97 Lien entre agronomie et sociologie dans l`analyse du milieu rural

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International Journal of Multidisciplinary Research and Development
Online ISSN: 2349-4182 Print ISSN: 2349-5979
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Volume 2; Issue 11; November 2015; Page No. 97-102
Lien entre agronomie et sociologie dans l’analyse du milieu rural en Côte d’Ivoire : dépasser les
expérimentations agronomiques et les simples enquêtes sociologiques
1 Kouassi N’goran François, 2 Kouassi Kouadio Edouard, 3 Kouamé Kouassi Joseph
1, Sociologue, Maître de recherches Centre de Recherche pour le Développement (CRD) - Université Alassane Ouattara de Bouaké
2 Sociologue, doctorant Université Alassane Ouattara de Bouaké
3 Ingénieur agronome, spécialiste du café-cacao Fonds Interprofessionnel pour la Recherche et le Conseil Agricoles
Abstract
This study objective is to reconcile the agronomic and sociological approach in order to give a better answer to questions posed by
the adoption and impact of projects in Ivorian agriculture. This interdisciplinary perspective based on a systemic approach has the
advantage of identifying the farm as a whole. Thus, sociology through the KAP approach (Knowledge, Attitudes, Practices),
qualitative and quantitative methods for under standing the complexity of social realities that shape the behaviour of farmers. Its
interest is to increase the social aspects that motivate or inhibit the adoption of Good Agricultural Practices. In fact, sociology helps
to guide agronomists decisions. Complementarity permits to strengthen sociological analyzes through the precision agronomy gives
to results from the field observation. The collaboration permits, for example, farmers, and help to decision making in projects.
Keywords: Ivory Coast; Adoption; Impact; interdisciplinarity; Agricultural exploitation
Introduction
En dépit des efforts de la recherche agronomique, l’agriculture
ivoirienne continue de se développer à travers de vieilles
pratiques culturales (défriches et brûlis de forêt primaire,
établissement itinérante de la culture) [Deheuvels, 2003; Assiri,
2010] [9, 1]. La question de la modernisation de l’agriculture
reste donc posée et dépasse le cadre spécifique de l’agronomie,
essentiellement préoccupée par les aspects techniques des
innovations. Or, « la dimension technique de l’innovation n’est
qu’une de ses dimensions. Elle ne peut être isolée, ni de ses
composantes économiques, ni de ses composantes
organisationnelles, sociales, voire politique et identitaire »
(Chauveau, 1999 :15) [5]. Mieux, selon Gannon & Sandron
(2006), les innovations proposées doivent tenir compte de la
logique des populations auxquelles elles sont destinées.
Belloncle (1983) [2] et Lavigne & al. (2004) [19] préconisent, dès
lors, de partir d’une auto-analyse de la situation avec les
populations cibles afin de mettre tout le monde d’accord sur la
nécessité du changement.
De plus en plus, l’orientation techniciste des innovations
agricoles est remise en cause. Cette vision où, « l’homme, grâce
au progrès des sciences et des techniques, allait pouvoir se
rendre "maître de la nature" s’est trouvée infirmée par les
nombreux échecs des projets de développement conçus comme
des transferts de technologies particulièrement dans les pays
du sud » (Jouve, 2007 : 115) [16]. C’est ainsi que Perret (2005)
milite désormais pour une « agronomie socialement
responsable », qui se donne des limites et se fonde dans
l’interdisciplinarité lorsque cela est nécessaire. Prendre en
compte «les façons de faire » des agriculteurs ; impliquer les
sciences sociales constitue un changement épistémologique
important (Hatchuel, 2000) [13]. De même, dépasser les simples
discours des agriculteurs par la vérification au champ, constitue
pour le sociologue une nouvelle démarche méthodologique
importante dans l’approche des questions agricoles.
Inscrit dans une perspective interdisciplinaire, cette étude
concilie l’analyse agronomique et l’analyse sociologique du
milieu rural. Cette perspective montre, dans un cas pratique de
la filière cacao, l’impact des projets suivis par le Fonds
Interprofessionnels pour la Recherche et le Conseil Agricoles
(FIRCA) dans les exploitations cacaoyères.
