A propos des canonisations du pape Jean-Paul II

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Nº 77 – Septembre/octobre 2002
A propos des
canonisations
du pape
Jean-Paul II
En abordant ce sujet, nous sommes conscients de soulever un problème extrêmement délicat que,
par désir naturel de la paix et de la
concorde, nous préférerions ne pas
devoir aborder. S’il est un domaine
où nous aurions pu volontiers suivre le pape, c’est bien dans la lutte
contre la tendance néoprotestante
de désacralisation.
Cependant, force est de constater au fi l des années non seulement
une multiplication étonnante des
béatifications et canonisations —
nous y reviendrons — mais également un choix dans les procès qui
conduit à une mise à égalité entre
des personnages parfois doctrinalement opposés. La béatification
des papes Pie IX et Jean XXIII,
en 1999, en a été un exemple des
plus flagrants. Les canonisations,
à quelques mois de distance, du
Padre Pio et de José Escriva de
Balaguer sont également de nature
à troubler l’esprit qui fait usage du
principe de non-contradiction.
Le présent travail n’a pas la prétention de trancher la question, cela ne nous revient pas. Sans doute le magistère de l’Eglise, dans un
futur plus ou moins éloigné, nous
donnera-t-il d’autres lumières que
la Rome actuelle et livrera-t-il des
précisions quant à certains cas
de béatification ou canonisation 1
douteux. Que le lecteur ne se scandalise pas de cette affi rmation qui
1
Seules les canonisations étant considérées par les théologiens comme infaillibles, notre étude porte directement sur
celles-ci. Cependant, étant donné que le
même esprit anime tant les canonisations que les béatifications, nous ferons
parfois usage de certains exemples de
béatification.
implique une relativité du magistère
de l’Eglise. Ce n’est pas le magistère en lui-même qui est relatif, mais
la compréhension qu’en ont ceux
qui l’exercent aujourd’hui. En effet, la compréhension du concept de
Tradition comporte une telle flexibilité que ce qui est compris dans
un certain sens aujourd’hui, pourra
l’être dans un sens opposé demain.
Dans ce contexte, nous pensons
qu’il est possible d’aborder la ques-
SOMMAIRE
➤ A propos des canonisations du
pape Jean-Paul II
➤ La canonisation de Mgr Escriva
Abbé Hervé Gresland
➤ Sur la rigueur de la procédure
selon l’ancien Droit canon
Impressum au dos du bulletin
Parution bimestrielle
CPPAP : 0603-G-77598
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Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
tion de l’infaillibilité des canonisations actuelles, tout en maintenant
pour notre part notre adhésion à la
doctrine commune.
Afi n d’éviter tout malentendu,
précisons encore qu’il ne s’agit
pas ici de faire un travail de discernement des canonisations, recherchant lesquelles pourraient
être valides, lesquelles ne le seraient pas. Encore une fois, il ne
nous appartient pas de faire ce
travail. Notre réflexion est d’un
autre ordre, elle porte sur l’esprit
et l’intention dans lesquels ces
canonisations sont réalisées par
l’autorité aujourd’hui. Qu’on ne
s’émeuve donc pas si notre remise en question englobe aussi des
canonisations de personnes dont
la sainteté a déjà été prouvée publiquement par des miracles et des
faits extraordinaires connus, comme c’est le cas pour un Padre Pio,
et chez lesquelles l’intervention du
magistère est en quelque sorte la
sanction de la vox populi.
Afi n de progresser de manière
claire dans l’argumentation, nous
commencerons par défi nir les notions, ce qui nous entraînera à considérer dans un premier temps la
doctrine traditionnelle quant à
la canonisation. Dans un second
temps, nous nous pencherons sur
les canonisations depuis le concile
Vatican II, pour dégager enfi n des
conclusions, lesquelles seront des
pistes de réflexion et non des jugements défi nitifs.
Première partie
La doctrine traditionnelle 2
A. Historique
Jetons un regard sur l’histoire,
ce qui nous permettra de mieux
cerner la réalité de la canonisation.
A l’origine, on trouve l’exercice spontané d’un culte public rendu à un fidèle trépassé, exprimant
la sainteté de celui-ci et donnant
2
•
en exemple ses vertus. Le premier
culte fut celui rendu aux saints
martyrs, le peuple recueillait les
reliques de ces victimes de la persécution, édifiait des autels sur leurs
tombes et les prêtres y célébraient
la messe. Les premiers exemples
remontent au IIe siècle et la pratique est universelle au IIIe siècle.
Ce culte devait être authentifié par
l’évêque : la discipline distingue en
effet les martyrs reconnus de ceux
qui ne le sont pas.
C’est seulement après le
IVe siècle que la canonisation
s’étend à ceux qui, bien que n’ayant
pas eu l’occasion de verser leur
sang pour la foi, s’étaient illustrés
par des vertus éminentes. La discipline reste inchangée : c’est aux
évêques qu’il incombe de reconnaître la sainteté ; mais, surtout à
la fi n du XIe siècle, les papes réclament pour plus de sûreté que l’examen des vertus et des miracles se
fasse dans le cadre d’un concile,
de préférence un concile général.
Quel est le statut juridique de cette reconnaissance officielle : s’agitil d’une béatification ou d’une canonisation ? Les témoignages que
nous a laissés l’histoire ne nous
permettent pas de le savoir en toute certitude. Mais si l’on tient compte d’une raison théologique nécessaire, il semble très probable que
l’on n’avait affaire qu’à de simples
béatifications, le pouvoir d’un évêque ne dépassant pas les bornes de
son diocèse.3 « Le culte ne s’élevait
à la dignité d’une canonisation
que lorsque passant de diocèse en
diocèse il s’étendait à l’Eglise universelle, avec l’assentiment exprès
ou tacite du Souverain Pontife ».4
Autrement dit, s’il est admis explicitement que seul l’évêque peut
procéder à une béatification, en ce
qui concerne la canonisation, la
discipline en usage implique que
seul le pape soit pourvu de la compétence nécessaire.
juris canonici 5 qui pose explicitement la règle disciplinaire : la faculté de décréter les béatifications
dans leur diocèse est retirée aux
évêques et réservée au Souverain
Pontife ; et donc a fortiori la canonisation proprement dite reste l’apanage du Souverain Pontife.
La pratique, bien entendu, ne s’est
pas tout de suite ni en tous points
conformée à ce principe, et les
évêques ont souvent considéré la
Constitution d’Alexandre III comme lettre morte.
La controverse fut défi nitivement tranchée par les décrets du
pape Urbain VIII du 13 mars et
du 2 octobre 1625, d’abord promulgués à Rome puis publiés avec
une confi rmation spéciale dans le
bref Cœlestis Jerusalem cives du
5 juillet 1634. A partir de ce moment, il est hors de conteste, de
fait comme de droit, que seul le
Souverain Pontife peut procéder
aux béatifications et aux canonisations.
Notons que lorsqu’il opère cette
promulgation, le pape peut recourir à des instruments qui vont intervenir antérieurement à la canonisation proprement dite en jouant
le rôle de conseils destinés à éclairer la prudence du législateur :
• il y a le procès régulièrement
instruit : il débouche sur la canoni2
Benoît XIV : de Servorum Dei beatifi catione et de Beatorum canonizatione,
livre I, chapitre 39
3
Tel est l’avis donné par Benoît XIV dans
son de Servorum Dei beatifi catione et
Beatorum canonizatione, livre, chapitre X, § 6 : « Il est certain qu’aucun évêque n’a jamais pu procéder à de véritables canonisations ; en effet, le pouvoir
de prescrire qu’un fi dèle soit honoré
comme saint dans l’Eglise universelle
par un culte public, ne peut pas et n’a
jamais pu revenir à celui qui possède
une juridiction restreinte à un diocèse
ou à une province, mais il doit appartenir seulement à celui qui a le pouvoir
sur l’Eglise universelle ».
4
On trouve enfi n une constitution du pape Alexandre III, en date de 1170, insérée dans le Corpus
Ortolan, article Canonisation,
Dictionnaire de Théologie Catholique
(DTC), tome IV, col. 1632.
5
Livre III des Décrétales, titre 45, chapitre I
•
sation formelle. Celle-ci peut se défi nir comme la sentence qui termine un procès régulièrement ouvert
et poursuivi dans toute la rigueur
de la procédure pour constater
juridiquement l’héroïcité des vertus pratiquées par le serviteur de
Dieu et la vérité des miracles par
lesquels Dieu a manifesté cette héroïcité. Cette sentence est ordinairement rendue par le Souverain
Pontife au cours d’une solennité
particulière ;
• il y a eu aussi, au cours de
l’histoire, le culte spontané de la
piété populaire : lorsque le pape se
contente de l’authentifier, on a affaire à une canonisation équipollente. Celle-ci se défi nit alors comme la sentence qui ne termine pas
un procès de canonisation, mais
que le Souverain Pontife rend pour
ratifier le culte qui depuis un temps
immémorial est publiquement rendu à un serviteur de Dieu. Il est nécessaire que les vertus héroïques
et les miracles de ce serviteur de
Dieu, bien que n’ayant pas été juridiquement constatés, aient été rapportés par des récits dignes de foi
et fassent l’objet de la croyance générale du peuple chrétien. Cette
sentence est considérée comme
rendue lorsque le Saint-Siège impose de præcepto à l’Eglise universelle la célébration de la messe et
la récitation de l’office en l’honneur
de ce saint.6 C’est dans cette espèce de canonisations que se rangent
la plupart de celles qui ont été accomplies avant 1170 et c’est aussi
dans cette catégorie que figurent
les cas douteux.7
B. Qu’est-ce que la canonisation ?
1. Définition
La canonisation est l’acte solennel par lequel le Souverain Pontife,
jugeant en dernier ressort et portant une sentence défi nitive, inscrit au catalogue des saints un
serviteur de Dieu, précédemment
béatifié. Par cet acte, le pape déclare que celui qu’il vient de placer
sur les autels règne vraiment dans
la gloire éternelle, et il commande
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
à l’Eglise universelle de lui rendre
en tout lieu le culte dû aux saints.8
L’auteur de la canonisation est
le chef de toute l’Eglise. Puisqu’il
s’agit du salut éternel et donc du
bien commun de toute la société,
seule l’autorité légitime a le pouvoir de promulguer la loi dans ce
domaine. La canonisation équivaut donc à un triple jugement souverain et défi nitif par lequel l’Eglise affi rme avec autorité :
a) que telle personne est dans la
gloire éternelle et a, durant sa vie,
pratiqué les vertus surnaturelles à
un degré héroïque ;
b) que cette pratique constitue
pour tous les fidèles de l’Eglise
une norme si sûre qu’en s’y conformant, ils sont assurés de parvenir
au salut éternel ;
c) que tout fidèle est tenu de
donner son adhésion à ces deux jugements a) et b) et de professer son
adhésion en prenant part au culte
public que l’Eglise va désormais
rendre au saint canonisé pour reconnaître officiellement l’héroïcité
de sa vertu.
Le saint est donné en exemple
pour ses vertus. Par le culte qui lui
est rendu, c’est — au travers de sa
personne — la grâce éminente que
nous vénérons, participation intime à la nature de Dieu.
2. Canonisation
et béatification
a) Ressemblances : dans les
deux cas, le but, l’objet et l’auteur
sont identiques ; et du point de vue
de l’essence de la loi, on a dans les
deux cas affaire à un jugement qui
énonce les vertus héroïques d’un
saint ou d’un bienheureux.
b) Différences
• La béatification n’est pas un
jugement défi nitif, mais c’est un
acte réformable qui prépare la sentence de canonisation, tandis que
cette dernière est une sentence irréformable.
• La béatification n’est pas un
précepte mais une permission,
tandis que la canonisation est un
précepte et constitue donc une
obligation.
• La béatification n’est pas une
loi obligeant l’Eglise universelle,
mais c’est un privilège concédé à
une partie de l’Eglise universelle (province ecclésiastique, diocèse, ville, famille religieuse), tandis que la canonisation est une loi
dont l’observation est prescrite à
l’Eglise universelle.
3. Infaillibilité
a) La béatifi cation n’est pas un
acte infaillible.
• S’agissant des béatifications
auxquelles ont pu procéder les
évêques avant 1170, il est hors de
doute qu’elles ne sauraient bénéfi cier de l’infaillibilité, car de droit,
ce sont des actes qui émanent d’un
sujet qui ne peut jamais être infaillible à titre personnel. De fait,
l’histoire montre que des erreurs
ont été commises.9
6
Par exemple, canonisation de saint
Wenceslas, duc de Bohême et martyr
mort en 929 et dont l’office fut imposé à l’Eglise universelle par Benoît XIII
le 14 mars 1729 ; ou celle de sainte Marguerite reine d’Ecosse, morte
en 1093 et dont l’office fut imposé par
Innocent XII, le 15 septembre 1691.
7
Le plus célèbre est celui de
Charlemagne. L’antipape Pascal III,
qui s’était élevé contre le pape légitime Alexandre III, sur les instances de
l’empereur Frédéric Barberousse, avait
inscrit Charlemagne au catalogue des
saints, le 29 décembre 1165. Or, aucun
culte public n’avait été jusque-là rendu
à ce prince. Cette canonisation, œuvre
d’un antipape, ne fut jamais ni officiellement approuvée ni officiellement réprouvée par le Saint-Siège. Les auteurs
sont partagés à ce sujet. Benoît XIV
pense qu’aucune condition nécessaire
ne manque pour que l’on puisse avoir
affaire dans ce cas non pas à une canonisation, mais à une béatification équipollente (de Servorum Dei, livre I, chapitre IX, § 4).
8
cf. Bellarmin et Benoît XIV.
9
Benoît XIV, op. cit., livre I, chapitre 42,
§ 6-7.
3
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
• S’agissant des béatifications
qui, depuis 1170, restent le privilège exclusif du Siège apostolique,
il est vraisemblable que ce ne sont
pas non plus des actes infaillibles :
ces actes en effet ne sont ni défi nitifs, ni préceptifs ; or l’infaillibilité
ne peut être attachée qu’à un acte
défi nitif et préceptif.10 Le privilège
concerne, par défi nition, une matière non nécessaire. On pourrait
distinguer entre : les béatifications
équipollentes et les béatifications
formelles, en disant que les secondes offrent plus de garanties que
les premières, et que par conséquent le refus de leur accorder l’assentiment qui leur est dû constituerait une faute plus grave,11 sans
pour autant attribuer l’infaillibilité
à la béatification. Il faut également
considérer l’argument de l’universalité : la béatification n’entraîne
pas de culte au bienheureux dans
l’Eglise universelle. Or, les actes
infaillibles du magistère doivent
s’étendre à l’Eglise universelle.
b) La canonisation
L’ensemble – presque unanime – des théologiens jusqu’au concile Vatican I enseigne que le pape,
lorsqu’il canonise un saint, jouit
de la prérogative de l’infaillibilité. Citons surtout saint Thomas 12,
Melchior Cano 13 et Benoît XIV.14
• Il y a d’abord un argument de
droit : il n’est pas possible que le
pape se trompe en canonisant un
homme qui serait réprouvé, parce
cela reviendrait à enseigner quelque chose de contraire à la foi et
aux mœurs, car le pape enseignerait ainsi que l’on peut se sauver en
imitant l’exemple de celui qui a été
conduit par ses mauvaises actions
à la damnation.
• Il y aussi un argument de fait
que souligne Benoît XIV : jamais il
ne s’est trouvé une erreur dans les
canonisations auxquelles les papes ont pu procéder. 15
c) Valeur de cette infaillibilité
C’est l’opinion commune des
théologiens et l’expression d’une
4
•
certaine tradition dans l’Eglise ;
mais ce n’est pas encore un dogme
de foi solennellement défi ni. Celui
qui nierait cette infaillibilité ne
pourrait pas être considéré comme hérétique.
d) Le cas du martyrologe
L’inscription d’un personnage au martyrologe ne signifie pas
la canonisation infaillible de celui-ci. Le martyrologe est la liste
qui renferme non seulement tous
les saints canonisés, mais encore
les serviteurs de Dieu qui ont pu
être béatifiés, soit par le Souverain
Pontife, soit par les évêques avant
1170. 16 Et ces béatifications ne sont
pas infaillibles. 17 Les titres de
« sanctus » ou de « beatus » n’ont
pas dans le martyrologe la signification précise qui permettrait de
faire le départ entre saint canonisé
et bienheureux.
4. L’objet de la canonisation
C’est d’abord et avant tout la
sainteté de la personne et les vertus héroïques qui vont de paire
avec la sainteté. Ce ne sont que
secondairement et occasionnellement les faits miraculeux qui attestent l’héroïcité surnaturelle de
ses vertus. Le surnaturel des miracles et des faits extraordinaires
n’est donc pas évoqué pour lui-même, mais seulement pour attester
l’origine divine des vertus et manifester l’éminente grâce sanctifiante.
Précisons encore : de quelle
sainteté s’agit-il ? En quoi consiste-t-elle précisément ?
Elle consiste en la grâce sanctifiante possédée à un degré extraordinaire, un tel degré de charité divine qu’elle est accompagnée
des vertus infuses et acquises pratiquées jusqu’à l’héroïsme. Cet héroïsme des vertus est comme le
thermomètre de la sainteté : là où
il y a sainteté véritable, il y a aussi
vertu héroïque, et là où les vertus
sont pratiquées à un degré héroïque et où aucune vertu ne fait défaut, il y a sainteté. La grâce n’étant
pas appréhendée par les sens, le jugement sur la sainteté se fera à partir de l’héroïcité des vertus.
