ÉDITORIAL Arbitrage de Phillips mondialisé Jean-Marc Daniel L’ inflation a fait sa réapparition en Europe. 2010 s’est terminée sur un taux de 2,2 %, taux supérieur à celui que se donne comme objectif la BCE. Et janvier 2011 a souligné l’accélération avec un taux de 2,4 %. Dans de telles conditions, il serait naturel que la politique monétaire européenne se durcisse. Mais déjà, avant même que la BCE n’ait bougé ou annoncé quoi que ce soit, les cris contre toute réaction de sa part se multiplient. Ces cris se fondent sur un raisonnement simple et clair qui se veut imparable : cette inflation ne provient pas des conditions de productions internes à la zone euro. Derrière ce genre de raisonnement, il faut bien dire qu’il y a une bien étrange percée conceptuelle. Il y aurait ainsi deux inflations, une insupportable due aux évolutions internes de l’économie et une parfaitement acceptable, n’appelant que la résignation, celle due à l’environnement extérieur. Bref, il faudrait que le bon peuple européen comprenne qu’il va perdre du pouvoir d’achat mais que cela n’est pas grave car c’est dû à l’évolution du prix du pétrole que la BCE ne contrôle pas. Mondialisation et arbitrage de Phillips Si nous approfondissons ce type d’analyse, nous retrouvons comme souvent une tentative de banalisation de l’inflation qui repose sur une erreur courante ; celle, selon le mot de Keynes, qui consiste à mener la politique économique d’auteurs morts et donc dépassés. Jugement ô combien pertinent qui s’applique à Keynes lui-même. En effet, le monde est en train de connaître les conséquences de politiques économiques conçues après la crise de 1929 par des spécialistes comme Ben Bernanke de la dite crise de 1929. Un des fondements essentiels de ces politiques est l’arbitrage de Phillips, c’est-àdire l’arbitrage inflation/chômage, qui vint parachever dans les années 60 la construction théorique keynésienne. Aujourd’hui, 4 • Sociétal n°72 2-Intro.indd 4 04/03/11 14:18 Arbitrage de Phillips mondialisé une vision très années 60 de cet arbitrage règne à Washington avec trois conséquences particulièrement négatives pour l’économie mondiale. D’abord, parce qu’avec la mondialisation, cet arbitrage touche un champ géographique nouveau. Concrètement la politique monétaire expansionniste de Ben Bernanke en voulant lutter contre le chômage américain a le travers de diffuser l’inflation au-delà du territoire américain. L’excès de monnaie mise en circulation aux EtatsUnis conduit à un excédent de demande américaine par rapport à l’offre nationale. Normalement, les autorités de Washington en attendent une augmentation de la production et donc le retour au plein emploi. Or elles en retirent la pérennisation d’un déficit commercial abyssal, déficit qui inonde le monde de dollars. Ces dollars surabondants provoquent une inflation générale à la surface de la planète qui se traduit essentiellement par des bulles sur les matières premières, notamment alimentaires. Ensuite parce que derrière la courbe de Phillips, il y a l’idée d’un arbitrage politique implicite qui veut que le chômage soit socialement plus dangereux que l’inflation. Si cela est probablement vrai dans les pays développés, où en particulier la structure de consommation rend la population moins sensible à la hausse des prix alimentaires, il n’en va pas de même dans les pays émergents. Soyons direct : pour nous, l’inflation mondialisée née de la politique monétaire expansionniste de la Fed est à l’origine des révoltes frumentaires, dont en particulier le monde arabe nous a donné des exemples spectaculaires. Enfin, parce que dans l’interprétation théorique que l’on doit faire de la courbe de Phillips, on doit se souvenir que si le chômage permet de réduire l’inflation, en revanche les politiques de relance monétaire débouchent assez souvent sur la stagflation. Stagflation déstructurée et émeutes Le monde d’aujourd’hui vit de fait dans la stagflation. Le problème est que nos dirigeants ne veulent pas le voir parce que le chômage et l’inflation ne sont pas au même endroit. Il y a du chômage au Nord et de l’inflation au Sud. Au Nord, du fait de ce chômage, on perd les élections comme Obama en novembre dernier. Mais au Sud, du fait de l’inflation on perd le contrôle de la rue. Il faudrait que les responsables du G20 se souviennent d’un vieil adage du XVIIIe siècle selon lequel « plus haut le prix du pain, plus faible la crainte de la prison»…A Tunis comme au Caire, cet adage s’est appliqué. Certes, nul ne regrettera ceux qui ont perdu le contrôle de la rue. Mais il n’en demeure pas moins qu’il est inconséquent de continuer des politiques monétaires dont le bilan ultime est l’émeute. 2 2-Intro.indd 5 ème trimestre 2011 •5 04/03/11 14:18