Polanyi et Perroux : le socialisme démocratique en question.

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Polanyi et Perroux : le socialisme démocratique en question.
Sylvie CONSTANTINOU
Chercheur indépendant
Colloque organisé par l’ISMÉA, le CIAPHS et l’IMEC en partenariat avec :
Sylvie Constantinou
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Les sociétés contemporaines sont marquées par deux phénomènes catastrophiques, le
capitalisme libéral et le totalitarisme, phénomènes qui rejettent au rang d’idéaux utopiques
deux autres projets politiques et économiques eux aussi propres à l’époque moderne, la
démocratie et le socialisme. Les années d’entre deux guerres furent peut-être le moment où
ces quatre alternatives sont le plus ouvertement entrées en concurrence. Deux économistes,
Karl Polanyi et François Perroux, témoins directs de ces événements et tous deux attentifs aux
moyens d’éviter que le capitalisme libéral et le totalitarisme ne l’emportent, se sont intéressés,
parallèlement, et probablement sans le savoir, à un système économique, le corporatisme, qui
connaissait durant cette période un regain notable d’intérêt dans de nombreux pays européens,
en tant qu’alternative au capitalisme. Dans certains pays, en Allemagne, en Italie et en
Autriche, ces tentatives à la fois politiques et économiques, se sont terminées par des régimes
autoritaires. Une certaine forme de corporatisme apparaissait pourtant initialement, et en
particulier aux yeux de nos deux auteurs, comme un moyen d’instituer une véritable
démocratie fondée sur une organisation fonctionnelle de la société. Perroux a formulé en 1938
une théorie de l’économie corporative sous le nom de Communauté de Travail, expression qui
visait à la différencier du corporatisme fasciste. Les néo-socialistes anglais avaient, de leur
côté, développé depuis les années 1920 une théorie politique corporatiste sous le nom de
socialisme fonctionnel. Polanyi avait formulé à la suite, en 1922, les fondements
institutionnels de l’économie socialiste démocratique. Toutes ces tentatives se sont perdues
dans les décombres du totalitarisme et de la 2nde guerre mondiale.
Or l’actualité n’est pas sans redonner un intérêt au retour à cette thématique oubliée du
corporatisme en tant qu’alternative au capitalisme libéral et au socialisme. En effet la
recherche d’une alternative semble à nouveau dans l’impasse et donne lieu à un phénomène
d’opinion étonnant. Le développement de la contestation du capitalisme en de nombreux pays
ne semble pas se traduire par le renforcement de ce qui devrait apparaître comme son
1
alternative politique et économique, le socialisme. A sa place, des dérives autoritaires
semblent menacer de nombreux régimes démocratiques, en particulier en Europe. En cela
notre époque rappelle les années 1930, années d’une crise économique sans précédent qui a
déclenché un mouvement anticapitaliste et antilibéral dont les effets politiques et
institutionnels hésitèrent entre socialisme et fascisme. Le parallèle est significatif avec notre
actualité. Les démocraties se sont montrées impuissantes à se défendre contre des formes
autoritaires de gouvernement. Alors qu’il semblait dans les années 1920, que les peuples
allaient s’engager résolument vers la voie nouvelle du socialisme, c’est le fascisme qui a peu à
peu gagné tous les pays européens durant les décennies suivantes. Il semble donc opportun de
reprendre ces textes oubliés et la trace qu’y a laissé le processus d’évolution vers le socialisme
au point où il s’est arrêté et a dû laisser place au totalitarisme. Nous nous appuierons sur les
monographies réalisées par Perroux sur les corporatismes réalisés, pour valider les intuitions
audacieuses de Polanyi, tandis que celles-ci nous permettront de dissiper les ambiguïtés des
recherches d’une troisième voie chez Perroux.
1. Sur l’obsolescence de l’alternative entre capitalisme et socialisme.
Polanyi et Perroux ont eu en commun le souci de rechercher les conditions d’une coexistence
entre les « deux Nations »1, ou encore entre les intérêts du capital et ceux du travail. Au début
des années 1960, Polanyi avait le projet d’une revue au titre symbolique, Coexistence ;
Perroux est de son côté l’auteur d’une somme en 3 volumes, intitulée La coexistence
pacifique [Perroux, F.(1958)]. Cette recherche les a conduit à critiquer la pertinence de la
notion de lutte des classes et de l’opposition entre travail et capital pour rendre compte de la
crise économique et sociale du capitalisme [Perroux, F. (1938), p.16]. Polanyi a ironisé sur les
limites de la problématique marxiste / antimarxiste : « Une seule des deux solutions suivantes
1
Titre d’un roman de B. Disraeli qui aborde l’une des premières formes de la lutte des classes, au milieu du
19ème siècle en Angleterre, entre les chartistes, réclamant le suffrage universel et l’abolition des privilèges de la
propriété, et les aristocrates et les bourgeois qui gouvernaient la Chambre des Communes.[Polanyi, K. (1983),
annexe XI, p.377].
2
est possible : soit la classe ouvrière dirige, soit la classe des capitalistes. La première est
synonyme de socialisme, la seconde de capitalisme. C’est une question de pouvoir. D’où le
peu d’intérêt de toutes ces discussions sur la perversion des fonctions politique et
économique, ainsi que sur la mise en place d’une démocratie fonctionnelle fondée sur une
économie socialiste… » [Polanyi, K. (2008), p.432]. Ce manque d’intérêt s’observe encore de
nos jours. Ni Polanyi, ni Perroux n’ont jugé possible de re publier leurs travaux relatifs à la
démocratie fonctionnelle. La non-publication des manuscrits, intitulés dans l’édition des
Essais de K. Polanyi « Marx et le corporatisme », renvoie aux difficultés similaires
rencontrées par Polanyi pour maintenir la question de l’économie socialiste fonctionnelle au
centre du débat politique.
