Une approche conventionaliste des politiques sociales

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Une approche conventionaliste des politiques sociales.
Le cas de la réforme de l’assurance maladie
Philippe Batifoulier
Séminaire « convention », 16 décembre 2004
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Les systèmes de protection sociale reflètent l’état d’une société. Ainsi la lecture de la crise de la
protection sociale française met en avant un problème de financement. Les réponses institutionnelles
à ce formatage du problème appellent à limiter les dépenses jugées insupportables pour les finances
publiques. Elles appellent également à la modification des comportements individuels. Le bénéficiaire,
qualifié de spectateur de sa protection sociale doit laisser de plus en plus place à l’individu acteur
construisant sa propre protection. Le développement des produits de capitalisation retraite et de la
complémentaire santé sont des illustrations de l’activation d’une logique de libre prévoyance, venant
grignoter la logique de solidarité.
La réforme de l’assurance maladie s’inscrit dans cette évolution. L’affichage et la dramatisation du
déficit record programme une cure d’amaigrissement du système. Le poids excessif des dépenses sur
les budgets publics conduit à condamner les comportements irresponsables. C’est pourquoi, le dernier
plan de 2004 développe les mesures de désocialisation, visant à responsabiliser le patient. Les
politiques de ticket modérateur sont inégalitaires et conduisent les pouvoirs publics à apporter des
correctifs de type CMU qui ne remettent pas en cause la logique de fond du système. La
désocialisation perdure même si elle est dorénavant conjuguée avec l’universalisation.
Le diagnostic et la thérapeutique sont présentés comme des données naturelles, allant de soi et
auxquelles on ne peut déroger. La réforme s’inscrit alors dans un registre conventionnel puisqu’elle
résulte de l’attente commune. Peu importe le fond de la réforme si l’existence de la solution est plus
importante que la teneur de la solution.
Ce texte prend appui sur l’aspect effectivement conventionnel de la réforme mais pour dénoncer sa
naturalisation. Il se nourrit de la plasticité du mot « convention » et de l’usage qu’en font les théories
économiques. La notion de convention permet aussi bien de décrire un ordre spontané ou construit, de
FORUM-TIPS, Université de Paris X - Nanterre
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J’ai bénéficié de discussions préalables, autour de travaux communs, avec M. Gadreau, A. Ghirardello, G. de
Larquier et O. Thévenon. Je les remercie pour leurs commentaires et suggestions qui ont permis d’améliorer ce
texte. Je porte l’entière responsabilité des réflexions qui y sont présentées.
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développer une théorie de la rationalité parfaite, limitée ou interprétative, de coordonner les
comportements comme les représentations. Enfin, la convention exclut tout autant qu’elle réunit.
Dans une première partie, nous définirons l’aspect conventionnel de la réforme en insistant sur la
régulation conjointe qui la porte. La réforme n’est en effet pas la seule propriéet imposition de la
puissance publique. Elle est travaillée par la critique des médecins et des patients et débouche sur un
compromis. C’est ce compromis (provisoirement) stabili dans les mesures récentes de politique
économique de santé qui développe les inégalités.
Les individus participent à la réforme. En accommodant les règles de politique publique, ils mobilisent
une idée normative de ce qu’il convient de faire. En d’autres termes, leur « travail politique » n’est pas
totalement laissé à leur discrétion et tout n’est pas possible. Il est borné par la contrainte du légitime.
En ce sens, les inégalités de santé résultent d’une représentation légitime du système de santé. Pour
clarifier cette affirmation, dans la seconde partie, il est nécessaire d’ouvrir « l’éventail du légitime ».
On distinguera ce qui relève, dans le système de santé, d’abord de la légitimation et des jeux de
pouvoir qui influencent l’argumentation et la critique des acteurs, ensuite de la légitimité comme
justesse et de la contrainte apposée à toute action par l’éthique médicale et enfin du légitime comme
justice qui permet de qualifier la réforme de « mauvaise convention » en dénonçant les inégalités.
1. La réforme du système de santé : une régulation conjointe
La contribution essentielle de J-D Reynaud aux sciences sociales est de montrer que les régulations
réelles sont des régulations conjointes, imbriquant les acteurs du sommet et ceux de la base. La
régulation de contrôle va du sommet à la base à l’inverse de la régulation autonome. L’entreprise (et
l’étude du travail des exécutants dans la production des biens et services) est le terrain privilégié
d’application de cette conception mais elle s’étend à toute relation de pouvoir. On peut ainsi lire
l’évolution du système de santé dans ces termes et qualifier la réforme de l’assurance maladie de
régulation conjointe.
