peut sembler moderne du point de vue de nos sociétés sécularisées ; mais, pris dans son contexte historique, il visait à renverser une certaine forme d’asservissement politique au travers des autorités théologiques. La situation que dénonce Spinoza est celle où certaines sectes fondamentalistes usent de leur autorité théologique pour imposer des formes de gouvernement politique et partant, aussi, imposer certaines croyances et en bannir d’autres. Bref, Spinoza dénonce avant tout l’utilisation de la religion (« en paroles ») comme un moyen de contrainte politique sur la pensée (« en fait ») : Tous, assurément, reconnaissent en paroles que l’Écriture sainte est la parole de Dieu qui enseigne aux hommes la vraie béatitude ou le chemin du salut. Mais, dans les faits, ils montrent tout autre chose. Car le vulgaire ne semble se soucier de rien moins que de vivre selon les enseignement de l’Écriture sainte ; presque tous, nous le voyons, cherchent à faire passer leurs inventions pour parole de Dieu et s’appliquent uniquement, sous prétexte de religion, à contraindre les autres à penser comme eux. Spinoza, Tractatus Theologico-politicus, chap. VII (trad. J. Lagrée) Cette situation où des fanatiques « sous prétexte de religion » agissent en terroristes pour « contraindre les autres à penser comme eux » est, 350 ans plus tard, y compris en Europe, violemment actuelle. Spinoza, conformément à l’une de ses devises (« Ne pas tourner en dérision, ne pas pleurer, ne pas s’indigner mais comprendre »), interroge cette situation de différentes manières : Comment expliquer les mécanismes de soumission à des autorités prétendument religieuses ? Ou, de manière plus générale : comment expliquer la persistance d’un certain nombre de préjugés qui se révèlent être, finalement, an pratique, mortifères ? Et comment expliquer l’enchaînement affectif (tout à la fois mental et corporel) qui mène un individu au fanatisme meurtrier ? Ou, de manière plus générale : est-il possible de comprendre la vie affective selon des mécanismes naturels ? Et alors : est-il possible d’échapper à la pente sombre qui mène au fanatisme mais aussi à la dépression (melancholia) ? Une fois encore, le propos de Spinoza n’est pas de condamner (moralement) des opinions ou des croyances : de ce point de vue là, Spinoza, auteur athée au sens courant du terme, cherche même à justifier l’accommodement des croyances dans une république. Son propos n’est pas d’exclure, par exemple, le terroriste comme un ‘fou’, un ‘esprit faible’ ou un ‘paumé’ – toutes sortes de qualificatifs qui coupent 25 précisément court à toute explication – mais il est plutôt de se demander : comment un individu en arrive-t-il à un tel état affectif (sachant que l’affect est toujours compris pour Spinoza comme un état à la fois mental et corporel) qui le fait renoncer à sa propre puissance de penser, à sa propre puissance d’agir, à la communauté des autres hommes, et à sa vie même ? Tel est le projet d’une éthique selon l’ordre géométrique, qui nécessite de reconsidérer les rapports de l’esprit et du corps. 2. LE PROJET D’UNE ÉTHIQUE SELON L’ORDRE GÉOMÉTRIQUE Le projet d’une éthique (1) selon l’ordre géométrique (2) implique deux présupposés : (1). Une visée éthique est possible, c’est-à-dire qu’il est possible de déterminer non ce que l’on doit faire mais ce que l’on peut faire pour être heureux ou, dans le vocabulaire de Spinoza, atteindre la béatitude ou la sagesse – et par conséquent se prémunir de ce qui nous en éloigne : les « biens décepteurs » ou les « faux biens » (plaisirs, richesses, honneurs) et les états de « servitude » qui s’ensuivent. Cette visée éthique est explicite dans le titre des œuvres de Spinoza : le Traité de la réforme de l’entendement où il dénonce les biens décepteurs comme nuisibles à la bonne santé de l’esprit (vers 1657-9), le Court traité sur Dieu, l’homme, la santé de l’âme et sa béatitude (en néerlandais : Welstand), première ébauche non publiée de sa philosophie en 1661-62 ; le Traité théologico-politique où l’on montre que la liberté de philosopher peut-être concédée sans porter atteinte à la piété et à la paix de la République (publié de manière anonyme en 1670) ; et enfin l’Éthique (sans doute achevée en 1675 mais publiée après sa mort en 1677) et qui est une exposition complète de la philosophie (présentant une ontologie – ou théorie de l’être –, une philosophie de l’esprit, un traité des passions, des conséquences politiques). Si l’ensemble de la philosophie peut être appelée une éthique, c’est qu’elle ne prend sens que du point de vue l’éthique18. (2). Il faut faire l’hypothèse – en éthique comme en physique – d’un déterminisme naturaliste universel : non seulement rien ne fait exception à des relations de causalité nécessaire (tout a une cause nécessaire, tout a un effet nécessaire – de sorte que dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets), mais il n’y a de plus de causalité que naturelle (et non transcendante). Autrement dit, toutes choses - et donc tous nos actes, toute notre vie mentale, etc. – sont soumises aux mêmes lois nécessaires et universelles de causalité : la philosophie naturelle, la religion naturelle, le droit naturel mais aussi l’éthique et la politique naturelles ne se distinguent pas comme des domaines qui auraient chacun leurs propres lois – mais se distinguent seulement comme des aspects différents d’une seule et même nature soumises aux seules et mêmes lois. C’est en ce sens que Spinoza parle d’un ordre géométrique : comme en géométrie, seules des lois et des règles à la fois nécessaires et universelles s’appliquent. Cette conception de l’unicité des lois naturelles se retrouve dans la préface de la troisième partie de l’Éthique (« Des affects ») : Notons que le sens spinoziste de l’éthique ne correspond pas à ce que l’on entend aujourd’hui par l’éthique des comités d’éthique : ceux-ci évaluent les actes d’un point de vue extérieur et déterminent ce que l’on doit faire, de sorte qu’ils sont souvent des instances de décision politique – et même des sources du droit. 18 26 La nature est toujours la même, et a partout une seule et même vertu et puissance d’agir ; c’est-à-dire, les lois et les règles de la nature, selon lesquelles tout se fait et passe d’une forme dans une autre, sont partout et toujours les mêmes. Ce point de départ engage pour Spinoza un certain nombre de thèses: - tous les changements naturels s’expliquent par des relations nécessaires de causalité entre les êtres (déterminisme épistémologique), c’est-à-dire aussi à l’intérieur des êtres puisque, par exemple, l’effet d’un autre corps sur le mien s’atteste d’abord comme une modification interne de mon corps ; - toutes les valeurs sont instituées relativement à une situation sans référence possible à un absolu transcendant (relativisme moral) ; - il n’y a qu’une seule nature ou réalité (monisme ontologique) – et par conséquent il n’y a pas d’arrière-monde ou de réalité surnaturelle. Ces trois caractères renvoient, tous les trois à leur manière, au fait que Spinoza ne reconnaît que des causes efficientes immanentes (qu’il oppose aux causes transitives) : les commentateurs parlent de philosophie de l’immanence. Revenons sur la thèse du monisme ontologique, selon laquelle il n’y a qu’une seule réalité à laquelle s’applique un même ensemble de lois nécessaires et universelles. Elle a été ici justifiée comme une conséquence du projet d’extension de l’intelligibilité scientifique de la nature (selon la manière galiléenne) à la sphère morale. De ce point de vue, la justification paraît acceptable. Mais elle implique également une position beaucoup moins intuitive : s’il n’y a qu’une seule réalité, alors l’esprit et le corps ne sont pas des réalités de nature distincte – si l’on entend par esprit l’ensemble de nos opérations mentales, à la manière de Descartes (concevoir, imaginer, rêver, affirmer, vouloir, etc.). Note de vocabulaire Dualisme : thèse selon laquelle existe au moins deux entités distinctes irréductibles. Par exemple : l’esprit est distinct du corps au sens où il ne f(er)ait pas partie du monde physique (et qu’il sui(vrai)t donc des lois distinctes du monde physique). Monisme : thèse selon laquelle il n’existe qu’un seul type d’entité au monde. Il en existe deux grandes variantes : l’idéalisme selon lequel tout est de nature mentale (par exemple, l’idéalisme immatérialiste de Berkeley soutient que les objets physiques et la matière n’existent que comme des idées dans notre esprit) ; et le physicalisme, selon lequel tout ce qui existe est de nature physique (de sorte que les états mentaux ne se distinguent pas des états physiques). Certains vont soutenir que l’esprit se réduit donc à des opérations mentales de nature physique (physicalisme réductionniste) ; d’autres que l’esprit lui-même est un terme sans référent, et qu’il faut donc éliminer (physicalisme éliminativiste). La thèse dualiste nous semble ordinairement la plus évidente ou la plus intuitive : on a tendance à poser que l’esprit et le corps sont deux réalités distinctes. La raison est double : d’une part, il semble que l’on constate des phénomènes de corrélation entre le corps et l’esprit (comme l’attestent les phénomènes de la douleur, de la dépression, de l’acte volontaire, de l’effet placebo, etc.) ; d’autre part, des études en psychologie attestent que l’enfant développe assez tôt une théorie de l’esprit – à savoir la 27 faculté d’attribuer à autrui des états mentaux, de discerner ce que autrui sait et ne sait pas (par exemple, un enfant sachant ce que ses parents ne savent pas), de comprendre les intentions d’autrui et d’en inférer un comportement futur19. Bref, la thèse dualiste apparaît comme la manière la plus directe (la plus distincte, la plus évidente) pour expliquer les phénomènes du corps, de l’esprit et de leur corrélation apparente. Dans ce cas, quel argument peut-on avancer pour soutenir la thèse moniste ? Spinoza avance deux manières de justifier une telle thèse : (1) Une justification métaphysique: on peut établir qu’elle résulte directement de la définition classique de la substance ou de la réalité comme « ce qui est par soi et est connu par soi » (Ethique, 1, Def. 3). C’est la voie argumentative de Spinoza dans la première partie de l’Éthique : c’est un texte difficile que nous n’abordons pas ici. (2) Une justification épistémologique : si le critère retenu pour maintenir la thèse dualiste est celui de la ‘meilleure explication disponible’, alors, fait observer Spinoza, il faut adopter la thèse moniste parce qu’elle présente, après-coup, une plus grande fécondité philosophique ou puissance d’explication des phénomènes. C’est la voie que nous suivrons ici : à poser la thèse moniste selon Spinoza, on est amené à déconstruire un certain nombre d’évidences immédiates et par conséquent à mieux comprendre ce qu’est notre corps, notre esprit, et des phénomènes d’incertitude et d’impuissance morales. La première tâche d’une éthique selon l’ordre géométrique est donc de déconstruire un certain nombre de préjugés communs – ou de pseudo-évidences – qui nous empêchent de concevoir adéquatement ce qu’est notre pouvoir d’agir. Nous envisagerons ici deux préjugés fondamentaux selon Spinoza : [section3] le préjugé de la finalité (et l’illusion du libre-arbitre qu’il entraîne) et [section 4] le préjugé de la distinction réelle de l’esprit et du corps (et l’illusion attenante d’une maîtrise de ses désirs par sa volonté). 3. L’ORIGINE DES PRÉJUGÉS Spinoza identifie un préjugé fondamental et constitutif de tous les autres préjugés : c’est le préjugé de la finalité [ou la thèse du finalisme] selon lequel tout arrive – et par exemple mes actions – non comme un effet de causes antérieures efficientes mais en vue d’une fin à réaliser (ou cause finale). Tous les préjugés que j'entreprends de dénoncer ici viennent de cela seul, que les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, à cause d'une fin, et vont même jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même règle tout en vue d'une certaine fin précise, ils disent en effet que Dieu a tout fait à cause de l'homme, et a fait l'homme pour qu'il l'honore. Spinoza, Éthique 1, appendice [TEXTE 15] Un point remarquable de l’analyse de Spinoza est celui de l’engendrement naturel de ce préjugé, qui explique la difficulté de le dénoncer et sans doute l’impossibilité de l’éradiquer complètement. Les préjugés ne sont pas des fausses opinions (ou des 19 L’étude de référence est : H. Wimmer et J. Perner, « Beliefs about beliefs: Représentation and constraining function of wrong beliefs in young children's understandign of deception », Cognition, 13, 1983. 28 idées inadéquates, mutilées, confuses) qui nous seraient transmises de l’extérieur : ils sont toujours produits par mon propre esprit. Le préjugé de la finalité résulte ainsi d’une situation épistémique banale : nous avons conscience de nos désirs mais pas conscience de leurs causes effectives. Quant à déduire [les préjugés] de la nature de l’esprit humain, ce n’est pas ici le lieu : Il suffira que je prenne pour fondement ce qui doit être à la connaissance de tous ; je veux dire que les hommes naissent tous ignorants des causes des choses, et qu’ils ont tous l’appétit de chercher ce qui leur est utile, chose dont ils ont conscience. Car de là suit, premièrement, que les hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et que, les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, il les ignorent, et n’y pensent pas même en rêve. Spinoza, Éthique 1, appendice [TEXTE 15] La première fiction ou illusion est donc de croire que mes désirs n’ont d’autre cause que moi-même, c’est-à-dire que la fin que je leur imagine : j’en ignore la cause réelle efficiente, mais j’en connais la cause finale que j’imagine, et par conséquent je m’imagine en être la cause libre. L’argument de Spinoza consiste donc à distinguer deux plans: - le plan de ce dont j’ai conscience (par ex. mes désirs, le fait que je puisse bouger mon corps quand je le veux, etc.) : c’est le plan des causes que je perçois (par ex. je me perçois comme la cause de mes actes) ; - le plan des causes réellement efficientes (le plus souvent inconnues). Il faut être très attentif aux formulations : Spinoza ne dit pas que la conscience est illusoire, car la conscience n’est que la manifestation ou le savoir de certaines idées en mon esprit (Spinoza dit que la conscience est « idée d’idée »). Par contre l’imagination peut donner une interprétation falsificatrice de mes désirs, des événements qui arrivent, etc. en leur attribuant une cause illusoire, dans l’ignorance qu’elle est des causes réelles des choses et des idées. C’est en appliquant cette distinction entre les deux plans (causes finales imaginaires-causes efficientes réelles) que Spinoza dénonce, pour commencer, l’illusion du libre-arbitre. Le libre-arbitre (ou libre jugement) de la volonté désigne en effet, depuis le De libero arbitrio de Saint Augustin, l’état d’indépendance totale de la volonté par rapport à des déterminations extérieures (influences, penchants, passions) qui pourraient l’incliner. Accorder à l’homme un libre-arbitre, c’est ainsi reconnaître qu’il peut être la source active exclusive de ses actes, qu’il est donc à la fois entièrement libre et entièrement responsable de ses actes. Mais c’est précisément, pour Spinoza, confondre alors deux concepts de liberté. Affirmer que j’ai une puissance d’agir (potentia agendi) est une chose que l’on peut accorder d’expérience. Mais affirmer que les choix qui président à mes actes sont totalement libres de toutes détermination extérieure (liberum arbitrium) est une affirmation que je ne peux justifier en toute rigueur : de quel acte puis-je être certain qu’il ne résulte pas d’une cause que j’ignore ? L’argument de Spinoza prend la forme d’une réduction à l’ignorance : j’ai conscience d’être libre – car je ne perçois rien d’autre qui ne me détermine que moimême – mais j’ignore en réalité les causes efficientes qui agissent sur/dans mon esprit et mon corps au-delà de ce que j’en sais. En indiquant que notre esprit ne se réduit pas à la conscience que nous en avons, Spinoza indique simplement que nous ne pouvons pas justifier la thèse du libre-arbitre par notre seule « conscience d’être libres ». Un argument semblable 29 contre la thèse métaphysique du libre-arbitre a été renouvelé par l’une des premières expériences sur l’activité neuronale du cerveau : l’expérience de Libet20. L’expérience consiste à comparer l’activité neuronale du cerveau avec le moment où l’on est conscient d’un acte moteur : Que se passe-t-il dans le cerveau quand je veux bouger ma main ? Le dispositif est le suivant : un sujet doit opérer un mouvement du corps (par exemple : appuyer sur un bouton ou lever la main). Ce sujet doit repérer sur une pendule (ou un oscilloscope) le moment où il est conscient de vouloir effectuer ce mouvement. Des électrodes mesurent l’activité neuronale de son cerveau pendant la durée de cette action. Il est donc possible de comparer trois instants : l’instant où commence l’activité du cerveau relativement à l’action ; l’instant où le sujet est conscient d’avoir l’intention d’effectuer l’acte ; et l’instant où le sujet accomplit effectivement l’acte. Les résultats sont les suivants : l’acte se produit en moyenne 200 ms après la conscience de l’intention (« awareness of intention ») ; mais surtout l’activité neuronale menant à cette conscience a commencé en moyenne 350 ms avant la conscience. Autrement dit : les « actions volontaires » de notre corps ont des causes corporelles antérieures à notre propre conscience de l’action. Certains en ont tiré un argument contre la thèse du libre-arbitre en insistant sur la différence entre les déterminismes neuronaux inconnus et la conscience de nos actes ; d’autres – comme Libet lui-même – maintiennent la possibilité d’avoir un pouvoir de refuser une action en insistant sur la différence entre le moment de la conscience et le moment de l’action effective. Dans les deux cas, on maintient un certain type de relation causale entre le corps et l’esprit (ou la partie consciente de l’esprit). Spinoza va cependant refuser comme un préjugé une telle conception. 