Perroux ne se satisfait pas non plus de l’explication marxiste. Les transformations de
l’économie et de la politique ont en effet, selon lui, rendu secondaire le rôle de la propriété
privée dans la crise économique et sociale. Cette position est presque devenue un poncif
aujourd’hui. Nous la discuterons à la lumière des réflexions de Polanyi sur la montée du
fascisme dans les années d’entre deux guerres. Dans quelle mesure l’opposition capitalisme
contre socialisme est-elle décidément obsolète ? Peut-on soutenir qu’elle contribue à obscurcir
et même à pervertir le débat politique ? Quel rôle la lutte des classes entre propriétaires et
non-propriétaires d’actifs a-t-elle encore dans la crise actuelle ?
1.1- L’impasse fonctionnelle de la politique dans un monde industriel.
D’un point de vue fonctionnel, le développement du capitalisme libéral est allé de pair avec
l’industrialisation de l’économie grâce à la libération des marchés et à la libre concurrence
entre les initiatives de libres entrepreneurs. La modernisation industrielle s’est traduite par un
double phénomène sociologique, la subordination de la majorité de la population dans de
grandes entreprises (à l’échelle du monde parce que l’industrie a besoin d’élargir ses marchés
3
pour s’assurer de la rémunération des capitaux investis) et la libération politique et sociale des
individus.
1.2- Les transformations de l’économie.
Les réflexions de Perroux l’ont conduit en 1958 à s’interroger sur l’évolution de l’économie
mondiale, et à considérer le problème de l’industrialisation, de « l’Ere de la Machine »
[Polanyi, K. (2008), p.505] comme le cœur de la crise subie par le capitalisme des pays
occidentaux et le socialisme soviétique. Le monde de la production est marqué par une
profonde division du travail et un besoin de coordination par des pouvoirs qui se renforcent
naturellement dans cette tâche. Ce point de départ sociologique est commun à Polanyi
[notamment (2008), p.426] et à Perroux [notamment (1958), tome I]. La complexité des
sociétés industrielles se manifeste notamment par un mode de production en filières
dépendantes les unes des autres. Les risques d’échec économique (avec leurs hécatombes de
chômage ou de déplacements de population) s’accroissent avec le poids de la
commercialisation des produits dans l’économie, lorsque les consommateurs ne confirment
pas les choix effectués en amont par les « investisseurs ». Le fonctionnement solidaire des
parties du système de production, neutralise les oppositions de classe, qu’elles s’analysent
comme des oppositions entre les intérêts du capital et du travail, ou comme des oppositions
entre les motivations économiques (efficacité, productivité technique, croissance) et les
motivations politiques (liberté, justice sociale, équilibre écologique), selon la polarité utilisée
dans la Comptabilité Socialiste. Le fait que les dimensions de cette interdépendance se soient
étendues au monde entier a accru la rigidité d’ensemble du système. Les enjeux politiques et
sociaux passent au second plan par rapport aux contraintes imposées par la machine
économique. Les individus sont conduit à l’alimenter de toutes leurs forces vitales et en
impliquant toutes les dimensions de leur personnalité [Coutrot, T. (2005)]. La servitude
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volontaire a remplacé la lutte des classes 2. Selon Perroux, l’industrialisation de l’économie a
socialisé de facto ses modalités de fonctionnement, rendant obsolète l’opposition idéologique
entre capitalisme et socialisme. Polanyi a de son côté tiré d’autres implications de ces
transformations sociologiques de l’économie et de leurs rapports avec les transformations
politiques.
1.3- Les transformations de la politique.
Parallèlement aux transformations de l’économie, le pouvoir politique a lui-même connu de
profondes transformations. Les progrès de la démocratie et du socialisme, qui sont passés de
l’idéal révolutionnaire à leur institutionnalisation sociale, ont fait perdre aux classes
possédantes leur suprématie politique. Les élections accroissent, automatiquement, plus ou
moins selon leur degré démocratique, l’influence de la classe ouvrière et plus largement des
salariés sur les orientations politiques prises par les gouvernements. Perroux dans le 1er tome
de « La coexistence pacifique » juge ainsi que la crise de la fin des années 1950 procède
d’une évolution structurelle de la société capitaliste « accélérée et dramatisée par les deux
guerres mondiales ». Avant 1880, les classes détenant le pouvoir économique étaient les
mêmes qui détenaient le pouvoir politique au travers d’une « alliance entre la haute
bourgeoisie, les aristocraties converties à l’ordre nouveau [les débuts de l’industrialisation] et
les anciennes classes moyennes des propriétaires et producteurs indépendants », tableau
valable jusqu’à M. Thiers. « Ce tableau paraît définitivement périmé… Dans ce capitalisme,
la rencontre de la technique moderne et de la course au profit maximum a étendu la dimension
des groupes sociaux appliqués à la production et accru la diversification des tâches et des
fonctions. » [Perroux F. (1958), p.93]. Au 20ème siècle, « les classes possédantes
n’apparaissent plus nécessairement comme les classes politiquement dirigeantes. ». Les
2
Ce que constatera à sa manière A. Gorz (1980) constat qui l’amènera à défendre une idée un peu
schizophrénique de l’individu, afin d’éviter la servitude volontaire.
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révolutions démocratiques puis socialistes ont montré que les classes populaires étaient elles
aussi capables de gouverner et en avaient en tout état de cause la légitimité.
Ainsi, si l’on résume l’ensemble de la situation économique et politique, les salariés ont
conservé, dans leur ensemble, une position subordonnée dans l’entreprise, les dirigeants
industriels ont perdu la leur dans le domaine politique où leur influence « naturelle », du fait
de leur poids économique, se voit contrebalancée par l’influence des salariés sur leurs
représentants politiques. Il en résulte un conflit de pouvoir, un problème fonctionnel dit
Polanyi, qui engendre une double crise. D’un côté, les interventions politiques dans
l’économie, sous la pression de la classe des employés qui tentent de « se défendre contre les
effets fatals des vicissitudes industrielles sur leur vie personnelle », désorganisent les
mécanismes autorégulateurs de l’économie de marché et engendrent inflation et chômage de
masse. De leur côté, « les propriétaires s’efforcent par tous les moyens dont ils disposent,
d’affaiblir, de discréditer et de désorganiser l’appareil politique de la démocratie » [Polanyi,
K. (2008), p.427] pour empêcher les dysfonctionnements de l’économie résultant de
« l’interventionnisme ». Et les uns et les autres y parviennent, donnant aux démocraties cette
allure ingouvernable, qui leur est encore de nos jours reprochée [Rancière, J. (2005)].
