monographies menées dans l’après-guerre sur la
France : Nouville, un village français5. Il la confia à
l’un de ses étudiants, Lucien Bernot, futur profes-
seur au Collège de France. Ce fut un ouvrage pré-
curseur, qui démontrait – ce qui n’allait pas de soi,
à une époque où ces mondes sociaux semblaient
être le monopole des sociologues – qu’on pouvait,
en ethnologue, étudier la campagne française et les
faits contemporains. Puis encore, c’est Claude Lévi-
Strauss qui, dès 1953, orienta Isac Chiva, son futur
directeur adjoint, vers la Corse pour y préparer une
thèse qu’il dirigerait. Enfin, à la demande du Com-
missariat à l’énergie atomique en 1955, il lui pro-
posa d’entreprendre à Bagnols-sur-Cèze, puis à
Marcoule, des investigations sur les transforma-
tions socio-économiques induites par l’implanta-
tion en ces lieux de centres de recherches nucléaires.
À la lecture des nombreuses lettres échangées à pro-
pos de ces enquêtes entre les deux hommes6, on
saisit tout l’intérêt que Claude Lévi-Strauss porte à
leur déroulement, les orientant et les infléchissant
dans une optique ethnographique. Leurs relations,
leurs intérêts communs remontaient donc à une
époque déjà ancienne et leur association fut, au fil
du temps, parfaitement rodée.
On comprend dès lors pourquoi, lorsqu’il fut ques-
tion de fonder un centre de recherches, Claude
Lévi-Strauss se tourna vers Isac Chiva pour lui de-
mander de l’épauler dans cette tâche. L’orientation
thématique et géographique des recherches de ce
dernier ne fut en aucune manière un obstacle. La
revue Études rurales, qu’il amenait avec lui, fut
d’ailleurs, au même titre que L’Homme, abritée par
le laboratoire.
Dès le début, le LAS fut un centre de recherches
« généraliste », ouvert sur tous les horizons géo-
graphiques, toutes les cultures et tous les types de
questionnements.
Cette institution, Claude Lévi-Strauss la dénomma
expressément « laboratoire » pour bien montrer
qu’il s’agissait de la mettre sur un pied d’égalité
avec celles qui existaient en sciences expérimen-
tales. Tout comme ces scientifiques qui usent d’ins-
truments d’expériences coûteux, les ethnologues
ont en effet besoin d’un budget important pour fi-
nancer leurs « terrains » d’enquête, qui valent ex-
périmentation dans la discipline, et, comme eux, ils
doivent pouvoir disposer d’espaces de travail indi-
viduels et collectifs, comportant des outils tech-
niques et didactiques, afin d’élaborer et d’exploiter
dans les meilleures conditions leurs matériaux de
terrain.
La nécessité de cette base logistique peut se lire
dans la longue quête de locaux adaptés à laquelle se
livra la direction du LAS pendant plus de deux dé-
cennies. Elle s’exprime aussi dans les démarches en-
treprises par Claude Lévi-Strauss dès 1958 pour
accueillir, avant même la création du LAS, le fichier
des Human Relations Area Files (HRAF), instru-
ment documentaire « fabuleux », dont il n’existait
alors que vingt-cinq exemplaires « papier », pro-
duits par l’Université Yale. Celui que réclamait
Claude Lévi-Strauss fut acquis par l’UNESCO pour
le donner à la France, à condition qu’elle l’ouvrît à
tous les chercheurs européens. Or
cette sorte de machine scientifique,
extrêmement encombrante et oné-
reuse, est aussi indispensable en
sciences humaines, insistait Claude
Lévi-Strauss, que peuvent l’être
« un télescope ou un microscope
électronique, dans le domaine des
sciences expérimentales7». Au de-
meurant, c’est autour de ce fichier
que se greffèrent, puis prospérèrent
la bibliothèque du LAS et ses en-
tours, ensemble qui devint, au fil
du temps, une des grandes sources
documentaires françaises de re-
cherche anthropologique.
À l’aide de ces instruments informatifs, puis grâce
au séminaire interne bimensuel et à l’existence de
groupes de travail réguliers, thématiquement orien-
5. L. Bernot et R. Blancard, Nouville, un village français. Paris, Institut d'Ethnologie, 1953 pour la 1ère édition ; nouvelle édition précédée
de « Pour la réédition de Nouville » par Claude Lévi-Strauss et de « Nouville après Nouville » par Françoise Zonabend, Paris, Éditions
des archives contemporaines, 1995, 445 p.
6. Cf. Archives du LAS, fonds I. Chiva.
7. Rapport de Claude Lévi-Strauss à Marcel Bataillon, administrateur du Collège de France, du 29 mars 1962. Archives du LAS :
FLAS B. S2. 01 O1 29.
LAS/50ans
décembre 20104
Claude Lévi-Strauss au sein
des Files dans le laboratoire
localisé au 11 place Marcelin-
Berthelot, 1982.
© J.-P. Martin, Collège de France.