Prof. Amade BADINI, Philosophe

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Colloque international d’éthique biomédica le sur « Bioéthique et recherche scientifique :
problématique et perspectives »
Communication du Pr Amadé BADINI
Professeur titulaire de philosophie
Université de Ouagadougou, UFR/SH
Département de philosophie et psychologie
« Regard critique, épistémologique des sciences biomédicales et de l’éthique »
En guise d’introduction
D’emblée, si l’on fait référence au sujet central de ce colloque international
d’éthique biomédicale consacré à « Bioéthique et recherche scientifique :
problématique et perspectives » d’une part, et à l’appartenance scientifique et
académique de ses éminents orga nisateurs et intervenants privilégiés d’autre part, je
serais tenté de me demander : « qu’est-ce que le philosophe va-t-il faire dans cette
galère ? »
Très vite, heureusement, je me suis ravisé en pensant non seulement à la
prétention de la philosophie en tant que forme particulière de la pensée humaine et à
sa responsabilité sociale, mais aussi à l’épistémologie « science qui pense la
science », et enfin et surtout à l’éthique dont on peut dire dès maintenant qu’elle
marque la limite humaine, pour ne pas d ire morale, qui s’impose à la science et aux
pratiques qu’elle inspire ou rend possible surtout quand elle s’intéresse ou s’applique
à l’homme. À cela s’ajoute le concept de biologie lui -même (qui partage avec
bioéthique et biomédicale la même racine « bio » signifiant la vie) qui depuis
l’Antiquité (cf Aristote) a hanté et continue de hanter la philosophie. On pourrait
même dire qu’il pourrait servir de paradigme d’analyse et de compréhension de
l’histoire de la philosophie, non seulement à cause de la div ersité des compréhensions
et réflexions auxquelles il a donné lieu, mais aussi et surtout si on l’applique
spécifiquement à l’homme (Stoïcisme, Épicurisme, Vitalisme, ...) .
C’est très certainement à partir de là et compte tenu des statuts controversés de
« l’homme » dans l’univers du vivant en général que, de manière implicite ou
explicite, le concept « éthique » s’est progressivement invité dans les réflexions sur la
science (et pas seulement la biologie), ses méthodes et ses applications humaines sur
l’homme.
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Colloque international d’éthique biomédica le sur « Bioéthique et recherche scientifique :
problématique et perspectives »
Il s’agira alors pour nous de réfléchir sur les dimensions éthiques de la
recherche scientifique en général, et de la recherche et des pratiques biologiques en
particulier, avant d’arriver à la bioéthique proprement dite comme préoccupation
actuelle de notre monde en mutation plus rapide que jamais.
I. Épistémologie des sciences biomédicales
Une science, quelle qu’elle soit, se définit par ses trois (3) topiques que sont :
son objet, sa méthode et la nature de ses conclusions. La connaissance scientif ique,
c’est-à-dire la vérité sur son objet est , malgré les apparences, l’objet d’un consensus
entre les hommes dits spécialistes qui s’adonnent à l’étude de l’objet de ladite
science : un accord entre des esprits avisés, entre des hommes donc avec les attr ibuts
reconnus à notre humanité. La vérité scientifique est historique, donc culturelle et
même sociopolitique.
En effet, depuis Claude Bernard ( Introduction à la médecine expérimentale ) et
Gaston Bachelard (De la formation de l’esprit scientifique et La philosophie du non),
en passant par Jean Piaget ( Epistémologie des sciences humaines ), entre autres
œuvres, on est habitué à accepter l’idée que la science n’est jamais neutre et que ses
conclusions sont aussi loin d’être objectives qu’on le croit habituellement.
Même les mathématiques, considérées comme la science hypothético déductive, pleines de rationalité et se suffisant à la seule logique interne de son
raisonnement, n’échappent pas à cette réalité : les problèmes qu’elles s’attachent à
résoudre lui étant suggérés, voire imposés par les besoins et préoccupations
existentiels des hommes dans l’histoire et la géographie : n’importe qui ne posant pas
n’importe quelle question, n’importe où ni n’importe quand ! Et les réponses, fussentelles mathématiques ou purement rationnelles, ne manqueront pas d’être entachées
par les besoins, les réalités et les préoccupations du chercheur en tant qu’être social
engagé dans l’histoire et la culture ambiantes. Toutes les sciences, à ce propos, sont
« filles de leur temps », depuis la définition de leurs objets jusqu’à la nature et la
profondeur de leurs conclusions, sans oublier les moyens et caractéristiques de leurs
méthodes.
