Analyse de l`appropriation de la norme ISO 9001

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Analyse de l’appropriation de la norme ISO 9001 par le modèle du
système d’activité : Tensions dans les pratiques et apprentissage
expansif
Hiam SERHAN
Doctorante
AgroParisTech
[email protected]
Doudja SAIDI-KABECHE
Maître de Conférence AgroParisTech
Chercheur associé M-Lab
UMR DRM 7088 Université Paris Dauphine
[email protected]
Résumé :
La norme ISO 9001 est un outil de gestion générique, composé d’un artefact renfermant des
connaissances expertes scientifiques et techniques pour fonctionner, une philosophie
gestionnaire qui organise sa mise en œuvre et une vision réductrice des connaissances
pratiques et relationnelles de l’entreprise. Elle est paradoxalement orientée, à la fois, vers la
conformation des pratiques que l’entreprise doit codifier pour les standardiser et améliorer, et
vers l’exploration du potentiel de l’entreprise en connaissances, compétences et expertises sur
lesquelles elle peut s’appuyer pour innover. Ces orientations dépendent du style managérial
qui va l’interpréter et la mettre en acte dans un processus d’appropriation de ses exigences.
Au cours de ce processus, elle subit des tensions et des perturbations liées à l’interaction des
connaissances expertes avec une réalité déjà standardisée en comportements difficiles à
changer; et à la codification des connaissances sous forme de bonnes Pratiques. Nous nous
intéressons à travers cette communication à la tension de codification qui est perçue par les
acteurs et par les organisations sous deux angles différents : pour les acteurs c’est une
exigence paradoxale car, en codifiant leurs pratiques (souvent tacites), sous une forme
explicite (distribuable), ils fragilisent leurs fonctions et se sentent déposséder de leurs savoirfaire. Pour les organisations, c’est une étape pertinente qui va dévoiler leurs ‘patrimoines de
connaissances et de compétences’ capables d’ouvrir leurs frontières vers l’innovation. Pour
expliciter les tensions et les perturbations que cette exigence implique, nous l’étudions dans le
cas de la multinationale Danone, qui a réussi à la mettre en place non pas comme une
exigence de la norme ISO 9001, mais comme un outil de gestion des connaissances qui lui a
permis d’innover dans ses pratiques et ses produits.
Nous mobilisons comme cadre de lecture et d’analyse, le modèle du système d’activité
d’Engeström qui met en évidence les perturbations que cette exigence provoque et qui sont
considérées comme créatrices de dynamisme et de créativité. Notre objectif est de montrer
comment Danone a réussi par une expérience innovante, le NetWorking Attitude, à tirer profit
des perturbations et tensions du paradoxe de la codification de ses connaissances
organisationnelles. Nous analysons l’appropriation des exigences de cette démarche par le
modèle d’apprentissage expansif d’Engeström, qui rend visible la créativité du style
managérial déployé pour interpréter d’une part, l’utilité de l’outil de codification, et, d’autre
part, élargir son domaine d’application en l’orientant plus vers l’exploration et l’innovation
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Auteur correspondant
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que la conformation et la dépossession de compétences. La créativité managériale apparaît
dans cette expérience comme un facteur primordial de contextualisation de l’outil
gestionnaire et de valorisation des connaissances métiers.
Mots clés : Norme ISO 9001, Codification des bonnes pratiques, apprentissage expansif, tensions,
innovation
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1. INTRODUCTION
L’histoire des organisations est jalonnée de théories, outils et méthodes de management, issues de
plusieurs disciplines (psychologie, sociologie, économie, gestion), qui se sont mutuellement influencées
dans l’objectif de conjuguer simultanément les objectifs de l’organisation et ceux des acteurs qui la
composent. Après l’industrialisation et la standardisation de la production, la prise en compte des besoins
des salariés au travail, a rendu visible l’importance des savoirs des individus (Argyris, 1964) et de la
dynamique des groupes (Lewin, 1944) par un management participatif (Lickert, 2012). L’entreprise tend à
devenir une organisation apprenante qui dispose d’une mémoire organisationnelle qui se développe à
travers les apprentissages des individus qui la composent (Argyris & Schön, 1976) et évolue par
capitalisation sur les connaissances détenues par ses acteurs (Prax, 2000).
