Catégorisation et recatégorisation : les - Colette NOYAU

http://colette.noyau.free.fr
In: Gilbert Lazard et Claire Moyse-Faurie, eds. (2005),
Linguistique typologique,
Lille, Presses du Septentrion, pp. 207-240.
Catégorisation et recatégorisation :
les constructions verbales sérielles et leur dynamique
dans deux familles de langues du Togo
Colette NOYAU
Université de Paris-X-Nanterre
Issa TAKASSI
Université de Lomé (Togo)1
1. La notion de construction verbale sérielle (CVS)
Dans ce travail nous abordons la question des constructions verbales sérielles (CVS) sous
l’angle de leur dynamique évolutive, en nous appuyant sur des parlers du Togo appartenant à
deux familles génétiques : le groupe gbe des langues kwa (particulièrement ewe-gengbe :
Améka 1988, 1990, Bole-Richard 1978), et le groupe gur des langues voltaïques (ncam,
parfois appelé bassar : Takassi 1996, 2002).
La rialisation verbale est définie de façon générale comme “ une construction syntaxique
dans laquelle plusieurs verbes sont accolés en séquence mais se comportent comme une seule
unité verbale ” (Frawley, 1992 :344), et du point de vue sémantique elles renvoient à un
événement unique (Westermann, 1930 ; Givon, 1991).
Les CVS constituent un phénomène caractéristique de plusieurs familles de langues d’Afrique
de l’Ouest (langues akan, langues gbe) et sont présentes dans les langues de plusieurs régions
du monde (chinois, coréen, thaï ; langues de la Nouvelle-Guinée.2, etc. ainsi que dans des
parlers créoles). Elles posent au linguiste d’épineux problèmes de délimitation. En effet, les
critères utilisés pour distinguer les CVS de séquences de propositions d’une part, de prédicats
complexes à auxiliation d’autre part, ont donné lieu à une littérature abondante (Ameka,
Lemaréchal, 1997 ; Bonvini, 1992 ; Delplanque, 1998, entre autres). Ces travaux aboutissent
tous à la conclusion qu’il s’agit d’un phénomène difficile à isoler, et qui constitue plutôt un
continuum qu’une catégorie de construction homogène. Les auteurs qui abordent la question
d’un point de vue évolutif considèrent ces constructions comme éminemment instables et
1 La section 3. a été rédigée par I. Takassi, les autres par C. Noyau. Une première version des sections 1, 2 et 4 a
été présentée par C. Noyau au colloque international ‘Les périphrases verbales’, sous le titre ‘Grammaticalisation
et variation : constructions verbales sérielles et périphrases aspectuelles’, à Caen en juin 2003.
2 Cf. le 3ème symposium de la Société Européenne de Linguistique Océanienne sur ce thème, C.N.R.S., Villejuif,
mars 2001.
2
susceptibles de réorganisation (cf. par exemple Bickerton 1981 ; Heine & Reh 1984). Par
ailleurs ces constructions sont au cœur des débats sur l’influence éventuelle d’un substrat
africain dans la genèse des créoles (cf. Lefebvre, 1989, qui représente une position extrême
dans ce débat).
Donnons pour commencer deux exemples de CVS, des types les plus courants (les formes de
nature verbale sont signalées en gras) 3 :
(1) m achte rob bay m
père 1S acheter robe donner IS
‘mon père m’a acheté une robe’ (créole haïtien, Déchaîne, 1993 :800)
(2) e’ yi, lo,me, trO’ va’
3Ssuj aller Lomé retourner venir
‘il est revenu de Lomé’ (gen, Bole-Richard 1978 :39)
La morphologie verbale est pauvre dans la plupart des langues à CVS. Ainsi, dans (2), en
gen(-gbe), l’aoriste (occurrence singulière réalisée) est marqué par Ø. Le marquage en TAM
vaut pour tous les V de la série, c’est un des traits définitoires des CVS.
Par ailleurs, le schème général V-V ... dans lequel les relations entre éléments ne sont pas
marquées de façon différencie se prête à beaucoup de possibilités, comme nous allons le voir.
