1. Analyse linguistique
(Jukka HAVU)
1.1. Bref aperçu de l'évolution de la linguistique
Avant de commencer la présentation des mécanismes de l'analyse linguistique, nous essaierons de
décrire, d'une façon très sommaire, l'évolution historique de la linguistique, c'est-à-dire de la science
du langage.
La linguistique est une science relativement jeune ; dans le sens moderne, elle apparaît au
début du XIXème siècle, lorsque des chercheurs allemands couvrent la parenté d'origine de
langues aussi éloignées les unes des autres que le hindi, le français et le russe. A cette époque des
pionniers de la linguistique, la recherche portait essentiellement sur l'histoire et l'évolution des
langues. Les linguistes essayaient d'étudier la genèse et le développement des familles linguistiques
(les langues indo-européennes, finno-ougriennes, sémitiques, etc.) et d'en reconstruire
l'hypothétique origine. La linguistique servait essentiellement à étudier les grandes lignes évolutives
de l'histoire de l'humanité. Pourtant, au début du XXème siècle, les nouvelles études sur la
psychologie humaine poussent la linguistique à adopter une orientation différente; ce sont les
structures de la langue elle-même qui commencent à être étudiées (d'où le nom « linguistique
structuraliste »). Les linguistes cherchent à analyser le fonctionnement des mécanismes qui rendent
possible la communication verbale. Encouragés par le développement des sciences pédagogiques,
les linguistes s'intéressent également aux procès de l'apprentissage de la langue maternelle ou d'une
langue étrangère. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, c'est la nature universelle de chaque langue
particulière qui suscite l'intérêt de nombreux linguistes ; on essaie d'analyser ce qui est commun à
toutes les langues humaines pour pouvoir ensuite étudier les mécanismes cognitifs grâce auxquels
l'homme peut structurer son monde.
Il est très important de comprendre que la linguistique n'est pas de nature prescriptive ; un
linguiste n'essaie pas d'enseigner comment il faut parler, mais il étudie les pnones qui se
manifestent dans les différents registres (écrit, oral, formel, informel, etc.) d'une langue ou de
plusieurs langues. Par exemple, une expression familière ou argotique, comme Dis-le pas est tout
aussi intéressante pour le linguiste que la forme normative Ne le dis pas, car elle permet l'étude d'un
changement structural du français moderne, en l'occurrence la disparition de la particule négative
ne, qui pourra même avoir des conséquences profondes à l'intérieur d'autres sous-systèmes de la
langue.
La linguistique moderne englobe des applications fonctionnelles et des orientations
théoriques très variées. La sociolinguistique étudie la variation sociale d'une langue, la dialectologie
examine les particularités des dialectes et patois d'une langue particulière, la linguistique
computationnelle a pour objectif le traitement informatisé des données linguistiques, etc. Même
pour l'analyse linguistique, qui constitue le sujet de ce chapitre, il y a plusieurs moles théoriques
qui sont souvent ts différents les uns des autres.
Ce bref aperçu sur l'histoire de la linguistique explique les raisons pour lesquelles il est
nécessaire de présenter quelques notions préliminaires qui constituent obligatoirement le point de
départ théorique de chaque étude linguistique. Cela ne veut pas dire qu'il s'agisse de notions
axiomatiques ; le développement ultérieur de la linguistique peut conduire à l'élimination de
certaines d’entre elles ou à une diminution de leur force interprétative.
1.2. Présentation générale de notions fondamentales pour l'analyse
linguistique
LINGUISTIQUE DIACHRONIQUE vs. LINGUISTIQUE SYNCHRONIQUE. La linguistique
diachronique étudie l'évolution historique d'une langue ou d'un groupe de langues. Au XIXème
siècle, la linguistique était essentiellement de nature diachronique. La linguistique synchronique a
pour objet d'étude le système fonctionnel d'une langue donnée à une époque donnée. Cette
distinction, qui au début du XXème siècle semblait constituer une véritable opposition, a été
relativisée par la suite, car on s'est rendu compte qu'il n'est pas possible de séparer l'état actuel d'une
langue de son histoire. Par exemple, la position structurale de l'imparfait du subjonctif en français,
forme complètement disparue de la langue parlée, illustre le fait que chaque locuteur du français
possède une connaissance au moins superficielle de l'évolution de la langue (un français du XXIème
siècle pourrait observer qu'on ne dit plus : « Je voulais que tu vinsses, » on dit : « Je voulais que tu
viennes ».