1.4- Capitalisme et démocratie.
Cette évolution sociologique explique pourquoi la classe ouvrière ne pouvait plus se contenter
de la position subordonnée qui lui était impartie dans l’économie et a soutenu les politiques
favorables à l’institution du socialisme. Le problème de l’économie politique à ce stade est de
savoir comment interpréter cette exigence de la classe ouvrière. Car l’indéniable
manifestation de la lutte des classes pour la prise du pouvoir politique, et la compétition pour
instaurer une forme de dictature soit du prolétariat soit du capital, s’accompagnait d’une
exigence de démocratisation de l’économie. La notion de dictature du prolétariat apparaît, une
fois le contexte sociologique rappelé, comme une manipulation subreptice qui aboutit à la
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consolidation de la séparation entre politique et économie au moment où la société réclame au
contraire sa réunification et l’extension de la démocratie à l’économie. A la lumière des
réflexions polanyiennes, on peut soutenir que la figure épique de la dictature du prolétariat a
été retournée contre le prolétariat et ses velléités d’épanouissement individuel. La menace de
dictature n’a-elle pas permis de justifier les sanglantes répressions des premières tentatives de
socialisme démocratique en France ? L’histoire de la Commune de Paris, telle qu’elle filtre au
travers du « compte-rendu » qu’en ont fait Marx et Engels, montre que la dictature du
prolétariat, appliquée aux évènements de la Commune, était utilisée avec une certaine ironie
par les deux fondateurs de la révolution socialiste [Marx, K. et Engels, F. (2008), p.207].
« Presque tous les observateurs voient dans l’incompatibilité entre démocratie et capitalisme
la toile de fond de la crise sociale qui sévit à l’heure actuelle. » [Polanyi, K. (2009), p.393].
Au milieu des années 1930, à un moment où la catastrophe totalitaire ne s’est pas encore
confirmée, ce constat est un leitmotiv polanyien. L’économiste d’origine hongroise,
s’exprimant à Londres où il avait fui l’Autriche de Dollfuss, prétend synthétiser par cette
formule les termes de l’alternative qui se présentait à l’opinion publique : soutenir l’économie
capitaliste et renoncer à faire progresser l’idéal démocratique, ou bien approfondir cet idéal et
se retrouver sur les chemins du socialisme. En fait si l’opinion dominante avait pu formuler
aussi nettement qu’elle se trouvait devant l’alternative du capitalisme autoritaire ou de la
démocratie socialiste, l’histoire aurait pris un tour bien différent. L’idée de socialisme
démocratique était déjà incongrue, bien avant l’avènement des totalitarismes contemporains.
L’opinion publique, populaire et savante, est plutôt dominée par le point de vue des libéraux
et des marxistes qui jugent les uns et les autres, à l’opposé de la thèse polanyienne, que le
capitalisme et la démocratie ont partie liée. Le nœud de la crise ne se trouve pas dans leurs
rapports. Les premiers s’appuient sur les origines du capitalisme pour soutenir que le
capitalisme a favorisé le développement de la démocratie et ne peut continuer à se développer
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si la liberté des individus n’est pas assurée. Pour leurs adversaires marxistes, la démocratie est
profondément compromise avec le capitalisme, dont elle n’est que l’instrument de
domination. Ces points de vue ont pour conséquence un aveuglement par rapport à la montée
du totalitarisme, le capitalisme étant considéré comme une sorte de garantie contre les dérives
autoritaires.
Apercevoir l’incompatibilité entre capitalisme et démocratie ne va toujours pas de soi
aujourd’hui. Certes les économistes qui souhaitent de nos jours se démarquer du capitalisme
libéral et du socialisme marxiste explicitent parfaitement en quoi les relations entre
capitalisme et démocratie ne vont décidément plus de soi3. Mais ils restent muets sur les
implications à tirer de ces prémisses, quand ils ne finissent pas par considérer le capitalisme
comme l’horizon indépassable de notre époque démocratique. Les conclusions politiques des
critiques de « l’horreur économique » tournent autour de différentes formes de capitalisme
régulé, que Polanyi avait dès les années 1930 stigmatisées. Un capitalisme « réformé »,
pourrait « s’accorder avec une dose de planification dans le processus de production et une
certaine sécurité de l’emploi pour ceux qui sont engagés dans ce processus. ». « La
planification et la sécurité de l’emploi pourraient, en principe, être introduites dans un régime
fasciste par les propriétaires dans leur ensemble, lesquels se partageraient les risques. Dans
cette hypothèse, le même groupe de personnes possède les usines, planifie la production et
partage au niveau collectif les coûts de la péréquation de l’emploi. Le fascisme n’est donc pas,
par nature, incompatible avec quelque fausse réforme du capitalisme, et c’est peut-être cela
qui le rend le plus dangereux. » [Polanyi, K. (2008), p.428]. Polanyi renouvellera cette
critique en 1947 en rejetant le caractère inévitable du « managérialisme » annoncé par J.
Burnham [Polanyi, K. (2008), p.517]. Les groupements d’employeurs et, avec plus de succès,
les holdings coopératifs [Côté, D. (2001)], sont les héritiers de ces tentatives d’apprivoiser la
3
Par exemple Coutrot T. (2005) ou, en sens inverse, Fleurbaey M (2006). Et plus récemment un sommet
d’ambiguïtés Sibille H. et Ghezali T. (2010).
8
violence sociale inhérente au capitalisme. Une telle méprise facilite une opposition factice,
ouvrant la voie à la « dangereuse erreur scolastique » des néo-libéraux [Polanyi, K. (2008),
p.428]. Alors que les libéraux sont tout à fait capables de s’imposer quelques contraintes
« socialistes » pour sauvegarder leur domination sur le devenir de l’économie.
