Approche anthropologique des processus de croissance : rentiels, normes et variabilité
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 32
Anne-Marie GUIHARD-COSTA
Les courbes de croissance biométrique peuvent être décomposées
en une série d’étapes correspondant à des phases de développement
endocrino-physiologiques. Ainsi dans la période postnatale il est
habituel de décomposer la courbe moyenne de croissance staturale
en plusieurs phases distinctes (g. 1) correspondant à des prols de
productions hormonales différents. La puberté constitue l’événement
physiologique majeur conditionnant la cinétique de croissance au cours
de la deuxième partie de l’enfance.
Mots-clés : croissance, modélisation, variabilité, norme Ces phases de croissance sont communes à tous les individus
immatures, et correspondent aux processus maturatifs nécessaires
à la formation de l’individu adulte. Cependant, si les étapes de la
croissance sont universelles, leur chronologie est individuelle. Même
chez des individus parfaitement sains, la cinétique de croissance
varie fortement d’un individu à l’autre.
Un exemple peut en être donné en ce qui concerne la croissance
fœtale. Une étude prospective longitudinale (Guihard-Costa et al,
2000), portant sur 24 fœtus nés à terme et en bonne santé, a montré
que la cinétique de croissance, au troisième trimestre gestationnel
était très variable d’un enfant à l’autre (g. 2), sans que cette
variabilité n’aboutisse à une quelconque pathologie à la naissance.
La croissance : des processus universels, une chronologie
individuelle
Figure 1 – Courbe staturale de la naissance à l’âge adulte chez le garçon, avec indication
des principales hormones impliquées dans la régulation de la croissance
Figure 2 Variabilité des cinétiques de croissance chez le fœtus au troisième trimestre
gestationnel.
Cette variabilité de croissance, observable non seulement entre
populations géographiquement éloignées, mais également au
sein d’un échantillon restreint (voir exemple ci-dessus) complique
singulièrement l’appréciation qualitative et quantitative des
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construire les courbes. Ceci conduit à relativiser l’importance de la
modélisation au prot d’une plus grande attention portée à la qualité
des mesures.
Le mode de construction mathématique des courbes standards
(calcul des paramètres statistiques de la variation, mode de lissage
des courbes) est souvent effectué différemment d’une étude à
l’autre. Même à qualité de mesure équivalente, ces variations
méthodologiques peuvent avoir des conséquences importantes sur
le tracé des courbes de croissance (g 3).
Multiplicité des standards de croissance.
Dans la littérature, quel que soit le paramètre biométrique
étudié, il existe un grand nombre de courbes de croissance de
référence, ces courbes standards pouvant différer beaucoup
les unes des autres. Cette hétérogénéité des standards de
croissance mondiaux a deux causes : la diversité des méthodes
utilisées pour leur élaboration, et les différences de structure
des populations étudiées.
>La diversité des modes de construction des standards de
croissance
Elle concerne tous les stades méthodologiques, du choix de
la taille de l’échantillon au choix du modèle mathématique de
lissage des courbes :
• Certaines courbes standards sont construites à partir
de quelques centaines de sujets, d’autres en réunissent
plusieurs centaines de milliers. Un effectif important,
constitué d’une « méta-population » provenant de
plusieurs centres de recueils de données, peut sembler
préférable, mais cette solution, en accroissant la diversité
populationnelle, peut diminuer la sensibilité de détection
des cas pathologiques dans un contexte particulier.
• Le mode de recueil des données peut également être
très différent d’un standard à l’autre, avec des variations
importantes dans les techniques et la précision des
mesures. Une étude récente (Pineau et al 2008),
montre qu’en ce qui concerne les standards prénataux,
la variabilité de mesure entre observateurs est plus
déterminante dans la construction du standard que
le choix du modèle mathématique utilisé pour
500
1500
2500
3500
4500
26 28 30 32 34 36 38 40 42
curves of percentiles
without smoothing
3rd order polynomial fit
n = 12286
90th perc.
50th perc.
10th perc.
Weeks
Birth weight (g)
A
500
1500
2500
3500
4500
26 28 30 32 34 36 38 40 42
curves of percentiles
without smoothing
2nd order polynomial fit
n = 12286
90th perc.
50th perc.
10th perc.
Weeks
Birth weight (g)
B
processus de croissance. La clef de cette évaluation, et le sujet majeur
de débat entre auxologues concerne les critères de choix des référentiels
applicables. Comment choisir les standards de croissance les plus ables
possibles ? Comment utiliser ces standards pour l’appréciation de la
croissance d’un sujet donné ?
Figure 3 – Inuence du mode de lissage des données brutes sur la abilité des standards de croissance.
A : lissage des percentiles bruts (en bleu) par une modèle polynomial d’ordre 2 (en orange) : la proportion des enfants hypotrophiques
est sous estimée après 36 semaines (partie coloriée en jaune)
B : lissage des percentiles par une modèle polynomial d’ordre 3 : la sensibilité des courbes de percentiles est améliorée (les
percentiles lissés (en orange) modélisent bien les percentiles bruts (en bleu)
Données (1980-1990) provenant de la Maternité de Clamart (92) (Pr E. Papiernik)
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La détermination des «seuils» de normalité peut s’en trouver affectée.