LINGUISTIQUE GÉNÉRALE vs. LINGUISTIQUES PARTICULIÈRES. La linguistique
générale cherche à développer des méthodes d'analyse adéquates pour étudier n'importe quelle
langue humaine, ainsi qu'à identifier les canismes universels du langage humain. Les
linguistiques particulières traitent des linguistiques portant sur une langue spécifique.
LINGUISTIQUE DESCRIPTIVE vs. LINGUISTIQUE PRESCRIPTIVE. Un linguiste qui se
consacre à la linguistique descriptive a pour objectif l’étude d’une langue ou des langues en tenant
compte de leur variation (grammaticale, sociale, géographique, stylistique, etc.) et en se fondant sur
un matériel empirique suffisant pour vérifier ses hypothèses (il peut avoir recours à un corpus très
grand de textes écrits et / ou oraux ou il peut se fier à l'intuition linguistique d'un seul locuteur). La
linguistique prescriptive est une notion pédagogique qui se fère à la norme linguistique d'une
langue donnée, souvent sanctionnée par des institutions officielles dont la tâche est de normativiser
et de standardiser les structures grammaticales et le vocabulaire d'une langue.
LINGUISTIQUE vs. PHILOLOGIE. La linguistique signifie une recherche qui porte sur la langue
dans toutes ses manifestations. Elle peut adopter plusieurs points de départ, social (la
sociolinguistique), psychologique (la psycholinguistique), comparé (un examen contrastif entre
deux ou plusieurs langues), etc. Le but de la philologie est surtout détudier et d’interpréter
l'évolution et les structures d'une langue particulière à partir de l'examen de textes écrits en cette
langue et des rapports avec la culture qui les a produits.
LANGUE vs. PAROLE. C'est au début du XXème siècle que les linguistes ont établi la différence
entre langue, le système linguistique commun à une collectivité humaine et indépendant du locuteur
individuel, et parole, qui est la manifestation concrète de la « langue », son actualisation. La
production linguistique concrète, « parole », varie beaucoup selon l'âge, le sexe, l'origine
géographique, etc., des locuteurs, mais elle est toujours en rapport avec la « langue », système
abstrait qui assure la compréhension mutuelle. La « langue » change très lentement, tandis que les
changements qui se produisent dans les mécanismes de la « parole », peuvent être beaucoup plus
rapides. Par exemple, le passage du latin en français a entraîné l'élimination du système casuel (le
latin avait 5 cas) et une complexicroissante du système prépositionnel (le français, qui n'a pas de
cas morphologiques, exprime une bonne partie des relations syntaxiques avec des prépositions) ; il
s'agit d'un changement de « langue ». Par contre, la disparition du passimple est un changement
de « parole », car le français conserve toujours la possibilité d'exprimer une action achevée dans le
passé, mais c'est le passé composé qui a envahi le champ sémantique du passé simple surtout dans
la langue parlée (il parla vs. il a parlé). Dans des théories plus récentes, on a parfois évoqué les
notions de compétence et de performance, qui sont proches de la distinction « langue » et
« parole ». La « compétence » se réfère à une structure globale qui nous permet de comprendre par
exemple des formes et structures dialectales que nous serions incapables de produire nous-mêmes.
La « performance », par contre, est une notion proche de la « parole »; il s'agit de la manifestation
concrète de la "compétence".
SIGNIFIÉ vs. SIGNIFIANT. En gros, le mot « table » en français et le mot « pöytä » en finnois
désignent le même genre d'objet dans la réalité objective ; il s'agit donc de deux signifiants qui se
rapportent à un seul signifié. Cet exemple démontre que la relation qui existe entre le signifié et le
signifiant est arbitraire ; il n'est pas possible d'établir un rapport objectif entre le mot « table » et
l'objet qu'il représente.
GRAMMAIRE PARTICULIÈRE vs. GRAMMAIRE UNIVERSELLE. Chaque langue humaine
possède sa structure grammaticale, sa grammaire particulière. Pourtant, toutes les langues
humaines présentent des similitudes, et un enfant est capable d'apprendre parfaitement n'importe
quelle langue humaine. Ce fait semble indiquer qu'il peut y avoir une grammaire universelle, c'est-
à-dire une structure sous-jacente commune dont les langues naturelles sont des manifestations
concrètes.