L’idée d’un lien consubstantiel entre capitalisme et démocratie a en outre produit l’étrange
retournement d’une opinion majoritairement hostile au capitalisme en haine de la démocratie
considérée comme l’origine du capitalisme c’est à dire d’une économie au service des seuls
intérêts des classes possédantes. J. Rancière a fait un relevé précis des signes de cette « haine
de la démocratie » [Rancière J. (2005)] et a montré comment l’homme démocratique assimilé
à l’individu consommateur a, dans les discours anti-démocratiques actuels, pris la place que le
Manifeste Communiste attribuait à la bourgeoisie [2005, p.25]. Pour Dominique Bourg, autre
exemple, il faut refonder notre démocratie, incapable d’affronter les périls écologiques parce
qu’elle est sous la dépendance des désirs illimités des individus [Bourg, D. (2009)]. C’est
ainsi que les années 1930 ont vu ce sortilège étonnant de l’anticapitalisme des masses
déboucher, non sur l’abolition du capitalisme, mais sur l’abolition de la démocratie.
« L’hostilité du peuple envers le capitalisme libéral est retournée avec grand succès contre le
socialisme, sans la moindre réflexion sur les formes non libérales, c’est à dire corporatives, du
capitalisme. » [Polanyi K. (2008), p.375].
2- En quoi consiste le socialisme ?
Le capitalisme autoritaire, gouverné par les féodalités industrielles d’hier et d’aujourd’hui, est
a fait apparaître, en se développant, son incompatibilité avec la démocratie [Polanyi, K.
(2008), « Marx et le corporatisme », p.438, puis plus amplement dans la Grande
Transformation]. Le capitalisme est contraint par ses propres présupposés, à évoluer vers le
socialisme. En effet la démocratie, qui est le régime politique qui accorde aux individus et non
plus aux ordres ou aux classes sociales le droit de participer à la vie collective, a été
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indispensable à l’émergence du capitalisme libéral et à l’industrialisation de l’économie. Le
capitalisme a ainsi élevé en son sein des exigences démocratiques, auxquelles il doit faire
droit pour continuer à persévérer dans son être, et fonder l’économie sur l’initiative et la
liberté individuelles. Or accorder à tous les membres de la société le droit à l’initiative
économique et au contrôle des orientations de la production et de la répartition des revenus,
c’est instituer le socialisme.
2.1- De la possibilité d’un socialisme démocratique.
Aller plus loin que la régulation du capitalisme supposerait que l’opinion soit en mesure de
surmonter un préjugé ordinaire sur le socialisme, selon lequel celui-ci serait l’ennemi de la
démocratie, de l’épanouissement individuel et de la diversité sociale. « L’idée selon laquelle
le bolchevisme scelle la fin de la personnalité est presque un cliché de la littérature
bourgeoise. » [Polanyi, K. (2008), p.373]. F. Perroux n’y échappe pas [Perroux, F. (1938),
p.248]. Polanyi relève au contraire une « unanimité… impressionnante » parmi tous les
courants du fascisme mais aussi des courants libéraux réactionnaires [Polanyi, K. (2008),
p.373] pour soutenir que « la démocratie mène au socialisme », évidence pour les peuples
durant la période d’entre deux guerres, mais aussi « conviction commune des fascistes
« interventionnistes » et des fascistes « libéraux » » [Polanyi, K.(2008), p.393] - Polanyi cite
parmi les premiers Mussolini et Hitler, parmi les seconds Mises. Polanyi emprunte, non sans
malice, la voix d’Otto Spann, « prophète de la contre-révolution » fasciste, pour montrer que
« Le socialisme révolutionnaire n’est qu’une formulation et une interprétation alternatives
plus strictes des vérités généralement acceptées en Europe occidentale depuis près de deux
mille ans », à savoir que « Le socialisme est l’héritier de l’individualisme » et de la
démocratie [Polanyi, K.(2008), p.373]. L’effet déconcertant produit par ces formules montre
que l’idée de socialisme démocratique n’appartient toujours pas au domaine de l’économie
politique mais reste une idée philosophique. De fait, Polanyi exhume simultanément une autre
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idée de l’individualisme que l’idée toute récente qui fonde la civilisation matérialiste prônée
en tout premier lieu par le capitalisme.
2.2- Le socialisme fonctionnel.
C’est l’approche fonctionnelle qui a fourni à Polanyi les outils institutionnels d’un
approfondissement de la démocratie libérale en le mettant sur la voie d’un modèle de
socialisme fonctionnel, inspiré de G. D. H. Cole. Perroux ne cite cet auteur qu’en passant, en
qualité de « néo-socialiste », au même titre que Marcel Déat en France et Lederer en
Allemagne, qui prônent une forme de socialisme, sauvegardant les valeurs de la personne, à
savoir « les vertus de l’initiative et de l’épargne privée… du marché et des prix », tout en
étant très réservés sur la démocratie parlementaire [Perroux, F. (1938), p.297]. En effet tout en
formulant une critique de l’économie de marché dans des termes qui font écho à la thèse
polanyienne du marché autorégulateur, Perroux ne peut se résoudre à emprunter les chemins
du socialisme, qu’il trouve par trop sclérosés. Il a développé sa propre conception du
corporatisme consistant à remplacer l’entreprise, unité de base du système capitaliste, par une
« communauté de travail », organisation qui devait annuler l’effet social disloquant de la lutte
des classes (dont il ne s’agit aucunement pour l’auteur de nier l’existence). L’économie
devrait rester, selon les vœux de Perroux, fondée sur la propriété privée, l’initiative
individuelle et les prix. Cette ambiguïté politique reflète l’ambiguïté politique du temps, qui
s’est communiquée au mouvement corporatiste. On y trouvera en effet un projet d’« édifice
corporatif » [Polanyi, K. (2008), p.366 et Perroux, F. (1938), p.76] porté par Hitler et des
projets de corporatisme démocratique portés par des humanistes singuliers comme R. Steiner,
Perroux et Polanyi. Steiner inspirera au mouvement des rénovateurs anglais « New Britain »
une ébauche de constitution à base d’organisation fonctionnelle, dont Polanyi publiera une
analyse critique en 1934.