4. LA THÈSE DU PARALLÉLISME DE L’ESPRIT ET DU CORPS On peut en effet distinguer deux grandes interprétations du rapport de l’esprit au corps21 : - - Hyp1 : il existe des relations de causalité psycho-physiques entre le corps et l’esprit en tant qu’ils sont réellement distincts : ainsi la douleur prouverait l’action du corps sur l’esprit ; et la dépression, l’influence de l’esprit sur le corps. Hyp2 : il n’y a aucune relation de causalité entre le corps et l’esprit parce qu’ils ne sont que deux expressions différentes d’une seule et même réalité Benjamin Libet, "Time of Conscious Intention to Act in Relation to Onset of Cerebral Activity (Readiness-Potential) - The Unconscious Initiation of a Freely Voluntary Act", Brain ,106/1983, p. 623–642. 21 Il existe d’autres hypothèses – comme l’occasionalisme ou l’harmonie du corps et de l’esprit – que nous laissons de côté ici. 20 30 traversée par un seul et même type de causalité (hypothèse du parallélisme du corps et de l’esprit). C’est l’hypothèse de Spinoza : L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses. Spinoza, Éthique, 2, P13sc Cette hypothèse est une conséquence directe de l’ontologie moniste, c’est-à-dire qu’il y a une identité des causes réelles qui conduisent aux modifications des corps et des idées. C’est ce que l’on appelle l’hypothèse du ‘parallélisme’ de l’esprit et du corps : l’esprit et le corps ne sont que des expressions phénoménales diverses (ou modes) d’une seule et même chose (ou substance) selon les divers constituants de la réalité (ou attributs). L’Esprit et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l'Étendue. D'où vient que l'ordre ou l'enchaînement des choses est le même, que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre (Ibid). L’hypothèse dite du parallélisme écarte par conséquent tout lien de causalité psychophysique selon laquelle il y aurait à la fois : - des causes mentales d’effets corporels (mes volitions, le phénomène de dépression, l’effet placebo, etc.), - et des causes corporelles d’effets dans l’esprit (par exemple la douleur, y compris de membres fantômes) De nouveau, et comme pour la réfutation du libre arbitre, Spinoza distingue le niveau des relations de causalité qui sont perçues (et qui nous semblent évidentes : par exemple que telle volition est suivie de tel effet) et le niveau des causalités réelles (que nous ignorons) : dans le détail, le fonctionnement des corps est tout aussi inconnu que celui de l’esprit ou, selon une formule bien connue « personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le Corps » : Personne en effet ne connaît si exactement la structure du Corps qu'il ait pu en expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici de ce que l'on observe maintes fois dans les Bêtes qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine, et de ce que font très souvent les somnambules pendant le sommeil, qu'ils n'oseraient pas pendant la veille, et cela montre assez que le Corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son Esprit de l'étonnement. Nul ne sait, en outre, en quelle condition ou par quels moyens l’Esprit meut le Corps, ni combien de degrés de mouvement elle peut lui imprimer et avec quelle vitesse elle peut le mouvoir. D'où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du Corps vient de l’Esprit, qui a un empire sur le Corps, ne savent pas ce qu'ils disent et ne font rien d'autre qu'avouer en un langage spécieux leur ignorance de la vraie cause d'une action qui n'excite pas en eux d'étonnement. Spinoza, Éthique, Troisième partie, Prop. 2, scolie [TEXTE 16] Du fait que nous percevons des relations de causalité entre l’âme et le corps, il ne s’ensuit pas qu’il y ait réellement une telle relation dans les choses : il se pourrait bien que l’on ignore ce que peut le corps d’un côté, et ce que peut l’esprit de l’autre (car on ignore tout autant comment le corps agirait sur l’âme que l’âme sur le corps). Au lieu de parler d’une double causalité, il se pourrait que l’esprit et le corps ne soient que des expressions concomitantes d’une seule et même causalité. Pour être apparemment moins plausible ou intuitive, l’hypothèse du parallélisme permet de fonder l’enquête scientifique de tous les phénomènes de la nature qui sont soumis aux mêmes lois (« la nature est partout et toujours la même », 31 « l’homme n’est pas un empire dans un empire » E3Pref.) Par conséquent, il est possible d’aborder les affects non du point de vue du moraliste mais du point de vue du naturaliste puisque l’on peut en déterminer les mécanismes ou les chaînes de causalité comme pour tout phénomène naturel. L’Éthique ne s’accomplit véritablement que dans une connaissance scientifique, ou géométrique, des affects. 5. LES MÉCANISMES DES AFFECTS Deux conséquences doivent être tirées pour l’analyse de la vie affective : (1) Toute vie affective doit pouvoir être expliquée naturellement par des relations de causalité nécessaire. Nous en avons un aperçu dans l’engendrement de certains de nos affects : la tristesse des uns peut attrister – ou réjouir – les autres ; la peur peut provoquer d’autres affects (la vengeance, la mélancolie, etc.) (2) Tout affect (joie, amour, tristesse, mélancolie, haine, orgueil, etc.) doit pouvoir être défini tant du côté du corps que du côté de l’esprit. D’un côté, l’affect est saisi comme modification consciente du corps (et peu importe qu’une connaissance adéquate corresponde à cette conscience) ; d’un autre côté, l’affect est une idée – distincte dans le cas des affects actifs et confuse dans le cas des passions – de la puissance du corps : Par affect, j’entends les affections du corps qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient la puissance d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections (E3Def3). L’affect, qu’on dit une passion de l’âme, est une idée confuse par laquelle l’esprit affirme une force d’exister de son corps, ou d’une partie de son corps, plus grande ou moindre qu’auparavant (E3, Def. Générale) Dans les deux cas, l’affect n’est pas lié à un état du corps, mais à une variation de sa puissance d’agir. Elle s’effectue en deux sens qui déterminent les deux grands types d’affects : les affects positifs qui augmentent notre puissance d’agir (par ex. la joie, l’amour, etc.) et les affects négatifs qui la diminuent (la tristesse, la haine, etc.). Tout le monde a déjà fait l’expérience de l’exaltation liée à la joie, et de l’abattement lié à la tristesse ou à la maladie. Cette typologie suppose que l’on ait établi : (1) le fait qu’un être puisse être caractérisé par sa puissance d’agir, et (2) le fait que cette puissance d’agir puisse varier. Or, c’est précisément ce qui a été établi par l’hypothèse déterministe : toute chose singulière est prise dans des chaînes de causalité et est déterminée à exister (comme effet de causes) et à opérer (comme cause d’effets). Chaque chose est ainsi naturellement caractérisée par une certaine quantité de puissance propre, laquelle détermine à la fois ce que la chose est (son essence) et ce vers quoi elle tend (à savoir la persistance dans son essence). Les choses font effort et c’est pourquoi leur essence actuelle, leur notion lorsqu’elle se réalise en acte, est un effort. A chaque instant, chaque être se réalise totalement dans les conditions qui sont les siennes : il ne peut pas être meilleur en cet instant – compte tenu de sa puissance, c’est-à-dire des affections de sa puissance et des images dont il est capable alors. 32 Spinoza appelle conatus ou effort (E3P6) cette puissance qui caractérise l’essence de toute chose, c’est-à-dire l’effort interne pour réaliser son essence (esse) et éviter ce qui la détruit. Volonté, appétit et désir ne sont donc que des noms différents d’un même conatus, qui définit l’essence de chaque chose. Si l’on pense à l’homme en particulier, il n’y a donc aucun sens à vouloir, comme les moralistes, opposer sa volonté à ses désirs ou croire que l’on puisse maîtriser ses passions ou ses désirs par la volonté. Le désir, loin d’être condamnable, constitue l’essence même de l’homme chez Spinoza. Avec le conatus, Spinoza réintroduit la considération de l’individualité dans un monde déterministe : mon conatus - et ma puissance d’agir – ne sont pas ceux d’autrui qui, de par sa constitution, n’éprouve jamais exactement les mêmes affects que moi : « N’importe quel affect de chaque individu discorde de l’affect d’un autre, autant que l’essence de l’un discorde de l’essence de l’autre » (E3P57). Cela signifie que la vie affective est infiniment complexe : par définition, l’Éthique de Spinoza ne peut donner des règles que chacun pourrait mettre immédiatement en œuvre. Elle présente simplement les grandes tendances de la vie affective. Sans entrer dans le détail, Éthique 3 se propose d’exposer un certain nombre de mécanismes de dérivation et de multiplication des affects à partir des trois affects primaires (qui sont des variations sans objets) : le désir, la joie (au augmentation de la puissance d’agir) et la tristesse (ou diminution de la puissance d’agir). Spinoza ne prétend ni être exhaustif ni assurer que des mécanismes aussi simples correspondent à la vie affective – mais il veut avant tout convaincre de la nature ‘géométrique’ de la vie affective. L’effort propre de l’esprit est non seulement de représenter le corps mais d’imaginer tout ce qui peut augmenter la puissance d’agir du corps : il s’agit du fonctionnement naturel de l’esprit en tant qu’expression du conatus. Autrement dit, il y a un mécanisme d’imagination tout à fait naturel (comme c’était le cas dans la production du préjugé de libre-arbitre) qui va être à l’origine d’un certain nombre d’affects : Proposition XII L'Esprit, autant qu'il le peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou ce qui seconde la puissance d'agir du Corps. Proposition XIII. Quand l'Esprit imagine ce qui diminue ou contrarie la puissance d'agir du Corps, il s'efforce, autant qu'il peut, de se souvenir de choses qui en excluent l’existence. Corollaire De là suit que l’Esprit a de l’aversion à imaginer ce qui diminue ou contrarie sa puissance et celle du Corps. Scolie Par là, nous comprenons clairement ce qu'est l'Amour, et ce qu'est la Haine. A savoir, que l'Amour n'est rien d'autre qu'une Joie qu’accompagne l'idée d'une cause extérieure, et la Haine, rien d'autre qu'une Tristesse qu’accompagne l'idée d'une cause extérieure. Nous voyons, ensuite, que [celui] qui aime, nécessairement s'efforce d’avoir en sa présence la chose qu’il aime, et de la conserver ; et que, au contraire, qui hait s’efforce d'éloigner la chose qu’il a en haine et de la détruire. Proposition XX Quand on imagine que l'objet de sa haine est détruit, on se réjouit. Spinoza, Éthique 3, Prop. 12, 13, 20. 33 A la question de savoir ce que je peux faire pour éviter, non pas les affects négatifs, mais que la proportion d’affects négatifs ne l’emporte sur les autres (et me plonge insensiblement dans une spirale descendante de diminution constante de la puissance d’agir), Spinoza répond principalement : faire l’effort de considérer les causes adéquates (réelles) de mes affects. Le principe général de la ‘thérapie spinoziste’ est ainsi que la vie affective implique toujours, par définition, des idées ou représentations et que le rapport le plus immédiat que l’on peut entretenir à ses affects est de les connaître adéquatement. Cette ‘thérapie’ ou ces ‘remèdes’ peuvent paraître bien modestes dans leur portée : - Spinoza n’affirme pas en effet que les affects puissent être toujours changés ; et il affirme même qu’il est impossible de supprimer tout à fait un affect ; - par contre, il tient qu’une représentation adéquate de la cause réelle des affects peut amener à modifier ceux-ci (par exemple, la représentation adéquate de la cause de sa haine ou de sa peur peut amener à modifier son rapport à l’objet de peur ou de haine : de manière triviale, les compagnies aériennes proposant des stages pour appréhender la peur de l’avion appliquent un principe spinoziste) ; - mais Spinoza n’affirme pas qu’il est aisé ni même toujours possible de parvenir à une telle connaissance adéquate ; - par contre, il indique qu’une simple connaissance – même adéquate – ne pourra jamais combattre ou limiter en elle-même un affect puisque seul un autre affect, plus puissant, peut limiter l’effet d’un autre affect. C’est cela, la béatitude selon Spinoza : non le sentiment (illusoire) de bienêtre, mais la possession d’idées adéquates (de nos affects) – possession toujours précaire puisque nous ne sommes jamais à l’abri de la tristesse – et d’abord de la tristesse des autres. Et la tristesse est précisément le plus grand danger pour Spinoza : plus on est triste, plus sa puissance d’agir diminue, moins on peut tenter de modifier cet état, et plus l’esprit et le corps plongent dans un ‘état’ de tristesse. 34 CHAPITRE 4 DIEU : CROYANCE ET LIBERTÉ L’un des effets les plus connus de la crise sceptique de la modernité que d’avoir reposé la question du concept et de la croyance en Dieu. D’un côté, il est clair pour les auteurs modernes que l’existence de Dieu ne peut être démontrée à la manière d’une démonstration mathématique. Nous ne savons pas – en ce sens du savoir absolument certain – si Dieu existe. Et nous ne savons pas démontrer non plus son inexistence : et c’est la raison pour laquelle il est objet de croyance(s), que ce soit la croyance en son existence ou en son inexistence. D’un autre côté, la croyance en Dieu ne peut être purement et simplement rejetée comme une absurdité irrationnelle qu’il ne faudrait pas prendre au sérieux. Comme si la croyance n’avait que des causes (particulières ou sociales) mais aucune raison(s). C’est que la croyance, pour n’être pas une connaissance absolument certaine, n’est pas non plus une ignorance totale : elle est, au contraire, une représentation plus ou moins probable (la croyance comprise comme contenu propositionnel) à laquelle on donne plus ou moins son assentiment (la croyance comprise comme état mental subjectif). Il n’est alors pas étonnant que les auteurs modernes aient constamment cherché à distinguer les connaissances des croyances, mais aussi à appuyer leurs croyances sur des preuves. Telle est la question – épistémologique et métaphysique – que nous voulons poser ici : de quel type de preuve la croyance en Dieu est-elle susceptible ? 