ACQUISITION DU LANGAGE vs. APPRENTISSAGE DU LANGAGE. Le terme acquisition du
langage décrit le procès qui aboutit à une maîtrise parfaite de la langue maternelle. Un être humain
n'est pas généralement capable d'identifier d'une manière systématique les structures et les règles de
sa propre langue dont la connaissance est le résultat d'un procès inconscient et spontané.
L'apprentissage du langage est un effort conscient qui se fère à l'étude des structures
grammaticales et du vocabulaire d'une langue étrangère.
Une langue humaine est constituée de plusieurs composants dont chacun possède ses propres
structures, mais qui sont interdépendants. Ces composants sont essentiellement :
phonétique et phonologie > étude des sons
morphologie > étude des formes
syntaxe > étude de la formation des phrases
sémantique > étude du sens des expressions linguistiques
pragmatique > étude de l’influence du contexte communicatif sur le
sens des expressions linguistiques
1.3. Phonétique et phonologie
La phonétique est l’étude empirique des sons d’une langue naturelle. La phonologie étudie
les traits pertinents, c'est-à-dire ceux qui caractérisent les différents sons à l'intérieur d'un système
en termes de distinctions sémantiques.
Pour mieux comprendre la différence entre la phonétique et la phonologie, il est utile de
retourner à la distinction « parole » et « langue » (cf. chapitre1.2). La phonétique relève de la
« parole » ; il s'agit de réalisations langagières concrètes. La phonologie est un phénomène de
« langue », c’est-à-dire un système abstrait qui régit les manifestations phonétiques concrètes, les
actes de « parole ». Dans les paragraphes qui suivent, nous essaierons de mieux caractériser cette
double nature du système des sons d’une langue humaine.
La phonétique étudie les sons produits par les locuteurs d'une langue ; or, il est facile de
démontrer, même sans recourir à des tests empiriques, que les sons émis par un enfant ou une
femme sont en règle générale d'une fréquence sonore bien plus élevée que ceux produits par un
homme. On peut même prouver, si l’équipement technique le permet, que chaque locuteur du
français a sa propre diction, sa manière de prononcer individuelle. Alors, si chacun prononce
différemment les sons, comment peut-on se comprendre ?
De ce qui vient d’être dit, nous pouvons déduire qu’il y a des phénomènes sonores qui ne
sont pas sémantiquement informatifs. Par exemple, malgré la différence de la hauteur de la voix, le
mot pain prononcé par un enfant, une femme ou un homme est compris de la même façon. La
différence en fquence sonore n'est donc pas un trait sémantiquement pertinent. Il n’en va pas de
même pour lopposition pain et sain ; ici il s’agit clairement de deux mots différents. Par
conséquent, il doit y avoir des traits sémantiquement informatifs actualisés par les sons [s] et [p],
respectivement. Si nous analysons la manière dont ces sons sont produits, nous pouvons nous
rendre compte immédiatement qu'en pronoant le son [s], les vres s’ouvrent légèrement, la
pointe de la langue touche la partie antérieure du palais et un courant d’air passe par le canal
articulatoire. Le son [p], par contre, est produit en fermant les lèvres hermétiquement et en les
ouvrant ensuite brusquement pour laisser l’air sortir du canal articulatoire. L'opposition sain et pain
nous permet de constater que les premiers sons dont ces mots se composent, ne se prononcent pas
au même lieu d'articulation.
Cherchons à analyser un autre exemple ; le mot bain est clairement différent du mot pain.
Pourtant, les sons qui différencient ces deux mots, [p] et [b], se produisent de la même façon en ce
qui concerne la position des lèvres. Il doit y avoir un autre trait qui nous permet de faire la
distinction entre les deux. Ce trait existe, effectivement. Lorsqu'on prononce [b], il est facile
d’observer qu’avant l’ouverture des lèvres, un bruit distinct est audible. Ce bruit, produit par la
vibration des cordes vocales, distingue le son [b] du son [p]. À la différence de sain et pain, les
mots pain et bain ne se différencient donc pas par leur lieu d'articulation, mais par leur mode
d'articulation. La différence entre [b], [p] et [s] est donc une différence phonologique.
En phonologie, le terme phonologique phonème est préféré à la notion phonétique de
« son ». À lécrit, on a recours à la transcription phonologique pour montrer qu’il s’agit dun
phome d’une langue humaine et non pas dune lettre de l’alphabet. La notation habituelle
représente les phonèmes entre crochets, [s], [p], [b], etc.