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Le modèle fonctionnel de démocratie subordonne la totalité sociale, ses déterminations et ses
contraintes, aux intentions et aux volontés des individus. Ce concept porte, selon les mots de
Polanyi, la démocratie à son niveau le plus élevé. Parmi la multitude de critiques adressées à
la démocratie représentative à cette époque, l’auteur du concept de socialisme fonctionnel, G.
D. H. Cole, a plus particulièrement indiqué les limites de cette forme de démocratie adaptée
aux grands Etats modernes. La démocratie représentative enlève aux citoyens toute
responsabilité pratique de gouverner, cantonne la démocratie à la sphère « politique » et laisse
les autres sphères dans la non-démocratie. Enfin les formes institutionnelles atteintes par la
démocratie ont perdu de leur représentativité dans les sociétés complexes où le gouvernement
politique prend en charge de nombreuses dimensions de la vie sociale. De ce fait, « the person
elected for an indefinitely large number of disparate purposes ceases to have any real
representative relation to those who elect him.” [Cole, G.D.H. (1980 1ère édition 1920), p.15].
De même Perroux juge sévèrement la fonction démocratique des partis traditionnels. « Les
groupes concrets, stables et vivants, qui composent une société doivent, en tant que tels, avoir
une représentation dans l’État et participer à la formation de la volonté étatique. » [Polanyi, K.
(2008), p.268]. Une démocratie d’un niveau plus élevé devrait donc prendre en considération
l’individu dans sa diversité sociale et personnelle. Il en résulterait une société hétérogène,
multiple, vivante, mouvante, impossible par conséquent à réduire à la seule lutte des classes,
en dépit de « l’obsession qu’est parvenu à créer le marxisme, et l’obscurité qu’il a répandue
sur la nature des relations des hommes vivant en société par sa théorie de la lutte des classes »
[Perroux F. (1938), p.209]. Les institutions de la démocratie fonctionnelle ou de la
Communauté de travail restitueraient souplement la vie sociale [Polanyi, K. (2008) p.412] au
lieu de contraindre l’être humain à respecter des principes de gouvernement posés comme des
universaux intemporels, sans coordonnées géographiques, historiques et culturels particuliers,
des principes définis en réalité exclusivement par les classes possédantes. « La Communauté
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de travail concrète, pratique, vivante… devrait naturellement tenir compte des conditions
historiques du milieu dans lequel elle est appelée à se développer.» [Perroux, P. (1938),
p.206].
La conception fonctionnelle de la démocratie ne néglige ni le rôle de l’Etat ni celui des
représentants du peuple. Elle définit leur responsabilité par l’obligation de mettre en œuvre les
moyens nécessaires à l’augmentation de la responsabilité des individus. Polanyi a précisé de
façon synthétique en quoi consistait un programme socialiste « qui vise à faire de la société un
moyen de plus en plus adaptable pour une relation consciente et immédiate entre les
personnes. » [Polanyi, K.(2008), p.394]. L’autonomie responsable des individus est posée
comme la priorité de l’Etat, qui doit consacrer des moyens à « l’incitation à l’initiative de tous
les producteurs, la discussion des plans suivant toutes les perspectives possibles, une
supervision globale du processus de l’industrie et du rôle qu’y jouent les individus, une
représentation fonctionnelle et territoriale, une formation à l’autonomie politique et
économique, une forme intensive de démocratie dans les petites structures ainsi que
l’éducation à la direction » [Polanyi, K. (2008), ibidem]. Même si l’on tient compte de
certaines réalisations de l’économie sociale et solidaire [Prades, J. (2006)], ou encore
l’expérience canadienne des holdings coopératifs laitiers [Côté, D. (2001)], ce programme
reste largement inachevé. Il diffère, dans ses objectifs, et par suite les moyens qu’il préconise,
des actuelles problématiques d’incitation économique qui visent à orienter les usagers vers les
comportements, jugés par les « experts », les plus adéquats pour l’avenir de la collectivité4.
Car ce sont des modèles holistes, et non des projets démocratiques fondés sur la primauté du
développement de l’individualité responsable, qui vont dominer peu à peu en Europe exigeant
des individus « une inflexible discipline » [Perroux, F. (1938), p.292] pour s’adapter aux
volontés de la totalité sociale, qu’il s’agisse de la volonté générale, de la justice sociale, du
4
Par exemple dans le secteur de l’insertion sociale ou dans celui de la gestion des déchets ménagers.
13
bien commun ou de la loi de l’offre et de la demande. Le libéralisme, le fascisme, le nationalsocialisme et le communisme bolchevique ont contribué à enterrer les tendances progressistes
démocratiques qui se sont manifestées entre les deux guerres 5. Les mouvements
démocratiques ont été refoulés par une « supercherie » « inconsciente » fondée sur
l’identification de l’individualité sociale, avec l’individualisme propre aux institutions du
capitalisme libéral, qui découle du rôle social, économique et politique que le capitalisme
libéral fait jouer à la propriété privée. Loin d’être considérée comme une des propriétés de la
vie humaine, comme certains philosophes du droit naturel l’avaient conceptualisée à partir du
17ème siècle, la propriété privée est venue remplacer les anciens critères de la hiérarchie
sociale justifiant l’inégalité politique et économique entre les hommes. Dans les années de
montée du national-socialisme, ce n’est pas « Le discours sur l’origine de l’inégalité » de J. J.
Rousseau que cite Polanyi, mais un discours d’Hitler déclarant « que la cause principale de la
crise actuelle est l’incompatibilité totale du principe d’égalité démocratique en politique et du
principe de propriété privée des moyens de production dans la vie économique, car « la
démocratie en politique et le communisme en économie sont fondés sur des principes
analogues. » [Polanyi, K. (2008), p.393]. Cette formule montre que le problème fonctionnel
de l’économie politique était devenu criant. Mais l’Allemagne hitlérienne n’a pu tenir sa
promesse de satisfaire le désir de démocratie des masses et leur anticapitalisme en instaurant
un « édifice corporatif », parce qu’elle a prétendu pouvoir édifier l’économie corporative en
préservant les inégalités sociales et la mentalité de l’individualisme athée [Polanyi, K. (2008),
p.375]. Or il est impossible « d’introduire tout type de fonctionnalisme dans une forme de
société qui transforme les propriétaires en une classe de demi-dieux, au-dessus de leurs
compatriotes. » [Polanyi, K. (2008), p.429]. De fait l’économie fonctionnelle s’est
transformée en un régime supprimant la dimension politique, fusionnée avec la dimension
5
A côté du socialisme fonctionnel, il faut également mentionner le développement des coopératives de
consommateurs, phénomène qui alimentera les débats au sein de l’économie sociale (Voir les œuvres de Charles
Gide).