1. Analyse Du Champ D’action Et Des Methodes
D’approche De L’agronomie Et De La Sociologie
1.1. Approche agronomique des études agricoles
D'une façon générale, l'agronomie est la science qui vise à
comprendre les mécanismes en jeu en agriculture et à les
améliorer (Mazoyer & Roudart, 1997) [20]. Le Petit Robert
(2014) la définit comme étant l' « Étude scientifique des
problèmes (physiques, chimiques, biologiques) que pose la
pratique de l’agriculture ». Dans son acception restreinte,
l'agronomie est l'ensemble des méthodes qui permettent
d’embrasser la connaissance des techniques agricoles en
interaction avec le milieu (Hatchuel, 2000) [13].
Partant du constat que beaucoup de projets et d’opérations de
développement avaient échoué, faute d’une appréhension
correcte des réalités agraires sur lesquelles ils sont censés
intervenir, l’agronomie cherche progressivement à comprendre
et à analyser comment fonctionnent les milieux, les sociétés et
les systèmes de production adoptés par les agriculteurs
(Sebillotte, 2001b) [27]. Il s’agit de mettre davantage l’accent sur
les spécificités, surtout dans les sociétés tropicales et
méditerranéennes (Sebillotte, 1978) [26]. Cette orientation
affichée dès les années 80 en France fait écho de l’intérêt que
les institutions de recherche pour le développement comme le
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CIRAD et l’IRD portent à l’élaboration du diagnostic préalable
à l’action (Jouve, 2002) [15].
Comprendre comment les sociétés rurales exploitent leur milieu
et gèrent leurs ressources n’est pas chose facile, notamment
dans les pays du Sud, du fait de la complexité des réalités
agraires auxquelles l’on est confronté (Sebillotte, 2001b; Jouve,
2007) [16, 27]. Pour rendre compte de cette complexité,
l’agronome a eu recours à l’approche systémique (Jouve, 2002)
[15]. Cette approche qui suppose la mobilisation de différents
points de vue disciplinaires autour d’un même objet, conduit à
donner aux agronomes une double culture ; celle des sciences
bio-techniques et celle des sciences sociales (Mazoyer et
Roudart, 1997) [20]. Cette double culture vient traduire le fait
qu’il n’y a pas de changement technique sans changement
économique et social et inversement (Jouve, 2002) [15]. C’est
par exemple le cas de la France où, l’on a pris conscience que
l’agriculteur, ses savoirs et savoir-faire doivent être au cœur de
l’analyse des modes d’exploitation agricole du milieu et de sa
transformation (Jouve, 2007) [16]. Dans la construction
progressive de la nouvelle agronomie française, trois mots clé
peuvent être retenus : acteurs, pratiques et systèmes. Les
pratiques des acteurs permettent de comprendre le
fonctionnement des systèmes, et ceux-ci fournissent un cadre
méthodologique pour organiser l’analyse des pratiques des
acteurs (Jouve, 2002) [15]. Aussi, cette démarche nécessite-t-elle
l’association des sciences techniques et des sciences sociales.
Toutefois, la recherche agronomique reste essentiellement
expérimentale. Celle-ci se traduit par une hypothèse à tester
dans une expérience qui aboutit à une conclusion pouvant
déboucher d'une part, sur une proposition d'action sur le terrain
et d'autre part, sur un enrichissement des connaissances (Gozé,
1999) [11].
1.2. Approche de la sociologie rurale
La sociologie rurale est une branche de la sociologie qui se
définit, non selon des orientations théoriques particulières, mais
plutôt selon son champ d'application, son objet de recherche
(Jollivet, 1997) [14]. Cette branche s'intéresse aux sociétés
rurales dans leur entièreté et dans leurs rapports avec le reste du
monde. Elle a pour champs de compétences, les sciences
sociales appliquées aux domaines de l’alimentation,
l’agriculture, l’environnement et la dynamique des territoires
rurales (Mendras, 1967) [23]. « Le sociologue rural s’intéresse à
tout un ensemble d’aspects de la vie sociale qui est divisée
autant en "spécialités" de la sociologie par ailleurs sociologie
politique, sociologie du travail, sociologie de la famille,
sociologie des religions, etc. » (Jollivet, 1997:3) [14]. Il recourt
aussi à d'autres disciplines telles que la psychologie, la
géographie, la démographie, l’histoire sociale, l’économie
rurale ou les sciences politiques (Mendras, 1959) [21]. Le
sociologue rural doit donc s’inscrire d’office dans
l’interdisciplinarité (Jollivet, 1997) [14]. Cela suppose, selon
l’auteur qu’il doit connaître les méthodes et les techniques de
toutes les autres sciences sociales, voire de l’agronomie
d’autant plus que les populations concernées par ses
interventions sont essentiellement des agriculteurs.