En nous intéressant tout particulièrement aux « sciences biomédicales », fille
cadette de la biologie, on pourrait s’apercevoir déjà que la « vie », et « l’être vivant »
ont connu et continuent de connaitre une diversité de sens et de significations, ainsi
que des compréhensions variées entrainant parfois des contradictions. Dès lors, peut on avoir une connaissance unique, durable et universelle d’une réalité elle -même
fluctuante et sujette à des interprétations différentes, voire opposées ? En effet, que
signifie « la vie » ? Qu’est-ce qu’un « être vivant » ? Des questions d’abord
philosophiques avant que d’être des objets de science appelée biologie.
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problématique et perspectives »
L’opposition classique entre la « vie » et la « mort », entre « l’être vivant » et
la « matière inerte » non seulement ne suffit pas pour tenir lieu de définition
acceptable et suffisante, de plus elle n’est ni sans équivoque, ni définitive. On se
surprend à se demander quelle est la limite entre ces notions, et si elle existe
vraiment, en quoi elle consiste pour peu qu’elle soit consistante. L’histoire de la
biologie depuis Aristote jusqu’à nos jou rs souffre de la complexité et des variations nuances plus ou moins fortes -que subit son objet. De même l’histoire de la
philosophie pourrait se conjuguer avec la diversité des sens reconnus au concept
« vie » (Descartes et l'idée de « l'homme machine ».
Au XVIIIè siècle, on a cru résoudre la difficulté en préférant au concept
« vie » celui de « vitalisme » qui, lui, serait sensé dissoudre à un moule unique les
trois catégories fondamentales de la vie (nutrition, locomotion et reproduction) avec
les catégories de la stabilité, du dysfonctionnement et de la crise qui sont tout aussi
données comme les caractéristiques du vivant, incluant ainsi la mort. (J. Monod,
Hasard et nécessité ; F. Jacob, La logique du vivant et G. Canguilhem, La
connaissance de la vie).
Aujourd’hui, la question est loin d’être résolue. Pire, allons -nous dire, elle se
complexifie davantage avec cette réflexion de François Héritier qui dit fort à propos
que « d’une certaine façon, c’est l’idéologie qui crée le biologique. » (Nouvel
observatoire des essentiels, « Les grands penseurs d’aujourd’hui », Hors série N°3, p.
46.) Il ne s’agit pas pour autant de nier les acquis fondamentaux de la science
biologique amassés depuis des siècles, ni de minimiser les connaissances dont
l’humanité dispose au sujet du vivant. Sauf que, ici plus qu’ailleurs et aujourd’hui, les
connaissances fournies par la biologie révèlent, paradoxalement, l’ignorance de
l’homme en la matière ; surtout quand il s’agit de la biologie humaine ayant l’homme
comme épicentre.
Avec cette multiplicité des sens du concept « vie » on peut comprendre
pourquoi les domaines de la biologie sont extensibles à l’infini : de la macrobiologie
on est arrivé aujourd’hui à la microbiologie (biologie moléculaire, …) avec le
paradoxe encore une fois, que les résultats de l’une ne complètent ni n’enrichissent
forcément ceux de l’autre. Pire les connaissances en microbiologie peuvent remettre
en cause les « vérités » jadis réunies par la macro-biologie, et vice-versa.
Cela n’est pas un mal en soi, dès lors qu’on admet avec G. Bachelard que la
science avance au rythme des « erreurs rectifiées », qu’elle a « l’âge de la
technique » et qu’elle entretient des liens ambigus et ambivalents avec des champs du
savoir humain qui lui parait raient contradictoires, voire hostiles épistémologiquement
tels que la magie, la religion, en un mot ceux relevant du domaine de
« l’irrationnel ».
