LA NOUVELLE SOCIOLOGIE ÉCONOMIQUE Benoît LÉVESQUE, Gilles L. BOURQUE et Eric FORGUES (2001) Compte rendu Paris, Desclée de Brouwer 268 pages, ISBN 2-22004-799-7 E n mettant l’accent sur la « sociologie économique » francophone, ce livre complète celui de Richard Swedberg paru dans la même collection et consacré avant tout au domaine anglo-saxon. Ses trois premiers chapitres sont en effet consacrés à des écoles d’origine française ou québécoise : le mouvement anti-utilitariste (avec le MAUSS en France et le Groupe d’étude de la post-modernité au Québec), le courant de l’économie sociale et solidaire, l’école de la régulation et l’économie des conventions (ces deux courants regroupés dans un chapitre sur les « institutionnalistes français »). Les deux derniers chapitres de ce livre sont consacrés, l’un, à la New Economic Sociology étatsunienne, l’autre à différentes écoles d’économie critique aux États-Unis : les « nouveaux institutionnalistes » (héritiers de Veblen ou Commons, et distincts voire opposés au néo-institutionnalisme de Williamson), les « néo-schumpétériens », les « néocorporatistes », et le mouvement fédérateur et plus international de la « socioéconomie ». Chaque école est présentée à travers l’histoire de sa création, son programme de recherche, sa problématique et ses objets d’étude. Une fiche pratique résume ces points, donne une bibliographie minimale et les coordonnées des centres de recherche et de leurs animateurs. BERNARD CONVERT Chargé de recherches Centre national de la recherche scientifique Université de Lille I France Bernard.Convert @ifresi.univ-lille1.fr On le voit à l’énoncé même de ces différents courants, la « sociologie économique », à ce stade de son développement, est un domaine passablement hétéroclite, fait d’écoles nombreuses qui n’ont parfois en commun que de proposer une analyse des phénomènes économiques différente de celle de l’économie néoclassique. Un tour d’horizon plus international aurait accru encore ce sentiment. Pourtant, malgré cette diversité, les auteurs voient des conditions communes d’émergence aux différentes écoles qu’ils décrivent ainsi que les possibilités d’une convergence entre elles. 163 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 1, Benoît Lévesque, Omer Chouinard et Brett Fairbairn, responsables S’agissant de décrire les conditions économiques et politiques dans lesquelles (ré)apparaît ce nouveau champ disciplinaire, les auteurs parlent (p. 23) d’un contexte « de lente et difficile gestation d’une Grande Transformation » (Polanyi est souvent évoqué dans ce livre comme héros tutélaire), qui relancerait la nécessité d’une approche rendant compte de l’économie comme totalité sociale. Parallèlement, sur le plan épistomologique, ils inscrivent très explicitement la « nouvelle sociologie économique », en opposition tant à l’économie néoclassique qu’à « l’ancien paradigme structuraliste », dans un mouvement plus général de « basculement paradigmatique », qui se serait « opéré dans l’ensemble des sciences sociales » (p. 186), basculement marqué par une « douce revanche des acteurs sur les structures » (p. 23). Ils désignent par là le tournant interprétatif et historiciste pris par certains secteurs des sciences sociales en France dans les années 1980. S’agissant des possibilités d’une convergence, les auteurs, dans leur conclusion, militent pour l’intégration de trois niveaux d’analyse inspirés chacun par une des grandes traditions sociologiques : la tradition marxiste, renouvelée, pour l’analyse de la dynamique des rapports sociaux, la tradition wébérienne pour l’analyse des formes institutionnelles assurant la distribution des pouvoirs et les mécanismes de résolution des conflits, la tradition de l’École française de sociologie pour l’analyse de l’organisation et des questions de coordination, d’apprentissages collectifs, de routines… Reprenant à leur compte la critique de ce qu’ils appellent le « paradigme critique » en sociologie, les auteurs plaident pour une sociologie économique qui ne soit pas une simple analyse, une simple déconstruction, mais également un outil pour l’action, un des enjeux, écrivent-ils, étant d’« offrir aux décideurs une vision plurielle, mais cohérente des enjeux actuels » (p. 207). Nous sommes donc en présence d’un ouvrage qui n’est ni un simple bilan, ni une histoire sociale de l’émergence et du développement d’un sous-champ des sciences sociales, mais qui, à partir d’une recension d’un certain nombre de travaux et d’écoles, propose une certaine définition et certains objectifs à la sociologie économique. C’est un peu, à