JEAN-PHILIPPE UZEL
SOCIOLOGIE DE L'INDICE :
L'ŒUVRE DE MASSIMO GUERRERA
La sociologie de l'art peut-elle parler des œuvres en évitant, d'un
côté, les discours esthétisants qui singularisent l'artiste et sa
production afin de mieux les admirer et, de l'autre, les discours
sociologisants qui les généralisent afin de mieux les dénoncer ?
Nous avons choisi de répondre à cette question, qui a récemment
fait l'objet d'une nouvelle actualité1, par une étude de cas consacrée
à l'œuvre d'un jeune artiste montréalais de 31 ans, Massimo
Guerrera. Dans cette enquête, nous avons essayé de mettre en
œuvre la méthode que nous avons eu l'occasion de définir dans un
précédent travail, paru dans le numéro 10 de la revue Sociologie de
l'art sous le titre « Pour une sociologie de l'indice »2. La sociologie
de l'indice, qui s'appuie sur les travaux de Charles S. Peirce et de
Carlo Ginzburg, propose de remonter de l’œuvre au contexte social
1 Heinich N., « Pourquoi la sociologie parle des œuvres d'art et comment
elle pourrait en parler », Sociologie de l'art, n° 10, 1997, p. 11-23 ; Antoine
Hennion, « Editorial », Sociologie de l'art, n° 11, 1998, p. 9-22.
2 Uzel J.-Ph., « Pour une sociologie de l'indice », Sociologie de l'art, n° 10, 1997,
p. 25-51.
Sociologie de l'indice: l'œuvre de Massimo Guerrera
par l'intermédiaire de la technique ou, plus précisément, par
l'intermédiaire des indices techniques, des traces que le processus
de production a laissées dans l'œuvre.
Pourquoi la technique ?
Pourquoi s'intéresser à la technique ? Parce que l’œuvre d'art, pour
reprendre la définition de Gérard Genette, est « un artefact à
fonction esthétique »3, autrement dit, l'œuvre est un objet
technique dont l'intention est de déclencher une relation
esthétique. Si la question de l'esthétique a été largement traitée
par la sociologie du goût, la question de la technique artistique n'a
pas encore, selon nous, été suffisamment travaillée par la
sociologie de l'art, et plus particulièrement par la sociologie des
arts plastiques4. Ce retard est regrettable car il s'agit là d'une voie
privilégiée d'accès aux œuvres. Il suffit, pour s'en persuader, de
regarder du côté de l'histoire sociale de l'art où les travaux de
Baxandall, Alpers, ou Haskell accordent une place centrale aux
matériaux et aux techniques artistiques. Aussi nous semble-t-il
qu'une sociologie des œuvres qui entend être autre chose qu'une
sociologie des valeurs5, a tout intérêt à se pencher sur le dispositif
3 Genette G., L'Œuvre de l'art : immanence et transcendance : tome 1, Paris, Seuil,
1994, p. 10.
4 L'ouvrage de Pierre Francastel, Art et technique (Paris, Minuit, 1956) ne nous
est pas ici d'un grand secours puisqu'il assimile la technique au machinisme,
entendu dans son acception progressiste.
5 Au nom de la « spécificité » de la sociologie, Nathalie Heinich affirme que la
sociologie des œuvres doit s'effacer derrière la sociologie des valeurs : «
interpréter les œuvres n'est pas spécifique au sociologue : ce qui l'est, c'est
d'analyser les interprétations des acteurs, et la façon dont ils construisent un
espace herméneutique à partir d'une 'mise en énigme', qui est une dimension
constitutive de la valorisation de l'œuvre d'art » ; Nathalie Heinich, «
Pourquoi la sociologie parle des œuvres d'art et comment elle pourrait en
parler », loc. cit., p. 21.
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Jean-Philippe Uzel
technique de production des objets d'art. Bien entendu, il ne s'agit
pas de faire de l'analyse de la technique une fin en soi. Au
contraire, il faut prendre soin de replacer l'œuvre d'art dans le «
monde de l'art », pour parler comme Howard Becker6, c'est-à-dire
dans le collectif qui la constitue et qu'en retour elle contribue à
modifier.
