tripartition du langage évoquée précédemment, on pourrait dire que la sociologie peut
montrer, du point de vue de l’objectivation (Il), que la société se trompe. S’il fallait
rassembler sous une même sémantique cette version de la critique, nous pourrions dire qu’elle
s’opère sous l’horizon de l’erreur ou de la fausseté. Limitée à cela l’ambition critique, sans
être négligeable, demeure faible. Sans multiplier les exemples on se convaincra que la
gouvernance par indicateurs, ou le gouvernement par pilotage qui se développe aujourd’hui
s’appuie précisément sur ce type d’internalisation d’une critique objectivante sans que l’on
puisse y voir un gain démocratique, que du contraire. Du point de vue cette fois des exigences
de l’intercompréhension et de la participation (Tu), la sociologie peut montrer que la société
non seulement se trompe mais qu’elle nous trompe. L’horizon critique n’est donc plus celui
de l’erreur mais celui du mensonge, de la manipulation, de la dissimulation… que ceux-ci
soient d’ailleurs intentionnels ou « systémiques ». Le prototype de cette critique se situe
évidemment dans le dévoilement idéologique qu’a popularisé la tradition marxiste. On sait
toutefois qu’il est possible de pratiquer le mensonge ou la dissimulation pour de bonnes
raisons et que dès lors leur mise en évidence ne constitue pas le dernier mot de la critique. La
dénonciation du mensonge dans ses différentes versions s’appuie sur des exigences
normatives liée à l’idéalisation de la relation intersubjective que, en reprenant la terminologie
souvent utilisée par Habermas, résume le mieux le terme « authenticité », une valeur qu’il
distingue systématiquement de la « justesse normative ». En effet, et du point de vue cette fois
de l’engagement normatif (Je), le sociologue peut s’engager en montrant que la société est
injuste, inacceptable normativement.
Peut-être la différence entre les sociologies qui se disent ou se revendiquent critiques réside-t-
elle dans le rapport qu’elles établissent entre les trois postures énoncées précédemment. Les
sociologies « critiques » seraient fondamentalement celles qui se construisent sous l’horizon
premier du Je, et donc d’un horizon de justice, à charge pour elles de ne pas pour autant
perturber les exigences spécifiques aux deux autres postures.
A cet égard, comme on l’aura compris, je demeurerais personnellement humien. Je ne pense
pas, je le répète, que ce troisième moment puisse être déduit des précédents, même si ceux-ci
peuvent bien entendu contribuer à étayer ce troisième type de positionnement critique.
Autrement dit, en ce troisième sens, la sociologie critique a à s’appuyer sur et à expliciter une
philosophie sociale dessinant les traits de ce que serait une société juste, fut-ce en s’appuyant
sur la dénonciation d’injustices. Il n’y a donc pas, à mon sens, d’obligation logique à ce que
les sociologues endossent ce type de postures. Mais, à mon sens également, il y aurait là
plutôt un impératif politico-éthique, dont on pourrait trouver une double justification. D’une
part dans la grande tradition sociologique, en se souvenant à quel point de telles exigences
politico-éthiques ont pu faire à la fois la richesse et l’intérêt des grands auteurs qui ont marqué
son histoire. Et d’autre part, dans des intuitions de justice que réactualisent sans cesse nos
fréquentations du social en nous convaincant que de fait, parce qu’elles nous révèlent des
situations insupportables, nous ne pouvons l’accepter tel qu’il est. De ce point de vue, il va
sans dire que les sociologues s’honorent en prenant publiquement la parole, et en la prenant
au double titre de citoyens sans doute, mais aussi de sociologues.
Bibliographie.
Genard, J.L. (1994), « Pour une approche pragmatique des discussions éthiques » dans les Actes
du colloque Variations sur l'éthique organisé en l'honneur de J. Dabin les 20, 21 et 22 avril 1994
par les Facultés Universitaires Saint-Louis, Presses universitaires des Facultés Saint-Louis,
Bruxelles, pp. 621-643