14
économique de l’existence, un régime prenant prioritairement en considération politique les
intérêts matériels, séparés de tous les autres intérêts des individus. C’est ce que réalise l’Etat
corporatif. « Les êtres humains y sont considérés comme des producteurs et seulement des
producteurs…L’organisation effective de la vie sociale repose sur un fondement
professionnel. La représentation est accordée à la fonction économique : elle devient alors
technique et impersonnelle. » [Polanyi, K. (2008), p.394]. L’actuel fonctionnement des
pouvoirs publics européens est adéquat à cette vision « économiciste » [Polanyi, K. (2008),
p.518] de la démocratie.
3- Le préjugé surmonté : le délicat mécanisme de la démocratie fonctionnelle.
L’organisation corporative, sous ses formes historiques, contribue à détruire les conditions de
possibilité d’une individualité responsable, nécessaire au fonctionnement d’une économie
socialiste organisée de manière fonctionnelle, selon le programme du socialisme polanyien
résumé ci-dessus. La séparation entre politique et économie ne passe pas seulement entre les
classes sociales, mais dissocie la subjectivité des individus eux-mêmes, réduits à une fonction
de consommateurs, à l’exclusion de leur fonction de producteurs, et inversement.
Pour surmonter l’aporie bourgeoise de l’individu en conflit avec la société, et le conflit entre
intérêts économiques et intérêts politiques, Perroux a tenté de distinguer entre deux
corporatismes, un corporatisme au sens large et un corporatisme au sens strict, ce dernier étant
le seul régime fonctionnel qui soit réellement en mesure de surmonter le capitalisme. Parmi
l’abondance d’observations recueillies par cet économiste, il en est une particulièrement
significative de l’impasse de l’individualisme propriétaire, et qui permet en outre de tester la
validité d’une problématique essentielle de la Comptabilité Socialiste [Polanyi, K. (2008),
p.283]. En effet les trois conditions posées par Perroux pour qu’un modèle fonctionnel, en
l’occurrence le corporatisme associatif suisse, représente effectivement une alternative au
corporatisme étatique (qui réserve l’exercice conjoint des fonctions politiques et économiques
15
à l’Etat), pourraient aussi bien s’appliquer au modèle fonctionnel polanyien. L’une de ces
conditions est que les groupes économiques corporatifs, les représentants des différents
secteurs d’activité, soient en mesure de calculer les coûts de production servant à déterminer
les justes prix des biens et des services (y compris les salaires). De cette façon, les
corporations remplieraient effectivement leur fonction de correction des désordres de
l’économie capitaliste de marché, « en assurant à chaque catégorie de producteurs un gain
convenable étant donné les conditions du milieu... Le problème c’est que la variabilité des
coûts dans un milieu et à un moment donné atteint des proportions dont l’observation
courante à elle seule ne révèle pas l’ampleur. Les recherches d’un institut allemand, …
révèlent pour une même denrée des différences de coût variant entre 19 et 122 %. Une
détermination du juste prix supposerait un contrôle scientifique des coûts à l’égard des
exploitations moyennes, un contrôle scientifique des prestations qui assurerait qu’à une même
indemnité correspond une prestation de la même qualité, un contrôle scientifique de la
protection douanière qui n’en laisserait le bénéfice qu’aux industries nationales qui en ont
véritablement besoin, enfin et surtout une mesure objective du revenu qui doit être attribué à
chaque catégorie professionnelle et à chaque espèce de travailleurs : artisans, paysans,
employés, travailleurs de direction. » [Perroux, F. (1938), p.158]. Perroux reviendra plus loin
dans ce même ouvrage sur cette difficulté qu’aurait également rencontrée l’administration de
l’Allemagne weimarienne. « Si les fonctionnaires chargés du contrôle pouvaient former un
jugement qui eût vraiment une valeur objective, le mieux serait de les transformer
immédiatement en entrepreneurs. » [Perroux, F. (1938), p.204].
A partir de l’exemple du calcul des coûts de production dans une société juste, Perroux
soutient, comme Polanyi et Mises, qu’un bureau du Plan centralisé, ou même un Etat
démocratique comme celui de la Ve république, ne pourra jamais dégager une image de la
réalité aussi précise que celle que pourraient fournir les intéressés eux-mêmes. Il faudrait que
16
les fonctions économiques et politiques soient effectivement rassemblées chez les mêmes
individus. Le producteur serait en même temps citoyen. C’est en effet ce que propose
Perroux : « à ce contrôle inefficace venu de l’extérieur, la Communauté de travail substitue
des contrôles internes. » [Perroux, F. (1938), p.204-207]. Polanyi a précisé dans la
Comptabilité socialiste, la portée politique de l’assemblée politico-économique, « instance
supérieure de disposition, de direction et de décision » [Polanyi, K. (2008), p.304]. Ces
« comités communs » aux groupements de producteurs et de consommateurs procèdent à des
calculs comptables à partir des données fournies « par les intéressés eux-mêmes, en vertu de
leurs connaissances techniques propres, de leur expérience directe du marché. » [Perroux, F.