1.1 Les constructions verbales sérielles (CVS), définitions, statuts, débats
Plusieurs critères ont été avancés pour distinguer les CVS d’autres constructions verbales
complexes :
- juxtaposition de deux ou plus de deux verbes au sein d’une proposition,
- sujet unique à tous les V de la série
- même temps/aspect pour tous les V
- les verbes de la séquence ont tous la même polarité positive/négative (la négation est
marquée une seule fois)
Par ailleurs : chacun des verbes peut avoir son complément.
Cependant, il n’existe pas un accord unanime sur ces critères généraux, ni pour la délimitation
des CVS à l’intérieur d’une même langue, ni entre langues différentes, certaines langues
réputées comprendre des CVS ne satisfaisant qu’une partie des critères.
Il faut considérer par ailleurs des critères comme les indices morphologiques, qui sont
particuliers à des langues ou groupes de langues :
- marquage du TAM sur un seul des V ou sur chacun ;
- restriction d’accord (un seul verbe porte l’accord)
On rencontre aussi dans les CVS de certaines langues des faits qui généralement leur sont
considérés comme étrangers, notamment la présence d’un relateur entre les V, le marquage
3 Les exemples tirés de la littérature sont signalés comme tels, ceux qui ne portent pas d’indication de source
sont les nôtres, obtenus dans des enregistrements, ou bien validés auprès de locuteurs natifs s’il s’agit de familles
d’exemples.
3
pronominal du sujet sur plusieurs verbes, la présence d’auxiliaires, ou enfin l’appartenance
des verbes à une classe étendue ou restreinte (Manessy 1985). Inversement, les traits
pertinents des CVS sont présents dans certaines constructions verbales complexes des langues
considérées comme dépourvues de CVS (Déchaine 1993) exemple : come go eat with us
(Senft à par.).
Passons en revue les principaux débats auxquels ces constructions ont donné lieu. Elles ont
attiré l’attention des linguistes de ces aires linguistiques depuis de nombreuses cennies.
Ainsi, Westermann (1930 : 126), cité par la plupart des chercheurs sur ce thème, décrit les
CVS de l’éwé comme une chaîne de verbes4“ sans connecteur entre eux ”, tous au
même temps et aspect ”, avec sujet ou objet (nous dirions plutôt argument) commun. Il
présente, à propos de ces constructions, les locuteurs de l’éwé comme décriv(ant) chaque
détail d’une action ou d’un événement, chaque détail devant être exprimé par un verbe
séparé : ils dissèquent chaque événement et le présentent en composants, alors qu’en anglais
on prend l’événement central (the leading event) et l’exprime par un verbe, tandis que les
événements subordonnés soit ne sont pas pris en compte, soit sont rendus au moyen d’une
préposition, d’un adverbe, d’une conjonction, ou d’un préfixe sur le verbe. ” Nous avons là en
germe la plupart des considérations qui seront discutées par les linguistes d’aujourd’hui.
Voyons-les de plus près.
• Une CVS a plusieurs verbes, mais constitue une seule prédication. On constate que la
polarité positive ou négative, ainsi que la valeur modale, est commune à tous les verbes de la
construction.
• On ne peut pas identifier un verbe principal de la série et des verbes qui lui seraient
subordonnés.
Les CVS renvoient généralement à un lexème verbal unique dans les langues non sérielles
comme les langues européennes (mais peut-on dire qu’elles constituent un seul événement ? ).
• Les verbes de la série ont en commun temps et aspect (mais la marque éventuelle est
attachée à un seul des verbes, ou elle est répétée à chacun).
Les verbes de la série sont juxtaposés sans connecteur (mais dans certaines langues qui sont
considérées comme possédant des CVS, un connecteur spécifique, de forme réduite, les relie :
en ncam, par exemple, il est désigné comme le ‘morphème de sérialisation’, cf. Takassi, 1996,
et section 3 infra).
