loppement continu et inévitable de l’immigration, et de l’autre par la montée des revendica-
tions culturelles opprimées par la société française traditionnelle (pour simplifier: par la
société des «mâles blancs quinquagénaires»). Du point de vue de Terra Nova, qui reven-
dique son appartenance à la gauche, le problème vient ainsi de la classe ouvrière tradition-
nelle, qui est irrémédiablement aliénée par son attachement à la nation et à l’État
providence classique, et il faut donc au contraire que la gauche s’appuie sur les «minorités»
ethniques ou sexuelles, et elle doit pour cela s’ouvrir prioritairement au féminisme, aux
mouvements homosexuels, et, plus généralement, à tous les mouvements nouveaux qui
sont ou peuvent être unis dans une commune aspiration à une «politique de la reconnais-
sance» (par opposition à une «politique des intérêts»); la reconnaissance des minorités
serait le moyen de garantir et d’étendre un processus d’émancipation de nature essentielle-
ment individualiste.
Dans cette perspective, la tâche de la gauche n’est plus le changement social au sens
traditionnel: c’est plutôt la transformation, modeste, d’une société qui serait organisée
autour du marché, avec un État providence centré sur la seule protection des exclus, et en
complément, en supplément d’âme, une politique éclairée de protection et de promotion
des minorités, par l’affirmative action, et par la réorientation multiculturaliste des politiques
de l’éducation et de la culture, grâce à un changement des programmes scolaires et à un
certain nombre de choses de ce type. Terra Nova incarne assez bien le cauchemar des popu-
listes de droite: si on faisait le portrait-robot de ce que n’aiment pas les électeurs du Front
national, on trouverait à peu le programme de ce groupe; mais il faut aussi remarquer que
sa ligne a également été l’objet de critiques très intéressantes à gauche, venant de courants
tout à fait respectables, comme celui de la «gauche populaire» qui a un parlementaire,
Laurent Baumel, et dont on peut trouver une très bonne présentation intellectuelle dans le
livre de mon jeune et brillant collègue Laurent Bouvet, Le sens du peuple[1].
Bouvet retrace avec talent l’histoire du concept de peuple, notamment dans la démo-
cratie moderne, où il distingue entre plusieurs figures, qui sont notamment le peuple
démocrate, le peuple social et le peuple national, pour arriver à montrer comment la poli-
tique démocratique après la Seconde Guerre mondiale, et la gauche en particulier, avait su
donner une synthèse pratique de ces trois composantes avec ce qu’on appelle parfois le
compromis social-démocrate, compromis entre la classe ouvrière et les forces économiques
dominantes, appuyées sur le suffrage universel, dans un cadre qui, ne l’oublions pas, était
celui de l’État-nation. Or, nous dit Bouvet, ce compromis commence curieusement à s’ef-
friter en France au moment où la gauche arrive au pouvoir, en 1981: la gauche triomphante
commence par célébrer le peuple de gauche, mais elle en vient assez vite à substituer à ce
compromis social-démocrate entre capital et travail un autre compromis que Bouvet
HISTOIRE &LIBERTÉ
1. Laurent BOUVET, Le sens du peuple, Gallimard, coll. «Le débat», 2012.
32
OCTOBRE 2012
D005_Raynaud_P031-040_10p:H&L-dossier 25/09/12 17:25 Page32