La démocratie sans le peuple? - l`Institut d`Histoire sociale

J
E VOUDRAIS ICI ABORDER la question de la crise de
la démocratie sous un biais particulier et peut-être inat-
tendu, qui est la crise de la critique de la démocratie
représentative, la crise des discours qui mettent l’accent sur
le peuple, sur la souveraineté du peuple comme alternative,
ou comme complément nécessaire de la démocratie repré-
sentative. Qu’est-ce qui est le plus remarquable aujourd’hui
lorsque l’on parle de la crise de la démocratie? Comme l’a
remarqué ici même Blandine Kriegel, cette crise de la
démocratie s’accompagne par ailleurs d’un progrès incon-
testable de la légitimité démocratique, qui est de moins en moins contestée. D’un autre
côté, cependant, on voit se répandre une inquiétude très vive devant la montée d’un
supposé danger «populiste», qui s’incarnerait à droite dans les nouveaux courants d’ex-
trême droite, le Front national en France et quelques mouvements comparables en Europe,
et qui aurait, aux yeux de certains, contaminé la droite républicaine, pendant qu’à gauche,
le même danger populiste se retrouverait dans certaines formes de radicalité, comme celle
qu’incarne notamment Jean-Luc Mélenchon.
Ce débat est sans doute plus vif à gauche qu’à droite, même s’il commence à s’intro-
duire dans la droite, et il est devenu très visible l’an dernier avec la publication des proposi-
tions d’un think tank de gauche lié au parti socialiste, le club Terra Nova, ainsi qu’avec les
critiques dont ces propositions avaient été l’objet dans différents courants proches du parti
socialiste. En résumé, le propos de ce groupe Terra Nova était de plaider, pour parler le
langage de Gramsci, pour un nouveau bloc historique de gauche, en prenant acte de la
désertion d’une grande partie des classes populaires qui, selon Terra Nova, seraient massi-
vement attachées à une version périmée de l’État social, et qui par ailleurs opposeraient une
résistance passive à l’irrésistible montée du multiculturalisme, portée d’un côté par le déve-
LA DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE EST-ELLE EN CRISE ?
La démocratie sans le peuple?
par Philippe Raynaud*
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*Professeur de science politique, Paris II–Panthéon-Assas; membre de l’Institut universitaire de France.
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loppement continu et inévitable de l’immigration, et de l’autre par la montée des revendica-
tions culturelles opprimées par la société française traditionnelle (pour simplifier: par la
société des «mâles blancs quinquagénaires»). Du point de vue de Terra Nova, qui reven-
dique son appartenance à la gauche, le problème vient ainsi de la classe ouvrière tradition-
nelle, qui est irrémédiablement aliénée par son attachement à la nation et à l’État
providence classique, et il faut donc au contraire que la gauche s’appuie sur les «minorités»
ethniques ou sexuelles, et elle doit pour cela s’ouvrir prioritairement au féminisme, aux
mouvements homosexuels, et, plus généralement, à tous les mouvements nouveaux qui
sont ou peuvent être unis dans une commune aspiration à une «politique de la reconnais-
sance» (par opposition à une «politique des intérêts»); la reconnaissance des minorités
serait le moyen de garantir et d’étendre un processus d’émancipation de nature essentielle-
ment individualiste.
Dans cette perspective, la tâche de la gauche n’est plus le changement social au sens
traditionnel: c’est plutôt la transformation, modeste, d’une société qui serait organisée
autour du marché, avec un État providence centré sur la seule protection des exclus, et en
complément, en supplément d’âme, une politique éclairée de protection et de promotion
des minorités, par l’affirmative action, et par la réorientation multiculturaliste des politiques
de l’éducation et de la culture, grâce à un changement des programmes scolaires et à un
certain nombre de choses de ce type. Terra Nova incarne assez bien le cauchemar des popu-
listes de droite: si on faisait le portrait-robot de ce que n’aiment pas les électeurs du Front
national, on trouverait à peu le programme de ce groupe; mais il faut aussi remarquer que
sa ligne a également été l’objet de critiques très intéressantes à gauche, venant de courants
tout à fait respectables, comme celui de la «gauche populaire» qui a un parlementaire,
Laurent Baumel, et dont on peut trouver une très bonne présentation intellectuelle dans le
livre de mon jeune et brillant collègue Laurent Bouvet, Le sens du peuple[1].
Bouvet retrace avec talent l’histoire du concept de peuple, notamment dans la démo-
cratie moderne, où il distingue entre plusieurs figures, qui sont notamment le peuple
démocrate, le peuple social et le peuple national, pour arriver à montrer comment la poli-
tique démocratique après la Seconde Guerre mondiale, et la gauche en particulier, avait su
donner une synthèse pratique de ces trois composantes avec ce qu’on appelle parfois le
compromis social-démocrate, compromis entre la classe ouvrière et les forces économiques
dominantes, appuyées sur le suffrage universel, dans un cadre qui, ne l’oublions pas, était
celui de l’État-nation. Or, nous dit Bouvet, ce compromis commence curieusement à s’ef-
friter en France au moment où la gauche arrive au pouvoir, en 1981: la gauche triomphante
commence par célébrer le peuple de gauche, mais elle en vient assez vite à substituer à ce
compromis social-démocrate entre capital et travail un autre compromis que Bouvet
HISTOIRE &LIBERTÉ
1. Laurent BOUVET, Le sens du peuple, Gallimard, coll. «Le débat», 2012.
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qualifie de multiculturaliste; ce peuple de substitution ne se réfère plus à un collectif souve-
rain, lieu et agent de l’émancipation, mais à un conglomérat, une coalition de minorités,
regroupant des individus sur la base de leur identité ethnique sexuelle, régionale, etc.