L’argument commun aux V de la série est le plus souvent le sujet ; dans certains cas l’objet
du V1 devient sujet du V25.
Plus on considère un éventail large de langues, plus on constate qu’il est difficile de formuler
une définition universelle des CVS qui vaudrait pour toutes les langues on en reconnaît
l’existence. Cela s’explique par la variation de différents traits typologiques qui ont une
incidence sur la latitude de construire n V comme participant à un seul prédicat complexe.
D’une part, une langue isolante a plus de chance de posséder des CVS qu’une langue
fortement flexionnelle. On a pu avancer qu’en anglais on en trouve des manifestations (le type
‘Come go eat with us’), mais on constate immédiatement que c’est une illusion due au tiroir
verbal à marque Ø de l’impératif qui se confond ainsi avec la forme d’infinitif, et qu’en
transformant l’énoncé au déclaratif prétérit par exemple, le statut hiérarchisé des verbes
4 Traduit par nous.
5 On trouve encore dans les langues à CVS des cas différents d’arguments partagés, sur lesquels nous n’allons
pas nous étendre, cet aspect n’étant pas nécessaire à notre propos.
4
apparaît. D’autre part, les langues possédant des CVS manifestent une haute tolérance (ou
préférence) pour la parataxe asyndétique (cf. Noonan & Bavin, 1981).
On a discuté différentes solutions pour délimiter le phénomène ‘verbes sériels’ (ou plutôt
‘constructions sérielles’) de phénomènes connexes. Parmi ceux qui en feraient ou non partie
selon les auteurs, on relève :
- les ‘co-verbes’ (pour le chinois) ou ‘verboïdes’ (Ansre 1966, sur l’éwé), défectifs, et en voie
de grammaticalisation comme auxiliaires ou comme adpositions (cf. Heine & Reh, 1984 ;
Ameka, 1988) ;
- les constructions consécutives, où l’objet du V1 est sujet du V2 avec une relation de
causation entre les deux :
(3) A’ma Fo, Devi’awo’ fã, avi’
Ama frapper enfant-DEF-PL verser larme
‘Ama a battu les enfants jusqu’à les faire pleurer’ (Duthie, 1988)6
- plus généralement, la parataxe avec ellipse d’arguments.
On a inventorié des schèmes spécifiques significatifs, correspondant aux fonctions
sémantiques que remplissent les CVS :
- les procès de transfert, de type : prendre SNobj donner SNobliq (cf. ex. (1))
- les procès de déplacement, de type : se-lever sortir aller SNlocatif (cf. ex. (2))
- les procès résultatifs, de type : boire SNobj être-ivre
Nous relevons ici certains critères de définition plus fins qui sont avancés, et les problèmes
qu’ils soulèvent :
- V1, V2, Vn ont un même sujet, explicite seulement sur V1, ce qui distingue les CVS des
constructions consécutives, le SN objet de V1 est coréférentiel avec le SN sujet de V2
(mais ces dernières sont considérées par certains auteurs comme faisant partie des CVS) ;
- il n’y a pas de connecteur entre les V (mais il existe des langues qui font exception à cette
condition, cf. Takassi, 1996 ; Delplanque 1998, qui traitent tous les deux de langues
voltaïques) ;
- chaque V de la construction selon sa valence peut être accompagné d’un objet ou plus
généralement de compléments argumentaux (mais pas les V devenus verboïdes) ;
- tous les V de la série sont affectés de la même marque de TAM, marqué sur tous les V ou
sur un seul (mais on observe des variations de cette contrainte, selon les V et les catégories de
marques de TAM (cf. Lewis, 1989).
- Givon (1991) s’appuie sur des critères prosodiques pour mettre en évidence si la série de V
constitue un ensemble fonctionnant comme une seule proposition7.