1. LE PARI DE PASCAL : LA CONDITION PRATIQUE DE LA CROYANCE L’argument du pari est sans doute le texte le plus célèbre de Blaise Pascal, qui devait figurer dans la préface de son Apologie de la religion chrétienne, ouvrage inachevé dont il n’a laissé derrière lui que des Pensées disjointes. Examinons donc ce point. Et disons : Dieu est ou il n’est pas ; mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile [c’est-à-dire pile ou face]. Que gagerez-vous ? Par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison vous ne pouvez défendre nul des deux. Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n’en savez rien. Non, mais je les blâmerai d’avoir fait non ce choix, mais un choix, car encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute ils sont tous deux en faute ; le juste est de ne point parier. Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrezvous donc ? Voyons ; puisqu’il faut choisir voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude, et votre nature a deux choses à fuir : l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée puisqu’il faut nécessairement choisir, en choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez vous gagnez tout, et si vous perdez vous ne perdez rien : gagez donc qu’il est sans hésiter. Blaise Pascal, Pensées (1656-1662), fragment 397 (édition Le Guern) [TEXTE 22] Le texte est souvent présenté comme une manière de convaincre un incroyant (peutêtre un libertin, comme le chevalier de Méré) de risquer un pari sur Dieu en 35 s’appuyant sur un raisonnement probabiliste : puisque la probabilité que Dieu existe n’est pas nulle, puisque la mise est finie et puisque le gain de celui qui croit sera infini si Dieu existe, alors il semble que l’on tout intérêt à croire en Dieu. Les cas peuvent être présentés ainsi : Dieu existe (résultat) Pari sur l'existence de Dieu Pari sur l'inexistence de Dieu Dieu n'existe pas (résultat) « vous gagnez tout » (vrai et bien) « vous ne perdez rien » (erreur et bien) « vous perdez tout » (erreur et misère) « vous ne perdez rien » (vrai et bien) Si Dieu n’existe pas, le croyant et l’incroyant ne « perdent rien » ; par contre, si Dieu existe, le croyant « gagne tout » et l’incroyant « perd tout ». C’est pour éviter ce dernier cas (menant à l’erreur et à la misère) qu’il serait préférable de parier sur Dieu. A quelle condition l’argument est-il valide ? A la seule condition que l’on souscrive à la prémisse : « si vous perdez, vous ne perdez rien ». Or, quelle est la mise dans une croyance ? Il s’agit précisément de la vie pratique du croyant : si vous prenez le pari sur Dieu, cela veut dire que vous allez vous efforcer de vivre en accord avec cette croyance (par exemple de mener une vie vertueuse et charitable) en vue d’une béatitude à venir, et par conséquent, que vous allez renoncer à la vie du libertin et à sa béatitude terrestre faite de plaisirs. Il faut donc préciser : si vous pariez sur Dieu et que Dieu n’existe pas, vous ne perdez rien du point de vue de la vie éternelle ; et l’on peut même considérer que vous avez gagné une vie terrestre tout à fait vertueuse ; mais l’on peut aussi considérer que vous avez perdu une vie faite de plus grands plaisirs terrestres. Autrement dit, l’argument n’est valide que si l’on admet que perdre sa vie terrestre n’est rien au regard de la possibilité de la béatitude éternelle : d’un point de vue mathématique, les biens finis que peuvent nous apporter cette vie terrestre ne peuvent jamais être mis en balance avec les biens infinis de la vie éternelle. C’est ce que confirme Pascal dans la conclusion de la Logique de Port-Royal, à laquelle il a contribué de manière anonyme : Il n’y a que les choses infinies, comme l’éternité et le salut, qui ne peuvent être égalées par aucun avantage temporel, et ainsi on ne doit jamais les mettre en balance avec aucune des choses du monde. C’est pourquoi le moindre degré de facilité pour se sauver vaut mieux que tous les biens du monde joints ensemble. Blaise Pascal, in : Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l’art de penser (1662). „La moindre possibilité que Dieu existe vaut mieux que tous les biens du monde“ : telle est la prémisse – janséniste – de l’argument, qu’un libertin n’est certainement pas prêt d’accepter. Quel est alors le sens du texte du pari si l’on ne peut pas raisonnablement penser qu’il s’agit de convertir un incroyant ? Il semble qu’il s’agisse plutôt pour Pascal, au tout début de son Apologie, de rappeler la condition à la fois pratique et nécessaire de la croyance. Premièrement, la croyance en Dieu n’est pas une affaire de la raison théorique : « La raison n’y peut rien déterminer […]. Par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison vous ne pouvez défendre nul des deux ». Mais c’est avant tout une question pratique : ce que met en scène le pari, c’est que la croyance n’est pas fondée sur la raison théorique mais engage toujours sa propre vie et la manière dont on la mène. Ma propre vie est la mise du pari. C’est la raison pour laquelle la croyance n’est pas l’affaire d’une proclamation théorique ou d’une simple déclaration 36 d’opinion : les actes, plus que les mots, jugent de la croyance. Si Tartuffe est un imposteur, c’est bien qu’il est dévot en paroles et non en actes. C’est la raison pour laquelle Pascal écrit une Apologie : il ne s’agit pas d’une démonstration, mais d’une justification ou d’une défense argumentée22. Deuxièmement, puisque la croyance en Dieu a pour mise sa propre vie, on ne peut échapper à la croyance, que cela soit volontaire ou non : « Le juste est de ne point parier. Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué ». Autrement dit, l’intention principale du texte semble de refuser la position agnostique qui consiste à s’abstenir de parier. L’agnostique se méprend en effet sur la nature de la croyance : il prétend refuser de croire parce que la raison théorique n’y peut rien déterminer, mais il oublie que la croyance en Dieu, parce qu’elle engage sa vie même, n’est pas une simple affaire d’opinion. On comprend alors que Pascal ait voulu placer le texte du pari en tête de son Apologie. Son intention n’est pas de convaincre le libertin, sans doute joueur, par un langage probabiliste. Mais il est de rappeler la condition nécessaire de la croyance : que l’on y pense ou non, on ne peut échapper au pari sur Dieu. Et l’on peut considérer que l’ensemble des Pensées est une sorte de long commentaire de la prémisse au fondement de l’argument : « que la moindre possibilité que Dieu existe vaut mieux que tous les biens du monde ». Est-ce donc cela seul que l’on peut attendre des soi-disant « preuves de l’existence de Dieu » : une exposition des prémisses indémontrables de la croyance ? 2. DE QUOI PEUT-IL Y AVOIR DES PREUVES ? DES CONCEPTS DE DIEU Dans la Cinquième des Méditations métaphysiques, Descartes reprend la matrice de la preuve a priori formulée d’abord par Anselme, et que Kant appellera « preuve ontologique » de l’existence de Dieu (Critique de la raison pure, B 620). On peut se demander pourquoi Descartes aurait-il besoin d’une telle preuve dans un texte où il cherche à « établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». Sans développer l’argumentation, on peut indiquer ici que les trois preuves de l’existence de Dieu présentées par Descartes ne valent pas par elles-mêmes mais par ce qu’elles permettent d’établir, à savoir : l’existence d’une cause (infinie) en dehors de mon esprit et le fait que la règle générale de vérité soit elle-même infaillible (voir chapitre 2). La preuve est formulée ainsi : Or maintenant, si de cela seul que je puis tirer de ma pensée l'idée de quelque chose, il s'ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose, lui appartient en effet, ne puis-je pas tirer de ceci un argument et une preuve démonstrative de l'existence de Dieu? Il est certain que je ne trouve pas moins en moi son idée, c'est-à-dire l'idée d'un être souverainement parfait, que celle de quelque figure ou de quelque nombre que ce soit. Et je ne connais pas moins clairement et distinctement qu'une actuelle et éternelle existence appartient à sa nature, que je connais que tout ce que je puis démontrer de quelque figure ou de quelque nombre, appartient véritablement à la nature de cette figure ou de ce nombre. […] Lorsque j’y pense avec plus d’attention, je trouve manifestement que l’existence ne peut non plus être séparée de l’essence de Dieu, que de l’essence d’un triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits, ou bien de l’idée d’une montagne l’idée d’une vallée. Descartes, Cinquième Méditation [TEXTE 20] Conformément à la Première épître de Pierre 3, 15 : « Soyez prêts à tout moment à présenter une défense (apologia) devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous ». 22 37 L’argument est constitué de trois propositions : (1) J’ai l’idée d’un être souverainement parfait. (2) Je ne peux concevoir que l’existence [qui compte parmi les perfections] puisse être séparée de l’essence de cet être [souverainement parfait]. (3) Dieu existe [en tant que souverainement parfait]. Cet argument a été rejeté par Gassendi puis par Kant comme concluant de manière illégitime du concept (1) à l’existence de la chose dont il y a le concept (3). Kant, en particulier, objecte que l’existence n’est pas un prédicat et que tout concept non contradictoire – que ce soit de Dieu ou de 100 thalers – n’est que le concept d’une chose possible et non d’une chose existant effectivement. Or Descartes a lui-même rejeté cette illusoire déduction de l’existence comprise comme un prédicat contenu dans le concept : « Ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses », écrit-il dans la même Cinquième Méditation. Pourtant, il affirme bien que l’existence de Dieu est inséparable de son concept. Comment concilier ces deux énoncés ? Il faut en conclure que Descartes pense l’inséparabilité ou l’implication de l’existence par l’essence autrement que sur le mode de l’inclusion d’un prédicat (ou ingrédient conceptuel) dans un concept. L’existence n’est pas un caractère compris dans le concept, mais est pourtant inséparable du contenu conceptuel. Comment ? Cela ne s’explique que si le contenu même des représentations implique une représentation des modes d’existence des objets auxquels ces contenus font référence : le contenu représentatif d’une chimère implique une existence impossible; le contenu représentatif d’un concept mathématique implique une existence possible ; le contenu représentatif de Dieu implique une existence nécessaire : Chimère : existence impossible (contradictoire) Triangle : existence possible (non contradictoire) Dieu : existence nécessaire (contraire impossible) Ce que je pense des choses ne leur impose pas d’exister : il ne suffit pas que je pense à 100 thalers dans ma poche pour que j’aie effectivement 100 thalers. Au contraire, ce sont les choses qui imposent leur mode d’existence à ma pensée : penser à Dieu, c’est nécessairement penser un Dieu qui existe et ma pensée n’exprime alors que la nécessité inhérente à la chose que je pense. Comme avec l’argument de Pascal, il faut de nouveau déplier la prémisse qui rend l’argument valide. Ici, il s’agit d’une certaine conception du rapport de la pensée à ses objets. Pour Descartes, toutes mes pensées sont bien « dans mon esprit » (elles sont des « modes de l’esprit ») mais leur contenu n’est pas arbitrairement inventé par moi-même, puisque la manière dont les objets de mes pensées existent est une donnée. On appelle ces manières des modalités : possible ou impossible, contingent ou nécessaire. Il faut ainsi être prudent lorsqu’on se réfère à une ‘preuve ontologique de l’existence de Dieu’. Si l’on appelle ainsi l’argument selon lequel « l’essence de Dieu implique son existence », cela peut bien s’appliquer à Descartes et à Anselme – mais non de la manière que Kant présente. En effet, toute la question est de déterminer le type d’implication en jeu : - Kant affirme qu’il s’agit de l’inclusion d’un prédicat dans un concept - ce qui ne s’applique ni à Anselme, ni à Descartes ni sans doute à aucun philosophe ; 38 - Anselme affirme que ce n’est pas le concept de Dieu qui implique son existence, mais au contraire l’absence d’un concept de Dieu qui implique ou présuppose une nécessaire extériorité à ma pensée ; Descartes, enfin, pense l’implication comme la survenance ou l’émergence d’une propriété qui résulte d’un certain contenu conceptuel. On comprend alors que cette preuve de l’existence de Dieu – comme toutes les autres – est en réalité une preuve de la possibilité du concept de Dieu, c’est-à-dire encore une analyse de la manière dont on peut penser Dieu. La conclusion des ‘preuves de l’existence de Dieu’ n’est donc jamais : ‘Dieu existe’ mais : ‘on peut penser que Dieu existe comme X’. Descartes distingue ainsi trois modes de connaissance relativement à l’idée de Dieu : je peux en avoir une pensée (et Descartes emploie le terme général percipere ou, simplement, cogitare) ; je peux même l’entendre ou la concevoir clairement et distinctement (clare percipere ou intelligere) ; mais je ne peux la comprendre (comprehendere). Entendre l’idée de Dieu, c’est en avoir une idée claire et distincte (par exemple l’idée d’infini) ; mais pour comprendre l’idée de Dieu, il faudrait pouvoir saisir l’ensemble (cum prehendere) des éléments constitutifs de l’idée de Dieu – ce qui est impossible : l’infini est incompréhensible pour un esprit fini. Il y a donc toujours des aspects de l’idée de Dieu que je ne peux « aucunement atteindre par la pensée » ou « toucher par la pensée ». Il est donc particulièrement remarquable que toutes les ‘preuves de l’existence de Dieu’ chez Descartes reposent sur la conception de Dieu comme absolument incompréhensible : Et ceci ne laisse pas d'être vrai, encore que je ne comprenne pas l'infini (non comprehendam infinitum), ou même qu'il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre, ni peut-être aussi atteindre aucunement par la pensée (nec forte etiam attingere cogitatione) : car il est de la nature de l'infini, que ma nature, qui est finie et bornée, ne le puisse comprendre; et il suffit que je conçoive bien cela, et que je juge (sufficit me hoc ipsum intelligere, ac judicare) que toutes les choses que je conçois clairement (clare percipio), et dans lesquelles je sais qu'il y a quelque perfection, et peut-être aussi une infinité d'autres que j'ignore, sont en Dieu […] afin que l'idée que j'en ai soit la plus vraie, la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit. Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Troisième Méditation [TEXTE 21] 3. LA RENCONTRE DE LEIBNIZ ET SPINOZA À LA HAYE Puisque les preuves philosophiques relativement à Dieu ne sont que des preuves (de la pensabilité) du concept de Dieu, elles peuvent être refusées si l’on conteste 1) la théorie de la pensée qui les soutiennent ou 2) le concept même de Dieu qui est pris au fondement de la preuve. C’est ainsi que le philosophe allemand Leibniz va adresser une objection à l’encontre de la preuve cartésienne : elle prend pour prémisse « l’idée d’un être souverainement parfait » (ou : d’un être le plus parfait), dont Descartes dit qu’il la trouve en lui. Mais peut-on seulement concevoir un tel concept, d’autant plus si l’on admet que Dieu est incompréhensible ? N’est-ce pas là une expression vide de sens et vide de référence comme « le mouvement le plus rapide » ou « le nombre le plus grand » ? Bref : un tel concept – que l’on trouve chez Anselme, Descartes ou Spinoza – est-il possible ? 39 Leibniz a soumis directement à Spinoza une preuve que « l’être tout parfait existe ». Après avoir passé quatre ans à Paris, Leibniz part pour Londres le 4 octobre 1676 puis rentre à Hanovre en passant par Amsterdam. Il rend plusieurs visites à Spinoza, à La Haye, entre le 18 et le 21 novembre 1676. Il rapporte que Spinoza avait d’abord contredit cette preuve avant de la juger solide (solidam ratiocinationem). Cette preuve de la possibilité du concept de tout-parfait, c’est-à-dire la preuve qu’il n’est pas impossible de penser toutes les perfections ensemble, est la suivante : 1. Une perfection est une qualité simple unique – c’est-à-dire qu’elle n’est limitée par rien d’autre et qu’elle ne peut être analysée. Leibniz ne donne pas d’exemple, mais considérons les attributs divins traditionnels : la bonté, la justice, l’omniscience, l’omnipotence, etc. s’ils sont des perfections, alors (1) ils sont infinis (car rien ne les limite) et (2) aucun ne peut être défini à partir d’autres perfections (la bonté n’est pas définie à partir de la justice, l’omniscience à partir de l’omnipotence, etc.). 