Je voudrais pour ma part présenter quelques réflexions sur la signification et sur les
enjeux de cette évolution. Le problème central est de savoir si ce que certains appellent la
«démocratie sans le peuple» est le nouvel horizon indépassable de notre temps, et si l’on
n’accepte pas cette thèse il faut se demander comment retrouver le «sens du peuple», pour
parler comme Bouvet (dont je ne partage pas toutes les thèses, notamment parce que je ne
suis pas socialiste). Ce sont ces questions que je vais m’efforcer d’aborder en trois moments.
Je proposerai d’abord quelques brefs rappels aussi brefs que possible sur une question clas-
sique, qui est celle de la consistance du concept de démocratie représentative: est-ce que la
démocratie représentative n’est pas en elle-même un oxymore? J’essaierai ensuite d’ana-
lyser, en m’appuyant sur quelques ouvrages récents, ce qu’on pourrait appeler la philoso-
phie de la démocratie sans le peuple et, pour finir, je m’interrogerai sur les conditions
auxquelles on pourrait parler d’un éventuel retour du peuple dans la politique démocra-
tique, et notamment en France.
La démocratie représentative est-elle un oxymore?
Pourquoi le libéralisme classique n’a-t-il pu trouver de traduction politique que sous la
forme très particulière de ce que nous appelons «démocratie libérale» ou «démocratie
représentative» ? Initialement ces expressions sont des oxymores: une démocratie ne peut
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(De g. à d.) André Senik, Blandine Kriegel, Philippe Raynaud, Stephen Launay, Stéphane Courtois
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pas être libérale, le libéralisme ne peut pas être démocratique parce que la représentation,
comme le disent tout à la fois Edmund Burke et Sieyès, n’est possible que si les parlemen-
taires sont indépendants de leurs électeurs et, loin de faire leur volonté, veulent pour eux[2].
La démocratie représentative est un oxymore et pourtant nous vivons tous sous ce régime
«oxymoriqu.
Pour comprendre ce paradoxe, il faut faire un petit effort d’imagination et nous reporter
au XVIIIesiècle. En règle générale, les grands auteurs, même les plus progressistes, sont tous,
sinon hostiles à la démocratie, du moins très sceptiques sur son actualité pour les sociétés
modernes. Ainsi dans l’article «démocratie» de L’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt
écrit: «La démocratie est une forme simple de gouvernement dans lequel le peuple en
corps a la souveraineté», et il précise que ce régime des «petites républiques d’autrefois»,
est complètement dépassé de nos jours où le meilleur régime est la monarchie. Dans Le
Fédéraliste, Madison défend le projet de constitution américaine en disant que celle-ci vise
à créer une république et non une démocratie: la démocratie est un régime du passé,
fondé sur le dévouement absolu du citoyen à la collectivité. De la même manière, au début
de la Révolution française, au moins dans la première étape, jusqu’en 1791, quand les
orateurs de la Constituante parlent du régime à établir, ils soutiennent dans leur immense
majorité, comme Sieyès ou comme Barnave, qu’il faut un régime « représentatif» dans
lequel le peuple n’exerce pas directement le pouvoir, mais désigne des représentants qui
HISTOIRE &LIBERTÉ
2. Comme l’a montré Bernard Manin, l’élection est une procédure aristocratique qui vise à sélectionner les meil-
leurs ; ce qui est démocratique, c’est le tirage au sort et la législation directe (Bernard MANIN, Essai sur le gouverne-
ment représentatif, Calmann-Lévy, 1995).
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Emmanuel-Joseph Sieyès James Madison
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font la loi sans avoir de comptes à lui rendre. Ce ne sont donc pas des démocrates mais des
libéraux, qui considèrent que l’essentiel de l’activité des hommes n’est pas la politique,
mais la recherche de la satisfaction privée.
Quelques années plus tard, après l’expérience de la Terreur, Benjamin Constant propo-
sera la distinction entre la «liberté des Anciens» et la «liberté des Modernes». Dans les
sociétés anciennes, la liberté consistait essentiellement dans la participation aux affaires
publiques. Cette forme de liberté était possible, parce que les communautés politiques
étaient réduites, que les décisions à prendre étaient relativement simples et que les corps
politiques étaient relativement homogènes. Elle se traduisait par un contrôle très étroit de
la loi sur l’ensemble des activités des citoyens, mais ce contrôle n’était pas trop pesant sur
les citoyens, car ceux-ci faisaient eux-mêmes les lois et y prenaient «un plaisir vif et
répété». Dans les sociétés modernes, ce n’est plus le cas: ces sociétés sont plus amples et
vouées à s’étendre, et il n’y a plus d’esclaves pour se consacrer à l’activité productive: la
nouvelle forme de liberté est celle qu’a l’individu de rechercher ses fins et la liberté poli-
tique n’est là que comme un complément nécessaire. L’horizon n’est pas la «démocratie»,
mais la «représentation».
Pourquoi en est-on finalement parvenu à définir nos régimes comme démocratiques?
C’est un phénomène assez complexe qui se joue entre les révolutions d’Amérique et de
France et celles du XIXesiècle, entre 1787 et 1835. En 1787, dans Le Fédéraliste, la démocratie
appartient clairement au passé; en 1835, Tocqueville publie le premier volume de La démo-
cratie en Amérique où il écrit que le développement de l’égalité des conditions, qui est en
même temps le développement de la démocratie, est un «fait providentiel et irrésistible» qui
constitue l’horizon définitif de la politique moderne. C’est dans cette période que l’idée de la
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colloque
Benjamin Constant Alexis de Tocqueville
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