Cette évolution est le symptôme d’une entreprise moderne et mature qui cherche à atteindre deux
objectifs d’apparences paradoxales, l’efficacité par la stabilisation et l’innovation par la flexibilité,
reconnaissant que l’homme n’est pas fait pour être mesuré, mais il est la mesure de toute chose (Handy,
1994). Ces organisations doivent gérer, sans dissoudre, les dilemmes que leur impose le contexte
organisationnel dans lequel elles opèrent.
1.1. LE PARADOXE DES ORGANISATIONS
Pour appréhender les changements dans leur environnement, les entreprises sont conduites à concilier des
contraintes perçues habituellement comme opposées : ces entreprises doivent être locales et globales,
préserver l’exploitation des connaissances métier et explorer les connaissances créatrices de nouvelles
valeurs; les employés doivent être autonomes mais capables de travailler en équipe. Les managers doivent
être des « Masters of Paradox » (Hampden-Turner, 1994) pour contrôler et déléguer, miser sur la
décentralisation tout en restant intégré; atteindre les consommateurs de masse et trouver des niches (Handy,
1995). Ces managers doivent parvenir à rendre visible le portefeuille de ressources immatérielles détenues
sous forme de connaissances métiers, et rassembler ces savoirs spécialisés mais fragmentés entre différents
praticiens, pour en faire un levier de développement et d’apprentissage organisationnel (Grant, 1996). Le
rôle des managers dans le management des paradoxes, consiste à doter les employés des moyens qui les
aident à identifier le patrimoine des connaissances critiques de l’entreprise (Saulais & Ermine, 2012) et de
le reconfigurer avec de nouvelles valeurs inspirées des exigences de l’environnement.
Pour relever ces défis et rester compétitive, l’entreprise s’engage dans des programmes de changement et de
réflexion sur ses pratiques, savoirs, compétences et relations pour envisager des structures souples et
réactives. Elle le fait en s’appuyant sur des outils et idées managériales.Parmi les divers outils managériaux,
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nous nous intéressons dans cette communication particulièrement à la norme ISO 9001 du système de
management de la qualité. Cette norme, largement utilisée dans le monde (un million de certification en
2014) est considérée comme un instrument de pilotage qui enjoint les acteurs à être ambidextres (O’Reilly
& Tushman, 2004) en préconisant simultanément exploitation des bonnes pratiques organisationnelles
(standardisation) et l’exploration de nouvelles connaissances pour créer et innover (innovation). Nous
l’analysons comme un outil de gestion structuré autour de trois composantes interdépendantes, un artefact
renfermant les exigences à satisfaire, une philosophie gestionnaire pour la mettre en place, et une vision
réductrice des connaissances et des relations de l’entreprise (Hatchuel & Weil, 1992).
Comme tout outil de gestion, la norme est une innovation managériale (David, 1996) conçue, non
seulement pour conformer des pratiques à ses règles, mais surtout pour élargir les objectifs de l’organisation
en rendant visibles son patrimoine de connaissances et compétences sur lesquelles elle peut s’appuyer pour
innover. Sa mise en œuvre nécessite la rédaction des pratiques, la formulation d’un référentiel (Manuel
Management) dans lequel sont déclinés les planifications, ressources, responsabilités, informations
documentées pour faciliter la vérification, la correction et l’amélioration des pratiques. Cette démarche de
codification des pratiques opérationnelles, s’apparente à un processus de gestion des connaissances (Prax,
2000), puisqu’elle consiste à identifier, sélectionner, créer, capitaliser et diffuser des connaissances à
l’ensemble des acteurs sous forme de Bonnes Pratiques.
Mais cette gestion des connaissances génère des tensions dans les organisations que nous analysons à
travers le paradoxe de la codification des connaissances.