Ces difficultés peuvent être traitées si l’on considère que ces constructions constituent un
continuum évolutif : continuum d’intégration syntaxique comme l’avance Bonvini (1992),
continuum dans une dynamique de grammaticalisation (Heine & Reh, 1984), ou de
lexicalisation (Givon, 1995 ; Pawley, 1993). De nombreuses langues dites ‘sérielles’ posent
des problèmes de délimitation à la description, car elles recèlent des évolutions typologiques
plus ou moins avancées vers la lexicalisation de certaines séquences de verbes en lexèmes
verbaux complexes (éventuellement discontinus), et vers la grammaticalisation de certains V
en auxiliaires, particules, ou adpositions.
6 Ce type de construction en revanche est attesté dans des langues réputées non ‘sérielles’ comme l’allemand ou
l’anglais : er schlug den Mann tot cf. Rousseau, 2000).
7 Cf. aussi le commentaire qu’en fait Lemaréchal, 1997.
5
Les CVS sont vues comme manifestant des spécificités dans le mode de conceptualisation des
événements : c’est le cas pour Manessy (1985), qui caractérise les CVS comme relevant d’une
‘structure cognitive’ sous-jacente aux créoles et aux langues ouest-africaines constituant leur
substrat. Selon Manessy, ces langues manifestent une tendance très profonde à associer les
relations dynamiques au domaine du verbal, et les relations statiques au domaine du nominal,
jusque dans les fondements de la grammaire. Par aillleurs, plusieurs études convergentes
portant sur des langues à CVS de l’aire mélanésienne montrent que les CVS viennent
compenser l’étroitesse du lexique verbal (Pawley, 1993 ; Givon, 1995).
Pour d’autres auteurs, les spécificités des CVS seraient d’ordre énonciatif (cf. Bonvini, 1992 ;
Delplanque, 1998). Pour d’autres enfin, elles seraient d’ordre essentiellement syntaxique :
ainsi, Lemaréchal (1997) fonde sa réflexion sur deux schèmes de CVS spécifiques,
l’élargissement du cadre actanciel par un verbe (de type ‘donner pour le bénéficiaire,
‘prendre’ pour l’instrumental), pour les envisager non comme la présentation d’un événement
en n procès mais comme une manifestation dans ces langues d’un “ décumul des relations ”
actancielles. D’ailleurs, ces schèmes donnent lieu à des processus de grammaticalisation, car
dans certaines langues, on peut trouver des CVS dont l’actant 2 est incompatible avec le sens
premier du verbe de manipulation :
(4) o,-a,-fa, i swa,’ n a,-kle, mi~’
il-ANT-prendre sa maison DEF ANT-montrer moi
(baoulé (kwa, Côte d’Ivoire, Creissels 2000 : 240)
Selon les types spécifiques de CVS sur lesquels on se concentre, on est tenté de formuler des
généralisations différentes, qu’il faut se garder d’attribuer aux CVS des langues concernées
dans leur totalité.
Les CVS sont considérées généralement comme une zone d’instabilité dans les langues qui en
disposent. Il est vrai qu’une part notable des discussions acharnées autour des CVS et de leur
délimitation repose sur les cas le caractère de V de certains des V d’une série apparaît
remis en cause pour des raisons fonctionnelles (un V joue un rôle de localisateur, par ex.), ou
pour des raisons de comportement linguistique (par exemple des restrictions combinatoires,
comme l’impossibilité pour certains V de posséder leur propre marquage temporo-aspectuel
ou leur propre environnement actanciel). Bickerton (1981) discute beaucoup les CVS,
présentes dans de nombreux parlers créoles, et les considère comme des structures hautement
instables et sujettes à réanalyse. Ansi, il montre (ibid. : 130) que dans le même créole, on
trouve des réanalyses concurrentes par différents locuteurs de schèmes V-V instrumental avec
take, directionnel avec go, benefactif-datif avec gi(v).
