une diminution des compétences, ou tout au moins une diminution de l’agressivité, engendre une
mise au ban. « La chasse aux vieux », nouvelle de D. Buzzati dans Le K8, n’est pas loin. La valeur
intrinsèque de l’homme semble éclipsée, comme le montre la radicale indifférence des financiers
aux licenciements engendrés par leurs actions9. O. Stone critique un monde où l’entreprise n’existe
plus que pour et par ses actionnaires. Les personnages du film ne considèrent plus les autres, mais
ne se considèrent plus eux-mêmes non plus. Dès les premières répliques, un collègue dit à Bud
Fox : « Look at you now. », il l’invite à se regarder, à voir en l’humain en lui. Comme le suggère E.
Levinas dans Ethique et Infini (1981) : c’est en regardant un visage, celui d’autrui, celui du vieux
broker licencié, mais aussi le sien, que l’on prend conscience de notre immense responsabilité vis-à-
vis d’autrui. Et c’est peut-être d’abord ce regard et donc cette responsabilité que l’entreprise
capitaliste contemporaine met à mal.
Parallèlement, Wall Street constitue une réflexion sur les relations père-fils, réflexion articulée
sur l’évolution du modèle économique : du col bleu au col blanc, de l’industrie déjà ancienne de
l’avion à l’exacerbation des services financiers, du syndicalisme altruiste idéalisé à l’individualisme
le plus cupide, se construit en quelque sorte « a clash of civilizations » suivant l’expression,
détournée, de Samuel Huntington. Une réplique de Carl Fox, le père, au sujet du sens du travail et
de la valeur de l’argent donne la mesure du gouffre qui le sépare de son fils « Stop going for the
easy buck and start producing something with your life. Create, instead of living off the buying and
selling of others. » A l’issue du film, ce qui demeure, c’est la pérennité et la fécondité, de la relation
filiale. La grandeur du film est peut-être dans cette confrontation de valeurs entre un père et son fils,
dans ce reniement premier du jeune ambitieux qui utilise son père, dans ce revirement magistral de
l’enfant qui, après avoir pactisé avec un père de substitution diabolique, revient vers les valeurs de
son père originel.
Ainsi, lorsque l’on regarde Wall Street en 2007, ce qui me semble le plus frappant, c’est moins la
critique du monde la finance, de la corruption et de l’argent facile que le regard lucide que portait
O. Stone sur notre société dans les rapports qu’elle engendre mais aussi dans l’environnement
qu’elle produit. En effet, la fascination pour les brokers a diminué avec la présence médiatique
croissante du monde de la Bourse. En revanche, ce qui perdure, c’est cette étrange et déroutante
urbanité, en partie engendrée par le fonctionnement du système capitaliste. Le film a vieilli, et
comporte bien des maladresses, mais l’on ne peut qu’être frappé par les plans en contre plongée de
7 Denoits M. – Article : « Wall Street , une fable sur le monde contemporain » - Septembre 2006
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l’entreprise. Indirectement, O. Stone nous interpelle : un monde seulement fait d’hommes peut-il être humain ?
8 BUZZATI, Dino, Le K, (1966), Paris, Pocket, 2004
9 Un échange entre Fox et Gekko traduit bien l’absence de conscience morale du second :