2. Le problème est de savoir si toutes les perfections peuvent être pensées ensemble. Posons donc la proposition : les deux perfections A et B sont incompatibles (dans un même sujet). Peut-on démontrer une telle proposition ? 3. On ne peut démontrer aucune proposition universelle dont les termes ne sont pas analysables. En effet, une proposition universelle du type tout A est B ne peut être démontrée que si on peut analyser le contenu conceptuel de A (et montrer qu’il comprend le caractère de B) ou le contenu conceptuel de B (et montrer qu’il peut convenir à certains A). 4. Les seules propositions universelles, indémontrables et nécessairement vraies sont les propositions identiques (A est A, ou A=A). 5. La proposition « A et B sont incompatibles » n’est pas une proposition identique : elle est donc fausse. 6. Donc, quelles que soient les perfections A et B, A et B sont compatibles : l’êtretout parfait est pensable (on peut le concevoir), donc il existe. L’ensemble de la preuve de la possibilité du concept « d’être tout-parfait » (ens perfectissimum) repose sur deux prémisses qui lui donnent un sens : - une perfection doit être pensée comme simple (donc inanalysable) - toute démonstration rationnelle suppose l’analyse des termes de l’énoncé jusqu’à montrer l’inclusion du prédicat dans le sujet, selon le modèle : A est B, or B est C – donc A est C. Retenons le sens des preuves dites de l’existence de Dieu : elles explicitent les prémisses à partir desquelles un concept de Dieu est pensable. Que ce soit le Dieu transcendant du croyant ou le Dieu immanent de Spinoza. Bien entendu, elles ne contraignent ni la pensée ni la croyance : l’agnostique vit sans se poser la question de l’existence de Dieu (même si Pascal considérerait cela comme une croyance involontaire ou une croyance par défaut). La question métaphysique de Dieu ne se réduit cependant pas à la caractérisation de son concept, mais ouvre le champ immense des problèmes de la théologie rationnelle. 40 4. PROBLÈMES DE LA THÉOLOGIE RATIONNELLE : LA LIBERTÉ, LE MAL Deux des objections les plus courantes contre l’existence de Dieu ne concernent en effet pas sa pensabilité comme être souverainement parfait, mais plutôt la compatibilité de ce concept avec : (a) la position d’une liberté humaine (b) l’existence du mal. Autrement dit : (a) si Dieu a créé et crée continûment ce monde de toute éternité, alors tout est déterminé, les actions humaines ne sont pas libres et il n’y a même plus de sens à vouloir agir si l’issue prédéterminée se produira nécessairement (« argument paresseux »). Et encore : (b) si Dieu existe, comment laisse-t-il tant de maux et d’injustices dans le monde ? Dieu semble ne pouvoir être exempté d’être l’auteur du mal si l’on considère l’alternative suivante : soit les hommes n’ont aucune liberté, et donc tout ce qui leur arrive (nous nous limiterons ici au mal moral – ou péché – en laissant de côté le mal physique – les douleurs, les maladies – et le mal métaphysique – la finitude inhérente à chaque être) lui est directement imputable ; soit les hommes sont libres, mais Dieu est tout de même responsable du péché en tant qu’il a créé ces hommes ainsi et contribue à leur actes. Ces deux problèmes sont connus comme : (a) le problème du compatibilisme : la liberté humaine est-elle compatible avec le déterminisme (divin) ? (b) le problème du concurrentisme : dans quelle mesure Dieu concourt-il de manière causale à la production des actions humaines ? Remarquons que les deux problèmes reviennent à poser la question de la liberté humaine – et que le premier peut tout à fait être repris sans faire l’hypothèse de Dieu. On comprend alors que défendre la possibilité du concept de Dieu, c’est aussi chercher une argumentation rationnelle pour surmonter, déplacer ou déconstruire les objections qui ont été formulées. L’une des défenses les plus élaborées a été donnée par Leibniz, qui affronte les deux problèmes : Je vous dirai donc ce qui m'embarrasse: nous sommes tous d'accord que Dieu sait toutes choses, et que l'avenir lui est présent tout comme le passé. Je ne saurais remuer le bras dans ce moment sans qu'il l'ait prévu de toute éternité. Il sait si je ferai un meurtre, crime, ou quelque autre péché. Et par conséquent sa prescience étant infaillible, il est infaillible que je ferai le péché qu'il a prévu. Il est donc nécessaire que je pécherai, et il n'est pas en mon pouvoir de m'en abstenir. Ainsi je ne suis point libre. Leibniz, Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et l’origine du mal (1695) [TEXTE 23] Tout comme la ‘preuve ontologique’ de l’existence de Dieu engageait toute une théorie de l’esprit, on voit ici que les problèmes du compatibilisme et du concurrentisme engagent ce que l’on appelé une « science divine », c’est-à-dire une théorie de ce que Dieu sait. Le point de départ est donné par la « préscience divine » : si Dieu sait tout d’avance, peut-on parler de liberté humaine et peut-on exempter Dieu du mal ? La réponse de Leibniz – qui reprend pour l’essentiel un argument déjà formulé par Thomas d’Aquin – est de distinguer deux types de nécessité : - la nécessité absolue selon laquelle il est impossible que les choses arrivent ou soient autrement qu’elles ne sont. Par exemple, Leibniz considère qu’il est absolument nécessaire que 3 X 3 = 9 : Dieu lui même doit observer les lois nécessaires des mathématiques. 41 - la nécessité conditionnelle selon laquelle il est impossible que les choses arrivent ou soient autrement qu’elles ne sont si Dieu a prévu qu’elles étaient ainsi. Autrement dit, les événements du monde ne sont pas absolument nécessaires en eux-mêmes, mais ils sont hypothétiquement nécessaires, c’est-à-dire hypothétiquement nécessaires du point de vue de la préscience divine : ils sont à la fois conditionnés par la prévision divine, et nécessaires dans la mesure où il est impossible que ce qui est vu soit autrement qu’il n’est vu. L’argument est à la fois subtil et complexe puisqu’il nécessite maintenant d’expliciter ce que veut dire pour Dieu de prévoir les événements sans les prédéterminer de manière nécessaire. La solution leibnizienne est la suivante : (1) Dieu peut voir (ou prévoir) l’infinité des mondes possibles qui résultent de l’infinité des actions possibles de l’infinité des êtres qui composent ce monde. Ces mondes possibles n’existent que dans l’entendement divin : il existe un monde (actuel) où je suis en train de lire maintenant ces lignes, mais il existe une infinité d’autres mondes où je vais autre chose exactement en ce même moment. Bref, Dieu voit l’infinité des mondes qui résultent de la liberté humaine. (2) Ayant (pré-)vu tous ces mondes, Dieu choisit de créer le meilleur de tous les mondes possibles, défini comme celui qui contient le plus de réalité. On voit qu’une telle solution permet à la fois de maintenir l’hypothèse de la liberté humaine et d’affirmer que les événements arriveront nécessairement, c’est-à-dire de manière hypothétiquement nécessaire du point de vue divin : Et pour ce qui est de la prescience divine, Dieu prévoit les choses telles qu'elles sont, et n'en change point la nature. Les événements fortuits et contingents en eux-mêmes le demeurent, nonobstant que Dieu les a prévus. Ainsi ils sont assurés, mais ils ne sont point nécessaires. […] Il y a de la différence: il est nécessaire que trois fois trois font neuf, < et cela ne dépend d'aucune condition >. Dieu même ne le saurait empêcher. Mais un péché futur peut être empêché, si l'homme fait son devoir, quoique Dieu prévoie qu'il ne le fera point. Ce péché est nécessaire parce que Dieu l'a prévu, et si Dieu ne l'a prévu que parce qu'il sera, il s'ensuit que c'est comme si on disait: il sera nécessairement supposé qu'il sera. C'est ce qu'on appelle une nécessité conditionnelle. Leibniz, Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et l’origine du mal (1695) [TEXTE 23] Maintenant, qu’est-ce qu’une telle construction théorique implique du point de vue humain ? D’une part, il faut bien reconnaître que le déterminisme des événements et des actes conduit – comme chez Spinoza (voir chapitre 3) – à une réfutation du librearbitre : Dieu pourrait toujours rendre raison du parti que l’homme a pris, en assignant une cause ou une raison inclinante qui l’a porté véritablement à le prendre, quoique cette raison serait souvent bien composée et inconcevable à nous-mêmes, parce que l’enchaînement des causes liées les unes avec les autres va loin. Leibniz, Essais de théodicée (1710), I, 49 [TEXTE 24] Mais comment penser encore une liberté humaine dans un tel contexte déterministe ? La réponse de Leibniz est qu’il n’y a de préscience de tout ce qui arrive que du point de vue divin. Du point de vue humain, ce déterminisme absolu, partout et en tout temps, est une fiction : la science n’établit que des régularités, pour lesquelles l’idée de déterminisme est certes une idée régulatrice, mais qui n’exclut pas la contingence. D’autre part, du point de vue humain toujours, ce déterminisme n’implique aucune prédictibilité des événements : si je savais d’avance toutes les nécessités qui s’appliquent à moi, il semble que mon action serait entièrement prévisible, et que je ne serais plus 42 du tout libre 23 . Mais dans la mesure où ne connaissons rien de la nécessité (hypothétique) des circonstances particulières infinies qui entrent dans nos actions présentes, on ne peut savoir si l’action arrivera avec ou sans mon concours actif – ce qui réfute l’argument paresseux : Il y avait un sophisme semblable chez les anciens philosophes, qu'on appelait le syllogisme paresseux, parce qu'il concluait qu'il ne fallait rien faire: Car si la chose est prévue < et infaillible >, elle se fera sans mon travail, et si elle n'est point prévue elle ne se fera point quoique je puisse faire. A cela je réponds en niant ce qu'on avance sans preuve, que la chose prévue se fera quoique je fasse. S'il est prévu que je la ferai, il est prévu aussi que je ferai ce qu'il faut pour cela, et si elle ne se fera pas à cause de ma paresse, ma paresse même aura été aussi prévue. Ce qu'un proverbe allemand dit de la mort, qu'elle veut avoir une cause, se peut dire aussi de la mort éternelle ou de la damnation, et du péché ou de toute autre chose. Ainsi comme nous ne savons rien de ce qui est prévu, nous ferons le nôtre, sans nous arrêter à la question inutile, si le succès est prévu ou non, d'autant plus que Dieu se contente de notre bonne volonté quand elle est sincère et ardente. Leibniz, Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et l’origine du mal (1695) [TEXTE 23] En réalité, et supposé que je connaisse toutes les nécessités, je pourrais toujours intentionnellement vouloir déjouer la prédiction. 23 43 CHAPITRE 5 LA MÉTAPHYSIQUE, UNE QUESTION DE MOTS ? 1. TROIS CARACTÈRES DU DISCOURS MÉTAPHYSIQUE Dans le précédent chapitre, consacré à la manière de penser le concept de Dieu et la liberté humaine, nous avons remarqué que les différents arguments proposés impliquent toujours certaines prémisses ou certains concepts qui sont admis sans être eux-mêmes analysés : l’argument du pari de Pascal n’est valide que si l’on souscrit à la prémisse selon laquelle la possibilité même de l’existence de Dieu justifie à elle seule de lui sacrifier tous les biens du monde (chap. 4.1) ; la version cartésienne de la preuve dite ontologique de l’existence de Dieu repose sur une certaine théorie de l’esprit, et plus précisément du rapport entre la manière dont nos pensées sont formées et la modalité de leurs objets (chap. 4.2) ; enfin, Leibniz s’interrogeait sur la possibilité de caractériser Dieu comme « être souverainement parfait » (chap. 4.3) : et nous avons vu que son argument repose à la fois sur une théorie de la démonstration (seul ce qui peut être analysé est démontrable) et sur la prémisse selon laquelle ce que l’on appelle perfection renvoie à une qualité simple indémontrable. Et l’on pourrait alors adresser à Leibniz la requête suivante : (à quelles conditions) est-ce le cas ? L’enchaînement de ces différents arguments nous permet de repérer trois caractéristiques du discours métaphysiques qui sont, de manière récurrente, attaquées : (1) Ces arguments reposent eux-mêmes sur d’autres théories (théories de l’esprit, de la démonstration, de la prévision divine, de la béatitude) et impliquent toujours en fin de compte une prémisse inanalysée, acceptée comme telle. Cela ne disqualifie pas le discours argumentatif, mais fait voir qu’il repose sur des propositions que chacun plus ou moins tendance à accepter : bref, pour reprendre l’enjeu du texte de Pascal, on n’échappe à la croyance. Appendice : Que croient les philosophes ? Une enquête a été réalisée auprès de 2000 professeurs de philosophie d’universités anglo-saxonnes au sujet de leurs croyances à propos de 30 sujets majeurs de philosophie (David Bourget, David J. Chalmers, „What do philosophers believe?“, Philosophical Studies, 170/3, Septembre 2014, p.465-500). Voici les réponses sur quelques sujets abordés au cours : 1. connaissances a priori : oui 71.1%; non 18.4%; autre 10.5%. 2. monde extérieur : réalisme non sceptique 81.6%; scepticisme 4.8%; idéalisme 4.3%; autre 9.2%. 3. libre arbitre : compatibilisme 59.1%; libre arbitre 13.7%; pas de libre arbitre 12.2%; autre 14.9%. 4. Dieu : athéisme 72.8%; théisme 14.6%; autre 12.6%. 5. connaissance: empirisme 35.0%; rationalisme 27.8%; autre 37.2%. 6. esprit : physicalisme 56.5%; idéalisme 27.1%; autre 16.4%. (2) On peut alors se demander quel est l’intérêt – théorique autant que pratique – de ces discours. Ne sont-ce pas là de simples discours – souvent étranges en ce qu’ils prennent le contre-pied de notre expérience quotidienne – mais qui ne changent rien à celle-ci ? Reprenons la question de la liberté. Spinoza, autant que Leibniz, rejettent le concept de « libre-arbitre » compris comme la possibilité d’agir de manière totalement indépendante de circonstances, influences ou causes extérieures à l’agent. 44 Appendice : l’âne de Buridan Pour justifier de la possibilité du libre-arbitre, on a invoqué l’expérience de pensée de l’âne de Buridan, qui est supposément placé à égale distance de deux seaux d’avoine (de telle sorte que les déterminations extérieures pour aller vers un sceau ou vers l’autre sont de force égale) : l’âne, manquant de libre jugement, ne pourra se décider entre les deux seaux ; cette situation étant réputée absurde pour l’homme, on en conclut à la possibilité humaine de se décider intérieurement indépendamment des circonstances extérieures. Bien entendu, cette situation est fictive : l’argument dit seulement que dans une telle situation d’équilibre ou d’indifférence (qui ne se produira peut-être jamais), l’âne mourra quand l’homme pourra encore se décider (par libre-arbitre, dit encore « liberté d’indifférence »). Spinoza et Leibniz se rejoignent sur un point : le concept de libre-arbitre est vide puisque l’expérience que nous avons de notre puissance d’agir (dans laquelle nous avons conscience d’agir uniquement par nous-mêmes) se fait dans l’ignorance des causes réelles (en nombre infini) qui interviennent dans nos actions. Les deux se rejoignent alors dans la position d’un déterminisme épistémologique absolu. Et les deux se rejoignent – mais par des voies très différentes – pour indiquer que ce déterminisme n’est pas un fatalisme (selon lequel tous les événements arriveraient quoique nous fassions), parce qu’il n’implique aucune prédictibilité des événements24 : rien, en pratique, ne me permet d’être certain de l’effet de mes actes. Mais alors n’est-ce pas jouer sur les mots, et regagner en pratique une sorte de ‘libre-arbitre’ qui a été rejeté en théorie ? (3) La troisième caractéristique souvent soulevée comme une faiblesse est que le discours philosophique – y compris dans ses réponses aux scepticismes – s’est appuyé sur des énoncés « métaphysiques » portant sur des objets qui échappent à l’expérience : (1) « Je me persuadais qu’il n’y avait rien dans le monde » (Descartes, texte 11). (2) « L’Esprit et le Corps sont une seule et même chose » (Spinoza, texte 16). (3) « Dieu prévoit les choses telles qu'elles sont » (Leibniz, texte 23). Les trois objets principaux impliqués par le défi sceptique sont le monde, l’esprit et Dieu : ce sont trois objets principaux de la métaphysique. Bien entendu, le terme de « métaphysique » n’est pas univoque – et l’on peut même affirmer que l’histoire de la métaphysique occidentale est, en partie, une histoire de la compréhension du terme même de « métaphysique ». Toutefois, au début du XVIIIe siècle, Christian Wolff va proposer une division de la métaphysique qui aura une très grande réception (Philosophia prima sive ontologia, 1729) : La métaphysique générale, ou philosophie première, ou ontologie, est une théorie de l’étant en général ; La métaphysique spéciale traite d’étants particuliers, et regroupe la cosmologie rationnelle (qui traite du monde), la psychologie rationnelle (qui traite de l’esprit), et la théologie rationnelle (qui traite de Dieu). 