1.2 L’hypothèse d’un continuum évolutif avec deux dérives
Cette labilité nous semble provenir du fait que les CVS donnent lieu à une double dérive
diachronique : de grammaticalisation d'une part, de lexicalisation d'autre part, qui alimente
massivement le lexique des procès, la grammaire du système verbal, et diversifie les
constructions argumentales. Dans une CVS combinatoire, tous les verbes forment un
ensemble co-prédiqué, constituant un prédicat complexe. On peut tester la possibilité de
segmenter la CVS en autant de propositions coordonnées que de verbes. Si la CVS est
lexicalisée, ce sera impossible, puisque les n V constituent un seul prédicat de procès. De
même, si la CVS contient des V grammaticalisés, donc devenus non prédicatifs, ceux-ci ne
pourront devenir le prédicat d’une proposition coordonnée. C’est l’un des réactifs qu’on
6
peut mettre en oeuvre, certains étant plus ou moins opératoires selon la langue concernée et
ses spécificités morphosyntaxiques.
C’est ce que nous allons examiner à travers les deux groupes de langues retenus. Ce qui nous
occupe centralement ici, c’est d’examiner de plus près une portion de ce continuum dans
quelques langues ouest-africaines, à savoir la dérive de grammaticalisation de certains
schèmes de CVS vers des schèmes de périphrases verbales, à travers leur usage dans le
discours. Et d’y découvrir les traces linguistiques de ces changements de statut.8 On peut
définir la périphrase verbale, en suivant Rousseau (2000), comme : “ n unités appelées à
exercer ensemble la fonction de prédicat ”. Dans une périphrase verbale, la fonction
prédicative est assumée par un verbe (ou dans les langues à CVS, n verbes), les autres verbes,
périphériques, se comportant en verbes non prédicatifs (J. François 1998). Il convient de
s’interroger sur le statut respectif de chacun des verbes de la périphrase, et sur les relations
entre eux. Notamment, il faut trouver les moyens d’y distinguer entre verbe(s) plein(s) et
verbes périphériques à fonction grammaticale, susceptibles de fonctionner comme auxiliaire.
1.3 Catégorisation et recatégorisation
La complexité de ces problèmes de délimitation est telle que l’on est en mesure de se
demander s’il existe de " vraies" constructions verbales sérielles, tous les V assumeraient
conjointement le rôle de centre de la prédication. C’est pourquoi la question de la
catégorisation est centrale pour ces constructions.
Certains V de CVS sont considérés comme n’étant plus de nature verbale, ce qui autorise à
parler de prépositions, de postpositions, ou d’auxiliaires, homophones avec des verbes
existant dans la langue (voir par ex. le cas des prépositions du chinois). Cependant, pour ce
qui est des groupes de langues dont nous nous occupons, on remarque que les locuteurs, s’ils
sont interrogés, reconnaissent très généralement à ces formes une nature verbale. On
remarque en outre que les réactions des locuteurs peuvent varier quant à leurs jugements sur
ces ‘V’, et surtout quant aux latitudes combinatoires qu’ils leur accordent, à l’intérieur d’un
même parler. Les mêmes phénomènes tolèrent plusieurs analyses divergentes chez les
locuteurs au sein d’une communauté linguistique, indiquant une recatégorisation variable on
non achevée, ces divergences renvoyant à des positions diverses sur un continuum de
grammaticalisation (et d’un autre côté, ce qui n’est pas traité ici, des degrés différents de
lexicalisation). Ces observations renvoient à des processus évolutifs plus ou moins avancés.
Nous allons discuter dans cette perspective les phénomènes de CVS faisant l’objet d’un
processus de grammaticalisation plus ou moins avancée dans deux groupes de langues du
Togo. Dans la section 2 nous traitons des parlers gbe du sud-Togo, sud-Bénin et sud-Ghana,
qui constituent un cas typique concernant les CVS. Le fait que les parlers gbe constituent non
un ensemble de langues disjointes, mais une intrication de parlers formant des continua
interdialectaux, nous permettra une approche latérale des questions de leur dynamique. Nous
discuterons dans la section 3. le cas du ncam, langue togolaise du groupe gur des langues
voltaïques, qui pose la question des critères de façon aiguë.