Mais que faut -il entendre par « technique » dans le domaine
de l'art ? Nous dirons, dans un sens extensif, qu'il s'agit de
l'ensemble des procédés et des méthodes de traitement des
matériaux - que ces matériaux soient physiques, comme dans la
peinture ou la sculpture, ou idéaux, comme dans la musique ou la
littérature. Si l'on accepte cette définition, on s'aperçoit que la
classification académique par discipline artistique (peinture,
sculpture, photographie, vidéo ... ) n'est pas d'une grande utilité et
que l'on doit chaque fois prendre en compte l'utilisation singulière
que l'artiste fait de la technique7. C'est pour cette raison que
s'intéresser à la technique revient toujours, particulièrement dans
le cas de l'art contemporain, à s'intéresser aux détails, aux indices
techniques.
Si la question de la technique n'a pas souvent été prise en
compte par la sociologie des arts plastiques, certains travaux,
néanmoins, nous mettent sur la voie. Les White, par exemple, dans
leur enquête sur la carrière des artistes français au XIXe siècle8,
nous montrent que l'apparition, dans les années 1840, de la
peinture en tube, des nouvelles couleurs produites par l'industrie
6 Becker H. S., Les Mondes de l'art, trad. J. Bouniort, Paris, Flammarion,1988.
7 Comme le disait récemment l'historien de l'art Krzysztof Pomian :
« Le répertoire de matériaux susceptibles de servir à la production des œuvres
d'art est devenu, au XXe siècle, virtuellement illimité. Cela va à l'encontre de
toute la tradition de l'art occidental depuis l'Antiquité gréco-romaine jusqu'au
XIXe siècle. », « Sur les matériaux de l'art », Techné, n° 8, 1998, p. 8.
8 Harrison C. & White C.A., La carrière des peintres au XIXe siècle, préf. J.-P.
Bouillon, trad. A.Jaccottet, Paris, Flammarion, Coll. Art, Histoire, Société,
1991, p. 92.
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Sociologie de l'indice : I'œuvre de Massimo Guerrera
chimique, des toiles préparées, des nouveaux pinceaux... a eu des
répercussions sur les œuvres, et tout particulièrement sur les
œuvres de l’Ecole de Barbizon. Mais, comme les auteurs le
précisent, « ces divers facteurs [techniques] ne purent avoir une
influence réelle que parce qu'ils se combinèrent avec les
changements institutionnels qui touchaient au monde de la
peinture [c'est-à-dire, l'apparition du système marchand-critique]
»9. Autrement dit, les techniques artistiques et le système
institutionnel se conditionnent réciproquement dans un jeu de
circularité : les nouveaux matériaux offrent une plus grande liberté
de création aux artistes (peinture en plein air, rapidité d'exécution,
etc.) et favorisent l'apparition d'un nouveau style pictural qui va
être le cheval de bataille du système marchand-critique dans sa
lutte contre le système académique ; en retour, l'émergence du
système marchand-critique permet aux artistes de rompre avec le
style académique et de donner à leur travail une facture beaucoup
plus personnelle, encourageant ainsi l'utilisation de matériaux et de
techniques novatrices. Les White nous montrent ainsi que les
matériaux et les techniques artistiques sont indétachables des
réseaux de diffusion de l'art. C'est ce cadre théorique que nous
reprenons ici pour l'appliquer à la création plastique
contemporaine, en l'occurrence à l'œuvre de Massimo Guerrera.
Pourquoi Massimo Guerrera ?
Max Weber nous a appris que le sociologue, au cours de sa
recherche, doit éviter tout jugement de valeur et tendre vers la «
neutralité axiologique », en revanche la sélection de son objet
d'étude est toujours orientée par ses propres valeurs, c'est ce que
Weber appelle le « rapport aux valeurs »10. Nous commencerons
donc par nous expliquer sur les raisons qui nous ont poussé à
9 Ibid., p. 159.
10 Weber M., Essais sur la théorie de la science, trad. J. Freund, Paris, Plon, 1965,
p. 278-284.
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