(1938), ibidem]. Ces assemblées supérieures ont seulement à ajuster les chiffres fournis par
les groupements de base de telle sorte qu’ils s’équilibrent au niveau global et non entreprise
par entreprise, comme dans la comptabilité capitaliste, privée. Le risque que les décisions des
producteurs s’imposent autoritairement aux consommateurs, reconstituant les défauts des
« groupes monopoleurs » (Perroux), sera évité « si la consommation conserve la faculté
d’imprimer son orientation à la production. » et de contrebalancer les tendances inflationnistes
et productivistes de producteurs
agissant
indépendamment de leur fonction de
consommateurs. « Les coopératives de consommation, libres puissantes, énergiquement
outillées, ne sont aucunement incompatibles avec la Communauté de travail. Elles tendent à
réformer l’appareil de distribution qui est un des points malades du système capitaliste. Elles
sont propres à valoriser puissamment le coefficient de résistance du consommateur dans une
économie de Communauté de travail généralisée. » [Perroux, F. (1938), p.206]. Chez Polanyi,
la responsabilité économique et sociale des individus est en outre assurée par un dispositif
comptable qui permet aux collectifs de travail et aux groupes de consommateurs de mesurer et
de réguler le niveau des surplus résultant de leur activité de production et de leurs désirs de
jouissance des biens. Ce dispositif favorise la prise de conscience de la dépendance
17
réciproque des deux pôles de motivation qui gouvernent l’effort au travail et le désir de
consommation. Le fonctionnement de l’entreprise repose bel et bien sur l’unité psychique des
individus vivants, tous directement intéressés à la prise de décision collective.
La solution préconisée par Perroux et Polanyi nécessite toutefois des précisions
supplémentaires, si l’on veut éviter que les individus soient à nouveaux cantonnés par le
système dans un rôle purement économique. Tout d’abord les individus, considérés dans
toutes leurs déterminations, doivent rester à la base des décisions prises par les différents
groupes. Contre « les idéaux médiévaux de Hegel », c’est ainsi que le jeune Marx formulait
cette même exigence : « Ce sont… les individus et non les classes qui sont les unités de la
société, et tout corps organisé qui prétend représenter les citoyens doit être élu par eux en leur
qualité d’individus. » [Polanyi, K. (2008), p.440]. A cet égard, l’ébauche de constitution des
néo-socialistes anglais, qui prévoyait l’élection des responsables au suffrage indirect ou par
guildes [Polanyi, K. (2008), p.397] ne constituait pas aux yeux de Polanyi un progrès
démocratique. A fortiori l’imprécision de la constitution autrichienne de 1934, a favorisé,
comme le prévoyait Polanyi en 1935, et l’a confirmé Perroux en 1938, une dérive autoritaire,
se traduisant par la nomination des principaux responsables sous le contrôle du prince. Mais
tandis que ce mode de désignation fait l’objet de commentaires ironiques de la part de
Polanyi, Perroux tend à excuser les précautions anti-démocratiques prises par les dirigeants
autrichiens pour se protéger des risques de la démocratisation de l’économie. Les
représentants des différents groupes sociaux ne sont en effet pas désignés par la voie des
élections, mais sont nommés par la hiérarchie gouvernementale6. Perroux note avec
bienveillance que les partisans du nouveau pouvoir, « qui ont vraiment de bonnes excuses à
6
A noter que ce mode de nomination est pratiquement le seul utilisé pour la désignation des responsables
ministériels et de leurs comités associés. L’organisation en ministères a d’autres défauts (voir plus loin).
.
18
user énergiquement d’autorité », affirment constamment que « le régime présent (est) une
transition à un ordre de choses où le suffrage libre se substituera progressivement aux
nominations officielles. » [Perroux, F. (1938), p.135]. Le thème de la transition aura un bel
avenir également chez les socialistes. Le recours aux nominations princières serait nécessaire
parce que « la situation n’est pas encore assez consolidée pour qu’on puisse l’abandonner au
hasard des élections. » (ibidem, p.133). Une démocratisation plus aboutie, risquait en effet,
comme le montrait l’expérience toute récente de la Vienne rouge, chère à Polanyi [Polanyi, K.
(1983), annexe IX p.373], de priver le nouveau pouvoir des soutiens idéologiques et
financiers qu’il avait choisis. Elle impliquait notamment l’égalité statutaire entre tous les
membres de la société, qu’ils soient ou nom propriétaires de capitaux industriels ou financiers.
Le pays qui venait de remporter une guerre contre les sociaux-démocrates et tout
particulièrement contre les socialistes de Vienne, « dont l’autorité ne reposait que sur leur
élection par deux tiers environ de la population en âge de voter », dit ironiquement Polanyi
[Polanyi, K. (2008), p.412], l’Autriche non socialiste, a tenté de produire un ersatz d’égalité
sociale, sans abolir le capitalisme.
Protéger le développement de la démocratie nécessite en outre une 2ème condition,
institutionnelle. La représentation politique ne devrait pas être accordée aux fonctions
politique, économique, culturelle… comme dans le modèle de constitution proposé par
Steiner et repris par les néo-socialistes anglais. Le concept d’Etat trifonctionnel de R. Steiner,
« théosophe » autrichien, est au cœur de nombre des constructions corporatives de cette
période. On en retrouve l’inspiration aussi bien dans la constitution corporative autrichienne
que dans l’ébauche de constitution formulée par les néo-socialistes anglais pour la « Nouvelle
Grande Bretagne » (New Britain) [Polanyi, K. (2008), p.397]. Ce concept, après quelques re
formulations, est devenu le B A BA de l’organisation des pouvoirs publics démocratiques
dans une société complexe. Selon Polanyi, l’organisation de l’action de l’Etat en ministères
19
nommés par le prince et non élus par les citoyens, ne constitue pas un progrès démocratique,
et favorise in fine la suprématie de l’économique sur le politique [Polanyi, K. (2008), p.400].
Désigner les représentants gouvernementaux et même les fonctionnaires, si l’on s’en réfère au
projet de la Commune de Paris et à celui du Manifeste du Parti Communiste, par un processus
électoral (ou un tirage au sort) permettrait d’éviter de polariser deux visions du monde, les
deux motivations qui animent la vie sociale d’un pays industrialisé. Dans le modèle
fonctionnel polanyien, les décisions politiques sont le fruit d’une concertation entre ces deux
visions du monde, soutenues par une représentation institutionnelle. C’est à cette condition
que les individus, dans leurs fonctions politiques et économiques de producteurs et de
consommateurs, peuvent fonder l’organisation politico-économique.