Ce parcours a pour visée de discuter la façon dont ces constructions constituent des zones
sensibles de variation ou de changement de catégorisation, entre fragments du système, entre
8 La dérive d’autres CVS vers la lexicalisation en nouvelles unités verbales uniques sera laissée de côté ici.
7
locuteurs, entre générations de locuteurs — et de montrer en quoi elles constituent en
conséquence un problème de catégorisation pour les linguistes.
2. Les CVS dans les parlers gbe
L’éwé (et c’est valable pour les parlers apparentés du groupe gbe) est considéré comme une
langue dont la morphosyntaxe est ‘dominée’ par le phénomène de la sérialisation (Heine,
Claudi & Hünnemeyer 1991 : 199), c’est-à-dire que les CVS constituent la source de
nombreux procédés grammaticaux de la langue actuelle, et que par ailleurs, les CVS
contribuent à enrichir le lexique en désignations de procès.
Si au Ghana l’éwé se trouve dans une situation linguistique assez claire, langue bien identifiée
parmi les autres langues nationales, fixée par l’écrit et l’école, et décrite depuis longtemps (cf.
Westermann, 1930), la situation est assez différente de l’autre côté de la frontière, au Togo, où
l’éwé standard n’est parlé nulle part hormis dans des situations d’écrit oralisé (informations
officielles à la radio-TV, rites et prédications évangéliques). Les parlers vivants, dans la
moitié sud du pays, sont différentes portions d’un continuum interdialectal très complexe
entre éwé et gen9, au sein duquel les variétés s’interpénètrent, permettant une
intercompréhension assez complète, une identification des communautés locales de
rattachement des locuteurs, et fournissent un riche espace de variation sociolinguistique
diatopique et diaphasique, entre des pôles constitués par des variétés maximalement typées,
vernaculaires rurales, et des variétés intermédiaires surtout urbaines à vocation véhiculaire.
L’ensemble de ces parlers appartiennent à la famille des parlers gbe (de : gbe = ‘langue’,
‘parole’, mot présent dans tous ces parlers et servant aux mots composés de désignation des
langues, le terme 1 employé seul pouvant désigner l’ethnie ou la culture).10
Nous aborderons la question pour l’ensemble de cet espace, en nous référant aux travaux
existants sur l’éwé (y compris ghanéen, le mieux décrit linguistiquement, notamment par
Heine, Ameka) et le gen (décrit par Jondoh, 1980 ; Bole-Richard, 1978). Nous présentons ici
des observations sur des parlers du continuum éwé-gengbe (ou mina), qui constitue sous
diverses variantes la langue véhiculaire de tout le sud Togo et dans une partie du sud Bénin.
Nous nous appuyons sur nos propres corpus de productions d’adultes et d’enfants recueillis au
sud-Togo, en zone urbaine et rurale, dans nos pré-enquêtes (cf. Noyau 1995) et dans le cadre
du projet AUF / Campus Appropriation du français via la scolarisation en situation
diglossique’, qui analyse des données en langue première gbe parallèlement aux productions
en français au Togo et au Bénin (cf. Bedou-Jondoh & Noyau, 2003 ; Noyau, à paraître). Nous
complétons ces matériaux par des exemples tirés des travaux disponibles.11
2.1 Les différents types de CVS dans le continuum ewe-gen, et la variation
interindividuelle
Les CVS en gbe sont globalement conformes aux principaux critères d’identification : nV
consécutifs, à sujet unique, à TAM commun, à polarité commune, fonctionnant comme un
tout.
9 Prononcer [g~e]. Ce parler est encore appelé gengbe, ou mina.
10 H.C. Capo, 1984, présente une position unificatrice extrême, fondée surtout sur la phonologie, en proposant la
notion de pangbe et un alphabet unique pour tous ces parlers.