Pour remédier à ces inconsistances méthodologiques, de nombreux
protocoles de construction de standards ont été proposés (Borghi et al
2006, Preece, Baynes 1978, Ward et al 2001). Il n’en reste pas moins
que l’uniformisation des procédés de construction des standards est loin
d’être acquise, comme en témoignent, par exemple, les innombrables
formules d’estimation du poids fœtal (Dudley 2005).
>La diversité des populations utilisées pour la construction des standards
Si les problèmes de «construction» des référentiels sont importants, et
pas toujours explicités dans la littérature, ils restent négligeables par
rapport à la question centrale de leur représentativité. Les disparités
génétiques, sociologiques et médicales, créent une mosaïque de sous
unités populationnelles distinctes. La question se pose alors de savoir
s’il convient d’utiliser des «normes» de croissance pour chacun de ces
sous-groupes, ou un nombre restreint de normes à valeur universelle.
Les choix ne sont pas neutres sur le plan conceptuel, et peuvent être
lourds de conséquence. Par exemple, dans le domaine de la santé
publique, la décision d’appliquer les normes de croissance des pays
développés aux pays en voie de développement peut conduire à une
surestimation des retards de croissance. Mais, à l’inverse, n’utiliser
que des normes locales élaborées à partir de populations à forte
morbidité revient à sous estimer le nombre d’enfants «en défaut de
croissance». Par ailleurs, on ne peut nier l’existence de différences
de «potentialités» génétiques entre groupes humains, comme
l’attestent les corrélations de taille parents-enfants. Comment alors
rendre compte de la complexité de la variabilité de croissance
normale au sein d’une population par dénition hétérogène ?
Doit-on établir des normes en fonction de la taille des parents ?
Doit-on, au contraire, choisir une population de référence la plus
large possible, à l’échelle d’un pays au risque d’augmenter la
variabilité, et donc de diminuer la sensibilité des standards? Le
problème de l’efcacité de standards universaux a été et est
encore âprement débattu (Onis et al 2007, Wang et al 2006).
Les standards de croissance pourraient être idéalement
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établis à partir d’une population de référence locale. Cette solution
est certainement la plus able, moyennant quelques précautions
méthodologiques, mais elle nécessite un investissement pratique
parfois difcile à réaliser, et la nécessité d’un renouvellement fréquent
en fonction des changements populationnels. L’autre solution
consiste à choisir un standard de croissance parmi ceux de la
littérature. Ce choix ne peut s’opérer uniquement sur des critères de
abilité méthodologique, mais doit pondérer les avantages respectifs
des différents standards disponibles en matière de spécicité et de
sensibilité.
Quelle que soit la rigueur avec lequel un standard a été établi, son
utilisation pratique - c’est à dire son utilisation pour l’estimation
individuelle de l’âge ou de la qualité de la croissance d’un individu
- se heurte à deux difcultés :
- Quel seuil doit-on prendre en compte pour délimiter la croissance
pathologique de la croissance normale ? 5ème percentile ? 10ème
percentile ? 2 écart-types ? Les usages sont très variables d’une
discipline médicale à l’autre, d’une variable biométrique à l’autre, et
selon les centres d’études. Ceci montre la part d’arbitraire qui entoure
la notion de « normalité » de croissance, l’évaluation biométrique
n’étant qu’un des éléments d’appréciation du développement
individuel.
- Comment évaluer correctement la croissance d’un individu à partir
de standards de croissance moyens ? La comparaison, à un âge
donné, des dimensions d’un sujet avec des valeurs de référence
suft-elle à détecter toute anomalie de la croissance ?
L‘utilisation des courbes standards pour la surveillance individuelle
de la croissance sous-tend un préjugé implicite : tous les enfants
eutrophiques possèdent les mêmes types de courbe de croissance,
la variabilité inter-individuelle restant faible. En réalité, la diversité
des cinétiques de croissance chez l’enfant sain rend impossible
l’appréciation de la qualité de la croissance à partir de mesures
Utilisation pratique des standards de croissance
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isolées, à des instants donnés. L’estimation de la croissance ne peut
qu’être dynamique.
Au delà de cette représentation statique de la variabilité intra-
populationnelle de croissance, le rôle de l’anthropologie biologique
est d’évaluer l’importance des variations individuelles de croissance
chez l’enfant normal, et leur signication en termes d’adaptabilité aux
contraintes environnementales et biologiques.
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Références bibliographiques
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WARD (R.), SCHLENKER (J.), ANDERSON (G.S.) 2001, Simple
method for developing percentile growth curves for height and weight.
American Journal of Physical Anthropology 116: 246-50
Anne-Marie GUIHARD-COSTA
Directeur de Recherche au CNRS
Directeur de l’UPR « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces ».
- UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris,
France)
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