Conclusion.
La « supercherie » fasciste a été qualifiée d’inconsciente par Polanyi (paradoxe logique
familier à celui qui avait fréquenté durant sa période viennoise des logiciens) parce qu’elle
s’est produite grâce à un ensemble de réformes institutionnelles, indépendantes les unes des
autres, et soutenues par une vision du monde inégalitaire. Trois sortes de réformes des
institutions, ont été nécessaires pour cantonner la démocratisation de l’économie, sur le plan
électoral, sur le plan de l’organisation des pouvoirs économiques et sur le plan des droits de la
propriété privée. C’est ainsi qu’après une première phase anti-capitaliste, des gouvernements
européens firent triompher l’économie capitaliste sous une autre appellation, le capitalisme
corporatiste, non-libéral, assurant la domination politique des représentants de la grande
industrie, en se parant des insignes de la démocratie la plus aboutie. Le néo-corporatisme de
l’Union européenne réactualise cette supercherie. Toutefois ces réformes
contre
révolutionnaires, contre la démocratie et les droits de l’individu, n’auraient pas pu être
adoptées si la mentalité inégalitaire de l’individualisme libéral athée n’avait pas réussi à se
substituer à la mentalité de l’individualisme chrétien [Polanyi, K., (2008), « L’essence du
20
fascisme »]. Le manque d’unité morale, voire religieuse, de la conscience collective
européenne portait en elle le risque de désintégrer la société en deux pôles porteurs d’une
vision différente de la vie, et ce d’autant plus si les institutions fonctionnelles, dans leur
version corporative, organisaient leurs pouvoirs séparément. « Plus que toute autre forme de
société, une société fonctionnelle doit, pour réaliser son unité, s’appuyer sur les convictions
personnelles ultimes de ses membres concernant le sens de la vie humaine en société. »
[Polanyi, K. (2008), p.401]. La mise en œuvre d’une démocratie fonctionnelle est donc
particulièrement délicate et risquée. Cette polarisation s’est produite avec le corporatisme
dans l’histoire, parce qu’il a organisé séparément les différentes parties de la société. La prise
de conscience de ces risques pourrait expliquer pourquoi Polanyi n’a jamais plus évoqué le
modèle fonctionnel de la Comptabilité socialiste, en particulier pendant la période de montée
du fascisme. La correction du modèle fonctionnel, qu’aurait pu apporter Polanyi aux
différents modèles proposés et mis en œuvre à son époque, aurait été impuissante à
convaincre et à se faire entendre d’une société dont les divisions morales étaient trop
importantes.
Force est de constater que la démocratie souffre actuellement de multiples signes de
régression. Le principe de la désignation des responsables par l’élection est battu en brèche
par la pure et simple nomination selon l’arbitraire du prince. L’adoption des lois et règlements
de la vie sociale passe par des méthodes non parlementaires, les ordonnances, ou pire encore
les lois ne sont pas appliquées et le résultat d’un référendum est transgressé lorsqu’il ne
correspond pas aux attentes des oligarques. Ces menaces contre la démocratie ne font-elles
pas apparaître a fortiori le socialisme comme le nom du régime économique et social qui
découlerait d’une véritable démocratie économique, conditionnée par une profonde réforme
des droits que confère la propriété privée ? Aujourd’hui comme hier, ces droits font des
propriétaires « une classe de demi-dieux », et justifient l’assimilation de la démocratie à un
21
régime oligarchique, considéré par certains comme la forme inévitable, réaliste de la
démocratie [Rancière, J. (2005), p.58]. En fait, elle ne tient ce caractère de fatalité que des
institutions non-démocratiques qui continuent à régir la vie économique. Les institutions du
socialisme réel décrites par Polanyi en 1922 contribueraient aujourd’hui à provoquer une
dernière transformation du capitalisme, en socialisme. Toutefois des institutions ne suffisent
pas à produire une société nouvelle si les mentalités correspondantes n’existent pas, si la
société reste divisée entre des conceptions de la vie humaine extrêmement opposées. La fin du
capitalisme sera la fin du règne de la dernière espèce de conception inégalitaire de l’individu,
fondée non plus sur la naissance (aristocratie) ou sur la nature (race) mais sur la propriété
privée du capital. Nos contemporains se retrouvent sur ce chemin comme s’y sont retrouvés
Marx choisissant l’économie libérale contre le retour au passé féodal défendu par Hegel,
Polanyi choisissant le socialisme démocratique fonctionnel contre le retour au passé du
capitalisme corporatiste. Comment s’appelle aujourd’hui notre retour au passé ?
Bibliographie :
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Burnham, J. [1969], L’ère des organisateurs, 1ère édition 1947, avec une préface de Léon
Blum, Calmann-Lévy, Paris.
Cole, G. D. H. [1980, 1ère édition1920], Guild socialism restated, Transaction, Inc., New
Brunswick, New Jersey.
Côté, D. (sous la direction de) [2001], Les holdings coopératifs. Evolution ou transformation
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Coutrot, T. [2005], Démocratie contre capitalisme, La Dispute, Paris.
Fleurbaey, M. [2006], Capitalisme ou démocratie, l’alternative du XXIe siècle, Grasset, Paris.
Gorz, A. [1980], Adieux au prolétariat, Galilée, Paris.
22
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Perroux, F. [1938], Capitalisme et communauté travail, Librairie du Recueil Sirey, Paris.
Perroux, F. [1958], La coexistence pacifique, PUF, Paris.
Polanyi, K. [1983], La Grande Transformation, Gallimard, Paris.
Polanyi, K. [2008], Essais de Karl Polanyi, Seuil, Paris.
-
« La comptabilité socialiste », 1922.
-
« L’essence du fascisme », 1935.
-
« Quel Etat trifonctionnel ? », 1934.
-
« L’économie selon Rudolf Steiner », 1934.
-
« L’Autriche corporative : une société fonctionnelle », 1934.
-
« Marx et le corporatisme », 1934.
-
« La mentalité de marché est obsolète ! », 1947.
« Jean-Jacques Rousseau : une société libre est-elle possible ? », 1943 et 1953
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