1.2. LE PARADOXE DE LA CODIFICATION DES CONNAISSANCES
Les entreprises engagées dans une démarche de certification ISO 9001 doivent, dans une première
étape, satisfaire l’exigence « Gestion documentaire ». Elles se trouvent alors confrontées au paradoxe de la
codification des connaissances, induit par l’exigence « rédaction des procédures ». En effet, ce concept de
codification, qui est censé rendre visibles les connaissances, savoir-faire et compétences utiles au
développement de l’entreprise, reçoit des résistances de la part des employés impliqués dans sa réalisation.
Leur résistance s’explique par le fait qu’ils perçoivent le fait de rédiger ce qu’ils font et comment ils le font
comme une dépossession de leurs savoir-faire (rendre public leurs connaissances) et une fragilisation de
leur fonction.
Dans cette communication, à travers le cas de la norme ISO 9001, nous souhaitons éclairer la question des
tensions cognitives et affectives, qui sous tendent le paradoxe de la codification des pratiques dans tout
système de management cherchant à la fois stabilité et flexibilité ainsi que la question du rôle de la
philosophie gestionnaire prégnante dans l’organisation pour gérer ces tensions. Utiliser un outil de gestion
comme la norme ISO 9001 nous offre un cadre d’étude pertinent car, pour cet outil en particulier, la
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codification des pratiques joue un rôle central et le style managérial est déterminant dans le processus
d’appropriation de la norme,
c’est à dire la rendre propre à un usage cohérent avec l’objectif de
l’organisation.
Notre objectif de recherche consiste à donner une illustration opérationnelle de l’hypothèse selon laquelle,
un management participatif permet par communication et échanges entre différents acteurs impliqués dans
une démarche de gestion d’un paradoxe, d’aller au delà de l’objectif fixé au départ, vers un autre objet ayant
un sens et une valeur construits collectivement par un effort délibéré d’apprentissage. En d’autres termes, il
s’agit de montrer comment un management flexible et participatif peut mettre les salariés face à leurs
incohérences, et les entraîne dans un cycle de perturbations créatrices, pour mieux valoriser leurs activités,
leurs compétences et leurs places dans une organisation qui est censé apprendre via leurs apprentissages, et
évoluer à travers leur évolution et acquérir un avantage compétitif durable fondé sur leurs core-compétences
et connaissances, rendant ainsi leur modèle de management unique, non imitable et surtout flexible devant
d’autres outils et d’autres contextes.
2. CADRE THEORIQUE
2.1. LA NORME ISO 9001 : ARTEFACT EVOLUTIF ET MISE EN ŒUVRE AMBIGUË
La norme ISO 9001 du système de management de la qualité, est une ‘norme organisation’, qui a
pour objectif d’améliorer les performances des organisations à travers un système de gestion de la qualité de
l’ensemble de ses processus.
2.1.1. La norme ISO 9001 est un outil de gestion évolutif
Depuis sa première publication en 1987, la norme a subi quatre révisions. Sa version de 1994 était axée sur
l’assurance de la conformité de la qualité d’un produit/service selon les exigences des clients. Celle de 2000
était orientée vers l’amélioration continue par l’approche processus. Sa version de 2008, repose sur un
management systémique basé sur un engagement de la direction et du personnel pour satisfaire
continuellement les exigences des différentes parties prenantes intéressées par les activités de l’entreprise.
Pour évoluer avec les exigences de l’environnement concurrentiel de tout organisme, la dernière révision de
la norme parue en septembre 2105, note que l’entreprise doit définir ses risques et ses opportunités
« Gestion des risques et opportunités » selon les besoins et tendances de son environnement « Analyse &
Compréhension du contexte interne et externe » et le potentiel de son patrimoine de connaissances et de
compétences « Gestion des connaissances organisationnelles ».
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La gestion des connaissances et compétences organisationnelles, est classée sous les exigences « supports »
à l’apprentissage qui doivent être tenues à jour et mises à disposition de tous les membres de l’organisation.
Cette exigence a été introduite dans le but de protéger l’organisme de toute perte de connaissances (turn
over), d’une incapacité à collecter et partager les informations, et pour encourager l’organisme à acquérir
des connaissances (retour d’expérience), des sources internes (connaissances acquises par l’expérience,
expérience projets réussis, résultats d’améliorations apportées aux processus, aux produits et aux services)
ou des sources externes. Le rôle de la direction consiste à déterminer comment elle peut accéder à toutes les
connaissances supplémentaires pour atteindre les objectifs de l’organisme.