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A ce sujet justement, qu'il nous suffise d'évoquer après la nécessaire précision
de son objet, la prétention souvent vaine de la science, (plus pour les sciences exactes
que pour les sciences humaines toutefois) d'être objective. L'objectivité des sciences,
qui suppose la distinction de l'objet par rapport au chercheur, (condition pour que
celui-ci le regarde « froidement »), la « décentration » (J. Piaget), la nécessité de
considérer le fait social comme une « chose », et d'être historien sans appartenir ni à
une époque, ni à une société ... reste une « valeur asymptotique ». Elle n'est jamais
réalisée totalement, et l'hypothèse, voie d'entrée de la recherche scientifique, est a
priori une « idée » (Claude Bernard) qui prend nécessairement en compte, justement
la dimension humaine, donc culturelle et socio -historique du savant.
Et quand on considère la liaison entre l'hypothèse (c 'est-à-dire la question
qu'on se pose ou qu'on pose à l'objet de la recherche) et la conclusion ( la vérité
provisoire à laquelle on parvient) en passant par l'expérimentation et le dispositif
technique disponible ... force sera de reconnaître - même péniblement - l'intimité qui
lie le savant à la vérité de sa découverte. L'origine historique, géographique et
politique des sciences (tant pour leurs apparitions et évolutions que pour les résultats
auxquels elles parviennent) confirme bien cette réalité. Il e n vaut de même pour la
technique qui n'est que l'opérationnalisation réussie d'une vérité scientifique établie
ou à découvrir.
Si, comme il en a été dit précédemment, les sciences qu’elles soient
« exactes » ou « humaines et sociales » sont interpellées, il demeure à l’évidence que
la biologie et les sciences biomédicales sont de loin les plus exposées dès lors
qu’elles s’intéressent à l’homme dans ses spécificités d’être vivant.
A ces « obstacles épistémologiques » classiques viendront s’ajouter ce qu’on
pourrait nommer « les précautions épistémologiques » à considérer, la « délicatesse »
spécifique des expérimentations à faire à leur sujet et les conclusions auxquelles elles
aboutissent dans leur mise en pratique. Et ce dans la mesure où il s’agit de l’h omme, à
la fois comme « objet » et « fin ».
Des questions qui, hier seulement, relèveraient de la magie, de la religion ou
simplement de l’irrationnel, deviennent des préoccupations des sciences exactes, et
leurs « objets » progressivement des « objets de laboratoires », donc soumis à
l’expérimentation scientifique : laboratoire de parapsychologie pour l’analyse des
rêves ; la métempsychose ; la question de savoir si par le cerveau, nous ne serions pas
des programmés pour croire ! … Le positivisme d’A. Comt e plutôt que de succéder
aux stades théologique et métaphysique comme il l’annonçait, parait plutôt condamné
à cohabiter ou à coexister avec eux, dans une logique qui trahit la vanité du
« scientisme » qui ne révèle que la dimension idéologique de la scien ce. Surtout
quand celle-ci, en l’occurrence la biologie pour ce qui nous concerne actuellement, en
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problématique et perspectives »
plus de la complexité intrinsèque du concept de « vie », s’attaque à celui de
« l’homme » incommensurablement plus malaisé à définir déjà, puis à comprendre
ensuite.
Dès qu’on dépasse le statut controversé de l’homme dans l’univers du vivant
en général, (ce qui déjà n’est pas facile) on se retrouve nez à nez devant la quasi
impossibilité de dire ce qu’est « l’homme ». Celui-ci, tout en étant l’objet de la
biologie, apparaît cependant dans le règne du vivant et de l’animal, comme
essentiellement « singulier ». Singulier dans son essence (corps, âme ou esprit ; corps
+ âme intimement/corps › âme ; esprit – raison › corps, sensibilité), singulier dans sa
« réalité » (être social ; être de langage, être de raison, être individuel, … sans que
l’on puisse raisonnablement et définitivement établir une hiérarchie significative entre
ces éléments malgré leur apparente contradiction).