La différence sémantique entre pain et sain, d'une part, et entre bain et pain, de l'autre, nous
permet d'identifier trois notions de base de l'analyse phonologique :
paire minimale
(p.ex. sain - pain ; pain
- bain ; sain - bain) deux unités sémantiques complexes qui
se distinguent par la différence
phonique d’un seul des sons dont elles
se composent.
phonème
(p. ex. [s], [p], [b], etc.) unité minimale d’une langue humaine
ayant une valeur fonctionnelle
trait pertinent
ou
distinctif
caractéristique phonique ou
articulatoire qui permet l’identification
des phonèmes
Pour chaque phonème d’une langue, nous pouvons distinguer le lieu d’articulation, c’est-à-dire
l’endroit où il se prononce, et le mode d’articulation, la façon dont il se produit. Dans le cas du
phonème [s], le lieu d’articulation est défini par la position de la pointe de la langue par rapport au
palais ; il s’agit d’un son apico-alvéolaire. Le phonème [b], par contre, se produit grâce au contact
des deux lèvres ; cest un phonème bilabial. Du point de vue du mode darticulation, le son [s] est
une chuintante sourde (chuintante = un courant d’air passe par le canal articulatoire, resserré pour
produire le son caractéristique ; sourd = le son n'est pas accompagné de vibrations des cordes
vocales), le phonème [b] une occlusive sonore (occlusive = le canal articulatoire est fermé
momentanément et rouvert tout de suite après ; sonore = le son est accompagde vibrations des
cordes vocales). Ces phénomènes nous permettent de compléter la notion de « trait pertinent »,
indiquée plus haut :
mode d’articulation
= sonore,
sourd, occlusive, etc. ; caractéristiques phoniques ou
articulatoires qui permettent
lieu d’articulation
= bilabial,
uvulaire, apico-alvéolaire, etc.) l’identification des phomes
Nous avons vu plus haut que tous les phénomènes phoniques, par exemple la hauteur de la
voix, ne sont pas sémantiquement informatifs. Or, la hauteur de la voix est indépendante des sons
individuels. Nous trouvons aussi des exemples de traits phoniques associés à des sons individuels
qui ne sont pas sémantiquement pertinents. Par exemple, dans beaucoup de dialectes français (le
bourguignon, le berrichon etc.), on « roule » le [r], comme en finnois. anmoins, la plupart des
français prononcent un [R] uvulaire, un son qui est souvent difficile pour un Finlandais. Il ne s'agit
pourtant pas de trait distinctif, car un mot comme « regarder » serait compris de la même façon par
tous les Français, indépendamment du caractère uvulaire ou apico-alvéolaire du phonème [r]. En
français, [r] et [R] sont des variantes individuelles. Il y a aussi des variantes combinatoires ; en
français, le [R] ou [r] sont des phonèmes sonores, mais ils perdent leur sonoriaps une occlusive
sourde, comme dans le mot « quatre ». Par contre, il y a une différence fonctionnelle entre le [l] et
le [r] ; la difrence mantique entre « rien » et « lien » prouve que [r] et [l] son deux phomes
différents dans le système. Ce nest pas le cas de toutes les langues ; en japonais, par exemple, il
s'agit de deux variantes d’un phonème. Voici la caractérisation des deux types de variantes :
variante libre individuelle
(p.ex. [r] et [R] en français) deux réalisations photiques d’un
phome qui ne sont pas
sémantiquement pertinentes
variante libre combinatoire
(p.ex. le [R] français perd sa sonori
après une occlusive sourde)
deux réalisations photiques d'un
phonème qui, tout en n'étant pas
sémantiquement pertinentes, présentent
une régularité systématique dans des
contextes phonétiques déterminés
C'est en étudiant les paires minimales d'une langue que nous pouvons en répertorier les phonèmes.
Nous pouvons ensuite analyser les traits pertinents de chaque phonème pour arriver à une
caractérisation aussi complète que possible du système phonologique fondamental de cette langue.
Il y a bien des phénomènes de langue intimement associés à la phonétique et à la
phonologie. Dans les paragraphes suivants, nous cherchons à donner un bref aperçu de ces
phénomènes, qui sont, très souvent, extrêmement importants pour la bonne formation des messages
linguistiques.
L'observation initiale (cf. plus haut) sur l'interdépendance des composants grammaticaux
d'une langue se justifie très clairement par le rapport qui existe entre la phonologie et la
morphologie (cf. chapitre 1.4). La branche de la linguistique qui étudie ce rapport s'appelle la
morphophonologie. Par exemple, la liaison, très fquente en français, est un phénomène dont les
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