Les vertus infuses étant connexes entre elles — contrairement
aux défauts — l’organisme spirituel du saint comportera donc l’ensemble des vertus morales à un degré éminent ; la moindre faille dans
les vertus morales infuses sera le
signe qu’il n’y a pas, chez la personne concernée, un degré consommé
de grâce sanctifiante.
Cependant, la grâce de la charité excède à l’infi ni la condition naturelle commune à tous les hom10
Preuve de cette mineure : la cause fi nale de l’infaillibilité est d’assurer l’unité de la foi ; or l’unité de foi, qui est le
bien commun de toute la société ecclésiastique, doit être assurée par un acte
défi nitif et préceptif.
11
Benoît XIV, op. cit., livre I, chap. 42,
§ 9-10. Rappelons que « non infaillible »
ne signifie pas « dépourvu de toute valeur ». La certitude admet des degrés,
et le titre de bienheureux appelle notre respect.
12
Quodlibet IX, Q. 8, art 16. Saint
Thomas rappelle la cause fi nale de l’infaillibilité : « Enseigner toute vérité qui
porte sur les matières nécessaires au
salut ». Les canonisations sont un cas
où la loi porte sur des matières nécessaires au salut : « L’honneur que nous
rendons à un saint équivaut à une certaine profession de foi, où nous affirmons la gloire du saint ». Le pape qui
canonise un saint exprime indirectement le droit divin et, à ce titre, son acte
sera infaillible.
13
De locis theologicis, livre V, chapitre V, q 5, art 3, conclusion 3.
14
Benoît XIV, op. cit., livre I, chapitre 43.
15
Ibidem, livre I, chapitre 44. Saint
Thomas dit aussi à l’ad 2 du Quodlibet
cité : « La divine Providence préserve
l’Eglise pour qu’en ces matières, elle
ne soit pas trompée par le témoignage
faillible des hommes ».
16
Benoît XIV, op. cit., livre I, chapitre
43, § 14. Historique du Martyrologe : cf.
la Tractatio de martyrologio romano de Baronius, en tête de l’édition de
Benoît XIV, aux chapitre 4-9. Le premier
auteur est Eusèbe de Césarée qui écrivit en grec et qui fut traduit en latin par
saint Jérôme. A partir de cette première liste survinrent de nombreuses amplifications.
17
Ibidem.
•
mes : elle est un don gratuit que
la nature ne saurait revendiquer
comme ce qui lui est propre. Saint
Thomas fait remarquer à propos de
l’obtention du salut surnaturel que
« le bien proportionné à la condition commune de la nature se réalise le plus souvent, et ne fait défaut que rarement. Tandis que le
bien qui excède l’état commun des
choses se trouve réalisé seulement
par un petit nombre, et l’absence de
ce bien est fréquente ». 18
On peut donc tirer, à propos
de la sainteté et de la vertu héroïque qu’elle implique, la même
conclusion que saint Thomas établit en parlant du salut surnaturel :
« Puisque la sainteté, qui consiste dans la charité parfaite, excède
le niveau commun de la nature, et
d’autant plus à partir du moment
où cette nature a été privée de la
grâce par la corruption du péché originel, il y a peu d’hommes
saints. Et en cela même apparaît
souverainement la miséricorde de
Dieu, qui élève certains êtres à une
sainteté que manque le plus grand
nombre, selon le cours et la pente
commune de la nature ».19
Il y a donc deux motifs pour lesquels la sainteté — et donc la canonisation qui la donne en exemple — est chose rare : il y a d’une
part la transcendance absolue de
la grâce par rapport à la nature et
il y a d’autre part la corruption du
péché originel.
Ajoutons un troisième motif.
La sainteté qui est reconnue par la
canonisation prend la valeur d’un
exemple ; or ce qui est donné en
exemple doit attirer l’attention et
pour cela présenter quelque chose de singulier, d’extraordinaire
au sens étymologique. Le langage
courant a d’ailleurs consacré cette vérité en assimilant les deux vocables exemplaire et unique. C’est
pourquoi multiplier les saints revient à amoindrir leur exemplarité : quand bien même les saints
seraient nombreux, un petit nombre d’entre eux et non la plupart
doivent faire l’objet d’une canonisation.
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
Conclusion : la sainteté, fondement de tout canonisation, est un
état extraordinaire de vie surnaturelle, extraordinaire en ce sens
qu’il est bien au-delà de la voie
commune.
Deuxièmes partie
Les canonisations
aujourd’hui
L’essence de la canonisation
nous pousse à poser deux questions :
A. Conception de la sainteté
hier et aujourd’hui.
B. Quelle sainteté pour les fidèles d’aujourd’hui ?
A. La notion de sainteté depuis
Vatican II
1. Changements d’ordre quantitatif
Partons d’un fait constaté par
de nombreux observateurs : de façon relativement récente, le nombre des béatifications et des canonisations prend des proportions
quantitatives inouïes. La liste suivante en donne une idée précise :
- au XVIe siècle : une seule canonisation
- au XVIIe siècle : 10 canonisations
avec 24 saints
- au XVIIIe siècle : 9 canonisations
avec 29 saints
- au XIXe siècle :
• au total, 8 canonisations avec
80 saints ;
• sous Léon XIII (1878 — 1903) :
4 canonisations pour 18
saints
- au XXe siècle :
• saint Pie X (1903-1914) :
2 canonisations avec 4 saints
• Benoît XV (1914 — 1922) :
2 canonisations avec 3 saints
• Pie XI (1922 — 1939) : 17 canonisations avec 34 saints
• Pie XII (1939 — 1958) : 21 canonisations avec 33 saints
• Jean XXIII (1958 — 1963) : 7
canonisations pour 10 saints
• Paul VI (1963 — 1978) : 20 canonisations et 81 saints
• Jean-Paul II, de 1978 à 2002 :
le 6 octobre 2002, Escriva de
Balaguer est la 468ème personne canonisée par ce pape.
Jusqu’à Paul VI et Jean-Paul II,
les canonisations sont des actes
solennels du Pontife Romain qui
demeurent exceptionnels. Depuis
Vatican II, ce fut de moins en
moins le cas : Jean-Paul II a ainsi effectué plus de canonisations
que chacun de ses prédécesseurs
du XXe siècle et plus aussi que tous
ses prédécesseurs depuis la création de la Congrégation des rites
par Sixte V en 1588.
Jean-Paul II s’est lui-même expliqué sur cet accroissement du
nombre des canonisations dans
un discours aux cardinaux lors du
consistoire du 13 juin 1984 : « On
dit parfois qu’il y a aujourd’hui
18
1a, Q. 23, art 7, ad 3. Saint Thomas
donne à l’appui de ses dires l’exemple
suivant : « Ainsi voit-on que la plupart
des hommes sont doués d’un savoir suffi sant pour la conduite de leur vie, et que
ceux qu’on appelle idiots ou insensés,
parce qu’ils manquent de cette connaissance, sont très peu nombreux. Tandis
que bien rares, parmi les humains, sont
ceux qui parviennent à une science profonde des choses intelligibles ».
19
Ibidem. Saint Thomas est donc partisan de la thèse du petit nombre des élus.
Encore doit-on préciser que ce petit nombre est petit relativement : les élus et les
saints sont moins nombreux que les damnés et les pécheurs, mais pour être moins
nombreux si on les compare à ces derniers, les élus et les saints peuvent être en
très grand nombre si on les considère dans
l’absolu. Dans l’Apocalypse saint Jean contemple la foule des élus et dit que cette foule est innombrable : « turbam magnam
quam dinumerare nemo poterat » (Apoc,
7,9). Cf. le Commentaire sur l’Epître de
saint Paul aux Romains, chapitre XII, leçon 2 (sur le verset 5) : « Quamvis enim
sint pauci per comparationem ad infructuosam multitudinem damnatorum, secundum illud Matth, 7/14 : arcta
est via quæ ducit ad vitam, et pauci inveniunt eam, tamen absolute loquendo
sunt multi. Apoc, 7 septembre : post hæc
vidi turbam magnam, quam dinumerare nemo poterat ».
5
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
Sur la rigueur
g
de la procédure
p
selon
l’ancien Droit canon
Nous utilisons là pour une bonne partie
des extraits de l’article canonisation de
T. Ortolan figurant dans le Dictionnaire de
théologie catholique.
Selon la procédure mise en place par
Benoît XIV, quand un homme de Dieu venait
à mourir en odeur de sainteté, l’Eglise ne
s’occupait pas tout de suite de son procès
de canonisation. Quels que soient l’éclat de
ses vertus et l’austérité de sa pénitence ;
quelles que soient les grâces extraordinaires
dont Dieu l’a comblé (extases, prophéties,
miracles, faculté de lire dans les cœurs,
de deviner les secrets de conscience, etc.)
quels que soient le concours des fidèles qui
se pressent à son tombeau et les guérisons
miraculeuses ou les prodiges de tout genre
qui s’y opèrent, l’Eglise se contente d’être
expectatrice silencieuse, car si cette réputation de sainteté vient des hommes, elle
s’effacera vite ; si elle vient de Dieu, elle ira
en grandissant avec le temps. L’Eglise attend
donc, et ne consent à l’examiner officiellement que plusieurs années après le trépas
du serviteur de Dieu. Pendant ce laps de
temps, elle permet simplement de recueillir
les dépositions des témoins oculaires, dans
la crainte que ces témoignages, qui pourront
être utiles plus tard, ne finissent par disparaître (cf. Benoît XIV, op. cit. L. II, c. IV).
Rome n’ouvrait un procès de canonisation
que 10 ans – aujourd’hui cinq ans – après
avoir reçu le dossier de l’Ordinaire. Le dossier
de l’Ordinaire était achevé par la sentence de
l’évêque de non cultu. De plus, à partir du
jour où les pièces étaient remises à la Sacrée
congrégation des ritess (aujourd’hui, la Congrégation pour la cause des saints), celle-ci
attendait encore de recevoir d’autres lettres
d’évêques ou de personnages considérables
témoignant que la réputation du serviteur de
Dieu va grandissant, que les miracles opérés
par son intercession se multiplient et que les
peuples désirent sa canonisation.
L’idée sous-jacente à cette procédure était
simple : un mouvement spontané et universel de dévotion du peuple fidèle de longues
années après la mort du serviteur de Dieu
(alors que les affections humaines sont
éteintes), les bons fruits opérés par celui-ci
alors qu’il n’est plus de cette terre (ils n’ont
donc pas pu être causés par son intervention
6
•
trop de béatifications. Mais outre
le fait que cela reflète la réalité qui
par la grâce de Dieu est ce qu’elle
est, cela correspond aussi aux désirs exprès du Concile. L’Evangile
est tellement diffusé dans le monde et son message s’est enraciné
si profondément que c’est précisément le grand nombre de béatifi cations qui reflète de façon vivante
l’action du Saint-Esprit et la vitalité qu’il fait jaillir dans le domaine le plus essentiel pour l’Eglise,
celui de la sainteté. C’est en effet le
Concile qui a mis en lumière de façon particulière l’appel universel à
la sainteté ».
Donc ce changement d’ordre
quantitatif a pour cause un changement d’ordre qualitatif. Si les canonisations sont désormais plus
nombreuses, c’est parce que la
sainteté dont témoigne la canonisation possède une signification
différente : la sainteté est non plus
quelque chose de rare, d’extraordinaire, mais quelque chose de commun.
« Jean-Paul II a fait plus de canonisations que n’en ont fait tous
les papes de ce siècle. Mais de cette manière, on ne garde plus la dignité de la canonisation. Si les canonisations sont nombreuses, elles
ne peuvent pas être, nous ne disons
pas valides, mais prises en considération, ni faire l’objet de vénération de la part de l’Eglise universelle. (…) Si les canonisations
se multiplient, leur valeur diminue ». 20
seignement pontifical ordinaire de
Jean-Paul II) la Rédemption est
conçue comme un simple témoignage existentiel permettant aux
hommes de prendre intérieurement conscience de la dignité qui
est leur en tant que personne humaine :
« Le Christ, Rédempteur du
monde, est celui qui a pénétré,
d’une manière unique et absolument singulière, dans le mystère
de l’homme. C’est donc à juste titre que le Concile Vatican II enseigne ceci : “En réalité, le Christ,
dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à luimême et lui découvre la sublimité
de sa vocation”.21 Telle est, si l’on
peut s’exprimer ainsi, la dimension humaine du mystère de la
Rédemption. Dans cette dimension, l’homme retrouve la grandeur, la dignité et la valeur propre de son humanité. S’il laisse
ce processus se réaliser profondément en lui, il produit alors des
fruits non seulement d’adoration
envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour soi-même. Quelle valeur doit avoir l’homme aux yeux du Créateur s’il “a
mérité d’avoir un tel et un si grand
20
Romano Amerio : Stat veritas — Suite
à Iota unum. Glose 39 sur le § 37 de la
lettre apostolique Tertio millenio adveniente, page 117.
21
Gaudium et spes, § 22.
22
Exsultet de la Vigile pascale
23
Jean, 3, 16
24
2. Changements d’ordre qualitatif
Essayons d’expliquer pourquoi,
selon la logique de Vatican II, la
sainteté n’est plus quelque chose
d’extraordinaire. La nouvelle théologie nous le fera comprendre.
a) Les fondements de la nouvelle conception de la sainteté
Vatican II a introduit une nouvelle religion liée à une nouvelle
théologie, et selon cette nouvelle
théologie (telle que l’explicite l’en-
Redemptor hominis, § 9 et 10. Cette
idée de Jean-Paul II ne fait d’ailleurs que
reprendre la pensée originale qui s’exprime dans la constitution Dei Verbum du
concile Vatican II. « Il est certain qu’en
se révélant de la sorte à nous, dans cet
appel qu’il nous adresse, Dieu nous révèle à nous-mêmes : c’est en répondant
à cet appel que l’homme émergeant à la
lumière de Dieu découvre merveilleusement la grandeur de son être. La révélation suprême de Dieu à laquelle la
Nouvelle Alliance est essentiellement
liée est aussi la révélation totale de
la nature humaine » (Henri de Lubac :
Commentaire sur le Prœmium de la
constitution in « Vatican II — Textes
et commentaires des décrets conciliaires », Unam sanctam 70a, page 164).
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
•
Rédempteur”22, si “Dieu a donné
son Fils” afin que lui, l’homme, “ne
se perde pas, mais qu’il ait la vie
éternelle”23! »24
Puisque la mission de l’Eglise
consiste à appliquer les fruits de
la Rédemption, l’Eglise aura pour
but essentiel de promouvoir cette dignité de la personne humaine
et d’en faire prendre conscience à
tous les hommes :
« Cette profonde admiration
devant la valeur et la dignité de
l’homme s’exprime dans le mot
Evangile, qui veut dire Bonne
Nouvelle. Elle est liée aussi au
christianisme. Cette admiration
justifie la mission de l’Eglise dans
le monde ». 25
« Le Concile Vatican II, en divers passages de ses documents,
a exprimé cette sollicitude fondamentale de l’Eglise, afin que la vie
en ce monde soit “plus conforme à
l’éminente dignité de l’homme” 26 à
tous points de vue, pour la rendre
“toujours plus humaine” 27. Au nom
de cette sollicitude, comme nous le
lisons dans la constitution pastorale du Concile, “l’Eglise est à la
fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine” 28 » 29.
Or, la dignité de la personne humaine se fonde dans la liberté de
conscience : c’est donc cette dernière que l’Eglise va s’efforcer de
manifester et de défendre.
« C’est pourquoi l’Eglise de notre temps accorde une grande importance à tout ce que le Concile
Vatican II a exposé dans la déclaration sur la liberté religieuse. La déclaration sur la liberté
religieuse nous manifeste de manière convaincante que, en annonçant la vérité qui ne provient
pas des hommes mais de Dieu, le
Christ, et ensuite ses Apôtres, conservent une profonde estime pour
l’homme, pour son intelligence, sa
volonté, sa conscience et sa liberté. De cette façon, la dignité de la
personne humaine en vient à faire partie elle-même de cette annon-
ce, même sans recourir aux paroles, par le simple comportement à
son égard. C’est dire que l’Eglise, en
vertu de sa mission divine, devient
d’autant plus gardienne de cette liberté, qui est condition et fondement de la véritable dignité de la
personne humaine. » 30
Vivre des fruits de cette
Rédemption, ce sera donc faire en
sorte que « la dignité de la personne humaine soit l’objet d’une conscience toujours plus vive et que
toujours plus nombreux soient
ceux qui revendiquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de
ses propres options et en toute libre
responsabilité » 31. Vivra donc saintement celui qui aura une conscience aiguë de cette dignité de la personne humaine et qui la respectera
en célébrant la liberté de l’homme,
surtout en matière religieuse.
Saint Thomas dit que la sainteté
s’exprime au plus haut point dans
l’exercice du culte par lequel l’homme rend à Dieu ce qui lui est dû. 32 La
nouvelle sainteté correspond ainsi
logiquement à un nouveau culte : le
culte de l’homme, dont a parlé le pape Paul VI 33, culte par lequel l’Eglise rend à l’homme la dignité qui
lui est due en favorisant sa liberté. L’homme saint, au sens nouveau
du terme, c’est donc l’homme tolérant. La tolérance se substitue ainsi à la charité théologale et devient
la vertu primordiale qui sert de fondement à la nouvelle sainteté, selon
Vatican II et Dignitatis humanæ.