La démarche du sociologue rural a l’ambition d’intégrer les
dimensions du social, du temps, de l’espace, du local et du
global (Jollivet, 1997) [14]. Il s’agit d’une démarche que l’on
qualifierait aujourd’hui d’holistique ou holiste, conclut-il.
Ainsi, la sociologie rurale s’intéresse à l’exploitation agricole
dans son ensemble. « Pour le sociologue, l’exploitation
agricole est bien moins une entreprise et un siège de décision
économique, qu’un groupe familial intégré dans une structure
sociale particulière et qui est le théâtre de conflits entre des
rôles sociaux. Conflits à l’intérieur des individus entre leurs
rôles familiaux, économiques et sociaux : le père, l’exploitant,
le travailleur, le villageois. Conflits de rôles entre les individus,
l’exploitant et son fils, etc. Et il est évident que l’analyse de la
coïncidence et du conflit de ces rôles permet d’éclairer les
problèmes de la décision économique. » (Mendras, 1961 : 68)
[22]. Le milieu rural présente ainsi des réalités particulièrement
complexes qui imposent une combinaison de techniques de
collecte des données. Pour Mendras (1961) [22], l’utilisation
exclusive du questionnaire a toujours un « rendement très
faible », et ce rendement est particulièrement faible dans des
milieux ruraux où on peut observer encore une certaine crainte
des « papiers ». En effet, le sociologue craint que l’on réduise
la complexité du tissu social à un certain nombre de catégories
abstraites, qui ne peuvent que présenter une vue erronée de la
réalité sociale, estime Mendras. Aussi, propose-t-il de recourir
aux entretiens autant individuels que collectifs pour collecter
les données. Le sociologue, dans l’analyse d’un milieu rural et
d’une exploitation agricole tient aussi compte de l’approche
historique, de l’approche dialectique et de l’approche
comparative qui sous-tendent les logiques des agriculteurs et les
aides à la prise de décision.
2. Cas Pratique De Synergie Sociologie-Agronomie
2.1. Démarche pour une analyse globale des exploitations
agricoles ivoiriennes
La démarche est construite autour de l’approche systémique
ponctuée par deux types d’enquête (enquête déclarative et
enquête de vérification).
2.1.1. Approche systémique de l’exploitation agricole
La démarche d’analyse et de compréhension de l’exploitation
agricole est pluridisciplinaire ; l’intervention des sciences
sociales telles que la sociologie, l’économie, la géographie,
l’histoire et le droit, est indispensable. Dans l’analyse de
l’exploitation agricole, le diagnostic du sociologue met l’accent
sur les pratiques paysannes, qui sont les pratiques sociales, les
pratiques économiques, les pratiques techniques et les relations
entre ces différentes pratiques. En effet, les décisions sont prises
sous l’influence d’un jeu de contraintes techniques,
économiques et sociales.
L’exploitation agricole est donc complexe. Pour étudier son
fonctionnement, nous avons fait appel à l’analyse systémique ;
le système étant un ensemble d’éléments liés entre eux par les
relations qui lui confèrent une certaine organisation. Ainsi, pour
analyser les exploitations cacaoyères, nous avons mis en
exergue l’interdisciplinarité de l’agronomie et la sociologie.
Ceci a eu pour intérêt de faire ressortir trois éléments
indispensables pour l’analyse:
1- les éléments caractéristiques du milieu physique : le climat,
le sol, le relief, le types de végétation, etc. ;
2- l’organisation sociale, l’unité de production, les pratiques
culturelles, la gestion du foncier et de la force de travail,
l’état de santé de la communauté, etc. ;
3- Les moyens techniques dont dispose l’unité de production,
matériel végétal et outil, savoir-faire technologique, etc.
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2.1.2. L’approche intégrée de l’exploitation agricole
L’exploitation agricole résultant de la combinaison de ces trois
éléments cités plus haut, l’approche intégrée consiste à
expliquer les interactions entre les différents éléments et à
comprendre comment ces composantes interviennent dans le
système. En effet, elle est à la fois un produit de l’histoire
politique, économique, technique, sociale et culturel d’un
individu, d’un groupe, d’une famille ou d’une communauté.