En effet, cette série de « singularités » par rapport aux autres êtres vivants et
aux animaux impose à l’esprit de déterminer ce qui le distinguerait fondamentalement
des autres êtres vivants par essence et définitivement : de son corps et de son esprit,
de son individualité et de sa social ité, de sa raison et de sa sensibilité … lequel serait
prépondérant, initial et déterminant quand il s’agira de le définir ? Des acceptions
philosophiques, sociologiques, psychologiques, religieuses, voire métaphysiques de
l’homme, laquelle suffirait à s’i mposer à la biologie sans l’appauvrir, la dénaturer
jusqu’à rendre aberrantes ses conclusions ? Les questions initiales desquelles il
conviendrait de partir seraient : qu’est-ce que l’homme ? En quoi consiste son
« humanité » c’est-à-dire grosso modo, ce qui le distinguerait des autres « animaux »?
Quoique d’essence philosophique, ces questions et surtout les réponses
auxquelles elles conduisent, irradient, orientent et déterminent la science biologique
et les biologistes eux-mêmes en tant qu’ils se confond ent, de gré ou de force,
consciemment ou non, avec l’objet de leurs études. La rigueur avec laquelle la
science cherche à déterminer son objet, l’objectivité de sa démarche et l’universalité
dont elle rêve pour ses résultats, manifestent à nos yeux, les dé fis majeurs qu’elle doit
relever particulièrement quand elle s’applique à l’homme. La problématique de
l’éthique des sciences biomédicales se trouve dès lors posée.
II. L’éthique de la recherche scientifique
À l’origine, l’identification des « obstacles épistémologiques » et la nécessité
de les relever méthodiquement pour le succès des sciences, résumaient ce qu’on
appellera plus tard l’éthique de la recherche scientifique . Elle se décline aux
considérations générales suivantes : reconnaître que l’object ivité en science n’est que
« relative » que la science ne connait pas tout ni tout de suite son objet ; que ses
conclusions sont provisoires (science à l’âge de a technique !) … que « l’homme de
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science est utile dans la première partie de sa vie et nuisib le dans la seconde » où il
est gagné par la certitude et la trop forte confiance en soi ….
La critique faite au « scientisme » alimentée en partie par le développement
des sciences sociales et l’humanisation croissante des sciences exactes, a favorisé
l’éclosion d’autres composantes de l’éthique de la recherche scientifique, surtout celle
qui a en amont comme en aval, l’homme. Le réel, en l’occurrence le réel vivant dont
s’occupent et la biologie, la biologie humaine et la biomédecine, sont un Tout alors
que la tendance de la science est à la fragmentation et à la spécialisation à outrance.
« La science occidentale rationaliste à outrance est une fragmentrice », dira E.
Morin, alors que Descartes avait déjà prévenu que « c’est ne connaître aucune
science que d’en connaître une seule » (Regulae). Même si, ajoute le premier, c’est la
fragmentation du réel/vivant qui a donné à l’occident le pouvoir technique et
intellectuel. L’objet qu’on expérimente au laboratoire est non seulement un « objet
fabriqué » c’est-à-dire conditionné et souvent extrait de son milieu naturel a priori,
mais aussi un « objet partiel » parcellarisé. Dans le domaine particulier de la vie une
telle attitude pourrait se révéler catastrophique et aberrante, a fortiori dans le cas de la
vie humaine.
L’homme en tant qu’être vivant est un tout (corps et esprit, raison et
sensibilité, individu et être social…). Il est à la fois biologique, sociologique,
psychologique en même temps qu’il intéresse le médecin, le prêtre, le magicien ou le
juriste. Chacun le définissant et le traitant à l’aune de sa spécialité si ce n’est pas à
celle de ses intérêts.
Comme dans tout système – et l’homme en est un – la partie n’est qu’un
élément du tout. Elle n’est pas séparable du tout et n’a de sens que par la plac e qu’elle
occupe et le rôle qu’elle joue dans et pour l’harmonie du tout. Et le tort de la
recherche scientifique est qu’après avoir manipulé expérimentalement la partie,
l’élément, elle oublie ou refuse de la réintégrer dans le tout originaire, ce que le même
E. Morin qualifie de « faute de pensée ». Et le comble intervient dès lors qu’après la
fragmentation disciplinaire s’ajoute la « réduction » qui consiste à croire connaître un
ensemble en ne connaissant et en ne définissant que les éléments séparément .