25
Redemptor hominis, § 10. « La tâche
spécifi que de l’Eglise, celle qui fonde sa
nécessité absolue, c’est le dévoilement
d’une réalité déjà présente au cœur du
monde et surtout au cœur de l’homme, le règne de Dieu, pour que l’homme connaisse explicitement ce don de
Dieu » (Jean-Guy Pagé : Qui est l’Eglise ? tome I : Le Mystère et le sacrement
du salut, page 215).
26
Gaudium et spes, § 91
27
Gaudium et spes, § 38
28
Gaudium et spes, § 76
29
Redemptor hominis, § 13
30
Redemptor hominis, § 12
31
Dignitatis humanae, § 1.
naturelle), tout cela était, pou
d’un agir surnaturel dont l’o
être que divine. Cela signifiait que l’Eglise
pouvait se pencher sur ce cas et entamer
un procès de béatification.
L’orthodoxie doctrinale
Si des écrits d’un auteur contiennent une
doctrine hétérodoxe, ils rendent la foi de
l’auteur suspect, ce qui arrête à tout jamais
le procès. Il n’est pas nécessaire pour arrêter une cause de canonisation, que les
ouvrages du serviteur de Dieu renferment
des erreurs formelles contre le dogme ou la
morale ; il suffit qu’on y trouve des nouveautés suspectes, des questions frivoles, ou
bien quelque opinion singulière opposée à
l’enseignement des Pères et au magistère.
L’héroïcité des vertus
Ces vertus, ils auront dû les pratiquer non
d’une manière quelconque, mais jusqu’à
l’héroïsme. Par héroïcité des vertus, on
entend un degré de perfection tel qu’il
dépasse de beaucoup la manière ordinaire
dont les autres hommes, mêmes justes,
pratiquent les vertus (Benoît XIV, L. III, c. 21,
nº 10). La preuve de ces vertus héroïques
doit être faite non d’une manière générale
pour toutes prises ensemble, mais d’une
façon spéciale pour chacune d’elles considérée en particulier. Ce qu’un tel examen
demande de temps et de peine est incroyable, surtout étant données les difficultés de
tout genre que ne cesse d’accumuler le promoteur de la foi. La vie du serviteur de Dieu
est passée au crible de la plus impitoyable
critique ; et il faut que non seulement on n’y
trouve rien de répréhensible, mais qu’on y
rencontre l’héroïsme à chaque pas. Tant que
le doute sur les vertus n’est pas absolument
élucidé, il est impossible de s’engager plus
avant dans cette interminable procédure,
car il n’est jamais permis de suspendre
l’examen des vertus pour passer à celui
des miracles, fussent-ils nombreux. Si les
preuves convaincantes en faveur des vertus
manquent ou n’ont pas pu être retrouvées,
soit parce que des écrits importants on été
égarés, soit parce que les témoins ont disparu, on conclut simplement qu’il ne conste
pas des vertus pratiquées dans un degré
héroïque et le procès est arrêté.
Les miracles
L’examen des miracles est pour le moins
tout aussi sévère que celui des vertus.
Pour bien discerner ce qui est miraculeux
de ce qui ne dépasse pas les forces de la
nature ou de la “praeter-nature”,
”, toutes les
7
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
ons sont faites. La précipitation
ou le zèle enthousiaste de ceux
qui ont entrepris le procès et en poussent
la marche vient se briser contre l’extrême
lenteur et les exigences de ce tribunal
jamais pressé, et ne s’émeut pas de ce
qu’une cause est exposée à rester devant
lui pendante durant des siècles ; on se
rappellera que le procès de canonisation de
sainte Jeanne d’Arc aura duré presque six
siècles ! La multitude des actes juridiques,
la série indéfinie de difficultés amoncelées
par le tribunal, l’abondance des preuves
qu’il réclame, autant d’éléments qui en ont
découragé plus d’un. Les choses en arrivent
à tel point que, de l’avis de tous ceux qui
ont été mêlés à un procès, le succès d’un
procès de canonisation peut être regardé
comme un miracle plus grand que tous ceux
qui sont requis pour attester la sainteté d’un
serviteur de Dieu. Les Acta sanctorum
m nous
rapportent que le cardinal Cajetan, postulateur de la cause de saint Stanislas, évêque
et martyr, voyant que, malgré la valeur et la
multitude des preuves fournies, le procès,
qui avait déjà duré longtemps, menaçait de
s’éterniser, écrivait à l’évêque de Cracovie :
« Votre saint a besoin d’opérer encore un
miracle, le plus grand de tous : celui de
mettre d’accord tous ceux qui ne cessent
de chicaner sur les miracles. »
A ce témoignage des auteurs catholiques
s’est joint plus d’une fois celui des hétérodoxes eux-mêmes. Durant vingt ans,
de 1708 à 1728, promoteur de la foi à la
Sacrée congrégation des rites, Prosper
Lambertini, plus tard Benoît XIV, reçut un
jour la visite d’un gentilhomme anglican, de
ses amis. Il lui offrit de lire plusieurs documents relatifs à des miracles attribués à un
personnage, dont le procès de canonisation
était alors pendant. Le gentilhomme les lut
avec attention, et stupéfait de tant de preuves irréfutables selon lui, et qui à ses yeux
produisaient la lumière complète, il s’écria :
« Ah ! Si tous les miracles reçus par l’Eglise
romaine étaient aussi bien avérés, nous
n’aurions pas de peine à les admettre, nous
aussi ! – Eh bien ! reprit le prélat, de tant de
miracles qui vous paraissent si parfaitement établis, aucun n’a été accepté par la
S.C. des rites. Pour elle, ces preuves ne sont
pas suffisantes. » A ces mots, le protestant,
plus étonné encore, confessa qu’il n’aurait
jamais supposé que l’Eglise romaine se
montrât si difficile dans l’examen des miracles attribués à ceux de ses fils qu’elle place
sur les autels.
8
•
Ajoutons que le nouveau saint
n’est pas seulement l’homme tolérant, mais c’est aussi l’homme
qui propage les vertus naturelles.
La sainteté « nouvelle » perd de
vue son rapport au surnaturel, elle se réduit souvent à la poursuite de causes humaines, ce qui est
une conséquence logique de la conception naturaliste de la nouvelle
religion. Lors de la canonisation
de Zdislava de Bohême, le 21 mai
1995, cette nouvelle conception apparaît assez nettement :
« La sainteté consiste dans la
capacité à se donner aux autres et
dans l’accueil de la vie.
Son exemple [de Zdislava] apparaît éminemment actuel, surtout par rapport à la valeur de la
famille qui, comme elle nous l’enseigne, doit être ouverte à Dieu,
au don de la vie et aux besoins des
pauvres. Notre sainte est un admirable témoin de « l’Evangile de la
famille » et de « l’Évangile de la
vie », que l’Église, plus que jamais,
s’efforce de répandre en ce passage
du second au troisième millénaire
chrétien.
Familles de la Bohême, familles
de la Moravie, trésor inestimable de cette nation, devenez ce que
vous êtes dans le plan de Dieu, en
suivant l’exemple de vos saints ! Et
toi, Zdislava de Lemberk, guide les
familles de ta patrie et du monde
entier vers la connaissance toujours plus profonde de leur mission, rends-les ouvertes au don,
toi, mère douce et forte, charitable
et pieuse ! » 34
b) Cette nouvelle conception
explique pourquoi la sainteté
est un fait commun, ordinaire.
Etre saint, désormais, c’est accéder à cette révélation selon laquelle le Christ rédempteur manifeste l’homme à lui-même. La
sainteté consiste dans une prise
de conscience, et il suffit à l’homme pour devenir saint de découvrir
ce qu’il est déjà dans le Christ. Il
n’y a donc plus qu’un simple passa-
ge de l’implicite à l’explicite, ce qui
réduit à néant toute transcendance : la sainteté n’est plus un idéal
qui excède la condition commune
de l’humanité ; au contraire, elle
se situe dans le prolongement logique de cette condition puisqu’elle n’est pas autre chose que la prise
de conscience de cette condition
dans ce qui fonde sa dignité.
Si l’on reprend le principe énoncé plus haut par saint Thomas en
l’appliquant à cette nouvelle situation, on doit dire que la sainteté
étant le bien proportionné à la condition commune de la nature, se
réalise le plus souvent, et ne fait
défaut que rarement. 35
Il s’ensuit que la sainteté, si elle
fait l’objet d’une canonisation, n’est
plus donnée comme un exemple à
32
2a2ae, Q. 81, art 8. « On appelle sainteté cette application que l’homme fait
de son âme spirituelle et de ses actes à
Dieu. Elle ne diffère donc pas de la religion dans son essence, mais seulement
d’une distinction de raison. Car on parle
de religion selon que l’on rend à Dieu le
service qu’on lui doit en ce qui concerne
spécialement le culte divin : sacrifices,
oblations, etct. Tandis qu’on parle de
sainteté lorsque l’homme, outre ces actes, rapporte encore à Dieu les actes des
autres vertus, ou bien se dispose au culte
divin par certaines bonnes œuvres. »
33
« Toute cette richesse doctrinale ne
vise qu’à une chose : servir l’homme. Il
s’agit bien entendu de tout homme, quelle que soit sa condition, sa misère et
ses besoins. L’Eglise s’est pour ainsi dire proclamée la servante de l’humanité
juste au moment où son magistère ecclésiastique et son gouvernement pastoral
ont, en raison de la solennité du Concile,
revêtu une plus grande splendeur et une
plus grande force. » Paul VI : Discours
de clôture de la 4e session du Concile
Vatican II, le 7 décembre 1965.
34
Extrait du sermon prononcé lors de
la messe précédant la canonisation.
Documentation catholique 2119 du
2 juillet 1995.
35
D’où aussi l’idée maîtresse de Lumen
gentium : la vocation universelle à la
sainteté (chapitre V). Vocation universelle c’est-à-dire qui concerne en fait,
comme en principe, le Peuple de Dieu
tout entier, sans que soit faite de distinction entre une sainteté commune et une
sainteté héroïque dans laquelle consisterait la perfection proprement dite.
•
imiter, mais comme un signe. Il y a
une différence entre les deux :
• l’exemple à imiter s’adresse
à l’intelligence pratique et à la volonté, il indique ce qui n’est pas encore et qu’il faut réaliser. Dans la
conception traditionnelle, la canonisation est ainsi défi nie comme
une loi qui indique quelles sont les
vertus héroïques à acquérir en suivant l’exemple d’un saint ;
• le signe s’adresse à l’intelligence pure, et il indique ce qui est
déjà, mais qui n’est pas saisi parfaitement : il manifeste plus parfaitement.
Avec la nouvelle conception héritée de Vatican II, la sainteté devient un signe : ceux qui ont déjà
pris conscience de la dignité de
leur nature humaine et qui la défendent, sont signalés aux autres,
afi n que ceux-ci accèdent à leur
tour à cette prise de conscience.
« Le saint est le témoignage le
plus éclatant de la dignité conférée
au disciple du Christ. » 36
« Sur la vocation universelle à la
sainteté, le Concile Vatican II s’est
exprimé en termes lumineux.37 La
vocation à la sainteté doit être perçue et vécue par les fidèles laïcs,
moins sous un aspect d’obligation exigeante et incontournable,
que comme un signe lumineux de
l’amour infini du Père qui les a régénérés à sa vie de sainteté ». 38
Or, dans une telle perspective,
on aura intérêt à multiplier les signes, puisque cette multiplicité
acquiert elle-même une valeur signifiante : le poids du nombre de
tous ceux qui sont conscients de
leur dignité confère une efficacité plus grande à cette révélation
où le Christ manifeste l’homme à
lui-même. Plus les canonisations
se multiplient, plus les saints sont
nombreux, mieux est signifiée la
dignité de l’homme. 39
B. Quelle sainteté pour les fidèles
d’aujourd’hui ?
Même si l’exemple des vertus
héroïques n’est pas exclu, l’exemple
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
donné dans les canonisations correspond à de nouvelles vertus en
rapport avec la vision du concile :
la sainteté devient un des éléments
qui concourent à l’unité œcuménique. Plus encore, certains saints
à la vertu reconnue sont utilisés
pour diffuser le message du concile : c’est ce que nous appelons
l’instrumentalisation des canonisations, c’est-à-dire l’usage d’un
objet (en l’occurrence la vraie sainteté) à des fi ns étrangères.
1. L’exemple de l’œcuménisme
L’œcuménisme est un crible par
lequel doivent passer les causes
de canonisation, un peu comme le
Secrétariat pour l’unité des chrétiens fut, durant le concile, le fi ltre
par lequel devaient passer tous les
textes conciliaires.
Ainsi, non seulement certaines
causes sont promues ou des vies
de saints sont expliquées dans un
contexte nouveau, mais d’autres
causes sont arrêtées, œcuménisme
oblige. Un exemple frappant, mais
qui fit peu de bruit en raison de la
discrétion de la Congrégation pour
la cause des saints, ce fut l’arrêt de
la cause d’Isabelle la catholique,
en 1992. Les évêques de Valence,
Séville et Avila avaient engagé ladite Congrégation à faire avancer
la cause pour aboutir à une béatification en 1992, dans le cadre du
Vème centenaire de la découverte des Amériques. Afi n de ne pas
heurter la communauté juive, la
cause fut arrêtée par « les artisans
catholiques du dialogue judéo-chrétien. Ont dû intervenir aussi, très
officieusement, le Conseil pontifical
pour l’unité des chrétiens (auquel
sont rattachées les relations avec le
judaïsme), la Secrétairerie d’État
et, vraisemblablement, Jean-Paul II
lui-même. » 40
L’esprit œcuménique transparaît particulièrement lorsque la
personne à canoniser est issue
d’une région à majorité non catholique. La canonisation est alors
employée comme moyen de je-
ter des ponts vers les autres religions. Mieux encore, on a pu assister à des relectures œcuméniques
de vies de saints déjà canonisés.
Ainsi, sainte Brigitte de Suède
devient un centre d’unité pour
luthériens et catholiques : « C’est
pour moi une grande joie de savoir qu’en Suède elle est aimée et
vénérée aussi bien par les luthériens que par les catholiques. Sa
vie et son œuvre constituent donc
un héritage qui nous unit. Sainte
Brigitte est comme un centre d’unité. “Seigneur, montre-moi la voie
et dispose-moi à la suivre !”. Ce
sont les mots d’une de ses prières,
que l’on récite encore aujourd’hui
en Suède. (…) “Seigneur, montremoi la voie et dispose-moi à la suivre”. Cette invocation peut constituer le programme du mouvement
œcuménique. L’œcuménisme est
un voyage que l’on effectue ensemble mais dont il n’est pas possible
de fi xer le parcours ou la durée.
Nous ne savons pas si le chemin
sera aisé ou difficile. Nous savons
seulement qu’il est de notre devoir
de poursuivre ensemble ce voyage.
(…) Sainte Brigitte a consacré tou36
Christifi deles laici, § 16
37
Lumen gentium, chapitre V, § 39-42
38
Christifi deles laici, § 16-17
39
Voici la réflexion de Dom Ghislain
Lafont dans son livre Imaginer l’Eglise catholique, Cerf, 2001, note 1 de la
page 232 : « On se réjouit de constater
que les auteurs de la Nouvelle encyclopédie catholique Théo ont consacré à
la sainteté le chapitre initial du volume (« Des chercheurs de Dieu par milliers… ») et dès le début ils procèdent
sans le dire à une sorte de béatifi cation spontanée : ‘Aujourd’hui, qui ne
connaît Mère Teresa, Martin Luther
King, Helder Camara, l’abbé Pierre,
Oscar Romero, etc., et déjà un peu
plus lointains Edmond Michelet, Tom
Dooley, Madeleine Delbrel, Teilhard de
Chardin ? Ces hommes, ces femmes
sont comme des points de rendez-vous
pour l’humanité entière’. Plus loin, ils
ajoutent d’autres noms dont certains
furent depuis béatifi és par le pape ».
40
Article de Michel Kubler et de Claude
Dial paru dans La Croix-L’Evénement
du 28 mars 1991, repris dans la
Documentation catholique 2026 du
21 avril 1991
9
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
te son existence à cet ardent désir
divin de réconciliation et de communion entre tous les membres du
peuple chrétien. (…) » 41
Suite aux festivités du VIème centenaire de la canonisation de sainte Brigitte, il s’adressa aux cardinaux en ces termes :
« La récente Assemblée (Synode des évêques d’Europe) fut caractérisée par la présence de délégués
fraternels de diverses Confessions
chrétiennes qui, sur un pied d’égalité, ont pris part aux travaux. Les
rencontres, les colloques et les prières communes — je voudrais rappeler en particulier la liturgie oecuménique qui s’est déroulée dans
la basilique vaticane le 7 décembre — ont mis en relief la nécessité
de poursuivre le dialogue œcuménique, dans la recherche de l’unité et de la communion. (…) Ce sera cet œcuménisme de la vérité et
de la charité qui fera des chrétiens
les prophètes crédibles de l’espérance et de la solidarité aux yeux
du monde. Sur ce chemin difficile, que nous aident les saints patrons de l’Europe : saint Benoît,
saint Cyrille et saint Méthode.