Comprendre l’exploitation agricole, revient à analyser la
dynamique qui l’a générée. Ainsi, l’approche intégrée nous
permet de caractériser les exploitations cacaoyères. Ceci revient
à apprécier les pratiques sociales, économiques et techniques. Il
est donc question d’aborder l’étude de ces exploitations sous
l’angle des pratiques ; celles-ci définies comme un ensemble
d’actions agricoles mises en œuvre dans un espace donné.
L’approche intégrée permet aussi de comprendre que le
système de production est l’ensemble structuré des productions
végétales et animales retenues par un agriculteur dans son
exploitation pour réaliser ses objectifs. Cette démarche s’appuie
sur une analyse en profondeur pour comprendre le pourquoi des
choses.
2.1.3. L’approche dynamique
Plus on cherche à comprendre le pourquoi des pratiques des
agriculteurs, plus on fait appel aux sciences sociales.
L’exploitation agricole s’inscrit dans un processus
d’adaptation, de transformations, liées à l’évolution
démographique, aux changements sociaux, économiques et
techniques. Aussi, l’approche dynamique de l’exploitation
agricole permet-elle de comprendre qu’un système n’est pas
une structure stable ; il est dynamique et évolue par le jeu de ses
éléments et des interactions avec l’extérieur (Kouassi, 1999)
[17]. Il est donc apparu indispensable de compléter l’analyse de
fonctionnement par une analyse historique et dialectique.
L’analyse historique permet de savoir l’évolution des
conditions d’existence d’un système et de comprendre le
processus de cette évolution, c’est-à-dire de s’intéresser aux
transformations qui ont affectées le système dans un
environnement physique, culturel, économique et social, en
perpétuel mouvement. L’étude dialectique permet d’analyser
au-delà des relations fonctionnelles existant au sein d’un
système, tous ceux qui à l’intérieur et à l’extérieur du système
visent à déstabiliser, à améliorer et à modifier son
fonctionnement. Les décisions sont donc prises sous l’influence
d’un jeu de contraintes techniques, économiques et sociales. La
finalité première de la production étant, dans l’exploitation
agricole, de produire les conditions de la reproduction sociale,
l’approche dynamique permet de comprendre que le système de
production est un système de reproduction sociale. Alors, on
peut simplement conclure qu’un système de production, c’est la
façon dont s’organise une unité de production ou un groupe
social pour produire afin d’assurer sa reproduction sociale
(Kouassi, 1999) [17]. C’est pourquoi, en plus de l’approche
agronomique, l’on devrait associer systématiquement l’analyse
sociologique.
2.1.4. Enquête déclarative, enquête de vérification et approche
CAP: un exemple de collaboration entre agronomie et
sociologie
Animée par la volonté de cerner les réalités des exploitations
agricoles dans leur ensemble, l’enquête s’est déroulée en deux
phases après les phases prospectives et de pré-enquête : une
phase déclarative basée sur la collecte des données structurelles
par déclaration et une phase de mesure des paramètres
agronomiques par des visites de plantations basées sur un sous
échantillon (enquête de vérification).
a) Enquête déclarative ou enquête village
L’enquête déclarative, dans cette étude, prend en compte
simultanément les réalités sociologiques et les paramètres
agronomiques. Elle mobilise plusieurs outils de collecte des
données : le questionnaire, les guides d’entretien individuels et
collectifs, les entretiens libres et l’observation. Le travail a
consisté à administrer un questionnaire à 600 planteurs au
village dans 24 départements de production de cacao en Côte
d’Ivoire. Par ailleurs, des entretiens individuels et collectifs ont
été organisés pour recueillir des données qualitatives auprès des
planteurs.
