« Redéfinir les places des sociologues et des psychologues dans l

« Redéfinir les places des sociologues et des psychologues dans l’analyse des risques
médiatiques, sur la base d’une perspective éliassienne »
Sophie Jehel
MCF Sciences de l’information et de la communication
Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis
Laboratoire CEMTI EA 33 88
Résumé et présentation de l’intervention
Le thème des risques médiatiques s’est imposé depuis quelques années à propos de la
fréquentation du Web par les jeunes. Il est devenu un objet de discours et de recherches
pluridisciplinaires, principalement confié à des psychologues et des sociologues, sans que la
nature ni le cadre de leur coopération ne soient réellement interrogés. Ce thème a émergé
comme problème public sous l’impulsion de politiques publiques conduites au niveau
européen. Nous mettrons l’accent dans notre intervention sur sa place dans les politiques
européennes relevant tant de la régulation des médias que du soutien à l’économie
numérique.
La sécurisation des espaces publics vis-à-vis des risques qu’ils peuvent représenter engage la
préservation de ce que Norbert Elias a appele « processus de civilisation des mœurs ». Ce
processus désigne un mouvement séculaire de pacification des mœurs qui repose à la fois
sur la monopolisation de la violence par les États dans le cadre de leur souveraineté et sur
l’intériorisation des normes de contrôle de la violence et de raffinement des mœurs par les
individus. Il résulte de phénomènes politiques, mais aussi psychologiques et sociaux.
Revisiter le thème des risques médiatiques dans une perspective éliassienne pourrait
permettre d’élargir les responsabilités en jeu, et d’enrichir le questionnement et les
modalités d’analyse desdits risques.
Cette approche devrait notamment permettre de renouveler les places respectives des
sociologues et des psychologues. Les psychologues sont plus souvent convoqués pour
désigner les risques que peuvent engendrer les fréquentations numériques, évaluer
l’ampleur et la gravité des dégâts causés par l’exposition à certains contenus, expertiser la
capacité des individus à les affronter (selon leur propre déclaration) et à y résister. Les
sociologues sont essentiellement sollicités pour analyser les mutations induites par la
fréquentation du réseau Internet dans la sociabilité des jeunes, la nature des interactions
des jeunes avec les technologies numériques, ainsi que les médiations sociales qui
accompagnent (ou non) ces interactions. Ces assignations les mettent dans le me temps
en situation de construire ou de valider des normes sociales d’utilisation du web
(désignation de déviances individuelles, normes de sociabilité..), sans pouvoir se prononcer
sur les politiques mises en œuvre sur les espaces publics du web.
Plutôt que d’assurer directement la sécurisation des espaces publics du web, l’Union
européenne a fait le choix d’abaisser les standards de la régulation publique et de compter
sur l’autorégulation : la régulation de ces espaces a été confiée essentiellement à
l’autorégulation des entreprises et à celle des individus, les pouvoirs publics nationaux étant
encouragés à minimiser leurs interventions sur ces espaces et à développer l’éducation aux
médias et au numérique. La préservation de la « civilisation des mœurs » suppose dans ce
contexte une prise en charge plus grande par les individus de l’intériorisation des normes
sociales, mais elle peut aussi en être fragilisée.
Nous envisagerons donc les risques médiatiques encourus par les adolescents sur le web
comme la résultante de choix politiques et industriels. Dans une approche qui intégrerait les
stratégies industrielles sur le web et les politiques publiques numériques, l’analyse
psychologique ne pourrait plus être réduite à la désignation de fragilisations individuelles,
participant de fait d’une individualisation de la « gestion » des risques, et d’une privatisation
de leurs conséquences. L’analyse sociologique ne serait plus confinée aux métamorphoses
de la sociabilité jeune sur le web. Une coopération entre psychologues et sociologues
pourrait alors viser à mesurer les risques sociaux produits par l’accès massif des jeunes à des
espaces dérégulés du Web et l’insuffisance des moyens mis en œuvre pour y faire face.
Si les causes des risques médiatiques ne sont pas purement individuelles, l’analyse de la
fragilisation des individus ne peut plus se faire sur la base exclusive du ressenti des
adolescents (comme c’est le cas aujourd’hui par exemple dans les enquêtes EU Kids Online)
quand ils se déclarent fragilisés ou agressés par certains contenus rencontrés sur le web ou
déstabilisés par certaines situations. L’analyse doit prendre en compte les capacités critiques
et cognitives que les adolescents peuvent développer face au fonctionnement du web et en
particulier à leur capacité de mise à distance des images et des discours qui les supportent.
Elle devrait permettre notamment d’évaluer les formes de « contrôle du décontrôle » (Cas
Wouters), c'est-à-dire les capacités des individus de relâcher les normes sans mettre en
cause le « processus de civilisation des mœurs ». Elle devrait aussi s’appuyer sur une analyse
des stratégies commerciales de captation de l’attention des adolescents sur les espaces
numériques, ainsi que des caractéristiques des contenus proposés. L’analyse devrait aussi
concerner les outils de régulation ou d’éducation mis en œuvre collectivement (ou à mettre
en œuvre) pour diminuer ces risques et accroitre les capacités de distanciation des jeunes.
S’inscrire dans une perspective éliassienne permettrait d’ouvrir un questionnement sur les
places respectives des chercheurs sur le terrain des risques médiatiques, mais aussi de
construire de nouvelles pistes d’analyse de ces fragilisations et de l’ensemble des facteurs
sociaux qui y contribuent. Ces pistes seraient nourries par la discussion entre des disciplines
(sociologie et psychologie notamment) dont les méthodes diffèrent mais dont les champs
d’analyse semblent inextricablement liés, dans une société dans laquelle la souffrance des
individus et leur bien-être relèvent de questions publiques et dans laquelle la préservation
des normes sociales relève de décisions tant publiques qu’individuelles.
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