Avec cette évolution des exigences d’un outil d’assurance de conformité des pratiques aux exigences des
clients, vers un outil de gestion des connaissances organisationnelles, la nouvelle norme apparaît plus
orientée vers la création et l’innovation que vers la conformité. La gestion documentaire, notée dans la
nouvelle norme comme l’exigence « informations documentées », reste cependant l’étape première et la
boucle finale de chaque pratique. Elle insiste sur le devoir organisationnel de codifier, mémoriser et
conserver les connaissances pratiques comme preuves de conformité et comme support à l’évolution des
pratiques.
Nous analysons la norme ISO 9001 comme un outil de gestion construit autour de trois composantes
interdépendantes: un artefact ou substrat technique, une philosophie gestionnaire et une représentation
réduite des connaissances pratiques et relationnelles de l’entreprise (Hatchuel & Weil, 1992). Elle est
conçue pour remplir paradoxalement un rôle de conformité des pratiques aux règles introduites pour
pouvoir les améliorer (standardisation), et un rôle d’investigation des connaissances et compétences
détenues par et autour de l’organisation (exploration), pour l’aider à innover (Moisdon, 1997).
Le Substrat technique ou l’artefact renferme des connaissances scientifiques et technique encodées sous
forme d’exigences à appliquer (Brunsson & Jacobsson, 2000) La mise en application de ces exigences est
influencée d’un côté par la direction qui va interpréter les règles, décider de l’étendue de l’application des
exigences (sur quel périmètre), affecter les responsabilités (qui fait quoi) et, d’un autre côté, par les
différents praticiens impliqués dans sa mise en œuvre (Consultant externe, Responsable Qualité interne et
les employés).
La philosophie gestionnaire ou style managérial organisent la mise en œuvre de la norme. Ce style peut
être coercitif ou habilitant à l’apprentissage (Adler & Borys, 1996). Pour reprendre les figures décrites par
Lickert (2012), il peut être directif ou concertatif. Le style managérial est directif et délégatif lorsque le chef
d’entreprise (top management) ne s’intéresse pas au management mais à la certification. Il délègue la
démarche à l’un de ses cadres qui rédige ce que font les salariés. Le risque est qu’après la certification, il ne
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reste que des procédures codifiées dans le manuel qualité que les employés confondent à tort avec le
management de la qualité et qui restent non respectées par les acteurs. Dans le deuxième cas, le style
managérial est participatif. Le chef d’entreprise souhaite réellement améliorer ses pratiques et sait
parfaitement que les procédures documentées (considérées comme paperasse dans le premier cas), sont
nécessaires pour obtenir une bonne qualité qui réduit les coûts des processus et augmente les performances
du système et son amélioration continue. Les procédures dans ce cas, sont écrites par les acteurs euxmêmes, qui gagnent en efficacité par compréhension de ce qu’ils font et pourquoi ils doivent le faire
autrement. Par notre hypothèse de recherche nous supposons que si le style managérial, (qui est une
composante indissociable de l’outil de gestion (Moisdon, 1997), affectant l’interprétation du sens de
l’artefact et de sa portée en connaissances et relations), est participatif, il peut jouer un rôle primordial dans
le management des paradoxes et des tensions qui se créent entre les employés lors du processus de
codification des connaissances.
La norme ISO 9001 véhicule également une vision réductrice de l’organisation. Elle a été conçue loin des
organisations, par distillation progressive des expertises de ses concepteurs pour qu’elle soit
décontextualisée dans le temps et l’espace (Brunsson & Jacobson, 2000). Distancier la conception de l’outil
du milieu pratique, en l’exprimant dans un langage et des symboles par lesquels la connaissance devient
distribuable et critiquable, enrichit l’outil (Polanyi, 1958) du fait de l’ambiguïté pragmatique qui assure
l’adaptabilité de l’outil (Giroux, 2006). Cette ambiguïté se manifeste dans un processus de transformation
de l’outil par les acteurs (Grimand, 2006) qui peut être intentionnelle pour adapter une exigence à une
pratique, ou bien, non intentionnelle, liée à une ambiguïté causale (quelle exigence pour telle performance)
(Ansari & al., 2010). C’est cette ambiguïté qui devient, selon Ansari, le garant de la viabilité de l’outil,
puisqu’il est soumis à différents schémas d’interprétation qui dépendent de l’intention stratégique
poursuivie par l’entreprise et fait de l’outil une innovation managériale « made to fit » (Ansari & al., 2010).