11 Un grand merci à Edith Bedou-Jondoh pour ses avis éclairés concernant nos exemples en gengbe.
8
Partons d’une distinction en 3 types proposée par Bamgbose (1982) sur le yoruba et reprise
par Kangni (1989) pour l’étendre à d’autres langues kwa et particulièrement le gengbe :
a) les CS coordonnées, “ projection de propositions coordonnées sous-jacentes ” :
(5) kwa,ku’ ku, si, le, e,
Kwaku puiser eau verser-sur-soi PRO3S
‘K. a puisé de l’eau pour se laver (et s’est effectivement lavé)’
b) les CS complexes ou “ constructions sérielles lexicalisées ” :
(6) kwa,ku’ De, nu’ fyO’ E,
Kwaku enlever chose montrer 3SgObj
‘Kwaku lui a présenté qch’
(cf. yoruba: recevoir N entendre = ‘croire’; nupe: écarquiller-yeux N saisir = dévisager ; twi:
recevoir N manger = ‘croire’), dans lesquelles il propose de ranger les CS renvoyant à des
propositions coordonnées mais constituant de nouvelles unités lexicales, comme :
(7) ko,fi’ byO’ nya, se,
Kofi demander mot entendre
‘Kofi s’est renseigné’
(cf. yoruba : prendre N venir = apporter, nupe : aller prendre N venir = apporter);
c) les CS modifiantes, où au moins l’un des V a fonction de modifier un autre V :
(8) De,vi’-a Du, nu’ vO,
enfant DEF manger chose avoir-fini
‘l’enfant a déjà mangé’
(cf. yoruba : sauce Det être-bon être-assez , gã : 1S travailler être-LOC maison DET
intérieur, baule : 1S connaître Kofi dépasser Kwaku ‘je connais Koffi mieux que Kwaku’).
(9) é lo,lo wu’ -m
3Ssuj être.gros dépasser 1Sobj
‘il est plus gros que moi’
On pourrait discuter sur les fondements de cette tripartition, qui semble un peu trop
influencée par l’équivalent de ces constructions en langues européennes. Quoi qu’il en soit, si
on prend comme repère ces trois exemples-clé, on peut dire qu’ils illustrent trois positions sur
un continuum de la dynamique de ces constructions : le premier type constitue une source
productive illimitée de représentation de procès complexes, nous les appellerons des CVS-C :
combinatoires. Le second type représente les CVS-L : lexicalisées, et enfin le troisième type
illustre les CVS-G : grammaticalisées. Nous considérons que les CVS relevant de tous ces
types constituent un continuum, sur lequel il peut y avoir variation et évolutions en cours,
repérables aux comportements des locuteurs à leur égard.
Nous allons dans ce qui suit les regrouper en quelques sous-catégories en fonction des types
sémantiques de verbes impliqués, et nous rassemblons, à la suite des exemples, des réactions
obtenues auprès de différents locuteurs sur des ensembles de phrases à CVS, quant à leur
acceptabilité selon diverses manipulations, et quant aux différenciations des valeurs
sémantiques lorsque plusieurs formulations apparaissent acceptables.
Les réactifs du statut combinatoire / lexicalisé / grammaticalisé des CVS sont de plusieurs
ordres, les principaux étant :
9
- sur quel(s) V se greffent les marqueurs de TMA ;
- à quel V d’une série se cliticisent les ProO.
2.1.1 Type A. V1 mouvement + V2 mouvement + ... Vn mouvement
(10) e’ so’ dze, mO’
3S venir-de se.placer chemin
‘il se mit en route’ (conte, Finê, 13 ans)
Cet énoncé détaille les phases d’une trajectoire ; c’est l’un des types des plus fréquents.
(11a) Futur m- a-yi, m- a va’
1Ssuj-FUT-aller 1Ssuj-FUT-venir
‘je reviens (vais revenir) tout de suite’, ‘j’arrive !’
Si l’expression (11a) est à statut phraséologique, elle n’est cependant pas figée, comme on le
constate à la latitude de changer le temps ou l’aspect et bien sûr la personne (11b, 11c).