Vu la complexité des exploitations agricoles et des données
recherchées, cette enquête a eu recours à l’approche CAP
(Connaissances, Attitudes, Pratiques) dont l’intérêt est de
recueillir à la fois des informations quantitatives et qualitatives.
b) L’approche CAP
Une enquête CAP est une méthode de type quantitatif
(questions prédéfinies et formatées dans des questionnaires
standardisés) qui donne accès à des informations quantitatives
et qualitatives (Gumucio & al., 2011) [12]. Les « informations
qualitatives » sont ici définies comme des informations d’ordre
subjectif ou perceptuel, à ne pas confondre avec des «
méthodologies qualitatives, précisent ces auteurs. Selon eux, les
questions CAP tendent à rendre visibles et repérables certains
traits caractéristiques dans les savoirs, attitudes et
comportements liés à des facteurs religieux, sociaux,
traditionnels, mais aussi à la conception que chacun se fait
d’une réalité donnée. « Ces facteurs sont parfois la source
d’idées fausses ou de méconnaissances qui peuvent représenter
des freins aux activités que l’on souhaiterait mettre en place et
des obstacles potentiels au changement de comportement »
(Gumucio & al., 2011 : 5) [12].
L’Approche CAP permet d’orienter le questionnaire en
répondant à trois questions essentielles, à savoir :
1- Quelles connaissances doivent être évaluées ?
Quelle connaissance la population a-t-elle des Bonnes Pratiques
Agricoles? Comment circule cette connaissance ?
2- Quelles attitudes doivent-être évaluées ?
Comment perçoit-on les Bonnes Pratiques Agricoles et
l’assistance technique de l’ANADER ? Quelle attitude a-ton
vis-à-vis des Bonnes Pratiques Agricoles et de l’ANADER ?
3- Quelles pratiques doivent être évaluées ?
Quel est le comportement (réel, observé) de la population face
aux Bonnes Pratiques Agricoles ? Quelles pratiques ont les
différents types de populations vis-à-vis des Bonnes Pratiques
Agricoles ? Dans quelle mesure les pratiques socio-
économiques et culturelles impactent-elles l’adoption des
Bonnes Pratiques Agricoles ? Quels changements d’habitude
les Bonnes Pratiques Agricoles entraînent-elles ? Quelles sont
les facteurs qui amènent les communautés à adopter les Bonnes
Pratiques Agricoles ?
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La complexité de l’objet d’étude nécessite le recours à la
méthode qualitative sous l’angle sociologique. L’enquête
qualitative « se veut au plus proche des situations naturelles –
vie quotidienne, conversations –, dans une situation
d’interaction prolongée entre le chercheur en personne et les
populations locales afin de produire des connaissances in-situ,
contextualisées, transversales, visant à rendre compte du "point
de vue de l’acteur", des représentations ordinaires, des
pratiques usuelles et de leurs significations autochtones »
(Olivier de Sardan, 2007a : 35) [24]. En effet, de nombreux
aspects de la réalité sociale ne sont pas quantifiables. Comment
quantifier, par exemple, les rapports de pouvoir internes à un
village ou dans une coopérative ? Comment prendre en compte
les ambiguïtés, les ambivalences qui sont au sein de la vie
sociale et au sein des membres de l’unité de production ? Il
importe donc de travailler en situation naturelle, au plus proche
des situations vécues par chaque groupe d’acteurs. Et c'est ce
qui guide la démarche du sociologue.
L’enquête au village est complétée par une visite de plantations
pour vérifier l’exactitude des données agronomiques collectées.
c) Enquête de vérification
Cette étape essentiellement agronomique consiste à procéder à
une observation in situ, c’est-à-dire des visites de parcelles afin
de rechercher des contradictions éventuelles à partir des
résultats obtenus de l’analyse des premières données issues de
l’enquête village. La vérification permet de mesurer la qualité
réelle des plantations comparativement aux Bonnes Pratiques
Agricoles exigées. Elle permet surtout d’aller au-delà du village
grâce à l’expérimentation agronomique. Elle permet ainsi au
sociologue de renforcer ses analyses à partir de la précision
apportée par la démarche agronomique, motivant ainsi l’option
interdisciplinaire de notre recherche.
2. Résultats comparés des deux types d’enquête réalisés
Dans le cadre de l’étude des exploitations cacaoyères, nous
avons combiné les approches sociologiques et
l’expérimentation agronomique. Par le biais de l’enquête
village et de l’approche CAP, nous avons cherché à comprendre
les pratiques et les logiques des planteurs de cacao. A ces deux
démarches sociologiques, s’est greffée une expérimentation
agronomique portant sur trois paramètres : le dispositif de
plantation 3m x 2,5m du cacaoyer, le dispositif de plantation
3m x 2,5m du bananier et la taille de formation1. L’objectif est
de savoir si les producteurs respectent les dispositifs
agronomiques mis en œuvre par le conseil agricole qui portent
sur ces trois paramètres.