2.1.2. Mise en œuvre ambiguë de la norme ISO 9001 et apprentissage expansif
Concernant l’appropriation des outils de gestion, Grimand (2006) souligne qu’elle est une perspective
ouverte où l’outil est susceptible d’être réinventé à chacun de ses usages ; que l’appréciation de sa valeur est
indissociable des capacités créatrices des usagers, de la façon dont ils transforment, donnent du sens à
l’invention initiale et qu’il intègre une part investie par le sujet qui lui imprime sa visée, son style et son
activité. C’est dans cette dernière où il y a inscription de l’outil et transformation de l’outil par l’acteur et de
l’acteur par l’outil (Hatchuel, 2005).
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Ces conclusions se retrouvent également dans les travaux consacrés aux innovations managériales Une
innovation managériale est l’adoption, la diffusion et la transformation d’un nouveau programme, une
nouvelle idée ou une technique managériale qui change les pratiques et élargit les objectifs organisationnels
(Birkinshaw & al., 2008 ; Ansari & al., 2010). Ces travaux soulignent la mission créative que doivent avoir
les managers pour utiliser les facteurs « perturbateurs » qui apparaissent dans leur système d’activités,
comme un levier à un apprentissage expansif, qui modifie l’objet et les règles du jeu (Engeström, 2001,
2015).
Il apparaît alors dans le cas des outils normatifs, que la mise en acte d’une nouvelle connaissance dans une
pratique est un double apprentissage : un apprentissage des connaissances introduites ou codes normatifs
(Learning the code) (March, 1991) et un apprentissage à travers les contradictions liées à l’impact de ces
connaissances sur l’activité en cours. Ce dernier suscite un questionnement et une réflexion sur, comment
l’acteur peut utiliser ces connaissances pour en faire l’usage qui valoriserait au mieux sa pratique et sa
compétence dans son système d’activité (Learning by the code) (Lambert & Loos-Baroin, 2004).
La compétence, est défini, dans la norme ISO 9001 : 2015, comme ‘l’aptitude à mettre en pratiques des
connaissances et un savoir-faire' (www.iso.org). Mettre en pratique des connaissances et des savoir-faire
peut se faire selon Brown & Duguid (2001), à travers la construction d’une ‘communauté de connaissances
pratiques’ dans laquelle les membres apprennent par échange de leurs Bonnes Pratiques (BP). Selon ces
chercheurs, par l’échange des BP, il y a échange de savoir-faire et implémentation de « bonnes
connaissances pratiques » générées par une division de l’entreprise, dans une autre division. Le concept de
communauté devient ainsi le socle de la diffusion de connaissances entre différents acteurs, et permet à
l’apprentissage de passer d’un niveau local à un niveau plus global, organisationnel. Organiser cette
communauté de connaissances pratiques permet alors de dépasser la dualité sticky/leaky (Von Hippel,
1994)(connaissances tacites et collantes/connaissances explicites et diffusables) des connaissances à
codifier et à répertorier et d’aller au delà des réticences et tensions organisationnelles. Il faut pour cela que
l’objectif de la démarche de normalisation soit orienté vers un intérêt commun et organisationnel, permis
par un style managérial participatif et profondément impliqué dans le processus de codification et de son
suivi. Dans ce cas, ces communautés ne peuvent pas être gérées comme le souligne la norme ISO 9001, par
un « Leadership », mais plutôt par un « Communitiship ». Le « Communitiship », correspond à un pouvoir
réparti entre plusieurs individus selon leurs capacités et leurs connaissances, interconnectés par un objectif
commun, la maximisation de la performance de tous et la création de nouvelles valeurs à ajouter au
patrimoine culturel de leur organisation Mintzberg (2008).
