Les CVS sont vues comme manifestant des spécificités dans le mode de conceptualisation des
événements : c’est le cas pour Manessy (1985), qui caractérise les CVS comme relevant d’une
‘structure cognitive’ sous-jacente aux créoles et aux langues ouest-africaines constituant leur
substrat. Selon Manessy, ces langues manifestent une tendance très profonde à associer les
relations dynamiques au domaine du verbal, et les relations statiques au domaine du nominal,
jusque dans les fondements de la grammaire. Par aillleurs, plusieurs études convergentes
portant sur des langues à CVS de l’aire mélanésienne montrent que les CVS viennent
compenser l’étroitesse du lexique verbal (Pawley, 1993 ; Givon, 1995).
Pour d’autres auteurs, les spécificités des CVS seraient d’ordre énonciatif (cf. Bonvini, 1992 ;
Delplanque, 1998). Pour d’autres enfin, elles seraient d’ordre essentiellement syntaxique :
ainsi, Lemaréchal (1997) fonde sa réflexion sur deux schèmes de CVS spécifiques,
l’élargissement du cadre actanciel par un verbe (de type ‘donner’ pour le bénéficiaire,
‘prendre’ pour l’instrumental), pour les envisager non comme la présentation d’un événement
en n procès mais comme une manifestation dans ces langues d’un “ décumul des relations ”
actancielles. D’ailleurs, ces schèmes donnent lieu à des processus de grammaticalisation, car
dans certaines langues, on peut trouver des CVS dont l’actant 2 est incompatible avec le sens
premier du verbe de manipulation :
(4) o,-a,-fa, i swa,’ n a,-kle, mi~’
il-ANT-prendre sa maison DEF ANT-montrer moi
(baoulé (kwa, Côte d’Ivoire, Creissels 2000 : 240)
Selon les types spécifiques de CVS sur lesquels on se concentre, on est tenté de formuler des
généralisations différentes, qu’il faut se garder d’attribuer aux CVS des langues concernées
dans leur totalité.
Les CVS sont considérées généralement comme une zone d’instabilité dans les langues qui en
disposent. Il est vrai qu’une part notable des discussions acharnées autour des CVS et de leur
délimitation repose sur les cas où le caractère de V de certains des V d’une série apparaît
remis en cause pour des raisons fonctionnelles (un V joue un rôle de localisateur, par ex.), ou
pour des raisons de comportement linguistique (par exemple des restrictions combinatoires,
comme l’impossibilité pour certains V de posséder leur propre marquage temporo-aspectuel
ou leur propre environnement actanciel). Bickerton (1981) discute beaucoup les CVS,
présentes dans de nombreux parlers créoles, et les considère comme des structures hautement
instables et sujettes à réanalyse. Ansi, il montre (ibid. : 130) que dans le même créole, on
trouve des réanalyses concurrentes par différents locuteurs de schèmes V-V instrumental avec
take, directionnel avec go, benefactif-datif avec gi(v).
1.2 L’hypothèse d’un continuum évolutif avec deux dérives
Cette labilité nous semble provenir du fait que les CVS donnent lieu à une double dérive
diachronique : de grammaticalisation d'une part, de lexicalisation d'autre part, qui alimente
massivement le lexique des procès, la grammaire du système verbal, et diversifie les
constructions argumentales. Dans une CVS combinatoire, tous les verbes forment un
ensemble co-prédiqué, constituant un prédicat complexe. On peut tester la possibilité de
segmenter la CVS en autant de propositions coordonnées que de verbes. Si la CVS est
lexicalisée, ce sera impossible, puisque les n V constituent un seul prédicat de procès. De
même, si la CVS contient des V grammaticalisés, donc devenus non prédicatifs, ceux-ci ne
pourront devenir le prédicat d’une proposition coordonnée. C’est là l’un des réactifs qu’on
peut mettre en oeuvre, certains étant plus ou moins opératoires selon la langue concernée et
ses spécificités morphosyntaxiques.
C’est ce que nous allons examiner à travers les deux groupes de langues retenus. Ce qui nous
occupe centralement ici, c’est d’examiner de plus près une portion de ce continuum dans
quelques langues ouest-africaines, à savoir la dérive de grammaticalisation de certains
schèmes de CVS vers des schèmes de périphrases verbales, à travers leur usage dans le
discours. Et d’y découvrir les traces linguistiques de ces changements de statut.8 On peut
définir la périphrase verbale, en suivant Rousseau (2000), comme : “ n unités appelées à
exercer ensemble la fonction de prédicat ”. Dans une périphrase verbale, la fonction
prédicative est assumée par un verbe (ou dans les langues à CVS, n verbes), les autres verbes,
périphériques, se comportant en verbes non prédicatifs (J. François 1998). Il convient de
s’interroger sur le statut respectif de chacun des verbes de la périphrase, et sur les relations
entre eux. Notamment, il faut trouver les moyens d’y distinguer entre verbe(s) plein(s) et
verbes périphériques à fonction grammaticale, susceptibles de fonctionner comme auxiliaire.
1.3 Catégorisation et recatégorisation
La complexité de ces problèmes de délimitation est telle que l’on est en mesure de se
demander s’il existe de " vraies" constructions verbales sérielles, où tous les V assumeraient
conjointement le rôle de centre de la prédication. C’est pourquoi la question de la
catégorisation est centrale pour ces constructions.
Certains V de CVS sont considérés comme n’étant plus de nature verbale, ce qui autorise à
parler de prépositions, de postpositions, ou d’auxiliaires, homophones avec des verbes
existant dans la langue (voir par ex. le cas des prépositions du chinois). Cependant, pour ce
qui est des groupes de langues dont nous nous occupons, on remarque que les locuteurs, s’ils
sont interrogés, reconnaissent très généralement à ces formes une nature verbale. On
remarque en outre que les réactions des locuteurs peuvent varier quant à leurs jugements sur
ces ‘V’, et surtout quant aux latitudes combinatoires qu’ils leur accordent, à l’intérieur d’un
même parler. Les mêmes phénomènes tolèrent plusieurs analyses divergentes chez les
locuteurs au sein d’une communauté linguistique, indiquant une recatégorisation variable on
non achevée, ces divergences renvoyant à des positions diverses sur un continuum de
grammaticalisation (et d’un autre côté, ce qui n’est pas traité ici, des degrés différents de
lexicalisation). Ces observations renvoient à des processus évolutifs plus ou moins avancés.
Nous allons discuter dans cette perspective les phénomènes de CVS faisant l’objet d’un
processus de grammaticalisation plus ou moins avancée dans deux groupes de langues du
Togo. Dans la section 2 nous traitons des parlers gbe du sud-Togo, sud-Bénin et sud-Ghana,
qui constituent un cas typique concernant les CVS. Le fait que les parlers gbe constituent non
un ensemble de langues disjointes, mais une intrication de parlers formant des continua
interdialectaux, nous permettra une approche latérale des questions de leur dynamique. Nous
discuterons dans la section 3. le cas du ncam, langue togolaise du groupe gur des langues
voltaïques, qui pose la question des critères de façon aiguë.
Ce parcours a pour visée de discuter la façon dont ces constructions constituent des zones
sensibles de variation ou de changement de catégorisation, entre fragments du système, entre
8 La dérive d’autres CVS vers la lexicalisation en nouvelles unités verbales uniques sera laissée de côté ici.