24 Pour une critique du discours astrologique, voir le texte de Theodor W. Adorno, Des étoiles à terre : la rubrique astrologique du Los Angeles Times, étude sur une superstition secondaire (1956, trad. fr. 2000). 45 Maintenant, on peut poser une question encore plus radicale : quel est le statut de ces énoncés métaphysiques ? Ne sont-ils que des mots vains et vides ? Ou ont-ils le statut d’énoncés scientifiques ? Tel est le problème que va poser Immanuel Kant, et par lequel il va achever la philosophie moderne comme réponse au scepticisme : Peut-on déterminer de manière définitive quelles connaissances relèvent d’une rigoureuse scientificité ? C’est-à-dire encore : A quelles conditions pourrait-on penser la métaphysique comme science ? Ce problème est formulé dans la Critique de la raison pure (1781 pour l’édition A, 1787 pour l’édition B). Notons d’emblée l’audace et la radicalité de la question, qui suggère qu’il n’y a peut-être jamais eu de métaphysique (comme science) depuis Aristote. D’ailleurs, le premier constat de Kant est qu’aucun philosophe n’a encore été en mesure de répondre à une telle question parce qu’aucun n’a encore compris la nature de nos connaissances. 2. LES POSITIONS EMPIRISTE ET RATIONALISTE ET LEURS LIMITES SELON KANT Nous avons vu (cf. chapitre 1) que l’un des problèmes majeurs de la philosophie moderne concernant la connaissance est celui de son origine. Rappelons les deux positions : la conception rationaliste de la connaissance admet la possibilité d’une connaissance absolument indépendante de l’expérience (même s’il peut y avoir des connaissances empiriques par ailleurs) ; la conception empiriste de la connaissance affirme que toutes nos connaissances - y compris intellectuelles – dérivent de l’expérience sensible. John Locke soutient la thèse empiriste et convoque à son appui : Le problème de Molyneux Supposez un aveugle de naissance, qui soit présentement homme fait, auquel on ait appris à distinguer par l'attouchement un cube et un globe, du même métal, et à peu près de la même grosseur, en sorte que lorsqu'il touche l'un et l'autre, il puisse dire quel est le cube, et quel est le globe. Supposez que le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue. On demande si en les voyant sans les toucher, il pourrait les discerner, et dire quel est le globe et quel est le cube. John Locke, Essai sur l’entendement humain (1690), L. II, chap. IX, § 8. Locke pense – comme William Molyneux qui lui a posé le problème – qu’un aveugle de naissance ne pourra distinguer par la simple vue les deux objets qu’il connaissait par le toucher (le globe et le cube) si jamais il venait à retrouver la vue. Autrement dit, les idées de sphéricité et de cubicité acquises par le sens du toucher ne pourraient être « reconnues » lorsque l’aveugle voit pour la première voit les formes sphérique et cubique : l’expérience sensible serait donc indispensable à cette connaissance. Il faudrait donc que l’aveugle devenu voyant touche les deux objets pour pouvoir associer son ancienne idée du cube avec la forme du cube nouvellement révélée. Ce cas sera fortement discuté tout au cours du XVIIIe siècle, ainsi que l’expérience de Cheselden (1728) qui semblait donner une confirmation expérimentale à la thèse de Locke : avec l’invention de l’opération de la cataracte, un jeune aveugle de naissance a pu recouvrer la vue, mais s’est ensuite montré incapable de distinguer les formes sphérique et cubique par la simple vue (non plus que d’autres formes d’ailleurs). 46 Contre la thèse empiriste, les rationalistes convoquent deux arguments principaux. L’un est que l’on peut penser des objets qui ne peuvent apparemment pas nous être donnés par les sens ou l’imagination : par exemple, un chiliogone ou polygone à mille côtés. L’autre est que l’empiriste suppose trop facilement que nos facultés intellectuelles sont d’abord toutes passives à l’égard de l’expérience : que notre esprit est d’abord « vide de contenu » et que tout contenu de connaissance doit ultimement lui être donné. Pourtant, même un empiriste comme David Hume25, va reconnaître la validité d’un contre-exemple : La nuance manquante de bleu Supposons donc un homme qui ait joui de la vue pendant trente ans et qui soit devenu parfaitement familier de couleurs de toutes sortes, sauf d'une nuance particulière de bleu, par exemple, qu'il n'a pas eu l'occasion de rencontrer. Plaçons devant lui toutes les diverses nuances de cette couleur, à l'exception de cette nuance inconnue, dans une gradation descendante de la plus foncée à la plus claire. Il est évident qu'il percevra un vide là où la nuance de couleur doit se trouver […]. Cette personne, par sa seule imagination, sera-t-elle capable de produire par elle- même l'idée de cette nuance particulière, bien qu'elle ne lui soit jamais parvenue par ses yeux? Je crois que peu nombreux sont ceux qui penseront qu'elle ne le peut pas. David Hume, Enquête sur l'entendement humain (1748), II, § 8 [TEXTE 7] David Hume reconnaît ainsi que, dans la perception d’un contenu aussi simple qu’une couleur, l’esprit n’est pas qu’une « feuille blanche » sur laquelle une donnée brute viendrait s’imprimer. En effet, pouvoir saisir qu’il manque une nuance de bleu intercalaire – même si on n’a jamais perçu celle-ci, comme par exemple l’International Blue Klein d’Yves Klein – implique que l’on puisse imaginer un dégradé continu de nuances à partir duquel on peut comparer nos différentes sensations. Bref : on perçoit certes un contenu empirique isolé (tel bleu), mais cette perception implique tout un système de comparaisons (de ressemblances et dissemblances possibles) qui, lui, n’est pas perçu empiriquement. Bien que David Hume ait lui même formulé ce contre-exemple, il ne le considérait toutefois que comme une exception ne remettant pas en cause la thèse empiriste. Ce débat entre les positions empiriste et rationaliste ne semble pouvoir être tranché de manière définitive : bien que la plupart des philosophes admettent la possibilité d’une connaissance a priori, on ne peut prouver l’impossibilité d’une interprétation empiriste de celle-ci. C’est que les positions reviennent en fin de compte à des hypothèses que l’on jugera, selon les cas, plus ou moins adéquates ou explicatives. Notons surtout que les deux cas invoqués en faveur de chacune des deux positions concernent la perception visuelle (des formes ou des couleurs). Cela témoigne sans doute de la difficulté de rendre compte du phénomène. D’ailleurs, l’un des débats contemporains les plus intenses en théorie de connaissance – et présentant de nombreuses analogies avec le débat empirisme/rationalisme – a été suscité par une expérience de pensée impliquant la vision des couleurs : « la pièce noire et blanche de Mary ». La pièce noire et blanche de Mary 25 Voir le Texte 26 sur l’explication empiriste de la relation de causalité. 47 Mary est une neuroscientifique qui a passé toute sa vie dans une même pièce où tout est blanc et noir. On suppose donc qu’elle n’a fait l’expérience que de ces deux seules couleurs pendant toute sa vie. Elle a pu acquérir, au travers de livres et d’écrans en noir et blanc, toutes les connaissances possibles sur la physique de la vision des couleurs : elle connaît les différentes longueurs d’onde qui correspondent aux prédicats « bleu », « rouge », etc. ; elle connaît exactement le mécanisme physique de la rétine qui produit une information neuronale et la manière dont celle-ci est travaillée dans le cerveau, etc. Par exemple, si on lui transmet le scanner (noir et blanc) du cerveau d’une personne, elle peut dire s’il regarde du bleu ou du rouge. Que se passe-t-il lorsque Mary quitte sa pièce et voit les couleurs pour la première fois ? « Il semble évident qu’elle va acquérir une nouvelle connaissance du monde et de notre expérience visuelle de celui-ci. Mais il est alors inévitable que sa connaissance antérieure des couleurs était incomplète. Pourtant, elle avait toute la connaissance physique. C’est donc qu’il y a plus que cela, et le physicalisme est faux »26. Le cas de Mary, comme on le voit, a été avancé pour indiquer qu’une connaissance complète des faits physiques n’est pas suffisante pour rendre compte de la ‘conscience’ que je peux en avoir (ou plus précisément : pour une connaissance complète de l’état mental associé). Selon l’argument, il y aurait des propriétés de la perception – les qualia – qui seraient donc inexplicables en termes purement physiques. Autrement dit : dans la vision des couleurs, il existe des propriétés du cerveau irréductibles à des propriétés purement physiques. La vision des couleurs (= un état mental) ne se réduit pas à des faits physiques (= un état de fait physique) : le physicalisme est faux27. Sans reprendre les termes du débat contemporain, on peut souligner l’analogie avec le débat des modernes : - l’empiriste pense que les contenus de connaissance sont réductibles à des sensations - le physicaliste pense que les états mentaux sont réductibles à des états physiques. Retournons maintenant à Kant. Il constate qu’aucune des deux positions (empiriste et rationaliste) n’a pu surmonter les objections de l’autre. En attendant un règlement définitif de la nature de la connaissance, la métaphysique prend l’apparence d’un « champ de bataille » (Kampfplatz) sans aucun vainqueur ; alors que les autres sciences accumulent des connaissances (même au prix de controverses). Cela ne serait-il pas dû à la nature des objets de la métaphysique ? En effet, le point commun des objets de la métaphysique spéciale est qu’ils ne sont pas donnés dans l’expérience sensible : Dieu, l’esprit, le monde. Les connaissances métaphysiques, si elles existent, doivent donc être des connaissances rationnelles indépendantes de l’expérience, ou connaissances a priori. Dans l’introduction de la Critique de la raison pure, Kant donne deux critères distinctifs des connaissances a priori : elles sont universelles et nécessaires. C’est ce qui les distingue des connaissances a posteriori dérivées de l’expérience sensible : par 26 Franck Jackson, 1982, “Epiphenomenal Qualia”, Philosophical Quarterly 32/1982, p. 127–136. 27 Sur le physicalisme, voir également le chapitre 3 ; et Leibniz, Monadologie (1714), § 17 : « Feignant qu'il y ait une machine dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception, on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu'on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela posé on ne trouvera, en le visitant au dedans, que des pièces qui se poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception ». 48 induction sur l’expérience sensible, je ne peux justifier que des propositions générales mais jamais universelles, et je ne peux justifier que des propositions probables et jamais nécessaires. Par exemple : « L’eau bout à 100°C », « Le soleil se lèvera demain », « Tous les cygnes sont blancs ». Si ces énoncés ne sont justifiés que par des observations répétées, ils ne sont que généraux et probables parce qu’ils n’excluent pas alors le cas contraire. Par contre, s’ils sont justifiés par une explication physique causale, ils seront nécessaires et universels dans ce système explicatif. La question kantienne se trouve ainsi re-déterminée : les objets de la métaphysique (l’esprit, le monde, Dieu) peuvent-ils faire l’objet de connaissances objectives a priori ? 3. LE PROJET KANTIEN D’UNE CRITIQUE DE LA RAISON PURE Kant part d’un double constat à propos des énoncés portant sur Dieu, le monde ou l’esprit. Le premier est qu’aucun n’a fait l’objet d’une démonstration universellement valable : on n’observe en métaphysique – et contrairement aux sciences établies – ni démonstration ni progrès. Par exemple : les soi-disant preuves de l’existence de Dieu n’ont jamais convaincu personne28. Autrement dit : la métaphysique n’est pas sur « la voie de la science ». On pourrait alors considérer qu’il faut tout à fait écarter la tentation métaphysique de la philosophie et tenir, comme l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, qu’elle n’est qu’une « branche de la littérature fantastique » 29 puisqu’aucun de ses arguments n’ont jamais pu convaincre quiconque30. Le problème est que la raison trouve précisément – et paradoxalement – son plus grand intérêt dans la métaphysique. En effet, le second constat est que la métaphysique est cependant inévitable : la raison ne peut s’empêcher de penser aux objets de la métaphysique spéciale. Les énoncés métaphysiques sont même d’une certaine manière plus importants encore que ceux des sciences de la nature car ils concernent « l’intérêt » même de la raison31. 28 Kant, Critique de la raison pure, B XXXII : « Je demande au plus obstiné dogmatique si la preuve de la permanence de notre âme après la mort qui se tire de la simplicité de la substance ; si celle de la liberté de la volonté que l'on oppose au mécanisme universel en se fondant sur les distinctions subtiles, mais impuissantes, de la nécessité pratique subjective et objective ; si la démonstration de l'existence de Dieu qui se tire du concept d'un être souverainement réel (de la contingence des choses changeantes, et de la nécessité d'un premier moteur) ; je lui demande si toutes ces preuves, nées dans les écoles, ont jamais pu arriver jusqu'au public et exercer la moindre influence sur ses convictions ». Sur Dieu, voir le chapitre 4. 29 Jorge Luis Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » (Fictions), in: Oeuvres Complètes, Gallimard, 1993, p. 459. Ibid., p. 457 : « Hume nota pour toujours que les arguments de Berkeley n’admettaient pas la moindre réplique et n’entraînaient pas la moindre conviction ». 31 Kant [TEXTE 27], B XIV : « Cette connaissance n'a pas encore été assez favorisée du sort pour pouvoir entrer dans le sûr chemin de la science, et pourtant elle est plus vieille que toutes les autres, et elle subsisterait toujours, alors même que celles-ci disparaîtraient toutes ensemble dans le gouffre d'une barbarie dévastatrice ». B XV : « Or, d'où vient qu'ici la science n'a pu ouvrir encore un chemin sûr ? Cela serait-il par hasard impossible? Pourquoi donc la nature aurait-elle inspiré à notre raison cette infatigable ardeur à en rechercher la trace, comme s’il s’agissait d'un de ses intérêts les plus importants ? ». 