Il ne s’agit cependant pas de nier ni la pertinence, ni l’efficacité ni même
aujourd’hui la nécessité des spécialisations disciplinaires, mais plutôt de corriger cette
« faute de pensée» d’abord par l’acquisition d’une claire conscience de la réalité du
tout et ensuite par l’adoption du principe de l’interdisciplinarité ou de la
transdisciplinarité comme paradigme de la connaissance scientifique contemporaine.
Le paradoxe réside cependant dans le fait qu’autant les frontières artificielles entre les
disciplines ne correspondent pas à la réalité autant elles garantissent la réussite de la
science.
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Colloque international d’éthique biomédica le sur « Bioéthique et recherche scientifique :
problématique et perspectives »
L’éthique ici consisterait à prendre acte du caractère multidimensionnel de
l’homme être vivant et à se convaincre qu’aucune science ne saurait toute seule en
rendre compte intégralement. Et ceci à toutes les étapes de la recherche. La
constitution d’équipes pluridisciplinaires est une des solutions à ce problème, même
s’il s’agit plus d’une pluridisciplinarité par greffe que par simple juxtaposition.
En médecine par exemple, la pratique s’impose de plus en plus et l’évolution
du sens du concept « Santé » le rapproche plus de l’harmonie entre un organisme
vivant et son milieu (physique, social, moral) que d’une situation à l’intérieur d’un
organisme pris isolément, tandis que la participation consciente du malade au
processus thérapeutique qui inclut avec lui, le médecin et la représentation sociale de
la maladie est de plus en plus exigible d'une thérapie efficace.
Le principe du « déterminisme » enfin, élément fondateur de l'esprit
scientifique et de la science, sans être remis en cause quant à son fond (il fonctionne
alors comme un postulat, un axiome) subit aujourd'hui plus qu'hier des attaques
régressives surtout quand il s'agit des sciences biologiques se con sacrant à la
connaissance de l'homme. On lui reconnaît des « limites » non seulement a cause de
la complexité du réel « homme » mais aussi et surtout des limites imprévisibles, voire
impossibles des connaissances. Ce n'est pas parce qu'un phénomène est ine xplicable
et inexpliqué aujourd'hui qu'il ne le sera pas demain! Et la problématique de l'origine
de l'homme et de sa place dans l'univers demeure entière et des théories tout aussi
sérieuses les une que les autres s'entrechoquent, sans pour autant détermi ner ce qui
fonde la spécificité de l'humanité ni les origines et niveaux de prééminence de ses
attributs les unes par rapport aux autres. L'homme, échappera -t-il définitivement à la
connaissance scientifique, supportera -t-il toutes les « manipulations » auxquelles les
sciences le soumettent, et continuer tout de même à rester homme ?et à conserver son
« âme ».
III. Des sciences biomédicales et l'éthique
N'eut été le fait que la médecine, notamment sa composante « humaine » (qui
la distinguerait de la médeci ne vétérinaire (les animaux) et l'agriculture (les plantes
ou végétaux) ne s'occupait que de l'homme, on aurait simplement associé la bio médecine à une médecine de la vie naturelle. Ce qui serait en soi une tautologie et
manquerait de tout intérêt particu lier. Et l'éthique biomédicale ne signifierait rien
d'autre que la médecine qui prend en compte la « vie naturelle » ou qui la respecterait.
Si la « vie naturelle » de l'homme était aussi « naturelle » que cela, l'éthique de la
bio-médecine serait-elle aussi - sans intérêt ni pertinence aucune. On voit dès lors
pointer à l'horizon les difficultés mais aussi la nécessité et l'urgence de l'éthique
biomédicale qui cherche à résoudre en dernier ressort, et à sa manière, la question de
la nature humaine qu'on de vrait désormais respecter et protéger contre les aléas de la
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problématique et perspectives »
science et de ses manipulations technologiques. La complexité du problème serait
alors proportionnelle à celle du sens de la « nature humaine ».