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2.1.3. Les tensions de mise en œuvre des règles normatives
En impliquant les employés dans le management de leurs propre système d’activités et en les mettant face
aux incohérences entre leurs attitudes (réticence) et les objectifs de l’organisation à laquelle ils
appartiennent (performance), trois paradoxes peuvent être surmontés (Lewis, 2000) : le paradoxe de
l’apprentissage (learning paradoxe), le paradoxe de l’organisation des pratiques (organizing paradoxe) et le
paradoxe de l’appartenance (belonging paradoxe). Le paradoxe de l’apprentissage est un questionnement
sur la stabilité et les opportunités d’apprentissage de nouvelles connaissances pour créer. Dans le paradoxe
de l’organisation, la direction cherche à impliquer les employés dans un processus de changement, alors que
ces derniers résistent et perdent confiance. Dans le paradoxe de l’appartenance, les employés se
questionnent sur leur identité par rapport à celles des autres en cherchant à comprendre comment intégrer
un groupe et garder son identité, ses connaissances et préserver ses compétences. Ces paradoxes se révèlent
dans l’organisation par des tensions affectives qui se mêlent aux tensions cognitives, créant des anxiétés qui
empêchent les employés et l’entreprise de tirer profit des connaissances que l’organisation détient et
qu’elle peut utiliser pour aller plus loin que ses objectifs.
Pour notre part, concernant la mise en œuvre d’une norme, nous distinguons trois paradoxes. Le premier se
révèle par la « tension interprétative » attribuée à la paradoxalité entre le rôle de conformité et celui de
l’exploration qui est assigné à une norme. Le deuxième est lié à la « tension d’affrontement », qui émerge
suite à la rencontre de connaissances expertes extérieures avec les connaissances pratiques ou routines
organisationnelles, souvent tacites et difficiles à changer. Le troisième paradoxe est ancré dans les
« tensions de codification ». Ces tensions se manifestent à travers l’exigence de rédaction des procédures de
travail quotidien des acteurs, pour capitaliser sur les Bonnes Pratiques à diffuser.
Dans cette communication, nous nous intéressons tout particulièrement au troisième paradoxe celui de la
codification des connaissances qui émerge par l’exigence « rédaction des procédures ».
L’objectif d’une démarche de codification des pratiques dans une perspective d’amélioration continue
consiste à identifier et codifier des Bonnes Pratiques locales, afin de les rendre diffusables et réplicables
dans l’ensemble de l’organisation. Les Bonnes Pratiques peuvent devenir des meilleures pratiques (Best
Practices) si, au delà des frontières de l’entreprise, elles sont partagées par toute une industrie ou un secteur
donné.
La démarche qualité véhiculée par la norme ISO 9001 implique la codification des savoirs et leur
formalisation dans un système documentaire, le Manuel de Management. Ce travail n’a de valeur que si ces
connaissances sont partagées avec les autres parties prenantes de l’entreprise pour améliorer l’apprentissage
et les compétences qui créent de nouvelles capacités en son sein (Zander & Kogut, 1995 ; Szulanski , 1996).
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Selon Kim (1993) l’apprentissage, c’est à dire, l’acquisition des connaissances et des compétences est
individuel quand il permet une amélioration des capacités opérationnelles individuelles, et il devient
organisationnel, quand le changement est conceptuel. L’apprentissage organisationnel est généralement
réservé aux situations dans lesquelles l’élaboration ou la mise en oeuvre d’une compétence nouvelle
impliquent plusieurs membres de l’organisation. Cette nouvelle compétence entraîne un changement
conceptuel dans l’organisation. Kim note que le passage d’un apprentissage individuel à un apprentissage
organisationnel est une forme de rassemblement des connaissances fragmentées entre individus par la mise
en œuvre des expériences, à travers lesquelles employés et managers testent et apprennent ensembles. Selon
Kim, ce sont ces expériences qui permettent de changer les schémas mentaux des individus et font
converger les objectifs d’une pratique d’un niveau individuel à un niveau organisationnel et conceptuel
(Kim, 1993).