30 49 Pourquoi y a-t-il une « métaphysique naturelle », c’est-à-dire un besoin inhérent à la raison de penser les objets supra-sensibles de la métaphysique spéciale ? Kant écrit : En effet, ce qui nous pousse nécessairement à sortir des limites de l'expérience et de tous les phénomènes, c'est l'inconditionné, que la raison exige nécessairement et à juste titre, dans les choses en soi, pour tout ce qui est conditionné, afin d'achever ainsi la série des conditions. Kant, Critique de la raison pure (1787), B XX [TEXTE 27] La raison – qui est mentionnée dès le titre de l’ouvrage mais qui n’est pas encore définie – est caractérisée avant tout comme un désir de connaître, par conséquent comme cherchant en permanence à dépasser les connaissances acquises, à les justifier complètement, définitivement, inconditionnellement. Si Aristote indiquait, dès les premiers mots de la Métaphysique, l’existence naturelle d’un désir de connaître32, Kant identifie cette disposition naturelle dans la pensée de l’inconditionné, c’est-à-dire d’un terme ultime de la connaissance qui n’aurait plus lui-même de condition : Cette remarquable disposition naturelle à tout homme […] fait que rien de temporel ne saurait satisfaire l’homme (parce que ne suffisant pas aux besoins de sa destinée complète) [et fait] naître l'espérance d'une vie future ; la claire représentation de nos devoirs, en opposition à toutes les exigences de nos penchants, nous donne seule la conscience de notre liberté ; l'ordre magnifique, la beauté et la prévoyance qui éclatent de toutes parts dans la nature sont seuls capables de produire la croyance en un sage et puissant auteur du monde, et une conviction fondée sur des principes rationnels et susceptible de pénétrer dans le public. Kant, Critique de la raison pure (1787), B XXXII-XXXIII Kant propose ainsi comme une genèse naturelle de la métaphysique spéciale à partir de la recherche de l’inconditionné constitutive de la raison même. C’est en raison d’une disposition naturelle (Anlage seiner Natur) que l’homme est conduit 1) à ne pas se satisfaire de son existence temporelle mais à en penser un terme inconditionné – et ainsi émerge le problème de l’immortalité de l’âme ; 2) à ne pas se satisfaire de son existence comme déterminée par des influences et des causes extérieures dans le monde mais à se penser comme l’origine inconditionnée de ses actions – et ainsi émerge le problème de la liberté ; 3) à ne pas se satisfaire de son existence comprise comme contingente33 dans le monde mais à penser une origine intelligente de cette existence actions – et ainsi émerge le problème de l’existence de Dieu. Les trois objets de la métaphysique spéciale (esprit/âme, monde, Dieu) et les trois problèmes qui leur sont associés (immortalité, liberté, existence d’un auteur de mon existence) émergent ainsi comme trois manifestations naturelles (donc inévitables) du désir d’inconditionné inscrit au cœur de la raison. Ce ne sont donc ni des objets de fiction ni des objets propres aux philosophes. La question de départ se trouve de nouveau précisée : la métaphysique, à la fois inévitable mais n’ayant jamais produit de connaissance scientifique, peut-elle prétendre au statut de science ? Pour y répondre, Kant ne va pas considérer telle 32 Aristote, Métaphysique, A1 : « Tous les hommes ont, par nature [φύσει], le désir de connaître ». 33 Est nécessaire ce qui ne peut être autrement (par exemple : 2+2=4) ; est contingent ce qui aurait pu être autrement (et par conséquent aussi aurait pu ne pas être : mon existence est contingente. 50 science constituée comme modèle d’intelligibilité, mais va examiner la possibilité ou l’essence même de la science. 4. LA VOIE DE LA SCIENCE Le début de la Préface est consacré à opposer le tâtonnement caractéristique des savoirs qui n’ont pas encore atteint le statut de science (permettant entre autre l’accumulation des connaissances) et la méthode assurée qui permet aux sciences de progresser : le chemin (en grec : odos) de la science passe par la méthode (meth-odos). Seul un changement de méthode permet d’entrer sur la voie de la science, et Kant donne plusieurs exemples de celle-ci : - la logique traite des règles formelles de la pensée et n’a donc pas affaire à d’autres objets que ceux que la raison lui donne ; - la mathématique construit elle-même ses objets : les propriétés du triangle ne sont pas découvertes en le percevant mais en le construisant ; - de même, en physique « la raison n’aperçoit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans ». Telle est la voie de la science : Lorsque Galilée fit rouler ses boules sur un plan incliné avec une accélération déterminée et choisie par lui-même, ou que Toricelli fit porter à l'air un poids qu'il savait être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal, BXIII en y retranchant ou en y ajoutant certains éléments, alors ce fut une nouvelle lumière pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans, qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme en lisières. Kant, Critique de la raison pure (1787), B XII-XIII [TEXTE 27] Kant propose d’opérer par analogie le même type de changement de méthode en métaphysique : si l’on n’a pu jusqu’ici parvenir à des connaissances métaphysiques, c’est que la nature même de la connaissance n’a pas été suffisamment comprise et qu’il faut « opérer un changement dans la façon de penser » (B XVIII). Au lieu de vouloir imiter un certain type de connaissances (par exemple mathématiques) ou une certaine méthode, la métaphysique ferait mieux d’imiter le changement de méthode qui a présidé à leur scientificité – et opérer une révolution à la manière de Copernic : On a admis jusqu'ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts pour établir à l'égard de ces objets quelque jugement a priori et par concept qui étendît notre connaissance n'ont abouti à rien. Que l'on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec ce que nous désirons démontrer, à savoir la possibilité d'une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard, avant même qu'ils nous soient donnés. Il en est ici comme de la première idée de Copernic : voyant qu'il ne pouvait venir à bout d'expliquer les mouvements du ciel en admettant que toute la multitude des étoiles tournait autour du spectateur, il chercha s'il n'y réussirait pas mieux en supposant que c'est le spectateur qui tourne et que les astres demeurent immobiles Kant, Critique de la raison pure (1787), B XVI [TEXTE 27] Le « changement de méthode dans la manière de penser » repose sur l’homogénéité de la raison dans la production des connaissances rationnelles : comme en 51 mathématiques (où la raison construit ses concepts) et en physique (où la raison anticipe les lois qu’elle veut découvrir dans la nature), il faut poser qu’en métaphysique aussi, « nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes [par la raison] » (B XVIII). Cette « révolution copernicienne » a deux conséquences majeures. 1. Elle permet de réfuter le scepticisme empirique en garantissant la possibilité de connaissances a priori. Pour David Hume, par exemple, la connaissance d’une relation de causalité n’est en effet jamais a priori mais est comprise comme le produit d’une généralisation à partir de cas particuliers (ou induction). En effet, par l’expérience nous ne percevons pas que « A est cause de B » mais que « l’état B suit de l’état A » : La connaissance de la cause et de l’effet ne s’obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori, mais naît entièrement de l’expérience, quand nous trouvons que des objets particuliers sont en conjonction constante l’un avec l’autre. Hume, Enquête sur l'entendement humain (1748) [TEXTE 26] L’induction, fondée sur l’expérience, ne permet jamais de garantir la nécessité et l’universalité d’une proposition : ce n’est pas parce que l’on constate empiriquement 100 fois que l’eau bout à 100°C dans les conditions normales de pression que l’on peut garantir que ce sera toujours nécessairement le cas. 2. Elle implique que les connaissances a priori n’ont de signification objective que pour des objets qui nous sont donnés dans l’expérience – ou plutôt dans une intuition (c’est-à-dire dans une représentation immédiate singulière) : de même que les objets de la mathématique sont donnés dans l’espace; de même les objets de la physique sont donnés de manière sensible dans l’intuition empirique. Autrement dit, il n’y a de connaissance au sens strict que lorsqu’un concept (même a priori) est rapporté à un objet dans l’intuition. La « voie de la science » ainsi déterminée, il s’ensuit qu’il n’y a pas métaphysique spéciale légitime comme science puisque ses objets ne sont pas donnés dans l’intuition (ils sont suprasensibles). Telle est la signification historique et philosophique fondamentale de Kant : notre connaissance est bornée aux objets de l’intuition. Si l’on veut encore déterminer la métaphysique comme science, il faut alors la redéfinir comme la science des limites de la connaissance, c’est-à-dire comme la critique des limites que la connaissance ne peut dépasser. 5. LA LIMITE CRITIQUE ENTRE CONNAÎTRE ET PENSER Il est enfin possible de préciser davantage ce qu’est la raison pour Kant. L’originalité de la conception kantienne tient dans la distinction entre l’usage théorique et l’usage pratique de la raison – selon la manière dont elle se rapporte (y compris a priori) à son objet : 1. ou bien la raison détermine son objet ou son concept (c’est l’usage théorique qui se donne comme la contemplation – en grec : theoria – d’un objet qui n’est pas modifié ou transformé) ; 52 2. ou bien elle le réalise, le rend effectif ou réel (selon l’usage pratique de la raison, dont il s’avèrera que cet usage relève de la liberté)34. La Raison théorique n’est pas caractérisée par la connaissance mais par le savoir, lequel se distingue à son tour en connaissance et pensée. Connaître un objet consiste à en démontrer la possibilité réelle (empiriquement ou a priori), c’est-à-dire s’assurer de la validité objective de la proposition en question (= s’assurer qu’un objet correspond bien à la proposition). Au contraire, penser un objet consiste à en démontrer la possibilité logique ou la non-contradiction, indépendamment de la validité objective : on peut penser une chimère – même si aucune chimère n’existe véritablement ou matériellement –, mais on ne peut penser un cercle-carré qui est une proposition formellement contradictoire. Dans le dispositif critique, nous connaissons les phénomènes (donnés dans l’intuition) mais nous pensons les noumènes. Raison (fac. ou pouvoir des principes de nos connaissances, actions et jugements esthétiques/téléologiques) Usage théorique (savoir = wissen) Connaître (erkennen) Penser (denken) Usage pratique Réaliser (un objet) (glauben) Limite critique continuité entre pensée théorique & intérêt pratique La ‘critique de la raison’ pure examine la détermination de la limite entre connaître et penser : c’est une enquête sur le pouvoir de connaître pur (a priori) de la Raison (en général). Elle est donc à la fois une science de l’étendue et des limites de la raison pure qui permet de déterminer de manière correcte la métaphysique ; un tribunal de la raison qui établit les prétentions légitimes de la raison tout en écartant ses présomptions abusives ; un traité de la méthode qui indique par quels moyens il faut réaliser ou écrire la nouvelle métaphysique. La critique comporte ainsi un aspect négatif (la limitation des connaissances et raisonnements théoriques illégitimes) et un aspect positif (la préparation d’une métaphysique critique, non dogmatique) : la critique doit fonder la métaphysique comme système de la Raison Pure. En raison de la double nature de la raison, on comprend que la limitation du domaine théorique délimite du même coup le domaine de la raison pratique : « Il me fallait donc mettre de côté le savoir (Wissen) afin d’obtenir de la place pour la croyance (Glauben) » (B XXX). La croyance en question n’est pas une opinion subjective (et idiosyncrasique) mais un besoin (universel) inscrit dans la raison : l’intérêt de la raison – et l’intérêt de la métaphysique – est, pour Kant, essentiellement pratique et toute la métaphysique doit être dorénavant comprise comme fondant non la physique mais la pratique. Kant [TEXTE 27], B IX-X : « S'il y a de la raison dans ces sciences, il faut aussi qu'il y ait quelque connaissance a priori, et d'autre part la connaissance de la raison peut se rapporter à son objet de deux manières : ou bien il s'agit simplement de le déterminer lui et son concept (qui doit être donné d'autre part), ou bien il s'agit de le réaliser. Dans le premier cas, on a la connaissance théorique, dans le second, la connaissance pratique de la raison ». 34 53 CHAPITRE 6 QUE DOIS-JE FAIRE ? 1. RAISON THÉORIQUE, RAISON PRATIQUE : COMMENT SAVOIR CE QUE JE DOIS FAIRE ? Nous avons vu au chapitre précédent en quel sens Kant affronte le problème moderne du scepticisme (théorique) – et en particulier le débat sans fin entre les positions empiriste et rationaliste – en opérant une révolution dans notre manière de penser la connaissance. En analysant la manière dont différents sciences présentent des connaissances a priori (c’est-à-dire indépendantes de l’expérience), Kant se rend compte qu’une véritable connaissance répond à certains réquisits de la position rationaliste et de la position empiriste, et ainsi que : - les connaissances ne se règlent pas sur les objets, mais au contraire les objets sur les connaissances, c’est-à-dire que les ‘structures’ de la raison imposent leur forme aux objets (c’est la « révolution copernicienne » en théorie de la connaissance) ; - il n’y a de connaissance au sens strict que pour des objets de l’intuition (par exemple, pour la physique, les objets sensibles donnés dans l’intuition empirique ; et pour la géométrie, les objets abstraits construits dans l’espace mathématique – qui est pour Kant une forme de l’intuition pure) ; - les objets traditionnels de la métaphysique spéciale (Dieu, l’âme, le monde), parce qu’ils ne peuvent être donnés dans aucune intuition, ne peuvent jamais être connus mais seulement pensés. La signification fondamentale de la Critique de la raison pure (1781) est ainsi de mettre un terme, de manière définitive dans l’histoire de la philosophie, à l’universalité de l’intelligibilité mathématique : la métaphysique, au sens classique, ne peut être une science. Une conséquence majeure est qu’il faut limiter le domaine des objets que la raison peut connaître effectivement ou objectivement. Une deuxième conséquence est que la raison ne se réduit ni à la production de connaissances ni à un usage purement théorique. Même si celle-ci peut être nominalement caractérisée comme une « faculté des principes », il faut en effet distinguer selon Kant : - l’usage théorique de la raison qui consiste à déterminer un objet, c’est-à-dire soit déterminer sa possibilité réelle (ce que Kant appelle connaître un objet) soit déterminer sa possibilité logique (ce que Kant appelle penser un objet) - l’usage pratique de la raison qui consiste à réaliser un objet, c’est-à-dire à produire quelque chose de réel en déterminant sa volonté à le faire. Mais il faut s’interroger davantage sur le sens de la limitation réciproque entre raison théorique et raison pratique, que Kant énonce dans une phrase devenue célèbre : « Il me fallait donc mettre de côté le savoir (Wissen) afin d’obtenir de la place pour la croyance (Glauben) » (B XXX). Pourquoi la limitation de l’usage théorique de la raison justifierait-il qu’il existe un usage pratique de la raison ? Et que serait une raison pratique ? 54 Lorsque Kant parle de raison théorique, il indique que la raison peut parvenir à des propositions universellement et nécessairement valables (par ex. 7+5=12). Mais peuton parvenir à des principes universellement et nécessairement valables de ce que je dois faire ? Notre expérience la plus quotidienne tendrait plutôt à confirmer l’une des variantes du scepticisme moral : que ce soit le relativisme moral (il existe des faits moraux et des vérités morales qui varient selon certains facteurs) ou le nihilisme moral (il n’existe pas de faits moraux). Qu’en est-il ? 