Les résultats de l’enquête déclarative indiquent que 47% de
planteurs effectuent la taille de formation tandis que
l’observation montre qu’il n’y a que 0,5% des parcelles dont les
pants respectent la hauteur admise (comprise entre 1,5 m et 1,8
m). Cela peut signifier que les planteurs ne font pas la taille de
formation ou qu’ils le font avec beaucoup de maladresse. Au
niveau du respect du dispositif de plantation du cacaoyer, les
déclarations se situent à 47% contre 26% pour les observations.
Cet écart se confirme au niveau du respect du dispositif de
plantation du bananier puisque le taux des déclarations est de
38% alors que les observations montrent un taux d’application
de seulement 15%. Ces résultats sont contenus dans le tableau
suivant.
Tableau 1: Résultats comparés à partir de paramètres agronomiques
Déclaration Observation
Variables ou critères sur lesquels les
déclarations ont été faites Résultat
% Variables ou critères ayant servi à la vérification Résultat
%
% de producteurs pratiquant la taille de
formation 47 Taux de parcelles dont les plants ont une hauteur de couronne
comprise entre 1,50 m et 1,80 m 0,50
% de producteurs respectant le dispositif 3m x
2,5m de cacao 47 Taux de parcelles respectant le dispositif 3m x 2,5m de cacao 26
% de producteurs respectant le dispositif 3m x
2,5m de bananier 38 Taux de parcelles respectant le dispositif 3m x 2,5m de bananier 15
Source: nos enquêtes (mai-juin 2014)
La confrontation des résultats montre qu’il y a un écart
considérable entre les simples déclarations et la réalité observée
à partir de la visite des plantations. Les résultats de
l’observation remettent en cause les affirmations des planteurs.
Cela montre qu’en matière d’étude sur l’application ou
l’adoption des techniques agricoles, les résultats obtenus
uniquement par déclaration sont parfois insuffisants.
L’observation in situ comme le cas de la visite des plantations
s’avère indispensable. L’étude montre que les cacaoculteurs
obéissent à une logique sociale basée sur la sécurité de leur
exploitation et le pragmatisme.
Vers Une Agronomie Associee A La Sociologie Pour Une
Complementarite Scientifique Dans Les Projets Agricoles
En Cote D’ivoire

1La taille de formation est une opération consistant à
supprimer les gourmands afin de permettre au jeune cacaoyer
de former une bonne couronne ; 1,5 m à 1,8 m).
Pour faire un lien entre les pratiques paysannes et les résultats
de la recherche agronomique, il est question que les chercheurs
(en agronomie et en sciences sociales) s’engagent dans une
remise en cause de leurs représentations. Or pendant longtemps,
les agronomes ont manqué de comparer leurs conceptions
techniques à celles des paysans, aux logiques techniques
locales, aux réseaux et relations dans les dynamiques
d’évolution (Lavigne, 1996) [18]. Ils n’ont pas été capables de se
distancier de leurs propres grilles d’analyse, de comprendre les
logiques des pratiques paysannes, d’intégrer leurs compétences
spécifiques et disciplinaires dans ces logiques (Bentz, 2002) [3].
Autrement dit, au lieu « d’apprendre la science à l’agriculteur »,
de manière à ce qu’il connaisse le pourquoi des choses et qu’il
soit mieux à même d’améliorer sa pratique, l’on s’est contenté
uniquement de lui transférer la technique (Cornwall & al.,
101
1994) [6]. Une franche collaboration avec les sciences sociales
telle que la sociologie aurait certainement évité d’emprunter un
tel chemin. En fait, l’on a manqué d’impliquer réellement les
sociologues dans les questions liées aux transferts de
technologie en agriculture.
Ainsi, pour apporter sa contribution à la résolution des
problèmes qui s’y posent, la sociologie a pris pour habitude de
les aborder de façon isolée. En s’engageant de manière solitaire
dans les études concernant le domaine agricole, les sociologues
manquent très souvent de précision, surtout quand il s’agit
d’aborder les questions d’adoption et d’impact des innovations
techniques. La démarche "mono-disciplinaire" de la sociologie
ne permet pas de dépasser les simples déclarations des paysans
sur leurs pratiques culturales. Or, ces déclarations sont souvent
loin de la réalité que révèlent les plantations. Aussi, en se
limitant aux informations prises à partir du village, les
sociologues courent-ils le risque d’obtenir des résultats
superficiels, voire biaisés.