Qu’intercède pour nous, tout particulièrement, sainte Brigitte, dont
nous avons célébré récemment le
sixième centenaire de la canonisation. Cet anniversaire a pris une
valeur significative, constituant
un pas important dans le dialogue
œcuménique. L’exemple de cette
sainte et le souvenir de la mission
qu’elle a accomplie au service de
l’unité de l’Église représentent un
motif d’encouragement pour tous
ceux qui sont engagés dans la nouvelle évangélisation de l’Europe. »42
Dans une homélie prononcée en
1995, à Kosice (Slovaquie), lors de
la canonisation de trois martyrs,
Jean-Paul II évoque :
« Les martyrs des autres Confessions religieuses.
Bien chers frères et sœurs ! La
liturgie de ce jour nous invite à réfléchir sur les faits tragiques du début du XVIIe siècle, en mettant en
lumière, d’une part, l’absurdité de
10
•
la violence qui s’acharna contre des
victimes innocentes et, de l’autre, le
splendide exemple de tant de disciples du Christ qui surent affronter des souffrances de tout genre pour ne pas renier ce que leur
dictait leur conscience. A côté des
trois martyrs de Kosice, en effet, de
nombreuses personnes, appartenant aussi à d’autres Confessions
chrétiennes, furent soumises à des
tortures et subirent de lourdes condamnations : certaines furent même tuées. Comment ne pas reconnaître, par exemple, la grandeur
spirituelle des vingt-quatre fidèles
appartenant aux Églises évangéliques, tués à Presov ? A ceux-ci et à
tous ceux qui ont accepté les souffrances et la mort pour demeurer
en conscience cohérents avec leurs
propres convictions, l’Église rend
la louange qu’ils méritent et exprime son admiration. (…) »
L’emploi du terme “martyr” est
équivoque et entraîne la confusion. Le martyre est la mort subie
comme témoignage de la vraie foi,
ce qui suppose un degré éminent
de charité. On ne peut pas parler
de martyrs dans une fausse religion, en raison de l’interdépendance vérité/charité ; celui qui rend témoignage d’une fausse religion ne
peut être, objectivement, un martyr. Cela n’enlève rien aux mérites
personnels de gens qui souffrent
dans leur chair pour défendre leur
foi, fût-elle objectivement fausse. De plus, il est possible qu’elles
soient véritablement des martyrs,
si elles meurent pour défendre
un point de foi catholique ; cependant même dans ce cas l’Église ne
peut les déclarer martyrs, car elle
ne peut juger de ce point, tout intérieur. Benoît XIV explique que
ces personnes sont martyres devant Dieu, et recevront une récompense de martyr, mais elles ne
sont pas martyrs devants l’Eglise
qui ne peut les déclarer tels. Il est
bien évident qu’un tel cas ne peut
se produire que si cette personne
est dans l’ignorance invincible visà-vis de la vraie foi.
Ce point de théologie capital
semble être complètement oublié
comme le confi rme un passage
de la même homélie : « J’ai fait
aussi allusion à ce martyrologe 43
dans ma Lettre apostolique Tertio
millennio adveniente, en appelant
à le mettre à jour, après les atroces
expériences de notre siècle, en le
complétant par les noms des martyrs qui nous ont ouvert le chemin
vers le troisième millénaire (cf.
n. 37). Le martyre nous unit à tous
les croyants en Christ, en Orient
comme en Occident, avec lesquels
nous attendons encore de parvenir
à la pleine communion ecclésiale
(cf. n. 34). »
Il évoque encore :
« Le respect des droits des minorités.
Je veux donc dire ma joie
d’avoir pu ajouter aujourd’hui ces
nouveaux noms au martyrologe de
l’Église qui est en Slovaquie, et j’espère que cela constituera un encou-
41
La suite du discours est intéressante :
« Aujourd’hui comme à cette époque, le
Seigneur continue à susciter des hommes et des femmes généreux qui font
progresser le même dessein d’unité chez
les croyants en Europe et dans le monde. Comme je l’ai affirmé le 9 juin 1989,
au cours de la cérémonie œcuménique à
Uppsala : “Nous ne pouvons pas tout faire tout de suite, mais nous devons faire aujourd’hui ce qui nous est possible,
dans l’espoir de ce que nous pourrons
faire demain”. La Commission mixte de
dialogue entre catholiques et luthériens
travaille également en ce sens, dans l’espoir de contribuer à supprimer les obstacles qui s’opposent encore à l’unité des
chrétiens. » Extraits de l’homélie prononcée lors de la célébration œcuménique à Saint-Pierre de Rome, le 5 octobre
1991, à l’occasion du VIème centenaire de
la canonisation de sainte Brigitte dans
le cadre d’un événement œcuménique
exceptionnel, en la basilique SaintPierre de Rome, réunissant pasteurs
luthériens et hiérarchie catholique. Cf.
Documentation catholique 2038 du
17 novembre 1991
42
Jean-Paul II : Discours aux cardinaux
et à la Curie romaine du 23 décembre
1991, Documentation catholique 2043
du 3 février 1992.
43
Le martyrologe œcuménique.
•
ragement pour toutes les Églises
sœurs, spécialement pour celles de
l’Europe centrale et orientale.
Les trois nouveaux saints appartenaient à trois nations différentes mais partageaient la même
foi et, soutenus par elle, ils surent
affronter unis la mort même. Que
leur exemple ravive chez leurs compatriotes l’engagement à la compréhension réciproque et renforce
surtout parmi les Slovaques et la
minorité hongroise les liens d’amitié et de collaboration. Ce n’est que
sur la base du respect mutuel des
droits et des devoirs des majorités
et des minorités qu’un État pluraliste et démocratique peut vivre et
prospérer. (…) »
Quelques autres citations pour
illustrer l’omniprésence du thème œcuménique mêlé à celui de la
sainteté :
« Le témoignage rendu au
Christ jusqu’au sang est devenu un
patrimoine commun aux catholiques, aux orthodoxes, aux anglicans et aux protestants, comme le
notait déjà Paul VI dans son homélie pour la canonisation des martyrs ougandais. » Tertio millenio
adveniente, § 37
« C’était en même temps un pèlerinage œcuménique : d’abord au
sanctuaire des martyrs de l’Eglise anglicane, puis au temple construit en l’honneur de saint Charles
Lwanga et ses 21 compagnons catholiques. » Audience générale du
18 février 1993
« Dans le mémorandum déjà cité, sur le thème de la préparation du grand Jubilé, j’ai souligné l’opportunité de constituer
un martyrologe contemporain qui
tienne compte de toutes les Eglises
locales, ceci aussi dans une dimension et une perspective œcuméniques. Il y a tant de martyrs
dans les Eglises non catholiques :
des Orthodoxes en Orient, mais
aussi des Protestants. » Allocution
au Consistoire extraordinaire du
13 juin 1994
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
Le fondement de cet œcuménisme des saints n’est qu’une conséquence de la nouvelle conception
de la sainteté. En effet, le Christ
Rédempteur opère le salut et la
sainteté en révélant aux hommes
la dignité de leur condition, laquelle trouve son fondement dans
la liberté de la conscience : le principe fondamental n’est plus la vérité à laquelle l’homme adhère librement, ce n’est plus l’objet auquel la
conscience individuelle se soumet ;
c’est la liberté de la conscience humaine, c’est le sujet. Or, cette conscience individuelle de l’homme est
ce qui fait qu’un homme croit que
Dieu est ce qu’Il n’est pas pour un
autre homme. L’homme professe
une religion quelconque et, dans
cette profession, il est de toutes
façons respectable, parce qu’il célèbre son intériorité transcendante. Par conséquent, toutes les religions deviennent moyen de salut,
puisqu’elle sont autant de possibilités d’expressions de la dignité acquise à l’homme par le Christ :
« Le Christ Verbe Incarné est la
réalisation de l’aspiration de toutes les religions du monde et par
cela même il en est l’aboutissement
unique et définitif ». 44
L’homme qui professe librement
sa religion, et qui a conscience de
la dignité que cette profession libre lui confère, voilà le saint. Et
tout homme peut être saint de cette sainteté-là dans toute religion :
en plénitude dans la religion catholique ; de manière partielle, mais
néanmoins réelle, ailleurs :
« Le Concile dit que “l’Eglise du
Christ est présente” dans l’Eglise
catholique, et il reconnaît en même temps que, “en dehors de l’ensemble organique qu’elle forme,
on trouve de nombreux éléments
de sanctification et de vérité, qui,
en tant que dons propres à l’Eglise
du Christ, portent à l’unité catholique”.45 “Par conséquent, ces Eglises
et ces Communautés séparées elles-mêmes, même si nous croyons
qu’elles souffrent de déficiences,
ne sont nullement dépourvues de
signification et de valeur dans le
mystère du salut. En effet, l’Esprit
du Christ ne refuse pas de se servir d’elles comme de moyens de salut, dont la vertu dérive de la plénitude même de grâce et de vérité qui
a été confiée à l’Eglise catholique”.46
Dans la mesure où ces éléments de
sanctification et de vérité se trouvent dans les autres Communautés
chrétiennes, il y a une présence active de l’unique Eglise du Christ
en elles. C’est pourquoi le Concile
Vatican II parle d’une communion
réelle, même si elle est imparfaite ».47
Il y a donc une communion de
sainteté qui transcende les différentes religions, et cette transcendance manifeste l’action rédemptrice du Christ et l’effusion de son
Esprit sur toute l’humanité, préparant ainsi la voie à l’unité œcuménique parfaite :
« L’œcuménisme des saints
est peut-être celui qui convainc le
plus. La voix de la communio sanctorum est plus forte que celle des
fauteurs de division. » 48
« Grâce au rayonnement du
“patrimoine des saints” appartenant à toutes les Communautés, le
“dialogue de la conversion” à l’unité pleine et visible apparaît alors
sous la lumière de l’espérance. La
présence universelle des saints
donne, en effet, la preuve de la
transcendance de la puissance de
l’Esprit. Elle est signe et preuve de
la victoire de Dieu sur les forces du
mal qui divisent l’humanité. » 49
« Bien que de manière invisible, la communion encore imparfaite de nos communautés est en vérité solidement soudée par la pleine
communion des saints, c’est-à-dire
de ceux qui, au terme d’une existence fidèle à la grâce, sont dans
44
Tertio millenio adveniente, § 6.
45
Lumen gentium, § 11
46
Unitatis redintegratio, § 3
47
Ut unum sint, § 10-11
48
Tertio millenio adveniente, § 37
11
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
la communion du Christ glorieux.
Ces saints proviennent de toutes les
Eglises et Communautés ecclésiales qui leur ont ouvert l’entrée dans
la communion du salut. Lorsqu’on
parle d’un patrimoine commun,
on doit y inclure non seulement les
institutions, les rites, les moyens de
salut, les traditions que toutes les
Communautés ont conservés et par
lesquels elles ont été formées, mais
en premier lieu et avant tout cette
réalité de la sainteté. » 50
Que reste-t-il alors de la canonisation ? Elle ne saurait être que
le moyen auquel recourt l’Eglise
catholique pour signifier au monde cette dignité de la condition humaine, telle qu’elle se manifeste en
plénitude dans son sein. La canonisation correspond à un exemplaire
primordial, auquel peuvent participer plus ou moins les différentes
confessions religieuses.
2. Des saints qui ont véhiculé et réalisé le message de la religion du concile
Dans certaines béatifications/
canonisations, le but réel ne peut
être la mise en avant de vertus héroïques des personnes concernées
— puisqu’il est manifeste qu’elles
ne sont pas parvenues à l’héroïcité — mais la consécration défi nitive du concile Vatican II comme
« la nouvelle Pentecôte de l’Eglise », ou encore une de ses idées
maîtresses. Ainsi en est-il de la
béatification de Jean XXIII, de l’introduction de la cause de Paul VI
et de la canonisation de Josémaria
de Balaguer.
La béatification de Jean XXIII
La cause de Jean XXIII est inséparablement présentée avec celle du concile et son nouveau message.
« Ce pontife a promu l’œcuménisme, s’est préoccupé d’entretenir des rapports de fraternité avec
les orthodoxes d’Orient qu’il avait
connus en Bulgarie et à Istamboul,
12
•
a entrepris des relations plus intenses avec les Anglicans et avec le
monde différencié des Eglises protestantes. Il mit tout en œuvre pour
poser les bases d’une nouvelle attitude de l’Eglise catholique envers
le monde juif, faisant une ouverture décisive au dialogue et à la
collaboration. Le 4 juin 1960, il
créa le Secrétariat pour l’unité des
chrétiens. Il promulgua deux encycliques significatives, ‘Mater et
Magistra’ (20 mai 1961) sur l’évolution sociale à la lumière de la doctrine chrétienne et ‘Pacem in terris’
(11 avril 1963) sur la paix entre
toutes les nations. Il visita hôpitaux et prisons et se montra toujours proche, par la charité, des
personnes souffrantes et des pauvres de l’Eglise et du monde. » 51
Si l’on excepte le dévouement
aux œuvres de miséricorde corporelle, toutes les vertus de Jean XXIII
sont des “vertus œcuméniques”.
Dans son sermon de la
Pentecôte 2001, le pape JeanPaul II rend hommage à Jean XXIII,
à l’occasion du 38e anniversaire de
son décès. 52 « Le concile œcuménique Vatican II, annoncé, convoqué
et ouvert par le pape Jean XXIII,
a été conscient de cette vocation
de l’Eglise. On peut bien dire que
l’Esprit-Saint a été le protagoniste du concile, dès l’instant où le
pape le convoqua, déclarant qu’il
avait accueilli comme venant d’en
haut une voix intérieure qui s’était
imposée à son esprit. Cette “brise légère”est devenue un “violent
coup de vent” et l’événement conciliaire a pris la forme d’une nouvelle Pentecôte. “C’est en effet dans la
doctrine et l’esprit de la Pentecôte
— affirma le pape Jean — que le
grand événement qu’est le concile
œcuménique tire sa substance et
sa vie.” (Discorsi, p. 398) »53
Dans l’homélie de la messe de
béatification, le paragraphe principal concernant Jean XXIII évoque
également le prophète du concile :
« Le flot de nouveautés qu’il apporta ne concernait certainement pas
la doctrine mais plutôt la manière
de l’exposer : nouvelle était sa manière de parler et d’agir, nouveau
était l’élan de sympathie avec lequel il allait vers les personnes ordinaires comme vers les puissants
de la terre. Ce fut dans cet esprit
qu’il convoqua le concile œcuménique Vatican II, grâce auquel il
ouvrit une page nouvelle dans l’histoire de l’Eglise : les chrétiens se sentirent appelés à annoncer l’évangile avec un courage renouvelé et
une plus grande attention aux “signes des temps”. Le concile fut vraiment une intuition prophétique de
ce pontife âgé qui inaugura, au milieu de nombreuses difficultés, une
ère d’espérance pour les chrétiens et
pour l’humanité. » 54
Cette « nouvelle manière de
parler et d’agir » est bien relatée
par Yves Marsaudon, franc-maçon notoire, qui, dans son ouvrage L’œcuménisme vu par un francmaçon de tradition relate ses
contacts fréquents et amicaux
avec Mgr Roncalli, nonce apostolique à Paris. Cette « nouvelle manière de parler et d’agir » ne relève
pas du tempérament, du style personnel de Jean XXIII, mais bien
de la manière d’aborder le monde
(au sens évangélique), ennemi de
Jésus-Christ, et ceux qui sont du
monde. Marsaudon confie comment Mgr Roncalli avait émis des
réserves au moment de la promulgation du dogme de l’Assomption,
et ce par « prudence » œcuménique : « Il pensait perpétuellement
« aux autres » et à l’effet que pou-
49
Ut unum sint, § 84.
50
Ut unum sint, § 84
51
Discours d’hommage adressé à JeanPaul II par le préfet de la Congrégation
des causes des saints, L’Osservatore
Romano, 20-21. 12. 1999
52
C’est à cette occasion que les restes
du défunt pape ont été exposés sur la
place St-Pierre et, à l’issue de la cérémonie, ont été reconduits en procession devant l’autel de la Confession de
la basilique vaticane, pour y être exposés pendant quelques jours à la vénération des fidèles.
53
Documentation catholique 2251 du
1er juillet 2001
•
vait produire sur les Chrétiens séparés telle ou telle innovation. »55
L’introduction de la cause
de Paul VI
Pour Jean XXIII, les promoteurs de la cause se sont efforcés
de mettre en évidence sa bonté légendaire ; on pourra parler plutôt
soit de bonhomie naturelle, 56 soit
de manque de prudence, nous y
reviendrons. Pour Paul VI, il n’y a
rien de cela. Paul VI ne fut ni apprécié, ni admiré ; ni par ses amis,
encore moins par ses ennemis. Et
pourtant, sa cause fut introduite le
11 mai 1993, suite à la demande de
la conférence épiscopale italienne :
c’est une nouvelle preuve de l’instrumentalisation.