2. LE DILEMME DU TRAMWAY Il s’agit d’une expérience de pensée, imaginée il y a quelques décennies par la philosophe britannique Philippa Foot (en 1967 dans la Oxford Review sous le titre « The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect“), et qui est sans doute l’un des arguments les plus commentés de la philosophie pratique contemporaine. Le dilemme du tramway Cas 1 : Un tramway est lancé à pleine vitesse en descente. Ses freins ont lâché. Il se dirige tout droit vers un groupe de cinq personnes qui ne pourront se dégager à temps (et mourront assurément). Vous êtes le conducteur de la machine folle et vous avez la possibilité, en appuyant sur un bouton, d'actionner un aiguillage qui vous conduira sur une voie parallèle sur laquelle ne se trouve qu'un seul piéton. Que faites-vous : restez-vous sur la voie ou changez-vous de voie ? Cas 2 : Le tramway, toujours sans frein, se dirige tout droit vers cinq personnes qui sont condamnées à mourir. Mais cette fois-ci vous vous trouvez sur un pont, sous lequel le tramway va passer. A côté de vous, il y a une très grosse personne dont vous vous dites que si elle tombait devant le tramway, elle mourrait, mais le tramway serait freiné et les cinq autres personnes épargnées (il s’agit d’une expérience de pensée dans laquelle on suppose que la personne obèse freinerait véritablement le tramway). Que faites vous : poussez-vous la personne obèse sur la voie ou n’intervenez-vous pas ? Cette expérience a fait l’objet de très nombreuses enquêtes auprès de populations, de pays et de cultures très différentes. Toutefois, les résultats sont étonnamment constants : dans le cas 1, environ 80 % des personnes interviendraient (pour entraîner la mort d’une personne et sauver les cinq autres) ; dans le cas 2, environ 90 % restent sans rien faire (et refusent de sacrifier une personne pour en sauver cinq). Autrement dit : - dans le cas 1, on accepte de concevoir la mort d’une personne comme un moyen pour épargner cinq vies ; - dans le cas 2, on n’accepte pas d’utiliser la personne obèse comme un moyen pour épargner la vie des autres. Cette expérience est invoquée pour manifester deux caractères des actions humaines : D’une part, la plupart des personnes interrogées se déclarent incapables de justifier les raisons de leurs choix (et le fait qu’elles aient répondu de manière différente dans les deux cas) : cela tendrait à justifier la position intuitionniste en philosophie morale (selon laquelle nous sommes conscients de nos choix moraux mais nous ne sommes pas conscients des principes de nos actions morales) contre la position rationaliste (selon laquelle nous sommes conscients de nos principes moraux, que nous appliquons aux cas particulier qui nous sont soumis afin de formuler un 55 choix moral)35. Nous laisserons ce dernier débat de côté – à savoir si nous sommes conscients des principes de nos actions morales ou non – pour simplement examiner les différents types de principes et de justifications morales. D’autre part, les raisons ou les principes qui justifient nos actes relèvent de deux types d’arguments ou deux types de morale : la morale conséquentialiste et la morale déontologique (selon que l’acte est préférable en vertu de ses conséquences ou en vertu de ses principes) : - la morale conséquentialiste justifie le choix de l’acte par ses conséquences (dont l’une des variantes est l’utilitarisme de Jeremy Bentham & John Stuart Mill qui justifie le choix de l’acte par le maximum d’utilité publique ou personnelle). Dans le cas 1, on juge que les conséquences seront moins mauvaises si l’on décide de changer de voie. - la morale déontologique qui justifie le choix de l’acte par la qualité de l’acte lui-même, intrinsèquement et indépendamment des conséquences (dont l’une des variantes est l’impératif catégorique de Kant qui juge de la moralité de l’acte par l’intention – ou non – d’accomplir son devoir, indépendamment de l’utilité ou du bonheur que cela peut procurer). Dans le cas 2, on juge que l’acte même de pousser intentionnellement quelqu’un à la mort est intrinsèquement mauvais et doit être évité pour cette raison, indépendamment des conséquences. Une manière simple de comprendre leur différence est de l’illustrer par la question du mal : la position conséquentialiste (de type utilitariste) consiste à minimiser la quantité globale de mal dans le monde (fût-il pour commettre certains maux) ; la position déontologique consiste à refuser de commettre absolument tout mal (même si cela permettrait d’éviter de plus grand maux). Leur différence essentielle est toutefois que la position conséquentialiste est circonstantielle : elle dépend des circonstances particulières et de la capacité à prévoir (ou calculer) les conséquences (par exemple, dans le cas 1, peut-être vaudrait-il mieux ne pas intervenir car quelque chose sur la voie pourrait faire dérailler le tramway et épargner la vie des cinq personnes). Au contraire, la morale déontologique est catégorique et s’applique en toute circonstance. Kant va montrer que seul un principe catégorique de l’action répond aux exigences d’une raison pratique. 3. « QUE DOIS-JE FAIRE ? » : LES DIFFÉRENTS TYPES D’IMPÉRATIFS Quels peuvent être les différents principes ou règles de nos actions ? Dans un texte intitulé Fondements de la Métaphysique des Mœurs (FMM, 1785), Immanuel Kant s’attache précisément à déterminer (1) ce qu’est la liberté et (2) ce que doit être le principe suprême de la moralité, à savoir le principe permettant de répondre à la question « Que dois-je faire ? ». Le titre même de l’ouvrage témoigne du changement de perspective adopté par Kant : la tâche de la métaphysique n’est plus principalement de fonder la physique, mais de fonder la morale. Il faut d’abord remarquer que la question « Que dois-je faire ? » n’est qu’une manière d’interroger les actions humaines : la question du devoir est celle de ce que Ne confondez pas l’opposition entre empirisme et rationalisme en théorie de la connaissance ; et entre intuitionnisme et rationalisme en philosophie morale. 35 56 l’on appelle couramment « la morale » ; mais nous avons vu que Spinoza posait plutôt, dans l’Ethique, la question du pouvoir sur/de nos actions (« Que puis-je faire ? » et non pas « Que dois-je faire ? »). Toujours est-il que pour Kant la question du devoir est l’une des trois questions qui déterminent la question « Qu’est-ce que l’homme ? » : Le domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes : 1) Que puis-je savoir ? 2) Que dois-je faire ? 3) Que m’est-il permis d’espérer ? 4) Qu’est- ce que l’homme ? A la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l’anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière ». Kant, Logique Quels principes observons-nous alors quand nous agissons ? Kant appelle « impératif » une formulation du devoir (compris comme détermination contraignant la volonté) : « La REPRÉSENTATION d'un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour une volonté, s'appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandement s'appelle un IMPÉRATIF. Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir ». Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs [TEXTE 28] Il distingue alors trois types trois types possibles d’impératifs, les règles, les conseils et les lois : Impératifs ou principes contraignants la volonté Impératif hypothétique Impératif catégorique = représente une action comme un moyen nécessaire en vue d’une fin = représente une action « comme nécessaire pour ellemême, et sans rapport à un autre but » = s’énonce de manière conditionnelle : « si tu veux A, alors fais B » = s’énonce de manière catégorique : « Il faut que A » Les impératifs hypothétiques sont de deux sortes : Impératif technique Impératif pragmatique = lorsque la fin (A) et les moyens (B) sont précisément déterminés = lorsque la fin visée (A) est à la fois certaine mais non précisément déterminée, et que les moyens (B) pour y arriver sont donc indéterminés et incertains. Exemples : Que dois-je faire pour réparer la fuite d’eau ? réussir mon examen ? pour guérir ? etc. Kant : « la foule de choses diverses que les parents apprennent aux enfants » Exemples : Il est certain « qu’être heureux fait partie de l’essence de l’homme », mais que dois-je faire pour être heureux ? Un IT explicite une règle pour Un IP n’est donc rien d’autre Exemples : ? (encore indéterminé) Un IC explicite une loi d’après 57 agir dans un cas particulier, avec un but particulier qu’un conseil pour agir – sous la condition d’avoir déterminé, de manière subjective et contingente, la fin indéterminée : si pour toi être heureux veut dire A, alors fais B. laquelle agir qui est valable indépendamment des circonstances particulières (contrairement à l’IT) et des opinions subjectives de l’agent (contrairement à l’IP) règle conseil loi [TEXTE 28] Un point remarquable – et qui a souvent été souligné et reproché à Kant – est que la recherche du principe d’une action bonne en elle-même (indépendamment des circonstances et des conséquences) n’implique aucunement que ces actions contribuent au bien-être ou au bonheur de l’individu. Cela ne veut pas dire que l’action conforme à un impératif catégorique ne puisse pas, de manière dérivée, rendre heureuse la personne ; mais cela signifie que la recherche du bonheur, comme telle et par définition, ne peut relever d’un impératif catégorique (qui expliciterait de manière infaillible et universelle ce qu’il faut faire pour être heureux) mais seulement d’un impératif pragmatique. Autrement dit : la question « Que dois-je faire ? » n’est tout simplement pas la question « Que dois-je faire pour être heureux ? ». La raison en est, pour Kant, que l’idée du bonheur est à la fois inévitable (en tant qu’idéal de l’imagination) et en même temps complètement indéterminée d’un point de vue objectif – c’est-à-dire que chacun va, subjectivement déterminer ce qu’il entend par bonheur sans pour autant être certain que cela épuise la série des conditions qui permettraient de le réaliser : « Mais, par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience, et que cependant pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d'après des principes déterminés, mais seulement d'après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l'économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l'expérience, contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien-être. Le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques ». Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs [TEXTE 28] Nous avons déjà vu [voir le chapitre 5] qu’il y a un désir d’inconditionné inscrit au cœur de la raison qui explique que la raison ne peut s’empêcher de penser les objets de la métaphysique spéciale. Cette fois-ci, Kant parle du bonheur comme d’un idéal de l’imagination, c’est-à-dire comme la représentation d’un maximum de bien-être, inconditionnellement : c’est le plein épanouissement de notre nature sensible, le désir d’accomplissement des désirs. C’est en ce sens que l’idée du bonheur « fait partie de l’essence de l’homme ». Mais en même temps, on ne connaît pas le contenu objectif d’un tel idéal, mais uniquement ce qu’on y projette subjectivement : rien ne dit que l’on serait heureux si l’on arrivait à réaliser la 58 représentation que l’on se faisait du bonheur (faire carrière, aimer, être riche, etc.). Développons quelques conséquences : - D’un point de vue kantien, tous les livres sur le « bien-être » ne sont que des projections de l’imagination de quelques représentations subjectives et contingentes de ce qu’est « être heureux ». Or, si « personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut », comment penser que je le trouverai dans tel livre ? La raison de leur succès toujours renouvelé est très claire pour Kant : c’est un objet inévitable de l’imagination et le lecteur potentiel espère peut-être y trouver des solutions définitives (catégoriques) là où il ne pourra avoir que des conseils pragmatiques (donc incertains). - Si l’on prend un exemple plus philosophique, Spinoza cherche bien dans l’Éthique une voie vers la béatitude de l’homme et propose un certain nombre de moyens pour y parvenir [cf. chapitre 3]. Mais il est évident que l’entreprise repose sur une certaine idée de la béatitude et du lien entre connaissance (y compris de ses affects) et bonheur. - Kant disjoint complètement le problème de la moralité (ou de la bonne action) du problème du bonheur ou du plaisir : il rompt en cela aussi avec les morales grecques de l’eudémonisme et de l’hédonisme. - La règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu en voudrais pas qu’il te fasse ») est une variante du conséquentialisme et relève elle aussi d’un impératif hypothétique. Avant de déterminer le contenu d’un impératif catégorique, une dernière remarque peut être ajoutée : si une action accomplie selon un impératif hypothétique est justifiée par une fin extérieure ; une action accomplie selon un impératif catégorique ne peut être justifiée… que par l’impératif catégorique même, c’est-à-dire par l’intention de réaliser l’impératif catégorique même. Dans ce cas, le moyen de l’action est aussi la fin de l’action. Cet impératif catégorique (car il est unique, contrairement à l’infinité des impératifs hypothétiques) est au cœur de la compréhension kantienne de la moralité. 4. LIBERTÉ ET MORALITÉ SELON KANT La différence introduite par Kant entre une action qui est bonne (et donc préférable) en elle-même (et relève d’un impératif catégorique) et une action qui est bonne en vue d’autre chose (et relève d’un impératif hypothétique) implique qu’il soit fait deux usages de sa volonté : un usage libre et un usage nécessaire. En effet, au sens usuel, la liberté est comprise comme absence d’obstacle à la réalisation de sa volonté : « être libre, c’est faire ce que l’on veut », dit-on. Pour Kant, cet énoncé n’a aucun sens tant que l’on ne précise pas de quelle manière on veut, et par conséquent selon quelles motivations mais aussi selon quels impératifs on agit. Autrement dit, ce sont les raisons ou les motifs qui décident – selon Kant – si l’action est libre (et morale) : - si l’action trouve sa justification en dehors de la raison (par exemple dans les instincts, les plaisirs, les penchants, les désirs particuliers réglés par des impératifs techniques, le désir d’être heureux régi par l’imagination, etc…) alors l’acte n’est pas libre car il est soumis à une nécessité externe ; 59 - si l’action trouve sa justification dans une loi, un impératif que la raison se donne elle-même, alors elle sera dite libre au sens où elle sera indépendante de toute influence externe. Autrement dit : Agir librement signifie alors être être à l’origine de ses propres actions, et par conséquent agir d’après une loi que je me donne moi-même : Kant nomme cela l’autonomie de la volonté (autos : soi-même ; nomos : loi) ; ce qui correspond à la possibilité traditionnelle d’un libre-arbitre de la volonté absolument indépendant de toutes influences externes. Agir nécessairement signifie au contraire agir d’après des motifs, inclinations, tendances que je peux vouloir mais que je n’ai pas choisis moi-même car ils se sont imposés à moi : Kant nomme cela l’hétéronomie de la volonté. L’autonomie et l’hétéronomie diffèrent ainsi quant à la manière de considérer le sujet de l’action : dans un dispositif hétéronome, l’agent se considère comme le moyen ou l’instrument d’une fin qu’il n’a pas choisie (l’agent devient, par exemple, l’instrument de ses passions, désirs, inclinations, etc.) ; dans une morale d’autonomie, l’agent se pense comme une fin en soi-même (indépendamment de ses passions, désirs, inclinations sensibles, etc.). Le concept d’autonomie de la volonté est central : d’un côté, il permet de caractériser la liberté ; de l’autre il permet aussi de caractériser un acte moral. Être moral, c’est être capable d’agir de manière autonome en résistant à ses intérêts sensibles. De manière rétroactive, Kant fait même de la moralité la preuve de la liberté : dans la Critique de la raison pure, il indiquait que l’on peut penser la liberté, mais qu’on ne pouvait la connaître. Ici, le fait que l’on puisse agir uniquement par le devoir de respecter la personne comme moyen et non comme fin prouve que la volonté peut se déterminer uniquement par la raison même, indépendamment de toute influence sensible : bref, que la volonté peut-être libre. Le critère de l’hétéronomie permet d’identifier un certain nombre d’actions non morales au sens de Kant, et qui ont été beaucoup commentées : - vouloir ce qui nous fait plaisir (se considérer comme un moyen d’augmenter ses plaisirs) - vouloir se suicider (se considérer comme un moyen de faire cesser les déplaisirs, et non plus comme une fin en soi) - vouloir être honnête (ou fair-play, généreux, etc.) en vue de préserver sa réputation, etc. Maintenant, peut-on préciser en quel sens un acte ou une volonté ou une intention est bon(ne) en soi ? Peut-on formuler le principe suprême de la moralité dont nous n’avons pour l’instant que des caractérisations (catégorique, autonome, bon en soi, libre, etc.) ? La difficulté est qu’un acte moral, vu de l’extérieur, ne se distingue pas d’un acte immoral (voir les exemples ci-dessus), puisque seule l’intention qui le justifie le rend moral. Kant propose trois formulations de l’impératif catégorique (IC) dans l’introduction des Fondements de la métaphysique des mœurs : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (FMM, AA 4, 421). 