a)
Le respect de la « nature humaine » comme fondement de l'éthique suppose
qu’on s’entende sur le sens qu'on lui reconnait, sens caractérisé justement par sa
pluralité. Si l'on s'accorde aujourd'hui à reconnaître que la considération physique et
physiologique de l'homme (station verticale, symétrie bila térale, volume du crâne et
du cerveau par rapport au poids total du corps, ...) ce n'est plus le cas quand il s'agit
de déterminer ce qui constitue l'humanité de l'homme. A partir de quand est -on un
homme? Naît-on homme ou seulement devient -on homme? Dans le deuxième cas de
figure, quelles conditions doivent être satisfaites préalablement à notre humanité ? Si
être homme est le résultat d'un processus marqué par la réalisation de certaines
conditionnalités, peut-on, après avoir été homme, cesser de l'être p our retourner dans
notre animalité de départ ? En un mot, sommes -nous définitivement homme? Quelles
sont les qualités de notre humanité qu'il faut préserver, défendre et magnifier comme
l'exigerait l'éthique? Ce qui suppose qu'elle aura eu, explicitement o u non, des
réponses à ces questions, ce qui n'est pas le cas.
En effet et par exemple, assimiler l'avortement à un homicide, à un meurtre,
suppose que l'on naît homme et qu'on est homme dès les premiers moments de la
conception alors que l'embryologie nous montre qu'à certains stades de l'évolution de
l'être dans le sein de sa « mère », l'embryon et le fœtus passent de l’état liquide à des
formes plus proches du têtard que de l'homme qu'il deviendrait; dire invariablement
que la vie humaine est « sacrée » c'est aussi admettre que nous sommes tous et aux
mêmes degrés des hommes quels que soient nos comportements, attitudes et réactions
par rapport au réel environnant et par rapport aux autres hommes. Ce qui est loin
d'être vrai, toute société établissant plus ou moins rigoureusement et
systématiquement des critères pour être homme, des niveaux d' « humanité » et des
lieux et formes de bannissement ou d'isolement (prisons, hôpitaux, ...).
Les pionniers de la déclaration des Droits de l'homme, notamment les
« philosophes des Lumières » du XVIIIè siècle occidental, partant du principe que
notre « humanité » (qu'ils résument à notre capacité d'user de la raison, de nous
améliorer continuellement, d'être conscient de notre droit à la liberté, savoir comment
être libre et de pouvoir la conquérir au besoin et de la reconnaître aux autres, ....) sont
le fruit d'une longue et pénible acquisition, qu'elle n'est pas donnée une fois pour
toutes, et qu'il y aurait des degrés d'homme, des niveaux d'humanité auxquels on
n'accéderait que par l'éducation conçue comme ce qui permet et aide à être un « être
libre », sens premier de l'homme. On le savait déjà avec Platon et Descartes qui après
avoir professé que la raison est la chose au monde la mieux partagée (chez les
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Colloque international d’éthique biomédica le sur « Bioéthique et recherche scientifique :
problématique et perspectives »
hommes) s'empressent d'ajouter que son usage adéquat pour parvenir à la vérité n'est
pas donné à tout homme.
Il y a ainsi des degrés d’humanité, et cette réalité conséquente que la
distinction entre l’homme et l’animal n’est ni naturelle, ni définitive et que l’on
devient homme, de plus en plus homme, au rythme de notre progression vers la
morale qui suppose avant tout, la conscience de la liberté et la capacité d’en jouir !
par et pour soi-même, par et pour les autres.
Qu’est-ce qui fonde et légitime alors l’éthique de manière générale et la
bioéthique en particulier ? Si « l’éthique individuelle » qui suppose l’intégration du
regard d’autrui pour une compréhension -acceptation de l’autre par le principe de
l’auto-examen et de l’auto-critique permanentes, « l’éthique civique » renvoie au
citoyen qui assume ses devoirs envers la collectivité, tandis que « l’éthique du genre
humain » invite chaque homme à agir pour l’humanité et pour l’humanisme à l’image
de ce que Saint Exupery disait qu’être « homme c’est se sentir res ponsable d’une
victoire qui ne semble pas dépendre de soi ». La bioéthique parait alors plus
explicitement se préoccuper de la nécessité de sauver l’humanité de l’homme des
effets des sciences biologiques et des manipulations quelles permettent. Elle s’imp ose
à la conscience humaine contemporaine, qui doit se convaincre que « les
ambivalences de la médecine occidentale sont inséparables de ses progrès … » E.