Lors de l’annonce de l’introduction du procès, le cardinal Ruini,
vicaire du pape pour le diocèse de
Rome, fit une évocation de la personnalité de Paul VI, évocation
qui ne laisse pas de doute quant
aux intentions d’une telle mise sur
les autels ; il s’agit en effet d’exalter son œuvre, la réforme issue du
concile :
« La ville de Rome, cette villediocèse unique au monde par son
histoire et sa mission, par son universalité et ses problèmes spécifi ques, qui l’eut pour évêque et successeur de Pierre pendant 15 ans,
sait ce qu’elle doit à Paul VI. Les
fruits de son ministère pétrinien et
universel se reversèrent avant tout
sur elle. Après avoir recueilli l’héritage de Jean XXIII, Paul VI, en
guidant les dernières sessions du
Concile Vatican II et en le conduisant heureusement à son terme,
prit sur lui la charge de l’inscrire
dans les structures, de répandre et
appliquer les décisions conciliaires. Rome s’enrichit de nouveaux
dicastères pontificaux, répondant
aux exigences pastorales indiquées par le Concile et aux attentes d’un monde en évolution rapide
et en marche vers une plus grande unité. L’Église fit l’apprentissage d’une nouvelle manière de prier
choralement au cours de la sainte
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
liturgie, d’un nouvel esprit dans
le jugement porté sur le monde,
de rapports nouveaux avec les fi dèles des autres Églises et confessions chrétiennes, avec nos frères
aînés juifs, avec les non chrétiens,
avec les non croyants. L’Église approfondit son nouveau rapport
avec les Livres saints, par l’effort
missionnaire, la dévotion mariale, la culture, l’art, la science. Paul
VI fut l’initiateur des grands voyages missionnaires qui le portèrent,
lui et son successeur Jean-Paul II,
aux côtés des communautés du
monde entier et jusque dans les assemblées des plus hautes instances
de la société, afin de témoigner de
l’amour de Pierre pour l’homme et
pour la paix universelle. » 57
La volonté de canoniser le pape
Paul VI relève de causes supérieures, la “cause” par excellence, celle du concile Vatican II et pour la
promouvoir, les canonisations de
Jean XXIII et de Paul VI sont des
moyens de choix.
La canonisation de
Josemaria Escriva
chrétien dans les affaires temporelles, la sainte messe comme centre
et racine de la vie intérieure, etc.
Le bienheureux Josémaria rencontre de nombreux Pères conciliaires
et beaucoup d’experts qui voient en
lui un authentique précurseur de
beaucoup de lignes maîtresses de
Vatican II. Profondément identifié à la doctrine conciliaire, il promeut sa mise en pratique, avec empressement, à travers les activités
de formation de l’Opus Dei partout
dans le monde. »
C. Conséquences de cette nouvelle
conception de la sainteté
1. Le manque de souci d’orthodoxie doctrinale
L’orthodoxie doctrinale était
un critère déterminant dans l’ancienne procédure, à tel point que
le moindre soupçon arrêtait immédiatement une cause, même si
le personnage semblait avoir vécu
héroïquement toutes les vertus.
54
Documentation catholique 2233 du
1er octobre 2000
55
Comme le montre l’article qui
accompagne celui-ci, la canonisation de Mgr de Balaguer est en
rapport étroit avec le concile dans
la mesure où, idéologiquement,
Balaguer fut un précurseur du concile.
Dans une courte biographie publiée sur le site internet du Vatican,
on peut lire : « Dès que Jean XXIII
annonce qu’il convoque un concile œcuménique, le bienheureux
Josémaria se met à prier et à faire prier pour l’heureux aboutissement de cette grande initiative qu’est le concile œcuménique
Vatican II, comme il l’écrit dans
une lettre en 1962. Le magistère
solennel de l’Église va alors confirmer des aspects fondamentaux de
l’esprit de l’Opus Dei l’appel universel à la sainteté, le travail professionnel en tant que moyen de
sainteté et d’apostolat, la valeur et
les limites légitimes de la liberté du
Ouvrage cité, p. 46. Notons que le cinquième chapitre du livre de Marsaudon
s’intitule La mort d’un saint. Il s’agit de
Jean XXIII…
56
« Les attitudes déplacées, à propos
desquelles on pourrait multiplier à
foison les anecdotes, confirment le jugement de Jean Guitton sur un nonce
apostolique “familier” et “vulgaire” »,
rapporte Yves Chiron dans son article
sur Jean XXIII (in Certitudes nº3 nouvelle série), citant des faits effectivement peu édifiants.
57
Parlant de son travail à la curie romaine, comme pro-secrétaire du pape
Pie XII, le cardinal Ruini dit : « Ce furent 35 années d’apostolat infatigable, dont les traces sont profondément
inscrites dans notre Ville comme dans
l’histoire de l’Église. Son dévouement
au service des Papes le vit engagé dans
la diplomatie, qu’il exerça comme un
authentique service de la charité, avec
un soin scrupuleux. » Le cardinal se
garde bien de parler du soin scrupuleux
avec lequel Jean-Baptiste Montini cacha les relations qu’il nourrissait avec
Moscou, malgré l’interdiction formelle
du pape. Ce seul fait de désobéissance
grave au pape devrait suffi re à l’arrêt du
procès de béatification.
13
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
Que dire alors de Jean XXIII
qui se taisait dès qu’on parlait de
l’infaillibilité pontificale, 58 ou de la
béatification du cardinal Ferrari,
archevêque de Milan, qui a manqué de force contre le modernisme
dans son diocèse si bien que saint
Pie X dut réagir et le reprendre ? Il
est connu que le cardinal Ferrari,
piqué dans son amour-propre, ne
voulut jamais admettre que le modernisme sévissait dans son diocèse et ce jusque dans son séminaire.
Il défendit publiquement des journaux teintés de modernisme et en
vint jusqu’à contester quelque peu
le pape saint Pie X devant ses séminaristes. 59
Au sujet de l’orthodoxie doctrinale de Josémaria de Balaguer,
précurseur en certains domaines de la doctrine erronée de
Vatican II, nous renvoyons à l’article qui lui est consacré.
Ces procès posent un problème
réel quant à la rectitude des procès
sur la question doctrinale.
2. Les déficiences de la procédure
Celles-ci peuvent être déduites
de deux approches.
Une approche essentielle,
par les modifications de la procédure elle-même. Le lecteur trouvera dans les colonnes de cette même revue une comparaison des
procès de canonisations avant et
après le Concile. Un autre article
plus détaillé sera bientôt disponible sur le site.
Une approche plus accidentelle, mais révélatrice, par les irrégularités constatées.
• Le miracle attribué à Mère
Teresa 60 suscite une polémique en
Inde dans le monde des médecins,
lesquels affi rment que la tumeur
cancéreuse de Monika Besra a été
traitée en hôpital. De fait, si la maladie a été soignée, on ne peut déclarer miraculeuse la guérison même subite, sans contrevenir aux
règles de la procédure qui ne se
penche pas sur le cas d’un malade traité médicalement. De plus,
14
•
il n’est pas évident de démontrer
— dans le cas d’un vrai miracle —
qu’on puisse l’attribuer à l’intercession de Mère Teresa, car peu avant
la guérison, la médaille miraculeuse fut imposée à la miraculée. 61
• Que dire des soit-disant vertus héroïques de Jean XXIII ?
Plusieurs voix se sont élevées, aussi bien du côté progressiste que du
côté traditionnel, pour appeler à
ne pas confondre une charité héroïque avec une « bonté » qui s’apparente à la bonasserie ou parfois
à la faiblesse. Nous renvoyons le
lecteur aux différentes études parues sur ce sujet et qui convergent
toutes vers la même conclusion : il
semble impossible de parler d’héroïcité des vertus. 62
Conclusion
1. Qu’est-ce que la sainteté
pour l’Eglise de Vatican II ? Voilà la
question qui est au cœur du problème des nouvelles canonisations.
Les éléments que nous avons examinés nous révèlent une nouvelle conception de la sainteté. Cette
conception influe sur l’Eglise et ses
membres, à tel point que la notion
de ce qu’est réellement la sainteté
s’évanouit peu à peu dans le peuple
catholique, et aussi — et surtout —
dans le clergé et les communautés
religieuses. La vague d’abandon
du sacerdoce et de la vie religieuse qui sévit depuis Vatican II en est
un indice révélateur.
pour rendre compte de l’intention
du pape. Mais si l’on considère l’ensemble de son œuvre, force est de
constater qu’il a toujours répugné
à poser un acte infaillible. (comme
par exemple dans l’affaire du document sur le refus de l’ordination
des femmes.) Comment le pape
voudrait-il obliger l’ensemble des
fidèles à accepter la mise sur les
autels simultanée du Padre Pio et
de Mgr Balaguer ? Le second a encouragé et, en certains domaines,
a précédé les réformes du concile,
meurtrières pour l’Eglise ; le premier les a honnies. 63 Jean XXIII a
— en convoquant le concile — introduit en grande pompe le libéralisme et le modernisme dans l’Eglise, Pie IX les a condamnés.
4. Nous ne doutons pas de l’héroïcité des vertus de certaines
personnes canonisées par JeanPaul II. Mais il faut reconnaître
qu’elles se sont sanctifiées et qu’elles ont atteint un degré extraordinaire de grâce et de vertu par les
moyens traditionnels. La spiritualité dans laquelle s’est sanctifié un
Padre Pio est l’antithèse la plus
radicale de la nouvelle messe de
Paul VI. 64 Le fait qu’un Padre Pio
soit canonisé dans le cadre de la
nouvelle messe entraîne une confusion des esprits. L’utilisation de
causes saines et saintes au profit
de la prédication de la nouvelle religion est l’un des coups de maître
de Satan. 65
58
2. L’intention du pape est déterminante quant à l’infaillibilité de
ses actes. Dans quelle mesure le
pape Jean-Paul II veut-il accomplir
de véritables canonisations portant la marque de l’infaillibilité ?
Les différents indices recueillis
dans sets discours et ses homélies,
tendent à montrer que son intention ne s’identifie plus avec celle
qui a animé ses prédécesseurs.
3. Dans le cadre de la confusion
actuelle du magistère, on ne peut
se baser sur des faits ponctuels
L’œcuménisme vu par un franc-maçon,
Yves Marsaudon, éditions Vitiano, p. 45
59
Refus de plusieurs séminaristes de prêter le serment anti-moderniste. On lira
avec intérêt le détail de cette vaste polémique qui fit grand bruit à l’époque dans toute l’Italie dans la Disquisitio : Conduite de
saint Pie X dans la lutte contre le modernisme, Publications du Courrier de Rome,
p. 157-218.
60
Il fut reconnu par la Congrégation pour
la cause des saints le 2 octobre 2002.
61
Le témoignage de la jeune femme indienne a été recueilli par Saverio Gaeta
pour l’hebdomadaire catholique italien
Famiglia cristiana du 10 octobre.
62
L’étude la plus détaillée est parue sous
forme d’articles dans la revue Tradizione
cattolica (Revue du district d’Italie de la
Fraternité Saint-Pie X). La traduction fran-
•
çaise peut être lue sur le site www.dici.org
(partie Articles de fond). Une autre étude montrant que la bonté de Jean XXIII
n’est en réalité qu’un manque de vertu de
prudence est parue dans la revue italienne Rassegna di Ascetica e Mistica « S.
Caterina da Siena » 62 de juillet-septembre 1975. L’auteur, le père Colosio,
est un dominicain italien du couvent de
S. Miniato, près de Pise. Cet article a été reproduit en français dans la revue Le Sel de
la terre nº42. Enfi n, signalons aussi un bon
article parue dans la revue Certitudes nº3,
nouvelle série intitulé Jean XXIII : la béatifi cation malheureuse.
63
En 1967, le Père général des capucins demanda au Padre Pio : « Priez pour notre
chapitre général capucin qui va s’ouvrir
pour rédiger de nouvelles constitutions. »
A ces mots, le Padre eut un geste de colère, s’écriant : « Ce ne sont que bavardages
et ruines ! » Quelques semaines plus tard,
alors que le pape allait recevoir le chapitre
des capucins en audience, Padre Pio écrivait à Paul VI : « Je prie le Seigneur qu’il
[l’ordre des capucins] (…) continue dans
sa tradition de sérieux et d’austérité religieuse, de pauvreté évangélique, d’observance de la règle et des constitutions ». Lorsque
de nouvelles constitutions seront annoncées, Padre Pio aura la même réaction très
vive : « Mais qu’êtes-vous en train de faire à Rome ? Que combinez-vous ? Vous
voulez changer même la règle de saint
François ! » Source : P. Jean, OFM cap.,
Lettre aux amis de saint François, n. 17,
2 février 1999.
64
cf. Le problème de la réforme liturgique,
éd. Clovis
65
Citons le message publié par la Conférence
des évêques du Mexique expliquant le sens
profond de la canonisation de Juan Diego
par le pape Jean-Paul II : « Cette canonisation rend également palpable l’amour providentiel de l’Église et du Pape pour les
indigènes et réitère leur ferme opposition
aux injustices, violences et abus dont ce
peuple a été victime au cours des siècles…
Par cette canonisation, le Pape encourage les peuples autochtones du Mexique et
de toute l’Amérique à conserver cette saine fi erté dans la culture de leurs ancêtres
et soutient les aspirations légitimes et les
justes revendications de tous les indigènes. La vie de Juan Diego doit redonner
de l’élan à la construction de la nation
mexicaine : une nation tout d’abord prête à se réconcilier avec ses origines, son
histoire, ses valeurs et ses traditions ; une
nation, ensuite, dont le développement serait fondé sur la valeur de la personne humaine, respectée dans son intégrité ; une
nation où la rencontre de la diversité et de
la communion se ferait dans la créativité ; une nation où les lois pourraient non
seulement protéger les règles de la vie en
société, mais également assurer justice et
solidarité ; une nation, enfi n, où la dignité des plus vulnérables serait défendue et
où les plus favorisés pourraient laisser libre-cours à leur fraternité. » La documentation catholique N° 2276 du 15/09/2002
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
La canonisation
de Josémaria Escriva de Balaguer
ou
une nouvelle étape de la
glorification de l’Eglise conciliaire
Monseigneur José Maria Escriva de Balaguer, fondateur
de l’Opus Dei, a franchi les degrés des autels avec une rapidité étonnante : sa cause de béatification a été introduite en 1981, six ans seulement après sa mort ; il a été béatifié en 1992 (devant un foule de 46 cardinaux, 300 évêques
et 300 000 pèlerins), et Jean-Paul II l’a canonisé le 6 octobre
dernier. Dans toutes les étapes de cette cause, Rome a agi extrêmement vite. Pourquoi donc ? C’est ce que cette étude va
tenter de déterminer.
Un peu d’histoire
José Maria Escriva est né en
1902 en Aragon. Il est ordonné prêtre à 23 ans. Au cours d’une retraite en 1928, « l’abbé Escriva “voit” –
c’est le terme qu’il a employé par la
suite – ce que Dieu attend de lui.
Il voit que le Seigneur lui demande de mettre toutes ses forces au
service de ce qui deviendra l’Opus
Dei ; qu’il doit pousser les hommes
de tous les milieux – en commençant par les intellectuels, pour arriver ensuite aux autres – à répondre à une vocation spécifique
consistant à rechercher la sainteté et à faire de l’apostolat au milieu
du monde, dans l’exercice de leur
profession ou métier, sans changer
d’état. » 1
Un an et demi plus tard, alors
qu’il célèbre la messe, il « revoit »
l’Opus Dei, et voit que les femmes
feront aussi partie de l’œuvre.
A la création de l’œuvre, l’abbé Escriva n’a que 26 ans. Son expérience est courte, mais « l’évê-
que de Madrid pleinement au fait
de l’esprit, des fins et des moyens
de l’Opus Dei avait encouragé
le fondateur dès le premier instant et béni son œuvre. »2 C’est
ce même évêque qui plus tard
(juin 1944) ordonnera au sacerdoce les trois premiers prêtres membres laïcs de l’Opus Dei, dont le
futur Mgr Alvaro del Portillo, successeur de Mgr Escriva à la tête de
l’œuvre.
L’abbé prêche des retraites, recrute des membres, organise son
œuvre. Il veut des prêtres pour
l’œuvre afi n d’encadrer ses disciples. Il dit avoir vu clairement, au
cours de la célébration de sa messe, le 14 février 1943, la solution canonique : l’ordination de membres
laïcs de l’Opus. Dès lors : « La société sacerdotale de la sainte Croix
était née, elle représente dans
l’Église un nouveau phénomène
pastoral (des hommes diplômés et
exerçant une profession…) et juridique. »3
15
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
L’abbé Escriva s’installe à Rome
en 1946, est nommé prélat de sa
Sainteté en 1947 et recevra diverses charges. Il parcourt le monde,
y prêche sa doctrine, « la sainteté
par le travail », et meurt à Rome le
26 juin 1975. L’Opus a été érigé en
prélature personnelle en août 1982
par Jean-Paul II, avec juridiction
sur les membres de l’Opus dans le
monde entier.
On ne peut qu’être frappé par
la croissance de l’Opus, la diffusion mondiale de la doctrine de Mgr Escriva, en particulier
Camino (Chemin), seul ouvrage
publié du vivant de l’auteur. C’est
un recueil de 999 maximes, qui est
comme un bréviaire pour chacun
des membres de l’Opus Dei. La
première édition parut en 1934.
Depuis lors 250 éditions furent publiées en 39 langues avec un tirage
de près de quatre millions d’exemplaires.