L’approche de l’expérience pour dynamiser un groupe qui apprend pour créer de nouveaux sens et valeurs à
ses activités a été largement débattue dans la littérature comme une approche qui transforme les tensions
liées à la mise en œuvre de nouvelles règles dans un système établi en connaissances et relations. Vivre la
mise en place de nouvelles règles expertes comme une expérience créative, a été souligné par Mary Parker
Follett dans « creative experience, 1924 ». Pour Follett, le leadership doit montrer aux employés que tout
projet à suivre et à vivre est une loi de la situation, nécessitant alors la participation de tous. Il doit les
encourager en leur donnant l’opportunité de nourrir et développer leurs compétences en les invitant à vivre
le projet comme une expérience qui ne devient créative que par l’intégration de leurs activités et la
coordination de leurs tâches. C’est dans l’expérience que les connaissances pratiques contextualisent les
connaissances expertes (Follett, 1924). Selon Follett, l’expérience facilite la compréhension des règles
expertes, souvent abstraites, et permet leur application dans les pratiques pour les améliorer avec de
nouvelles valeurs.
Ainsi donc, l’étape de codification des pratiques est une étape clé dans un système de management qualité
et nécessite un management participatif pour comprendre ses tensions et par la même les dépasser ou les
manager. La littérature autour du thème management des paradoxes distingue trois façons pour gérer les
paradoxes :
« acceptance »,
« confrontation »
et
« transdescence ».
Pour
Schneider
(1990),
« l’acceptation » consiste à apprendre à vivre avec un paradoxe dans un groupe d’individus travaillant
ensemble et individuellement pour atteindre une performance globale. Cette forme de cohabitation
paradoxale offre une certaine liberté d’action, une autonomie personnelle, qui empêche les débats, parce
qu’elle est ‘dominée’ par un leadership du groupe. Par exemple, dans un quartet, les musiciens qui
souhaitent dominer la musique individuellement, doivent toujours focaliser sur la performance globale.
Celle là reste dominée par la baguette du chef d’orchestre.
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La « confrontation » suppose une discussion qui donne sens aux contradictions apparentes. Elle permet de
construire un nouveau cadre de travail qui dépasse les logiques personnelles contradictoires et les tensions
affectifs pour atteindre les tensions cognitives (Lewis, 2000). Selon cet auteur c’est le rôle du management
de savoir focaliser sur les conflits cognitifs et écarter les conflits émotionnels, en focalisant sur la valeur
d’un croisement de connaissances et de compétences diverses, et en réduisant les écarts de pouvoirs entre
managers et employés.
Josserand et Perret soulignent que la grande difficulté du management, réside dans sa confrontation
permanente à des situations où conflits affectifs et cognitifs sont étroitement imbriqués. Le management
doit parvenir à orienter l’échange sur des concepts et idées portés par des individus et non sur les individus
eux mêmes (Josserand & Perret, 2003). Pour Hatch & Ehrlich (1993), l’humour dans le management des
paradoxes, est une façon ‘low risk’ qui assure une confrontation. Il réduit dans certaines circonstances les
charges émotionnelles, révélant ainsi les tensions liées au vécu des acteurs dans l’organisation. Il permet de
distinguer les tensions affectives (personnelles) des tensions cognitives (organistaionnelles) en mettant les
employés au centre d’un jeu de partage et d’apprentissage, qui contourne le paradoxe en question et crée de
nouvelles attitudes d’apprentissage au niveau individuel et organisationnel. La confrontation devient ainsi
une occasion de rencontre entre idées et solutions nouvelles susceptibles de susciter des sauts cognitifs au
sein de l’organisation (Josserand & Perret, 2003). Brown & Eisenhardt (1998) soulignent que certains
produits expérimentaux élaborés librement par l’entreprise, pourraient résoudre des situations paradoxales.