Morin, p. 282).
Techniquement et théoriquement, les sciences biomédicales pourraient réaliser
la fiction d’Aldoux Huxley prévoyant qu’on puisse commander un être humain à
l’usine comme on le fait pour des voitures : on lance la commande avec les
caractéristiques techniques voulues (voiture blindée par exemple de couleur noir
métallisée, de telle puissanc e), on honore la facture proposée et attend la livraison
dans un, … ou neuf mois. Quoiqu’étant un rêve, rien ne le condamne définitivement à
rester tel et tous les espoirs sont permis dès lors d’ailleurs qu’ils nourrissent la
science ! Les possibilités du futur sont insondables tant du point de vue technique que
de celui de la théorie et de la science.
Alors que sera « l’âme des chimères » ? Dans la mythologie antique la
chimère a le corps d’un lion, la tête d’une licorne et la queue d’un serpent. Si comme
le note Jean Bernard de l’Académie française, les « chimères spontanées » sont rares,
celles fabriquées le sont moins : la médecine moderne pour triompher des maladies
mortelles construit des chimères, comme Marie chimère de son frère Jacques
(voisinent en elle dans son corps, ses propres organes, son propre cœur, mais la
moelle et le sang de son frère. « Mon cœur fait couler dans mes veines le sang de
mon frère » ! Confesse-t-elle.
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Colloque international d’éthique biomédica le sur « Bioéthique et recherche scientifique :
problématique et perspectives »
Jean Bernard : De la biologie à l’éthique : Nouveau pouvoirs de la scien ce,
Nouveaux devoirs de l’Homme , p. 58.
Techniquement donc, tout peut être possible : l’histoire des transplantions
d’organes vitaux, les expérimentations sur l’homme (mort ou vivant), l’acharnement
thérapeutique, l’euthanasie. La procréation médicalemen t assistée, les locations
d’utérus et les mères porteuses, le clonage, la production artificielle de nouvelles
formes de vie aptes à s’auto -reproduire (Joël de Rosny : Et l’homme créa la vie : la
folle aventure des architectes et des bricoleurs du vivant ). Le développement de la
réalité virtuelle et la possibilité de vivre deux vies, la réelle et la virtuelle, celle -ci
pouvant devenir plus réelle, que la réelle … la prolongation artificielle de la vie en ce
qu’elle peut avoir comme conséquences politiques, sociales et économiques, ... sont
quelques unes des preuves.
La question de fond qui se pose à l’éthique est celle -ci : que reste-t-il de
l’humain et de l’humanité de l’homme ? En quoi consisteraient-ils ? S’agira-t-il
désormais du même homme ? Toute vie vaut-elle la peine d’être vécue du simple fait
qu’elle est celle d’un homme ?
Ces questions, curieusement, ont ponctué l’histoire et la culture de l’humanité
toute entière. Même si certaines d’entre elles sont apparues avec le développement
des sciences et des techniques, chaque société, chaque civilisation a produit ses
principes d’éthique à partir toujours des conceptions qu’elle se fait de l’homme, de la
vie humaine et de son sens, et des rapports de l’homme avec lui -même, les autres et la
nature … des représentations et visages de la mort.
Au moment où foisonnent les comités nationaux et internationaux d’éthique,
et d’éthique biomédicale sur fond de chosification et d’instrumentalisation à outrance
de l’homme, pour lequel l’avoir est valorisé au détrim ent de l’être, et où la science
depuis sa conception jusqu’à ses résultats est aux commandes de l’économique et de
la puissance politique, la prétention noble et légitime de l’éthique de réconcilier
l’humain avec ses productions ne resterait -elle pas vaine ou dévoyée ?