La spiritualité de l’Opus Dei : la
sanctification par le travail
« Le 2 octobre 1928, l’abbé
Escriva de Balaguer connaît la volonté de Dieu dans toute sa portée
(...). La lumière reçue n’est pas une
inspiration générale, mais une illumination précise et déterminée ; le fondateur en présente toute la nouveauté : tout homme quel
qu’il soit est appelé à la sainteté et
à l’apostolat, “sans sortir du monde, pourvu qu’il surnaturalise les
réalités temporelles auxquelles il
est mêlé, le travail professionnel
et les tâches familiales et sociales
avant tout”. »4
L’Opus Dei dit que la tradition
de l’Eglise avait une vision négative du travail : il n’était pas recherché comme quelque chose de bon
en soi, mais en tant que moyen ascétique permettant avant tout de
combattre l’oisiveté.
« Saint Jean Chrysostome est,
parmi les pères de l’Église, le dernier des grands à parler de la sanctification de la vie ordinaire dans
les mêmes termes que Vatican II.
Après 1ui, on a l’impression que
16
•
le chrétien moyen n’est pas appelé à vivre pleinement l’Évangile »,
dit D. Le Tourneau.5 De tels jugements font naître l’étonnement et
1’inquiétude. Notre sainte mère
l’Église est réduite à peu de chose :
quinze siècles d’incompréhension
du message de l’évangile. Enfi n,
Escriva vint !
Dans le paragraphe sur la
sanctification du travail, D. Le
Tourneau cite Mgr Escriva : « Le
travail est en effet pour nous un
moyen spécifique de sainteté.
Notre vie intérieure - contemplative au milieu de la rue - prend sa
source et son élan dans cette vie extérieure de travail de chacun. (...)
Mgr Escriva montre la portée du
passage de la Genèse (2, 15) où il
est écrit que l’homme a été créé ut
operaretur, pour travailler. »
Voilà une nouveauté ! Cette interprétation de la Bible n’est pas
celle de l’Église. La traduction
classique de ce verset de la Genèse
est : « Le Seigneur Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden
pour le cultiver et le garder. » Pour
soutenir sa thèse, Mgr Escriva force aussi le sens de la citation de
Job (5, 7) : « homo nascitur ad laborem, et avis ad volatum », traduisant laborem par « travail », alors
que le sens originel du mot est fatigue, peine ; il déforme ainsi la signification de la phrase, qui est
communément traduite comme
suit par les exégètes : « l’homme
naît pour peiner, se fatiguer… », et
pas pour « travailler ».
Non, Dieu n’a pas créé l’homme pour travailler, mais « pour le
connaître, l’aimer, le servir et obtenir ainsi le bonheur du ciel », comme l’enseigne le catéchisme. En revanche toutes les créatures sont
des moyens pour atteindre cette
fi n, et doivent être utilisées autant
qu’elles nous aident à atteindre cette fi n, ni plus ni moins (y compris
par conséquent le travail). Les différents ordres religieux et les différentes spiritualités au sein de
l’Église au cours des siècles ont
poursuivi cette fi n unique par
des chemins différents, et le tra-
vail peut en être un, certes, mais
qui n’a pas à être érigé en absolu
comme l’Opus Dei tente de 1’inculquer : « Le travail professionnel devient le pivot autour duquel tourne
toute la tâche de sanctification. Ce
qui amenait le fondateur de l’Opus
à résumer la vie sur terre en disant : qu’il faut sanctifier le travail,
se sanctifier dans le travail et sanctifier par le travail. »6
En outre, la spiritualité catholique a toujours enseigné que la vie
contemplative est supérieure à la
vie active, qu’elle est plus noble.
Saint Benoît disait : ora et labora
c’est-à-dire prie d’abord, travaille
ensuite. Mgr Escriva retourne en
quelque sorte la devise bénédictine, et invente une doctrine : « Le
travail, moyen spécifique où prend
sa source la vie intérieure. » Il est
vrai que le travail est un moyen de
sanctification personnelle, mais il
ne saurait être la source de la vie
intérieure.
Organisation et vie interne de
l’Opus Dei
L’Opus est organisé comme un
ordre religieux, tout en comprenant prêtres et laïcs.
L’entrée dans l’Opus est considérée comme une vocation ; il y a
une règle et des vœux, quoique différents pour les membres mariés.
L’appartenance à l’œuvre comprend quatre degrés :
• Les numéraires, décrits ainsi
dans les sources officielles : « Les
numéraires, hommes et femmes,
sont ceux qui ont reçu de Dieu l’appel à vivre le célibat apostolique et
à conserver une totale disponibilité pour les tâches requises par la
Prélature : celles-ci sont exclusivement des tâches concernant la direction et la formation des autres
membres de l’Œuvre. (…) Ils vivent d’ordinaire dans les centres
de la prélature, ils peuvent cependant le faire dans d’autres lieux si,
par exemple, les nécessités de leur
travail professionnel l’exigent. »
Cette élite fait des vœux – ou engagements – de pauvreté, chaste-
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Parlons maintenant du clergé
de l’Opus, et de son « système de
recrutement » : il est formé exclusivement de prêtres issus des membres laïcs de l’Opus.
Il arrive que l’on voie dans les
journaux des titres qui annoncent
l’ordination sacerdotale (et souvent des mains mêmes du pape)
de quelques dizaines d’hommes
de tous âges – jamais très jeunes
de toute façon, et souvent pas jeunes du tout – qui offrent un échan-
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té et obéissance. Elle représente
un peu moins de 20 % du nombre
des membres, et constitue l’ossature de l’œuvre. Ce sont eux qui
ont vraiment l’esprit « maison »
et dirigent l’œuvre. Certains versent leurs revenus à l’œuvre, qui
assure leurs besoins. Ils sont prêtres ou laïcs. Tous et toutes ont
obligatoirement un diplôme d’études supérieures, car l’Opus Dei
s’adresse d’abord à des personnes sélectionnées, surtout dans
les milieux intellectuels. Presque
tous exercent une profession.
• Les agrégés, dont les statuts
disent : « Sont “agrégés” ceux qui
sont amenés à vivre avec leur famille naturelle par des circonstances
permanentes
d’ordre
personnel, familial ou professionnel. » Mais ils ont pratiquement les mêmes engagements que
les numéraires, dont le célibat. Ils
sont environ 10 % des membres.
• Les surnuméraires sont les
plus nombreux (70 % des membres).
Leurs engagements sont moins contraignants. Beaucoup sont mariés.
Ils représentent la « normalité », la
vocation la plus habituelle, statistiquement parlant.
• Les coopérateurs ne prononcent pas de vœux, ne font pas vraiment partie de l’œuvre, mais participent aux œuvres d’apostolat.
Le nombre des vocations n’a
cessé de croître. L’Opus Dei compte actuellement 80 000 membres
(la moitié d’hommes et la moitié de
femmes) appartenant à plus de 90
nationalités (en France 1 400 membres environ).
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
?
??
•
Mgr Josémaria Escriva de Balaguer
tillonnage de professions variées.
Par exemple : avocats, ingénieurs,
journalistes, médecins, professeurs, conseillers commerciaux :
il s’agit, à coup sûr, des quarante à cinquante prêtres que l’Opus
Dei fait ordonner chaque année
pour ses besoins propres, de façon constante et programmée, afi n
qu’ils fassent partie du clergé de la
Prélature. Ils sont ordonnés au service de la Prélature, et dépendent
uniquement du prélat.
Pratiquement les choses se passent ainsi : après un certain nombre d’années passées dans l’Opus
Dei, le prélat demande à certains
numéraires et agrégés s’ils désirent continuer à vivre la même vocation à l’Opus Dei, mais en accomplissant un travail, un service
différent : celui de prêtre.
Celui qui est sollicité peut accepter ou refuser, en toute liberté. S’il accepte, il abandonne sa
profession civile et – selon les termes des statuts – « il reçoit sa formation dans des centres que la
Prélature a érigés à cet effet, en
respectant les normes établies par
le Saint-Siège ». Il s’agit, en pratique, de séminaires internes.
Le nombre des prêtres est programmé : ils sont actuellement en-
viron 1 500. Ils doivent être aussi nombreux que nécessaire aux
exigences de l’Œuvre, ni plus ni
moins.
Un pareil système de recrutement présente évidemment de
nombreux avantages pour l’Opus
Dei. Le plus important de tous est
que, comme ces prêtres ont avant
tout des devoirs internes de prédication et de direction spirituelle (en plus de l’administration des
sacrements), il faut qu’ils connaissent par expérience personnelle
l’esprit d’une œuvre qui les a forgés. Un esprit qu’ils sont eux aussi appelés à perpétuer, avec l’aide
des laïcs, mais dans une position
objectivement stratégique et décisive. En outre, leur expérience professionnelle est essentielle
dans un lieu où toute la spiritualité se construit précisément autour
du travail.
On remarque dans les documents l’insistance sur le fait que,
dans l’Opus Dei, « la vocation est
la même pour tous. » Voici ce que
dit D. Le Tourneau : « Mgr Escriva
a toujours eu le souci de souligner
que les membres de l’œuvre reçoivent tous la même vocation à la
sainteté et à l’apostolat, à travers
l’exercice de leur travail professionnel ; et que, par conséquent, il
n’existe pas de classes de membres,
dans le sens où certains seraient
plus importants que d’autres et que
quelques-uns recevraient une vocation différente, plus exigeante.
Il affirme donc l’égalité de tous les
membres, même s’il s’agit de prêtres et de laïcs, d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, de célibataires, de gens mariés, de veufs,
de tous niveaux culturels. Pour
tous les membres l’appel est toujours plein et entier. L’unicité de
la vocation se manifeste par le fait
que tous les fidèles de la Prélature
acquièrent les mêmes engagements ascétiques, apostoliques et
de formation. »
« Dans l’Opus Dei, assure-t-on,
célibat et mariage ne sont pas considérés comme des états opposés,
mais au contraire comme des états
17
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
qui s’imbriquent et s’orientent vers
l’objectif commun à tous : la sanctification dans la vie professionnelle ». Laquelle, pour les prêtres, est
d’exercer leur « métier de prêtre »7.
Cette conception du sacerdoce
est pour le moins étrange :
• l’appel se fait uniquement au
sein de l’œuvre, auprès d’hommes qui ont été observés et ont
fait leurs preuves au sein de l’œuvre pendant des années, pour s’assurer qu’ils ont bien l’esprit requis
d’eux ;
• un appel qui s’adresse à des
hommes qui ne sont plus tout jeunes, et qui jusque-là ne pensaient
pas au sacerdoce ;
• un sacerdoce au service d’une
œuvre laïque, qui en devient la fi n ;
• des membres qui, fondamentalement, sont tous sur le même
pied, les prêtres se contentant de
faire leur « métier de prêtre », c’està-dire un sacerdoce dévalué.
Tout cela oblige à se poser la
question : l’Opus Dei fait-il œuvre
d’Eglise ?
Une spiritualité du laïcat
Comparant la vocation religieuse dans les ordres traditionnels et la vocation à l’Opus Dei,
Mgr Escriva déclare : « La voie
de la vocation religieuse, je considère assurément qu’elle est bénie et nécessaire à l’Eglise. Frères
et sœurs, moines et nonnes, membres du clergé, laïcs consacrés assurent, depuis des siècles, une
présence constante et indispensable, qui doit toujours subsister. Les vœux de pauvreté, chasteté et obéissance de l’état religieux
traditionnel sont un précieux “signe eschatologique” pour l’Eglise et
pour l’humanité tout entière. Mais
ce n’est pas cette minorité de baptisés, aussi bénéfique et nécessaire soit-elle, qui, dans les desseins
mêmes de Dieu, peut avoir le monopole de la perfection, donc de la
sainteté et de l’apostolat qui en découlent naturellement. Ce qu’il m’a
été donné d’annoncer, c’est que l’on
peut ou, mieux, que l’on doit se
18
•
sanctifier dans la vie ordinaire, à
travers les choses ordinaires, sans
changer de travail, ni quitter sa
famille, ni renoncer aux occupations et aux préoccupations communes de la personne commune.
Ce qui signifie que l’on doit agir
comme les premières générations
chrétiennes qui, à l’extérieur, ne
se distinguaient en rien de leurs
contemporains païens, et prendre au sérieux l’exhortation que
saint Paul adresse par trois fois
aux chrétiens de Corinthe dans sa
première lettre : “Que chacun continue à vivre selon la condition que
lui a assignée le Seigneur, comme
Dieu l’a appelé.” Tel est le message
que nous avons appelé Opus Dei :
devenir tous saints et apôtres en
restant là où l’on est, en continuant
son travail, en poursuivant ses occupations normales, sans quitter sa famille ou sans renoncer à
une former une, si l’on a cette véritable “vocation” au mariage (oui,
je le répète : “vocation” ; et non métaphoriquement mais au sens propre, au même titre que celle de la
virginité), qui est donnée à l’immense majorité des hommes et des
femmes. »8
Ou encore : « On peut dire qu’en
venant à l’œuvre tous et chacun
d’eux l’ont fait à la condition expresse de ne pas changer d’état. »9
« Deviens “saint”, mais en continuant à vivre comme tu en as
l’habitude : reste où tu es et, au
moins extérieurement, reste ce que
tu es, avec ton travail et tes engagements professionnels et personnels. » Mgr Escriva enseigne que
« la famille, le travail, l’amitié mènent tout autant à Dieu que la solitude ou la retraite. »10 Il disait que
« la meilleure façon de comprendre
l’Opus Dei est de penser à la vie des
premiers chrétiens. »11
Dominique Le Tourneau s’efforce de démontrer que les moyens de
la sainteté pour tous sont la découverte et l’apanage de l’Opus : « La
sainteté ne doit pas être réservée à quelques privilégiés, à ceux
qui ont reçu le sacerdoce ou que la
profession religieuse met à l’écart
du monde. Le message du fondateur de l’Opus Dei se montre résolument optimiste et ouvert et même révolutionnaire au moment
où il est proclamé : tous les hommes (...) peuvent et doivent rechercher la sainteté, comme le concile
Vatican II l’affirmera trente-cinq
ans plus tard. » 12
Les écrits de Mgr Escriva ont
annoncé et anticipé les décisions
les plus importantes de Vatican II,
peut-on lire assez souvent. Et l’on
cite l’enseignement du concile sur
la vocation de tous à la sainteté. A-t-on vraiment attendu l’abbé Escriva et le concile Vatican II
pour proclamer que la sainteté n’est pas réservée à quelques
privilégiés ? C’est la prédication
constante de l’Église. Qu’il s’agisse d’une vérité toujours utile à remettre en mémoire, c’est très vrai.
Mais il n’y avait pas besoin d’un
concile, ni de l’Opus Dei, pour la
découvrir, car elle faisait partie du
patrimoine de l’Eglise que tous les
maîtres de spiritualité ont rappelé de tout temps. Ils insistaient davantage, il est vrai, sur les dangers
qu’opposent à la sanctification les
séductions du monde, tandis que le
concile passe en général ces diffi cultés sous silence, ne voulant pas
avoir l’air de s’opposer au monde
avec lequel il voulait se réconcilier. Ils rappelaient aussi que dans
l’Eglise, et conformément à l’Evangile, le modèle de la vie chrétienne est le religieux, qui suit de plus
près les conseils évangéliques, et
qui par exemple renonce pour le
Royaume des cieux à avoir une famille.
D. Le Tourneau précise :
« Telle est la spiritualité séculière de l’Opus Dei (...). C’est ce qui
faisait dire au cardinal Luciani,
le futur pape Jean-Paul Ier, que, si
saint François de Sales proposait
une spiritualité pour des laïcs,
Mgr Escriva, quant à lui, propose
une spiritualité laïque. » 13
Quelle est cette spiritualité de
l’Opus ? Une étude en espagnol
d’une trentaine de pages, signée
Juan Moralès, nous en apprendra
•
davantage. L’auteur fonde sa critique sur sept ouvrages, tous parus
aux éditions Rialp de l’Opus Dei à
Madrid. Il montre par les textes tirés de ces ouvrages écrits par des
membres de l’Opus et par les citations qu’ils font eux-mêmes de l’abbé Escriva, combien celui-ci avait
une mentalité laïque.
Il cite du livre de Peter Berglar,
Opus Dei : « Escriva content de faire ordonner ses trois premiers prêtres, mais très triste aussi de ne
pas les garder laïcs. »
Il cite de Salvador Bernal dans
Monseigneur Escriva de Balaguer :
« Pour nous le sacerdoce est une
circonstance, un accident parce
que, au sein de l’œuvre, la vocation
des prêtres et des séculiers est la
même » et plus loin : « Les œuvres
apostoliques organisées par l’Opus
Dei (...) se projettent et se gouvernent avec une mentalité laïque (...),
pour ce motif elles ne sont pas confessionnelles. »
Vasquez de la Prada, dans El
fundator del Opus Dei, reconnaît
que l’esprit de l’Opus qualifié autrefois d’innovateur et d’hérétique est
aujourd’hui ratifié par le concile
Vatican II. Il écrit : « Son collaborateur et successeur – Mgr Alvaro
del Portillo – qui suivit en son sein
même le concile, fera ce commentaire : “En combien d’occasions durant l’approbation des documents
du concile, en parlant avec le fondateur de l’Opus Dei, je 1ui répétais : félicitations, parce que ce que
vous avez dans votre âme, et que
vous avez enseigné inlassablement
depuis 1928, a été proclamé avec
toute solennité par le magistère
de l’Église”. » 14 C’est un aveu sans
ambages du chambardement de la
doctrine traditionnelle de l’Église.