En procédant ainsi, on soutient que la réforme n’est pas du seul ressort de la puissance publique. Les
mesures de politiques publiques ne dictent pas l’entière situation du système. Le secteur de la santé est
l’un de ceux l’on reconnaît aisément le rôle important des médecins. On ferait preuve de bien peu
d’originalité en soulignant les marges de manœuvre dont dispose la médecine libérale et dont cherche
à rendre compte l’expression de « pouvoir discrétionnaire ». Beaucoup soutiennent que la critique
influence davantage la réforme que l’inverse. La régulation autonome des professionnels les conduit à
accommoder les mesures de politiques économiques sans toucher aux prérogatives décisionnelles de la
puissance publique. Les médecins répliquent à l’Etat en invoquant la santé des patients. Ces derniers
disposent également de la faculté de travailler les règles de politiques publiques, ne serait-ce qu’en
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contrôlant le travail des médecins. Il est ainsi commun depuis Freidson (1960) de créditer les patients
d’une capacité de « contrôle profane ».
Ce qui fait système est donc un jeu institutionnel de régulations, où l’impulsion publique est critiquée
par les acteurs centralisés qui alors y répondent et s’en écartent. L’accent mis sur la critique des
acteurs conduit à leur reconnaître une capacité de contournement de la politique publique. La critique
commence par la sélection du problème. Tout ne fait pas l’objet de la même critique et de la même
attention. Le formatage du conflit permet d’orienter la réforme vers les problèmes jugés pertinents. La
solution du centre aux obstacles posés par la périphérie débouche vers une gulation conjointe. La
régulation globale ne se réduit pas à un simple marchandage mais décrit un compromis entre
autonomie et contrôle (Favereau, 2003).
Pour analyser ce compromis, il convient d’abord d’identifier les normes modernes de l’intervention
publique en santé (1.1) puis de recenser le travail de la critique, celle des forts que sont les médecins
mais aussi celle des plus faibles que sont les patients (1.2). Le système de santé réformé se présente
alors comme une incorporation publique particulière de la critique, le compromis laissant subsister
certaines inégalités (1.3).
1.1 L’Etat et la réforme de l’assurance maladie : étatisation et privatisation
Deux idées majeures semblent émerger de l’étude du système de santé français : l’absence de réforme
et la privatisation du système. Ces deux idées sont non seulement contradictoires mais aussi erronées.
Le système de santé français a connu de nombreux et profonds bouleversements au cours de ces
dernières années. Le discours sur l’incapacité à la réforme d’un système « corporatiste et
conservateur » est mis à mal par l’existence de « plans de redressement », de « sauvetage », dont
témoignent notamment l’apparition de nouveaux acronymes (ONDAM, RMO, ARH, UNCAM
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, etc.).
Il est vrai que ces plans de politiques économiques peuvent apparaître, isolément, comme des
« mesurettes » ou des hors d’œuvre (c’est ainsi que l’on qualifie parfois le dernier plan « Douste
Blasy ») mais ils s’inscrivent dans une tendance de fond, modifiant durablement le système.
Cette réforme n’est pas celle de la privatisation. Au contraire, force est de constater que l’Etat n’a
jamais été aussi présent. La notion malheureuse « d’Etat providence », laissant penser que l’Etat
préside aux destinées de la protection sociale, ne permet pas de repérer l’influence grandissante de
l’Etat dans le système de protection sociale (Barbier et Théret, 2004a et b). Or, en matière de santé
tout particulièrement, l’Etat a pris le pouvoir. Même si l’architecture du système reste bismarckienne
dans les institutions (paritarisme) et le financement (cotisations sociales), des innovations sociales
marquantes ont consacré la prégnance d’une vision beveridgienne. La CMU en est l’exemple le plus
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Objectif National de Dépense d’Assurance Maladie, Références Médicales Opposables, Agences Régionales de
l’Hospitalisation, Union Nationale des Caisses d’Assurances Maladie.
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emblématique, dissociant le versement d’une prestation maladie de la position de l’individu sur le
marché du travail. L'accroissement de droits non contributifs et universels est un autre témoignage de
cette hybridation du système de protection sociale français qui constitue quasiment un modèle
d’association de moyens bismarckiens à des objectifs beveridgiens.
Cependant, en matière de santé, les moyens aussi sont de plus en plus beveridgiens. Tout d’abord, la
CSG, concurrente de la cotisation sociale, est affectée dorénavant en grande partie au financement de
la dépense de santé. Un financement qui se veut universel
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finance des prestations elles aussi de plus
en plus universelles (prestations en nature et non indemnités journalières).
C’est toutefois, dans les institutions de la gouvernance que l’on trouve les traces les plus évidentes de
l’évolution beveridgienne des moyens. La régulation administrée par l’Etat a pris le pas sur la
négociation conventionnelle des partenaires sociaux
4
. Depuis les ordonnances de 1996, le parlement se
substitue –constitutionnellement– aux partenaires sociaux pour fixer l’évolution annuelle des dépenses
de santé (ONDAM) en votant la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) qui fixe l’objectif
national d’évolution des penses d’assurance maladie. La négociation des « conventions médicales »
entre CNAMTS et syndicats médicaux (pour le montant des honoraires notamment) n’est pas
invalidée mais encadrée. Elle est élargie à l’UNCAM, créée en 2004 et qui coordonne et centralise
l’action des trois principaux régimes (CNAMTS, MSA, CANAM). L’introduction de personnalités
"ès qualités", nommées par l’État dans le conseil d’administration des caisses affaiblit le paritarisme
originel de ces institutions. Enfin, en cas d’échec de la négociation, les pouvoirs publics sont habilités
à agir. De plus, des organismes de contrôle nouveaux, sous l’égide de l’État sont chargés
d’administrer, de coordonner voire de regrouper les hôpitaux ou les services, au niveau régional
(Agences gionales de l’hospitalisation, ARH), ou encore de définir les critères de qualité et de
bonnes pratiques médicales –les références médicales opposables– (Agence nationale d’accréditation
et d’évaluation de la santé, ANAES).