En guise de conclusion
L’«eugénisme » et le « suicide rituel » pratiqués dans certaines civilisations
traditionnelles aujourd’hui menacées en tant que « cruelles » et « barbares »
anticipaient cependant sur les graves problèmes éthiques de notre monde
contemporain. Avec, à la clef, quelqu’efficacité. Des causes de ce relatif succès dans
l’Afrique traditionnelle on pourrait hypostasier : sa représentation de l’homme et de la
nature cristallisée dans l’ « anthropocentrisme relationnel », sa conception de
l’homme et de la vie humaine (avec la nature et au service du groupe), sa
représentation de la vérité qui se confond avec l’harmonie de l’individu dans
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Colloque international d’éthique biomédica le sur « Bioéthique et recherche scientifique :
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l’harmonie et la stabilité sociale) et des différentes figures de la mort, « la mort
sociale » étant celle que tout homme doit éviter, moralement et socialement, celle que
l’on craint plus que la « mort physique ».
Est-ce dire qu’il faut y revenir pour offrir à l’éthique et à l’éthique
biomédicale plus de chance dans son rôle de régulateur entre l es progrès de la science
et la nécessaire sauvegarde de l’humanité de l’homme ? Certainement pas. Même s’il
convient de dire que la sagesse de l’Afrique traditionnelle pourrait être une source
d’inspiration pour réduire l’angoisse existentielle de l’homme contemporain, aux
prises avec toutes ces menaces contre son humanité.
L’éthique du point de vue de l’épistémologie pourrait y contribuer surtout si
elle intègre la théorie africaine de la connaissance et de la conception de la vérité
correspondante. Est vérité, tout ce qui contribue à garantir l’équilibre de l’individu et
participe au maintien de l’ordre et de l’harmonie dans la société. Est vérité, tout ce
qui protège de la déchéance de l’individu qui lui ferait échapper à la « mort sociale »
(qui peut du reste intervenir avant même la « mort physique ») et de la paix sociale.
Elle ne se confond donc pas avec la vérité scientifique, rationnelle même si elle ne la
contredit pas nécessairement. Elle la met tout simplement au service de l’homme, de
la société et de l’humanité. C’est pourquoi l’idée retenue dans cet univers humain en
son temps, qui stipule que « toute vérité n’est pas bonne à dire » pourrait résumer la
problématique récurrente de l’éthique : « l’éthique en Afrique noire est sagesse
active. Elle consiste pour l’homme vivant à reconnaître l’unité du monde et à
travailler pour son ordination. Son devoir est donc de renforcer bien sûr sa vie
personnelle mais aussi de réaliser l’être chez les autres hommes » (L. S. Senghor,
« Ce que le Noir apporte » in L’homme de couleur, Paris, éd. Plon, 1939, p. 66).
L’éthique biomédicale, et bio -scientifique de manière générale pourrait s’en
inspirer même si on peut s’inquiéter de la perspective d’un individu « éthicien »
professionnel qui ne serait pas membre d’u n « comité d’éthique » qui aurait plus de
chances de sauvegarder la nécessité d’un groupe pluridisciplinaire seul à même de
s’en occuper avec efficacité.
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Colloque international d’éthique biomédica le sur « Bioéthique et recherche scientifique :
problématique et perspectives »
Bibliographie
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E. Pommier), Ed. du CERF, Paris, 2012.
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Revues et journaux
« Les grands penseurs d’aujourd’hui » in Le Nouvel Observateur/Les Essentiels N°3,
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L’Eléphant, N°5 : La Revue de culture générale dont les articles suivants :
« Mort et résurrection des Idéologies » ; « De quoi est fait le monde ? »
Science et Vie. Trimestriel Hors série 265
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Colloque international d’éthique biomédica le sur « Bioéthique et recherche scientifique :
problématique et perspectives »
« Dieu et la Science », Peut-on être scientifique et croyant ?
Classiques
Aristote, De la génération des animaux
C. Bernard, Introduction à la médecine expérimentale
F. Jacob, La logique du vivant
G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique
La philosophie du non
G. Ganguilhem, Connaissance de la vie
J. Monod, Hasard et nécessité
M. Foucauld, Surveiller et punir
Archéologie du savoir
Platon, La République
R. Descartes, Le discours de la méthode
Les Regulae
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