Ce rôle de précurseur du concile Vatican II de Mgr Escriva, en
particulier pour la « revalorisation » du rôle des laïcs, a été reconnu, et même proclamé, par les
voix les plus autorisées de l’Eglise
conciliaire.
En 1975, quelques mois après
sa mort, le cardinal König, qui fut
pendant près de trente ans l’arche-
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
vêque de Vienne, disait : « La force
magnétique de l’Opus Dei tient probablement à sa profonde spiritualité du laïcat. Quand il le fonda, en
1928, Mgr Escriva retrouva, avant
le concile Vatican II, ce qui, après
le concile, est redevenu le patrimoine commun de l’Eglise. » Et le
cardinal poursuivait : « A ceux qui
l’ont suivi, Escriva a rappelé on ne
peut plus clairement que la place du chrétien se trouve au milieu
du monde. Il s’est opposé à toute
espèce de faux spiritualisme parce que cela équivaudrait presque à
la négation de la vérité centrale du
christianisme : la foi dans l’Incarnation. »
Le cardinal Poletti, dans le décret officiel d’introduction du procès de béatification a réaffi rmé que
le fondateur de l’Opus Dei « a été
reconnu comme un précurseur du
concile ».
Et Jean-Paul II a par exemple
déclaré : « C’est un grand idéal,
vraiment, que le vôtre, qui depuis
le début a anticipé cette théologie
du laïcat qui caractérisa ensuite
l’Eglise du concile et de l’après-concile. Tels sont, en effet, le message
et la spiritualité de l’Opus Dei. »
Le caractère secret
L’Opus Dei a dès l’origine été
marqué d’un caractère secret, qui
était imposé aux membres par ses
premières constitutions de 1941
(quand il fut approuvé comme
pieuse union), et de 1950 (quand il
fut érigé en institut séculier, le prototype du genre dans l’Eglise). Ces
constitutions étaient jusqu’en 1982
la charte de gouvernement de l’œuvre. Voici la traduction de quelques
articles :
• Article 189 : « Pour réaliser
plus efficacement sa fin propre,
1’institut en tant qu’institut veut
vivre caché (“occultum vivere”) :
aussi s’abstient-il de participer
aux actes collectifs (...). Étant donné la nature de l’institut à qui il ne
convient pas d’apparaître à l’extérieur comme une société, ses membres n’interviendront pas collecti-
vement dans certains actes publics
du culte, comme les processions. »
• Article 190 : « Le fait même
d’être membre de l’institut ne permet aucune manifestation extérieure ; et l’on cachera aux gens de
l’extérieur le nombre des membres ;
bien plus, nos membres n’en parleront pas aux gens de l’extérieur. »
• Article 191 : « Que les membres numéraires et surnuméraires sachent bien qu’ils devront toujours observer un silence prudent
quant aux noms des autres associés et qu’ils ne devront jamais révéler à quiconque qu’ils appartiennent eux-mêmes à l’Opus Dei, pas
même pour l’extension dudit institut. »
Certains articles de ces constitutions ont été modifiés lors de
l’érection de l’Opus Dei en prélature personnelle en 1982. L’Opus Dei
dit que ses constitutions étaient
secrètes jusqu’à cette époque (en
fait elles n’ont été divulguées qu’en
1989), car le statut que l’œuvre
avait jusque-là était une solution
provisoire, et ne correspondait pas
à ce que souhaitait Mgr Escriva, selon la vision qu’il avait eue de l’œuvre à son origine. Il n’empêche que
cette mentalité du secret a indéniablement perduré dans l’œuvre,
« qui a toujours poussé très loin le
souci du secret » 15. Ceci explique
les accusations de franc-maçonnerie catholique dont elle a été l’objet
de la part de ses adversaires.
Les appellations et titres utilisés dans l’œuvre (numéraires, surnuméraires…) sont inhabituels, et
furent choisis par le fondateur luimême pour prendre nettement ses
distances d’avec la tradition des
ordres religieux. Ce fut une préoccupation constante de Mgr Escriva
de préserver à tout prix le caractère laïc, et même séculier, de ses
disciples, tant dans la substance
que dans les apparences. Jusque
dans les noms donc : ceux des
membres, mais aussi ceux des centres. Le quartier général de l’Opus
Dei, à Rome, n’a reçu aucun nom
religieux, n’est placé sous aucun
patronage, contrairement à ce qui
19
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
se fait dans toutes les institutions
catholiques : la maison mère a été
laïquement baptisée Villa Tevere.
La résidence universitaire féminine a été nommée « Villa des palmiers ». Le bâtiment de l’EUR,
toujours à Rome, s’appelle tout
simplement « Résidence universitaire internationale ». Il en est ainsi partout, dans le monde entier : il
n’y a pas une maison, un centre,
une œuvre apostolique de l’Opus
Dei qui trahisse par son nom une
réalité religieuse ou son appartenance à l’Œuvre.
Dans la même ligne de conduite, on se lie à la Prélature par un
contrat laïc et privé, en présence
de deux témoins, et pas dans une
église, mais dans un lieu quelconque, sans aucun caractère solennel.16
Mgr Escriva disait : « J’aime
que le catholique porte le Christ
non pas dans son titre mais dans
sa conduite et qu’il offre un témoignage réel de vie chrétienne. » Il
aimait un catholicisme discret, et
même effacé, qui ne s’affiche pas :
« Tu peux, bien sûr, être appelé à
l’héroïsme, mais à l’intérieur de
toi, dans un contexte intime, privé, de “normalité”. »17 De même
l’apostolat doit être normal, discret, tranquille, à l’instar du style
de vie dont il doit être issu.
Ce désir de discrétion peut se
comprendre favorablement, dans
une certaine mesure : la vie chrétienne n’a pas à s’étaler, c’est très
bien d’éviter l’ostentation et le tape-à-l’œil. Mais l’Opus Dei va audelà de cette légitime discrétion.
Le résultat le plus clair de ce catholicisme anonyme dans les noms
des maisons et dans la vie de l’œuvre est qu’il ne contribue pas à la
royauté sociale de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, ça l’estompe au contraire et la met sous le boisseau, et
nous verrons que c’est un des principaux reproches que l’on peut faire à l’Opus Dei. Mgr Escriva invoque souvent la vie des premiers
chrétiens, mais le contexte est
maintenant tout différent : depuis,
il y a eu la chrétienté, et on ne peut
20
•
faire comme si elle n’avait pas existé, surtout dans l’Espagne ou l’Italie des années 1950.
Ce comportement qui consiste
à cacher l’œuvre en tant que telle
retentit forcément sur les membres
de l’œuvre, qui cultivent aussi cette culture du secret. On le constate en particulier dans les méthodes
d’approche des cadres de l’Opus en
quête de nouveaux adeptes, comme le montrent de nombreux témoignages.
Le recrutement des membres se
fait essentiellement dans les universités, écoles, camps de sports,
clubs, cercles, etc., dirigés par
l’œuvre.
Une étude critique de l’Opus
Dei rédigée par Arnaud de Lassus18
met en parallèle en un tableau ce
qu’il appelle « les deux images de
l’œuvre ». La première image étant
celle de sa carte d’identité officielle, pour l’extérieur, la seconde image, celle du comportement réellement vécu, à l’intérieur de l’œuvre.
Citons un exemple pris de ce tableau :
« On trouve à l’Opus Dei le contraste entre l’apparence et la réalité. Il en résulte un malentendu
sur la nature de l’œuvre dont peuvent témoigner de nombreuses familles.
Se représentant l’œuvre selon sa
première image, ces familles envoient leurs enfants dans les clubs
de jeunes, les foyers d’étudiants, les
camps de ski (...) créés à l’initiative
de l’œuvre et dirigés par elle et n’y
voient que cela. Quelques années
plus tard, elles se rendent compte
que leurs enfants sont entrés dans
une structure de nature religieuse et y ont pris des engagements
(d’après les statuts - article 20 - des
engagements dans l’œuvre peuvent être pris à partir de l’âge de
17 ans), ces clubs de jeunes, foyers
d’étudiants, camps de ski (...) ayant
servi d’instruments pour les recruter pour l’œuvre. Et c’est alors que
l’œuvre leur apparaît peu à peu
sous sa seconde image. »
Ces pratiques de recrutement,
révélées et dénoncées par des familles trompées, corroborent les
révélations d’anciens numéraires
de l’Opus Dei publiées dans des
ouvrages mettant en lumière la face cachée de l’Opus Dei :
• El Opus Dei anexo a una
historia, éd. Textos, de Maria
Angustias Moreno, de nationalité
espagnole.
• Das Opus Dei, eine Innenansicht, éd. Benziger, de Klaus
Steigleder, de nationalité allemande.
L’un et l’autre expliquent comment, entre autres méthodes déloyales, se fait le recrutement des
membres dans les familles où sont
encore vécus les principes traditionnels – car l’Opus Dei ne veut
en son sein que des gens de bonne
tenue et de bonne éducation ; comment les jeunes sont sollicités pour
des activités saines et légitimes,
puis endoctrinés et fi nalement
embrigadés dans un milieu occulte et liés par des engagements à
l’insu des parents mis en confiance du fait de la reconnaissance et
de la garantie officielle conférée
par l’Église à l’Opus Dei. Tout cela étant couvert par « le père », patron tout-puissant et vénéré.
La doctrine de l’Opus Dei sur la liberté
Dominique Le Tourneau consacre un chapitre à la liberté vue et
vécue par l’Opus Dei :
« Une des caractéristiques de
l’esprit de l’Opus Dei, souvent rappelée par ses porte-parole et sur laquelle le fondateur a sans doute le
plus insisté, est la mise en valeur
de la liberté. Cet amour de la liberté est intimement uni à la mentalité séculière inhérente à l’Opus
Dei qui fait que (...) chacun agit
à sa place dans le monde selon ce
que 1ui dicte sa conscience, droitement formée, en prenant sur soi
toutes les conséquences de ses actes et de ses décisions. Il est amené
non seulement à respecter, mais à
•
aimer de façon positive et pratique
le pluralisme véritable. » 19
Dans Entretiens avec Mgr Escriva
de Balaguer, on lit : « Vivent les étudiants de toutes les religions et de
toutes les idéologies. » Mgr Escriva
dit encore dans le même document : « Le pluralisme n’est pas
craint mais aimé comme une conséquence légitime de la liberté personnelle. » 20
Sa passion pour la liberté le
poussa à convertir des maisons de
l’Opus en résidences interconfessionnelles.
Camino exalte la dignité de la
personne humaine indépendamment de la religion. Le successeur
de Mgr Escriva commente dans
Estudios sobre Camino : « Cette dimension humaine de Camino explique la capacité, démontrée par
le livre, de réunir les espoirs et les
aspirations de n’importe quel homme ou femme qui sent vraiment sa
propre dignité indépendamment
de ses convictions religieuses, en
offrant au lecteur l’impulsion pour
avoir une vie humainement plus
claire et plus noble.» 21
Cet amour de la liberté et de la
dignité humaine va évidemment
avoir des conséquences importantes dans le domaine de l’apostolat.
Nous trouvons l’orientation de
l’Opus Dei en matière d’apostolat
défi nie au chapitre IV de l’ouvrage de D. Le Tourneau. L’Opus admet dans ses activités d’apostolat
des hommes de toutes tendances,
de toutes religions, même des noncroyants :
« Un apostolat personnel d’amitié et de confidence. Cependant des
membres de l’Opus, unis à certains
de leurs amis, y compris non catholiques, voire non chrétiens,
mettent parfois sur pied des activités collectives d’apostolat, toujours
à caractère professionnel et civil,
qui sont des foyers d’où rayonne
l’esprit chrétien et qui contribuent
aussi à résoudre des problèmes du
monde contemporain. Ces œuvres
ne sont en aucun cas, ni de près ni
de loin, des œuvres officiellement
ni même officieusement catholi-
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
ques (...), elles sont réalisées et dirigées avec une mentalité laïque. »
« De plus, poursuit l’auteur, ces
activités sont ouvertes à des hommes et à des femmes de toutes provenances, sans discrimination de
situation sociale, de race, de religion ou d’idéologie. Ceci vaut aussi bien pour les bénéficiaires de ce
travail que pour le personnel de direction (...). C’est dans la coexistence que se forme la personne. »22
Les personnes en question peuvent faire partie de ce que l’Opus
Dei appelle ses « coopérateurs »,
et dont il donne la défi nition suivante : « Les coopérateurs, bien que
n’étant pas membres de l’Opus Dei,
aident la Prélature par la prière –
s’ils sont croyants -, par leur travail ou par une quelconque forme
d’apport financier. Ils font partie
d’une association spécifique et inséparable de l’Œuvre. (…) Peuvent
être coopérateurs des hommes et
des femmes non catholiques, non
chrétiens ou sans aucune confession religieuse. L’Opus Dei est la
première institution de l’Eglise qui
appelle à collaborer avec elle de façon organique des non-catholiques, des non-chrétiens, des agnostiques et des athées. »23
Cette réunion entre gens de religions et d’idéologies différentes,
d’un même métier ou d’une même
entreprise, dans une même association, ressemble à un syndicat
d’intérêts, mais n’est pas une œuvre d’apostolat. L’Opus Dei, en ornant son action du nom d’« apostolat », fait dévier le sens du terme,
entendu dans le catholicisme comme propagation de la foi, qui a pour
but la conversion.
Cette mentalité dans l’apostolat a été condamnée par les papes
saint Pie X, Pie XI, Pie XII. L’Opus
Dei tombe par exemple sous le
coup de la sentence prononcée
par la Lettre sur le Sillon de saint
Pie X, condamnant ses utopies :
« Effrayantes et attristantes à la
fois sont l’audace et la légèreté d’esprit d’hommes qui se disent catholiques, qui rêvent de refondre la société (...) avec des ouvriers venus
de toute part, de toutes religions
ou sans religion, avec ou sans
croyances, pourvu qu’ils oublient
ce qui les divise. »
Les textes de l’Opus Dei, similaires à ceux du Sillon, sont nombreux. En voici encore quelques
échantillons :
• De Berglar : « Quand en 1950
le fondateur obtint finalement du
Saint-Siège la permission d’admettre dans l’œuvre (...) des noncatholiques et des non-chrétiens
parmi les “coopérateurs” de l’œuvre, la famille spirituelle de l’Opus
Dei se compléta. »
- De Vasquez : « C’était quelque
chose d’inouï dans l’histoire pastorale de l’Église, ce fait de tirer des
verrous et d’ouvrir complètement
des portes, intégrant les âmes des
bienfaiteurs protestants, schismatiques, juifs, musulmans et
païens. »24
Berglar, Vasquez et d’autres
donnent des détails sur les rapports d’amitié très fraternelle entre Mgr Escriva et ces coopérateurs d’autres religions, très bons
agents de fi nancement de l’œuvre ;
c’était déjà un œcuménisme actif.
Mgr Escriva était effectivement un
précurseur en tous domaines.
Dans Estudios sobre Camino,
le successeur de Mgr Escriva révèle comment se fit l’endoctrinement dès avant le concile. Quoique
caché, cet endoctrinement alla
bien au-delà du cadre de l’Opus :
« Camino a préparé en ce temps-là
des millions de personnes pour entrer en harmonie et pour recueillir
en profondeur quelques-uns des
enseignements les plus révolutionnaires que trente ans après promulguerait solennellement l’Église
dans le concile Vatican II. »
La doctrine de Mgr Escriva a
atteint bien plus que de simples fi dèles, elle est allée jusqu’aux sommets de la hiérarchie. Peter Berglar
– qui écrit en qualité de porte-parole de l’Opus Dei – nous apprend
l’influence qu’elle a eue sur les derniers papes : « Nous savons que
Paul VI utilisait son livre Camino
pour sa méditation personnelle.
21
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
Jean XXIII pour sa part disait à
son secrétaire “que l’œuvre est destinée à ouvrir dans l’Église des horizons inconnus de l’apostolat universel”. Pour les papes Jean-Paul Ier et
Jean-Paul II, l’Opus Dei et son fondateur étaient déjà des faits historiques objectifs qui supposaient
le commencement d’une nouvelle
époque du christianisme. »25
L’Opus Dei et la politique
« J’ai écrit, dit Mgr Escriva, que
si, à un moment donné, l’Opus Dei
avait fait de la politique ne seraitce que pendant une seconde, moi,
dans ce moment d’erreur, je serais parti de l’Opus Dei. L’on ne
peut donc pas accorder le moindre crédit à une nouvelle qui mêlerait l’Opus Dei à des questions
politiques, économiques ou temporelles de quelque nature que ce soit.