En dépit de cette « Etatisation », le système français de santé ne peut pas être classé dans les systèmes
universels (et aucune classification ne le fait). D’abord parce que subsistent des marqueurs
bismarckiens mais aussi parce que le système n’est pas gratuit. Une autre originaliside en effet
dans l’existence d’un mécanisme de co-assurance. Le « ticket modérateur » français n’est pas
seulement symbolique puisque qu’il représente 25 % pour l’ensemble des soins et 40 % pour les soins
ambulatoires. Le désengagement des régimes publics résulte d’une politique économique volontariste,
cherchant à « partager les coûts » avec le consommateur. Les années 80 ont ainsi vu se développer les
« forfait hospitalier », « médicaments de confort » ou « honoraires libres » qui ont conduit à de
nombreux déremboursements. Après une pause dans cette évolution dans les années 90, le récent plan
2004 consacre le retour à la « politique de la demande » (Tabureau, 2004) : franchise d’1 euro par
3
En fait 75 % de la CSG provient des revenus du travail.
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La sortie du MEDEF de la CNAM contribue à cette évolution mais n’en constitue pas la genèse.
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consultation en 2005, hausse du forfait hospitalier, ainsi que le droit à dépassement tarifaire pour une
primo consultation chez un spécialiste. Le patient impatient (qui ne passe pas par le généraliste) sera
sanctionné financièrement à partir de 2005
5
.
Cette tendance lourde du système de santé français conduit à la désocialisation et rend nécessaire
l’acquisition d’une complémentaire pour maintenir un niveau égal de protection. Le système converge
ainsi vers une plus grande étatisation de la protection de base. Mais cette protection de base se rétrécie
au profit de la part complémentaire. Cette réforme durable et en profondeur se heurte aux conceptions
ordinaires des acteurs. En devenant un payeur, le patient doit dorénavant compter avec l’argument du
prix dans un domaine il était jusque étranger. Les médecins, revendiquant l’exercice libéral de
leur activité, dénoncent l’étatisation du système. La politique publique doit composer avec la critique.
1. 2 Critiques médicales
La réforme, pour être viable, doit d’abord subir la critique des médecins
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. Ceux-ci sont en effet les
acteurs forts du système. Cette force n’est pas réductible à leur position d’expert ou d’agent sur
laquelle se focalise l’analyse économique standard. L’expertise s’accompagne d’une position politique
négociée avec l’Etat dont témoigne l’acquisition de droits d’autorégulation et d’autocontrôle
(Hassenteufel, 1997). Pour arracher son indépendance, la profession s’accommode d’une intervention
d’Etat tout en contestant la possibilité d’être considéré comme une profession d’Etat (Robelet, 2005).
Les médecins se sont ainsi arrogés une portion de service public tout en conservant et revendiquant un
statut libéral. Ils sont en effet des agents de l’Etat au sens large car participant à un service public mais
ne se reconnaissent pas ainsi
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. Toute étatisation est alors suspecte et vivement combattue.
Le vocabulaire de la critique offert par Bolstanki et Chiapello (1999) fournit des outils de lecture de la
critique médicale, étant entendue que celle-ci ne porte pas sur le capitalisme mais sur l’intervention de
l’Etat
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. La critique médicale n’est pas une « critique sociale ». Les thèmes comme la réduction des
inégalités (de santé), le combat contre l’exclusion (des soins) ou encore la négation de
l’individualisme n’appartiennent pas à l’argumentation médicale ordinaire. La critique ne porte pas sur
la désocialisation du système de santé et sur les inégalités qu’elle engendre.
La qualité des soins est un thème évinçant celui de l’égalité dans les soins. Or, selon le discours
médical, cette qualité est mise à mal par l’intervention publique qui impose des rationnements et bride
5
On pourrait ajouter : contrôle « renforcé » des arrêts de travail, hausse de la CSG (de 6,2 % à 6,6%) des
retraités imposables, augmentation de la CRDS.
6
« le véritable face-à-face ne se déroule plus entre les partenaires sociaux, ou entre les partenaires sociaux et
l’Etat, mais entre les professions de santé et l’Etat ». Propos de D. Coudreau, ancien directeur de la CNAM de
1979 à 1989, rapportés par « Le Monde » du 26 avril 2004.
7
Pourtant, seuls 54 % des médecins, dentistes et pharmaciens sont non-salariés en 2002 (DARES).
8
On reprend ici une partie du vocabulaire de l’analyse sans prétendre donner une illustration de la théorie de
Boltanski et Chiapello au cas des médecins.
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