mes yeux, l’ambiguïté de l’ouvrage. Il se présente comme un inventaire, mais il milite aussi pour une conception, parmi d’autres possibles, de la sociologie économique. Du coup, on pourrait reprocher à l’inventaire de ne pas toujours refléter fidèlement la réalité et l’importance effective des recherches. Pour le domaine anglo-saxon, on pourrait reprocher à cette présentation de ne pas avoir réservé la place qu’elle mérite à la New Economic Sociology étatsunienne qui reste, à l’échelle mondiale, le principal foyer de la nouvelle sociologie économique. Elle a pris naissance dans de tout autres circonstances économiques et universitaires que celles que décrivent les auteurs lorsqu’ils parlent de « basculement paradigmatique ». Les différentes écoles qui la constituent ont pris naissance dans les années 1970, pour certaines en écho aux mouvements néomarxistes, féministes ou tiersmondistes, pour d’autres en réaction à la crise de la sociologie parsonnienne, pour d’autres encore dans un 164 Économie et Solidarités, volume 33, numéro 1, 2002 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 1, Benoît Lévesque, Omer Chouinard et Brett Fairbairn, responsables mouvement de protestation contre l’extension du marché. Mais surtout la présentation qui en est donnée dans cet ouvrage ne rend pas bien compte, à mes yeux, du foisonnement d’études, de méthodes et de concepts qu’ont développés depuis une vingtaine d’années les sociologues de l’économie aux États-Unis et qui sont aujourd’hui mis en œuvre partout dans le monde ou presque. Deux auteurs y font l’objet d’une présentation complète : Mark Granovetter et Viviana Zelizer. Or le premier a développé un usage de l’analyse de réseaux en sociologie économique qui, quelque important qu’il soit, n’est qu’une version parmi d’autres de l’utilisation du concept et des méthodes (Mintz et Schwartz, Baker, Burt, White l’emploient dans d’autres sens), et la seconde, malgré l’éminence de ses travaux, occupe une position très isolée dans ce milieu (ce que montre par exemple une analyse des intercitations entre auteurs). Une présentation des meilleurs travaux empiriques (on peut penser aux belles études de Wayne Baker sur le floor trading ou de Brian Uzzi sur les relations entre chefs d’entreprises et banquiers) aurait sans doute eu sa place dans un livre de présentation générale de la nouvelle sociologie économique, de même qu’une présentation vulgarisée des modèles sociologiques des marchés, en particulier ceux de Harrison White, dont rien n’est dit ici, alors qu’il est à l’origine même du renouveau de la sociologie économique et qu’il reste l’un de ses principaux théoriciens, comme le montre son récent livre Markets from Networks. Pour le domaine francophone, on peut regretter également que rien ne soit dit d’une certaine sociologie de l’économie animée par l’intention d’appuyer la critique des modèles économiques sur un travail empirique proprement sociologique, utilisant les concepts et méthodes de la sociologie (enquêtes sur le terrain, observations in situ, exploitations secondaires de statistiques nationales, etc.), à propos de faits ou de phénomènes centraux du monde économique contemporain, en particulier les marchés, financiers ou autres. On pourrait donner comme exemple de cette démarche les recherches, tout à fait contemporaines de celles inventoriées dans l’ouvrage, menées par Pierre Bourdieu et ses collègues depuis les années 1980 (sur le marché de la maison individuelle, notamment, et plus récemment sur le champ de l’édition), dont on peut regretter que rien ne soit dit dans ce livre sinon, en note (p. 28), qu’il (Pierre Bourdieu) « fonde à lui seul une véritable sociologie économique », ce qui n’est pourtant pas peu de chose ; on peut penser aussi, à l’autre extrémité de l’échelle des générations, aux travaux de sociologie des marchés financiers menés actuellement par un groupe très actif de jeunes chercheurs parisiens (voir comme illustration de ce courant le livre d’Olivier Godechot, Les traders, essai de sociologie des marchés financiers, aux éditions La Découverte). En résumé, il s’agit d’un ouvrage associant l’inventaire d’un certain nombre d’écoles et le projet, à la fois théorique et politique, de refonder une lecture de l’économie qui soit aussi un outil pour l’action. Avec les ambiguïtés de ce genre d’exercice. Économie et Solidarités, volume 33, numéro 1, 2002 165 © 2002 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.uquebec.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 33, no 1, Benoît Lévesque, Omer Chouinard et Brett Fairbairn, responsables