(…) Les hommes et les femmes de
l’Opus Dei jouissent, dans leurs
choix de citoyens, de la liberté personnelle la plus totale, respectée
par tous, et dont découle logiquement une responsabilité elle aussi personnelle. Il est donc impossible que l’Opus Dei s’occupe jamais
de tâches qui ne soient immédiatement spirituelles et apostoliques,
lesquelles sont par conséquent sans
rapport avec la vie politique d’un
pays. »26
« Avec notre liberté bénie, dit
Mgr Escriva, l’Opus Dei ne peut
jamais être, dans la vie politique
d’un pays, comme une espèce de
parti politique. Il y a la place – et
il y aura toujours la place – dans
l’Opus Dei pour toutes les tendances que la conscience chrétienne
peut admettre. »27
On retrouve dans divers documents cette pensée du fondateur :
« Nous admettons le plus grand
pluralisme dans tout ce qui est
temporel »28. « Il n’arrive jamais
à ce chrétien [le membre de l’Opus
Dei] de croire ou de dire qu’il descend du temple vers le monde pour
y représenter l’Eglise, ni que les solutions qu’il donne à ces problèmes
[temporels] sont les solutions ca-
22
•
tholiques. Non… cela n’est pas possible ! Ce serait du cléricalisme »29.
Et encore : « Je ne parle jamais de
politique. Je ne pense pas que la
mission des chrétiens sur la terre
soit de donner naissance à un courant politico-religieux (ce serait
une folie) » 30.
La conséquence est que, si les
membres de l’Opus Dei s’occupent de la chose publique, c’est à
titre individuel et non en tant que
membres de l’Opus Dei : « Les
membres de l’Opus Dei, dit D. Le
Tourneau, répondent individuellement de leurs opinions et de leurs
actions. Le lien spirituel avec la
Prélature ne conditionne en rien
leurs préférences politiques. (…)
Dire de quelqu’un qu’il est membre
de l’Opus Dei à propos de ses idées
politiques, ou de ses interventions
en politique, s’il s’agit d’un homme
politique, n’a pas de sens. »
Et les Statuts de l’Opus précisent : « Pour ce qui concerne les
activités professionnelles, les doctrines sociales, politiques, etc.,
chaque fidèle de la Prélature jouit
de la même liberté que les autres
citoyens catholiques. Les autorités de la Prélature doivent donc
s’abstenir de donner quelque conseil que ce soit en ces matières. Par
conséquent, cette totale liberté ne
pourra être réduite que par les normes que pourraient avoir à édicter
pour tous les catholiques, dans un
diocèse ou une nation, l’évêque ou
la Conférence épiscopale. (…) La
Prélature ne fait pas siennes les
activités professionnelles, sociales, politiques, économiques, etc.,
d’aucun de ses membres. »31
On comprend donc pourquoi tel
membre responsable de l’Opus Dei
interrogé sur l’avortement déclarait à un journaliste du Courrier
de l’Ouest : « En Espagne, l’Opus
Dei s’est toujours refusé à prendre
officiellement parti dans la campagne contre l’avortement. Ce n’est
pas son rôle.»32 Si la Conférence
épiscopale ne donne aucune consigne, l’Opus Dei ne bouge pas non
plus. Au nom de la liberté…
Comme nous sommes loin de
l’enseignement de saint Pie X :
« Nous ne pouvons pas ne pas faire de politique », et de celui de
Pie XII : « De la forme donnée à la
société dépend le salut ou la perte
d’un grand nombre d’âmes » !
On peut même trouver dans
les œuvres de Mgr Escriva 33 une
déclaration en faveur de l’introduction en Espagne de la liberté
du culte des fausses religions. On
comprend son exclamation : « Les
enseignements qu’a promulgués
le Concile à ce sujet [la liberté religieuse] ne peuvent que me réjouir. »34
La chose ne doit pas nous étonner particulièrement, puisqu’il a
déclaré lors d’un entretien accordé au journal Le Monde, en 1964 :
« Mon unique fanatisme est sans
doute celui de la liberté. »
Cette doctrine sociale libérale
est très loin de la royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ
défi nie par le magistère et la pratique de l’Eglise. Les membres de
l’Opus Dei ne prennent pas position dans la cité en catholiques,
pour faire œuvre de politique catholique contre l’esprit du monde.
Avec de tels principes, il ne peut y
avoir de vraie et effective restauration catholique, en Notre-Seigneur
Jésus-Christ. Et même l’Opus Dei
suscite dans les sociétés une mentalité laïque, contraire à la royauté
sociale de Notre-Seigneur JésusChrist, mentalité qui est effectivement celle du concile Vatican II.
Le rôle politique de l’Opus Dei en
Espagne
Evoquons maintenant une question que l’on ne peut éviter quand
on parle assez complètement de
l’Opus Dei : il s’agit du rôle qu’il a
joué dans la politique de l’Espagne
depuis un demi-siècle.
Depuis la fi n de la guerre d’Espagne, la pénétration de l’Opus n’a
cessé de progresser dans l’élite espagnole. Par ses méthodes, par ses
moyens, il a formé intellectuellement et moralement des hom-
•
mes aptes à assumer toutes les
responsabilités des structures de
l’État. Leurs mérites intellectuels
et techniques, leur capacité à mener les affaires, là où ils les détenaient dans leur milieu professionnel, leur a fait une juste réputation.
Ils ont accédé normalement aux
postes de direction de banques,
d’entreprises industrielles et commerciales, dans les universités, la
magistrature et l’armée.
« En 1957, le général Franco
réorganisa son équipe ministérielle pour redresser une situation économique précaire, particulièrement en ce qui concernait la
balance commerciale avec l’étranger. Afin de mettre l’Espagne sur
la voie d’un système économique et
financier capable d’entrer en compétition avec le monde moderne, il
nomma à des postes de ministres
un certain nombre de spécialistes qualifiés qui venaient des banques et de l’université. Deux d’entre
eux étaient membres de l’Opus Dei :
Alberto Ullastres, professeur d’histoire de l’économie à l’université
de Madrid, fut nommé ministre
du commerce ; Mariano Navarro
Rubio, directeur administratif du
Banco popular, fut appelé au ministère des finances. Plus tard se
joignirent à eux Gregorio Lopez
Bravo, en qualité de ministre de
l’industrie, et Laureano Lopez
Rodo, comme ministre sans portefeuille et commissaire général au
plan de développement industriel.
Ces deux derniers, quelques années plus tard, mais à des époques
différentes, furent aussi ministres des affaires étrangères. Dans
les publications spécialisées, on
a coutume de parler de “l’ère technocratique” du régime franquiste,
comme pour indiquer que l’on passa alors de la priorité à l’idéologie
à la priorité au pragmatisme. »35
Ce gouvernement entreprend la
réforme économique et commence
l’ouverture du pays, à cadence rapide. L’influence des membres de
l’Opus croît, celle de la phalange décroît. Le gouvernement américain et les banques des USA, le
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
FMI (Fonds monétaire international) et l’OECE (Organisation européenne de coopération économique) apportent leur aide.
Les technocrates ont cherché
la réussite matérielle. Ils ont donné un essor économique spectaculaire au pays, mais les ferments
de corruption morale et de subversion ont profité de l’ouverture
des frontières pour s’y introduire.
La philosophie du travail chère à
l’Opus a porté ses fruits matériels,
mais l’Espagne y a-t-elle trouvé le
vrai profit ?
Certes l’Opus Dei n’est pas un
parti politique, et il se défend de
faire de la politique. L’Opus ne participe pas en tant que formation au
gouvernement espagnol : ce sont
des hommes de l’Opus qui y sont,
indépendamment de leur appartenance à l’Œuvre. Mgr Escriva dit
qu’il n’a appris leurs nominations
aux ministères que par la presse,
et on peut l’en croire : cela s’accorde parfaitement avec la grande liberté et autonomie dont jouissent
les membres de l’Opus dans l’action politique et civile. Mais ces
hommes, tout naturellement, ont
agi dans un esprit conforme à la
doctrine de l’Opus.
Il ne faut pas non plus exagérer
l’influence qu’ont eue les ministres
de l’Opus Dei. D’abord ils n’ont été
en tout et pour tout que huit, durant toute la période qui va de 1957
à 1975 (la mort de Franco). Il est
vrai que leur arrivée au gouvernement a coïncidé avec une inflexion
de la politique dans un sens libéral,
et qu’ils s’en sont très bien accommodés, et ont même influé dans
ce sens. Mais d’autres membres
de l’Opus Dei se trouvaient dans
l’opposition au gouvernement, et
ont été attaqués par lui. Il y avait
des membres de l’Opus Dei de
tous les côtés36. Il semble qu’il ne
faille pas faire de mauvais procès
(comme l’ont fait des phalangistes,
sans doute en partie par jalousie)
en des matières qui, de leur nature, sont délicates. Le vrai problème est plutôt la séparation complète, à l’Opus Dei, entre la religion et
la politique ou le plan temporel, qui
fait que chacun, dans ce domaine,
est renvoyé à sa conscience et laissé libre d’agir comme il veut.
En 1969 un scandale éclate en Espagne, autour d’une importante entreprise industrielle : Maquinaria textil del norte
(Matesa). Cette société fondée en
1956 à Pampelune (la capitale de
l’Opus) s’est spécialisée dans la fabrication de métiers à tisser. Elle
est dirigée par Juan Vila Reyes,
membre de l’Opus. L’entreprise
est donnée par la presse comme
un modèle de dynamisme commercial. Reyes est un vieil ami de
Lopez Rodo, le commissaire gouvernemental au plan.
Des irrégularités fi nancières ne
peuvent pas échapper au contrôle
du fisc. Cinq milliards de pesetas
ont quitté l’Espagne et des dizaines de millions ont servi à subventionner des organismes bien étrangers à la fabrication des métiers à
tisser, tels l’université de Navarre
et l’Institut des études supérieures
de l’entreprise à Barcelone, créés
et dirigés par l’Opus Dei. Cet empire commercial de 75 fi liales espagnoles s’écroula.
Le scandale était causé par l’importance du délit : le détournement
de fonds publics. De 1959 à 1969,
Matesa reçut des crédits d’État à
l’exportation, pour un montant de
10 milliards de pesetas, en principe pour l’exportation des métiers
à tisser, mais les machines n’ont
pas quitté le pays, ou ont été mises
dans des dépôts de fi liales étrangères. Grâce à des livraisons fictives, de nouveaux crédits étaient
alloués.
Coïncidence gênante, les ministres des fi nances et du commerce
et le gouverneur de la banque d’Espagne sont de l’Opus. Ils sont plus
ou moins compromis. On ne connaîtra sans doute jamais toute la
vérité sur cette histoire, mais les
organismes de l’Opus Dei qui ont
touché des fonds détournés devaient bien savoir d’où ils venaient.
23
Nouvelles de Chrétienté Nº 77
Septembre-octobre 2002
Conclusion
Réfléchissant sur cette canonisation du fondateur de l’Opus Dei,
mort il y a seulement 27 ans, on
est tenté de penser qu’il ne s’agit
pas seulement de donner ce nouveau “saint” comme exemple au
peuple chrétien et de le lui recommander comme intercesseur
auprès de Dieu. Qui connaît un
peu l’Opus Dei et son rôle dans
l’Eglise aujourd’hui, pensera qu’il
s’agit en fait de la canonisation de
l’Opus Dei : ce n’est pas seulement
Mgr Escriva qui est recommandé
à la piété des fidèles, c’est l’Opus
Dei qui est mis en vedette, parce
qu’il offre à la politique religieuse
du Saint-Siège un contrepoids aux
fantaisies des modernistes. L’Opus
bénéficie d’une réputation de modération, de juste milieu. Et Rome,
la Rome moderniste, apprécie cette position d’ouverture, mais dans
l’ordre, pour tenter de satisfaire
les progressistes, et de rassurer
les conservateurs.
Si Mgr Escriva n’a jamais, à
ce que l’on dit, célébré la nouvelle messe, les prêtres de l’Opus
Dei sont, eux, des fervents défenseurs de l’orthodoxie du nouvel
ordo missae. Ils se font les propagateurs du concile Vatican II :
ce sont les conciliaires conservateurs dont le Vatican a besoin pour
rééquilibrer l’Eglise qui sombre en
bien des endroits dans l’anarchie.
En outre, les fidèles de l’Opus Dei
sont généralement des adeptes de
la démocratie chrétienne, et même
du mondialisme, fidèles en cela à la
politique du Vatican.
Mais il y a d’autres aspects
du concile que l’on retrouve chez
Mgr Escriva de Balaguer : promotion du laïcat, liberté religieuse,
pluralisme, œcuménisme. On trouve dans l’Opus Dei un certain mariage de l’Eglise et du monde. Il est
significatif que l’Opus Dei, à la différence de presque tout le reste de
l’Eglise, n’a dû procéder à aucun
aggiornamento après le concile. Il a même vu dans ce concile
une confi rmation de ce qu’il ensei-
24
•
gnait. Ce n’est pas tant l’Opus Dei
qui est dans le fi l de Vatican II, que
l’inverse. Notons cependant que ni
les membres de l’Opus Dei, ni a
fortiori leur fondateur, ne se sont
faits les promoteurs des interprétations extrêmes des textes conciliaires. Ils se contentent d’une
interprétation libérale. C’est précisément cette ligne que veut favoriser aujourd’hui le Vatican, dans le
vain espoir de mettre fi n par là à
toutes sortes d’excès qui nuisent à
la crédibilité du concile, car tous
sont faits au nom du concile.
Il paraît donc évident que la canonisation du fondateur de l’Opus
Dei a pour but de favoriser l’aile
conservatrice du catholicisme
conciliaire. D’où l’amertume de
beaucoup de progressistes : pour
eux, l’Opus Dei est encore trop
conservateur, mais cela ne doit pas
nous donner le change et nous faire croire que les membres de cette œuvre défendent réellement la
Tradition.
Par cette canonisation du fondateur, ce sont les principes de
l’Opus Dei que l’Eglise conciliaire exalte. Cette doctrine nouvelle, ratifiée hier par le concile, est
aujourd’hui glorifiée par la béatifi cation et la canonisation. Elle est
revêtue d’une solennité toujours
plus officielle. Après la béatification de Jean XXIII, c’est la glorifi cation de Vatican II qui se poursuit
par cette canonisation.
Au-delà de cette canonisation
“politique”, qu’en est-il de la sainteté personnelle de Mgr Escriva ?
Elle n’est pleinement connue que
de Dieu seul. Mgr Escriva était
FRATERNITÉ SACERDOTALE ST-PIE X
MAISON GÉNÉRALE
Directeur de la publication
Abbé Arnaud Sélégny
Rédacteur
peut-être pieux et vertueux, mais
il est tout à fait licite et légitime de mettre en doute et de réfuter sa doctrine nouvelle. Vertu et
piété ne confèrent pas automatiquement orthodoxie doctrinale et
pastorale. Que Mgr Escriva soit
au ciel, nous le lui souhaitons de
tout cœur. Mais qu’on le donne en
exemple à toute l’Eglise, alors qu’il
a favorisé des erreurs et justement
pour ce motif, cela est très regrettable, et même plus. Mais l’Eglise
issue du concile Vatican II a besoin
de modèles.
Abbé Hervé Gresland
1
Dominique Le Tourneau, L’Opus Dei,
Presses Universitaires de France, collection Que sais-je ?, p. 6. L’auteur est un porte-parole de l’Opus Dei, c’est pourquoi on
peut lui faire de nombreux emprunts. – 2
Ibidem, p. 9. – 3 Ibidem. – 4 Ibidem, p. 20. –
5
Ibidem, p. 21. – 6 Ibidem, p. 28. – 7 Vittorio
Messori : Opus Dei. L’enquête. Claire
Vigne Ed., Paris, 1995, p. 227. – 8 Ibidem,
p. 164-166. – 9 D. Le Tourneau, p. 25. – 10 J.J. Thierry : L’Opus Dei, mythe et réalité,
Hachette, Paris, 1973, p. 115. – 11 Cité par
V. Messori, p. 184. – 12 D. Le Tourneau, p. 33.
– 13 Ibidem, p. 26. – 14 Nicolas Dehan : Un
étrange phénomène pastoral : l’Opus Dei,
in Le sel de la terre n° 11, p. 130. – 15 Arnaud
de Lassus : L’Opus Dei, Textes et documents, Action familiale et scolaire, 1992.
– 16 V. Messori, p. 203. – 17 Ibidem, p. 185. –
18
Cf. note 15. – 19 Opus cit., p. 36. – 20 Edition
française Fayard et édition espagnole Rialp,
p. 126. – 21 Ed. Rialp, Madrid, 1989, p. 52. –
22
D. Le Tourneau, p. 89-92. – 23 V Messori :
opus cit., p. 188. – 24 N. Dehan, p. 135. – 25
Peter Berglar : L’Opus Dei et son fondateur,
Josémaria Escriva, Mame, Paris, 1992.
– 26 Cité par V. Messori, opus cit., p. 301.
– 27 D. Le Tourneau, p. 37. – 28 Entretiens
avec Mgr Escriva de Balaguer, Le Laurier,
Paris, 1987, n° 30. – 29 Ibidem, n° 116-117. – 30
Homélie, n° 3, p. 26. – 31 Statuts, numéro 88.
– 32 N. Dehan, p. 140. – 33 Entretiens, n° 29. –
34
Ibidem, n° 44. – 35 Peter Berglar : opus cit. –
36
cf. Vittorio Messori : opus cit., p. 335-370.
France : chèque à l’ordre de :
Association CIVIROMA
Suisse : CCP 60-29015-3,
Priesterbruderschaft St. Pius X.
Schwandegg — 6313 Menzigen
Abbé Bernard Lorber
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de soutien : 40,- €
DICI-Presse – Etoile du Matin
F – 57 230 EGUELSHARDT
•
Au sujet des canonisations du pape Jean-Paul II
25
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