Vu, ces limites constatées de part et d’autre, il est opportun de
créer une réelle synergie entre agronomie et sociologie pour
entreprendre une étude approfondie du monde agricole. La
collaboration des sciences devrait permettre d’orienter les
décideurs. Mais, pour y parvenir, un certain nombre de
principes méthodologiques s’imposent (Lavigne, 1996 ;
Cornwall, & al., 1994) [18, 6]. Darré (1999) [8] propose, à partir
de l’identification des groupes locaux (groupes d’entraide,
groupes informels, réseaux de dialogue, etc.), de tester des
moyens et formes de relations entre développeurs et
agriculteurs susceptibles d’éviter les effets électifs, des
méthodes habituelles de développement. Travailler et éviter
l’attitude classique d’offreur de solution, inhérent à la formation
technique pour se mettre dans une posture « d’aide
méthodologique » (Darre, 1996); [7] œuvrer à l’identification
des problèmes et des solutions, demandent un apprentissage
spécifique et des savoir-faire de dynamique de groupe (Lavigne
& al., 2004) [19].
De plus en plus, les sociologues et anthropologues sont associés
aux processus d’exécution de projets de développement
agricole en Côte d’Ivoire. Dans le secteur du cacao, cela se
traduit ces dernières années par l’implication des sociologues
dans l’élaboration du guide de régénération cacaoyère et
caféière produit par le FIRCA (Fonds Interprofessionnel pour
la Recherche et le Conseil Agricoles) dans le cadre du
Programme Quantité, Qualité, Croissance (2QC). Le FIRCA
sollicite souvent les sociologues pour l’évaluation des projets
de conseil agricole qu’il finance pour le compte des filières
agricoles. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’une étude menée en
collaboration avec le Département d’Anthropologie et de
Sociologie de l’Université Alassane Ouattara de Bouaké a été
engagé en juillet 2012 pour évaluer l’impact des projets de
conseil agricole exécutés entre 2008 et 2011. Cette étude a
permis de créer une synergie entre les approches agronomiques
et les démarches sociologiques.
Conclusion
Cette étude montre la synergie possible entre la sociologie et
l’agronomie. Son approche socio-agronomique a pour intérêt de
combiner les démarches sociologiques et agronomiques. Elle a
pour avantage d’aller au-delà des simples questionnaires et
visites, au-delà des simples observations agronomiques pour
opérer une étude complète des pratiques paysannes, des
logiques des agriculteurs et de la mise en œuvre des Bonnes
Pratiques Agricoles. L’exploitation agricole doit être analysée
avec plusieurs paramètres ; des paramètres agronomiques, des
paramètres socio-économiques, historiques et culturels. Les
contraintes culturelles et socio-économiques des planteurs ont
systématiquement leurs répercutions sur l’évolution normale
des exploitations agricoles. Aussi, toute action efficace devrait-
elle avoir pour préalable la résolution ou la prise en compte de
ces contraintes.
La synergie entre agronomie et sociologie devrait donc être
renforcée pour donner un gage de succès aux projets
implémentés en milieu paysan. Les agronomes et les
sociologues gagneraient à sortir des rigidités méthodologiques
pour espérer apporter des réponses concrètes et acceptables aux
problèmes que rencontre le monde agricole. L’approche
combinée conforte, dans les projets de développement, la prise
de décision des agriculteurs basée sur la sécurité de leurs
exploitations.
Remerciements
Pour la réalisation de cette étude, nous avons bénéficié du
concours inestimable d’institutions dont nous tenons à saluer
l'action.
Notre gratitude va à l’endroit du Fonds Interprofessionnel pour
la Recherche et le Conseil Agricoles (FIRCA) dont nous avons
bénéficié de moyens financiers nécessaires et de l’appui
institutionnel pour réaliser cette étude dans les meilleures
conditions.
Nous saluons aussi le Council for the Developpement of Social
Science Research In Africa (CODESRIA) qui nous a apporté
une subvention pour la réalisation de ce travail.
References Bibliographiques
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