60 « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (FMM, AA4, 430) (Agis de telle sorte) « que la volonté puisse se considérer elle-même comme légiférant universellement en même temps par sa maxime » (FMM, AA 4, 434) Ce sont trois formulations d’une seule et même loi – que Kant appelle la « loi morale » : - la 1ère insiste sur le principe de non-contradiction de la maxime (la maxime d’une action est la règle subjective d’après laquelle le sujet agit, et que l’on a appelée plus haut des motivations ou des principes de l’action) ; - la 2ème insiste sur le principe de dignité de la personne humaine comme fin - la 3ème insiste sur la pureté de l’intention (l’absence d’intérêt particulier) – qui seule garantit l’autonomie. Ces trois formules proposent un critère commun de la moralité : une action est morale si sa maxime est universalisable sans contradiction (considérer l’humanité et non l’individu ; considérer la loi universelle et non la maxime particulière). De manière courante, on appelle cela le « test d’universalité ». Par exemple : dérober ne peut être un acte moral car cela revient à déposséder quelqu’un d’un droit de propriété et par conséquent, si j’universalise la maxime, à déposséder celui qui dérobe de jouir de la propriété de ce qu’il a dérobé. Bref : « quand je vole, je me vole ». Une première objection peut être adressée à ce test d’universalité : c’est qu’il permet de discriminer tous les devoirs mais non pas toutes les actions bonnes en soi. En effet, un acte dont la maxime ne serait pas universalisable n’est pas nécessairement un acte qu’il ne faut pas faire, mais c’est un acte qui n’est pas un devoir. John Stuart Mill a adressé une seconde objection à Kant au chapitre 1 de L’utilitarisme : l’argument kantien ne serait-il pas un argument conséquentialiste déguisé dans la mesure où l’impératif catégorique fait appel aux conséquences de l’action une fois la maxime universalisée ? Or, précisément ce ne sont pas les conséquences de l’action qui sont prises en compte, mais les conséquences de l’action une fois la maxime universalisée. Autrement dit, le sujet kantien ne calcule pas les conséquences supposées réelles de son action ; mais il envisage les conséquences possibles de son action si tout le monde suivait la même maxime. L’objection de John Stuart Mill – au demeurant pertinente – permet de souligner un aspect de la loi morale selon Kant : elle implique de supposer que tout le monde est capable d’agir moralement, c’est-à-dire que tout sujet est capable de résister à ses penchants (hétéronomes) et de se donner à soi-même sa propre loi (autonomie) Le sujet moral est ainsi posé comme membre d’une communauté symbolique où tous les sujets sont considérés comme des fins en soi et en même temps comme législateurs. Kant appelle cette communauté symbolique « le règne des fins ». Ce règne est un idéal, un focus imaginarius, une « communauté éthique parfaite », un principe régulateur qui n’est possible qu’en faisant trois hypothèses – ou plutôt trois postulats de la raison pratique (correspondant précisément aux trois objets de la métaphysique spéciale qui avait été écartés de la connaissance) : la liberté ; l’immortalité de l’âme ; l’existence de Dieu. Autrement dit, la moralité n’est possible que si l’on considère l’homme en tant qu’être intelligible (ce que Kant appelle le point de vue nouménal) et que l’on refuse le 61 de considérer comme purement empirique (ou comme déterminé uniquement par ses penchants sensibles – ce que Kant appelle le point de vue phénoménal) : - Si l’homme était purement empirique, il n’y aurait aucune action morale ; - Si l’homme était purement intelligible, il n’agirait que de manière autonome ; - L’homme est cependant les deux : Kant assure donc que l’homme est capable d’agir moralement sans pour autant garantir qu’il y ait jamais eu un seul acte moral. SYNTHÈSE conséquentialisme déontologie Point de vue sur l’action L’agent est les conséquences sont bonnes l’intention est bonne en soi un moyen en vue d’une fin externe une fin en soi-même Impératif hypothétique catégorique Motif de la volonté Détermination de la volonté Modalité de la volonté Justification ontologique Moralité possible Critère (test d’universalité) inclinations devoir hétéronomie autonomie nécessité liberté diversité des inclinations sensibles unicité de la raison pratique universelle non Maxime de l’action non universalisable sans contradiction oui Maxime de l’action universalisable sans contradiction 5. DROIT DE MENTIR ET HOSPITALITÉ Il s’agit là encore d’une expérience de pensée – proposée par Benjamin Constant à l’encontre de Kant – mettant aux prises des logiques conséquentialiste et déontologique. Le cas est le suivant : L’homme menacé de mort Quelqu’un frappe à votre porte et demande à se cacher chez vous en affirmant qu’il est menacé de mort par quelque ennemi. Vous le laissez entrer et le cachez. Quelques minutes plus tard, on frappe de nouveau à la porte : un homme armé vous demande si vous n’avez pas vu une personne correspondant exactement au descriptif de la personne que vous cachez. Que faites-vous : dites-vous la vérité ou mentez-vous ? La réponse de Kant concernant la possibilité ou le droit occasionnel de mentir est claire. Du point de vue de la 1ère formulation de l’impératif catégorique, on ne peut accorder un droit de mentir en cette occasion car sinon, en universalisant la maxime, tout le monde pourrait mentir en toute occasion et il n’y aurait plus de présomption de véracité (laquelle est nécessaire au mensonge : on ne ment que parce que l’on sait qu’autrui présume que l’on dise vrai). Bref, ce serait une maxime auto-contradictoire. 62 Du point de vue de la 2ème formulation, mentir serait utiliser quelqu’un comme un moyen en vue de mes propres fins, et ne peut donc être justifié quelles que soient les circonstances. C’est ainsi que Kant répond à Benjamin Constant : « La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun , quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ». Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) [TEXTE 29] Benjamin Constant s’insurge contre ‘l’inhumanité’ d’une telle morale : « Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui ». Benjamin Constant cité par Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) [TEXTE 29] La réplique de Kant permet de souligner le défaut fondamental de l’argument conséquentialiste : seul un point de vue omniscient permettrait de s’assurer du sens de l’expression d’une « vérité qui nuit à autrui ». Autrement dit, le conséquentialiste est-il sûr de pouvoir calculer toutes les conséquences de son acte ? La personne qu’il cache, par exemple, n’est-elle pas un dangereux criminel qui occasionnera de bien plus « grandes nuisances à autrui » ? [Reprenons le cas 1 du dilemme du tramway : qui sait si les cinq personnes sur la voie ne sont pas des saboteurs qui voulaient faire dérailler le tramway, et recommenceront si le tramway ne prend pas leur voie ?] Bref, le conséquentialiste ne peut ‘calculer’ que les effets probables de son acte, tels qu’il les imagine subjectivement : « C’est ainsi que si tu as par un mensonge empêché quelqu’un d’agir alors qu’il s’apprêtait à commettre un meurtre, tu es juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en découler. Mais si tu t’en es tenu à la stricte vérité, la justice publique ne peut s’en prendre à toi, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui s’ensuivent. Il est cependant possible que, après que tu as loyalement répondu par l’affirmative au meurtrier qui te demandait si celui à qui il en voulait était dans ta maison, ce dernier en soit sorti sans qu’on le remarque et ait ainsi échappé au meurtrier, et qu’ainsi le forfait n’ait pas eu lieu ; mais si tu as menti et dit qu’il n’était pas à la maison, et que de fait il soit effectivement sorti (encore que tu ne le saches pas), supposé que le meurtrier le rencontre lors de sa sortie et perpètre son acte, c’est à bon droit qu’on peut t’accuser d’être à l’origine de sa mort ». Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) [TEXTE 29] Il existerait encore une autre manière de défendre la position de Kant (à savoir le devoir de dire la vérité) sans pour autant tomber sous le reproche d’absurdité morale formulé par Constant, à savoir : répondre par un énoncé formellement vrai mais qui pourrait être trompeur. Par exemple : « Je ne sais pas où est cette personne », ce qui peut s’entendre en un sens absolu (« Je ne sais pas du tout où se cache cette personne ») ou relatif (« Je ne sais pas si elle se cache dans la cave ou sous le lit »). On pourrait objecter qu’une telle réponse a pour intention de tromper l’interlocuteur et n’est donc pas conforme à l’impératif catégorique. En réalité, l’intention première d’une telle réponse est de ne pas mentir et d’éviter un énoncé faux – tout en espérant sans doute que l’interlocuteur se trompe sur son interprétation. Et pourquoi l’hôte ne chercherait-il pas à ne pas mentir sans pour autant dire toute la vérité ? Après tout, l’expérience de pensée proposée par Kant repose sur une situation qui a été peu commentée : un homme offre l’hospitalité à un étranger qui se 63 présente à lui. Voilà une autre question, préjudicielle : y a-t-il un devoir universel d’hospitalité ? Kant pense en effet qu’il y a un droit/devoir universel d’hospitalité, mais que celui-ci ne doit pas être illimité (ou inconditionné) afin qu’il puisse relever d’une prescription catégorique. Dans le face-à-face interpersonnel, Kant défend comme une proposition de la raison pratique le devoir d’accueillir l’étranger menacé (sans pour autant octroyer de droit permanent de résidence) : L'hospitalité (hospitalitas) signifie le droit pour l'étranger, à son arrivée sur le territoire d'un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi. On peut le renvoyer, si cela n'implique pas sa perte (Untergang), mais, aussi longtemps qu'il se tient paisiblement à sa place, on ne peut pas l'aborder en ennemi. L'étranger ne peut pas prétendre à un droit de résidence (cela exigerait un traité particulier de bienfaisance qui ferait de lui, pour un certain temps, un habitant du foyer) mais à un droit de visite : ce droit, dû à tous les hommes, est celui de se proposer à la société, en vertu du droit de la commune possession de la surface de la terre, sur laquelle, puisqu'elle est sphérique, ils ne peuvent se disperser à l'infini, mais doivent finalement se supporter les uns à côté des autres et dont personne à l'origine n'a plus qu'un autre le droit d'occuper tel endroit. Kant, Vers la paix perpétuelle (1795), 3ème article 64 QUELQUES REMARQUES DE CONCLUSION SUR LA PHILOSOPHIE MODERNE Les auteurs que nous avons abordés ont tous posé la question du scepticisme, celle de l’étendue de la scientificité des savoirs avec, parfois, le projet d’une extension de l’intelligibilité mathématique à d’autres domaines, laquelle serait censée mettre un terme au scepticisme épistémologique (voir chapitre 1). Toutefois, chacun des auteurs, selon son questionnement propre, découvre les limites d’un tel projet et la finitude du sujet qui le porte : Descartes finit par conclure à la certitude seulement morale et non métaphysique de l’existence des choses autour de nous (chapitre 2) ; Spinoza met en lumière les effets perturbateurs de l’imagination dans la production et la connaissance de nos propres affects (chapitre 3) ; Leibniz développe les conditions sous lesquelles seules des arguments portant sur Dieu peuvent être formulés (chapitre 4) ; Kant, enfin, limite les connaissances, stricto sensu, au seuls objets qui peuvent être donnés dans l’intuition (dans l’expérience des choses sensibles ou dans l’espace mathématique) et conclut ainsi que la métaphysique spéciale ne pourra jamais prétendre au statut de science (chapitre 5). Au-delà de ces problèmes caractéristiques de la philosophie moderne (ils ne sont pas propres à la seule philosophie moderne, mais ils y sont fondamentaux, premiers et même préjudiciels : voir chapitre 1), nous avons surtout donné un aperçu de ce qui est propre à toute réflexion philosophique en général, à savoir : revenir sur les évidences qui nous semblent acquises ; comprendre que les énoncés, les attitudes ou les croyances dont nous partons spontanément ne sont peut-être pas les plus justifiés ; rendre étrange ce qui nous était familier. Selon une étymologie approximative, on dit parfois que la philosophie est « amour de la sagesse » : comme telle, cette expression n’explicite rien de l’activité philosophique – et aucun des auteurs abordés ne l’a employée. Par contre, tous produisent des arguments inattendus : que l’existence du monde extérieur, qui nous est la plus immédiate et sans doute la plus certaine, ne sera jamais aussi certaine qu’un énoncé mathématique (Descartes) ; qu’il n’est pas moins justifié de penser que le corps et l’esprit sont deux expressions d’une même réalité que de croire, comme on le fait usuellement, qu’ils sont deux réalités distinctes (Spinoza) ; que la logique conséquentialiste que nous employons chaque jour n’est pas morale, parce qu’elle n’est pas libre (Kant). Tel est le risque de la lecture des textes philosophiques : désapprendre ce que l’on croyait savoir. 65 INDEX DES TEXTES ÉTUDIÉS ET DES EXPÉRIENCES DE PENSÉE CORRESPONDANTES Les numéros des textes renvoient à l’anthologie disponible sur l’Université Virtuelle. Les textes 19 et 25 sont hors programme. 1. La philosophie moderne et le problème de la connaissance 1. Kant : apprendre et penser 2. Kant : il est impossible d’apprendre la philosophie 3. Koyré : la pensée moderne, du monde clos à l’univers infini 4. Montaigne : le relativisme des valeurs et l’origine sceptique de la modernité 5. Galilée : de la physique de la qualité à la physique de la quantité 6. Locke : la position empiriste ou l’hypothèse de la table rase 7. Hume : la nuance manquante de bleu, contre-exemple à la thèse empiriste ? 2. La certitude du monde 8. Descartes : l’approche fondationnaliste de la connaissance 9. Descartes : la mise en cause sceptique de nos connaissances sensibles 10. Descartes : la fiction du malin génie et l’expérience de pensée du doute 11. Descartes : le ‘cogito’ ou le premier énoncé à résister au doute méthodique 12. Descartes : la règle générale de vérité et le problème de sa justification 13. Descartes : examen des différentes manières d’assurer l’existence des choses matérielles 14. Berkeley : Y a-t-il quelque chose en dehors de mon esprit ? 3. L’esprit et le corps 15. Spinoza : la déconstruction du préjugé finaliste à l’origine de tous les préjugés 16. Spinoza : Un argument contre le dualisme de l’esprit et du corps 17. Spinoza : affects primaires et nature de l’esprit 18. Spinoza : la joie de la haine 19. Spinoza: les remèdes aux affects 4. Dieu : Croyances et liberté 20. Descartes : l’idée et l’existence de Dieu 21. Descartes : les modes de l’idée de Dieu en mon esprit 22. Pascal : le pari sur Dieu et la condition pratique de la croyance religieuse 23. Leibniz : dialogue sur la liberté de l’homme et l’origine du mal 24. Leibniz : La réfutation du libre-arbitre Expérience de pensée : Le problème de Gettier L’effet de cadrage (Tversky) Le doute radical (Descartes) Le cerveau dans une cuve (Putnam) L’âne de Buridan L’expérience de Libet Le pari de Pascal 5. La métaphysique, une question de mots ? 25. (Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?) 26. Hume : la relation de causalité et la nature de l’explication scientifique 27. Kant : le projet d’une critique de la raison pure Le problème de Molyneux (Locke) La nuance de bleu (Hume) La pièce de Mary (Jackson) 6. Que dois-je faire ? 28. Kant : Y a-t-il un impératif du bonheur ? 29. Kant : la controverse sur le droit de mentir Le dilemme du tramway L’homme menacé de mort (Constant) 66