(11b) Futur e’- l- a’ yi, l- a’ va
3Ssuj-FUT-aller 3Ssuj-FUT-venir
‘il va revenir tout de suite’
(11c) Habituel e’ yi,na va’na gbe, sia’ gbe,
3Ssuj aller-HAB venir-HAB jour ce jour
‘il fait l’aller-retour tous les jours’
Il en est de même avec une CVS formée de deux autres verbes de mouvement, chacun ayant
son complément :
(12a) fo,fo nye, so kpa’lime, va’ lo,me
frère POSS sortir.AOR Kpalimé venir.AOR Lomé
‘mon grand frèe est venu de Kpalimé à Lomé’
(12b) Habituel fofo nye so’na Kpalime va’na Lome kwa,si’Da sia’ kwa,si’Da
frère POSS1S sortir-HAB venir-HAB semaine cette semaine
‘mon frère rentre de Kpalimé (à Lomé) chaque semaine
Ces constructions ne sont pas limitées à 2 verbes, comme on le voit à cet énoncé extrait de la
Bible, qui comprend 4 verbes et une particule directionnelle, la version française s’en
tire avec un seul verbe :
(13) eye wo,Vu tso’ afima yi, De’ to’ dzi’ (Mose I.12.8)
(et 3Ssuj émigrer sortir SNloc aller atteindre montagne dessus)
‘et il se transporta sur une montagne’
L’exemple suivant met bien en évidence les variations de comportement linguistique selon les
verbes de déplacement auxquels on a affaire:
10
(14a) e’ gbO, va’ (= V mvt inverse (retourner, revenir) + venir)
3Ssuj Vmvt-inverse.AOR venir.AOR
‘il est revenu’
gbO, = ‘retourner’ (au lieu de référence, par ex. à la maison)
(14b) Habituel e’ gbO,na va’na ga, ama’dre~, edzi’edzi’
3Ssuj Vmvt.inverse-HAB venir-HAB heure sept toujours
‘il rentre toujours à sept heures’ (= normalement chaque jour à telle heure)
(15) e’ gba, trO’ yi, De’ sO,kO,De’
‘il est retourné une fois encore à Sokodé
trO’ = ‘retourner ’ (ailleurs)
Habituel e gbOna trO[na] yi,na SokoDe’ kwa,si’Da sia’ kwa,si’Da
‘il retourne à Sokodé toutes les semaines’
Ici, V1 et V2 ne prennent pas la marque de l’habituel que prend V3. Cette asymétrie signale
que V1 et V2 ont un statut différent de V3. Et en effet, V1 est ici un marqueur d’itération
grammaticalisé sans valeur spatiale, compatible avec tout procès (e’ gba da~ lo~ ‘il dort à
nouveau’, ‘il dort encore’). V2 fonctionne ici comme marqueur d’itération, l’un comme
l’autre étant par ailleurs verbes pleins dans la langue.
2.1.2 Type B. V1 action + V2 action
(16) De,vi’ –a -wo Da, -a, te, Du, -na ndo, sia’
ndo,
enfant-DEF-PL préparer-HAB igname manger-HAB après-midi cet après-midi
‘les enfants se préparent de l’igname à manger tous les après-midis’ (Duthie,
1988)
Les V des CVS de cette catégorie ont en partage le SN objet (puisque Du, ‘manger’ est
normalement un V transitif à objet obligatoire (manger chose – faute de mieux).
(17) O Mawu xO, gbe, nye, se, ! < Kafu Mawu, missel en mina (1996) >
oh Dieu prendre-INJ voix Pos1S entendre-INJ
‘oh Dieu accepte ma prière’
Cette CVS décompose deux relations prédicatives : celle de la transmission, et celle de la
modalité perceptive (toutes deux envisagées du point de vue du récepteur).
2.1.3 Type C. V1 de manipulation (+ V de mouvement) + Vdernier d’action
(18a) sO si, va’ na -m
prendre.INJ eau venir.INJ donner.INJ 1Sobj
‘apporte-moi de l’eau’
(18b) Habituel e’ sO’na si, va’na na’ -m gbe, sia’ gbe
3Ssuj prendre-HAB eau venir-HAB donner-1Sobliq jour ce jour
‘il m’apporte de l’eau tous les jours’
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Catégorisation et recatégorisation : les - Colette NOYAU

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