Pour Kanter, Stein & Jick (1992), la capacité de l’entreprise à résoudre des situations paradoxales est
renforcée par l’existence d’un portefeuille d’expériences innovantes, constituée au hasard d’innovations
locales. La troisième façon, la « transcendance » implique la capacité de penser le paradoxe d’une façon
critique ‘second order thinking’ et non par une ‘first order thinking’. Dans ce dernier, la solution trouvée
représente une partie du problème de départ, tandis que le premier permet de fonder une perception des
raisons des contradictions qui opposent les acteurs d’une même organisation entre eux. C’est ici que les
managers doivent faire preuve de créativité pour tirer profit de cette perturbation en impliquant dans un
cadre coopératif, cadres et employés sans la construction d’un cadre interprétatif des tensions qui freinent
l’apprentissage et le développement.
Même si les enjeux associés à l’existence de paradoxes et de tensions dans le fonctionnement des
organisations ont été, comme nous l’avons décrit, suffisamment abordés dans la littérature, il existe assez
peu de grilles de lecture de ces tensions qui constitueraient des outils d’exploration des organisations pour
traiter ces questions. Les travaux de Engeström sur les systèmes d’activité nous semblent faire exception
dans ce cadre. En effet, à travers ses travaux sur les systèmes d’activité, cet auteur a développé un cadre
interprétatif des tensions qui émergent suite à l’interaction entre l’outil, l’acteur et l’objet à atteindre
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(Engeström, 2001, 2015) pour arriver à un concept porteur, celui de l’apprentissage expansif. Nous
abordons ses travaux dans ce qui suit.
3. LE MANAGEMENT DES PARADOXES PAR LE SYSTEME D’ACTIVITE
Pour analyser le management et la compréhension d’un paradoxe, Cameron & Quinn (1988) et
Argyris (1993), soulignent que cette tâche exige plus qu’une définition de ses caractéristiques. Elle
nécessite un outil ou un cadre pour l’explorer, non pas pour supprimer les tensions mais pour donner sens
aux contradictions. C’est ainsi que les mots ‘management’ et ‘manager’, prennent leur sens original
(manager des tensions), concept différent du sens classique de contrôle, lié à la planification, exécution et
vérification (Handy, 1994).
Afin de comprendre, en rendant visibles, les tensions inhérentes à notre question de recherche, nous
mobilisons le modèle du Système d’Activité d’Engeström (2001, 2015). Ce modèle a pour objectif
d’améliorer la compréhension de la notion de l’apprentissage organisationnel induit par l’intermédiaire
d’un artefact perturbateur des pratiques et des praticiens. Il montre comment un artefact (outil de gestion)
interagit avec des (sujets) et des pratiques formelles et informelles (règles) dans un contexte plus large que
l’organisation en question (communauté), pour élaborer de nouveaux concepts par apprentissage expansif
et compréhension des tensions qui émergent au fur et à mesure de la mise en œuvre de l’outil.
Engeström construit son modèle, le système d’activité et d’apprentissage expansif (2001), en complétant le
concept de la théorie de l’activité initiée par Vygotski (1934) et Leont’ev (1981). Dans son modèle, le
‘sujet’ ou tout acteur responsable de faciliter et entretenir l’expérience d’apprentissage à tirer d’un ‘outil et
des ‘règles, qu’elles soient formelles ou informelles, explicites ou implicites, qui consolident les relations,
selon une ‘division de travail’ précise, interagit avec sa ‘communauté’
ou l’ensemble des individus
travaillant ensemble pour atteindre un ‘objet’ c’est à dire objectif commun (Figure 1). Le concept de
communauté sert à
intégration ou
rassembler des collaborateurs que Engström qualifie de ‘Knot’ (nœud). De leur
‘Knotworking, émerge
une nouvelle forme d’organisation pour accomplir un travail
collaboratif et une co-configuration du système d’activité.
Figure 1. Modèle du système d’activité d’Yrjö Engeström, 2001
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L’activité dans ce modèle est assimilée à une notion englobant les pratiques mêlant actes, discours et
attitudes pour implémenter une idée, un concept, un outil. Quand l’objet poursuivi diffère entre un individu
et sa communauté ou entre une pratique en cours et une nouvelle règle, il se produit alors des tensions,
conflits ou perturbations « disturbances », responsables d’une évolution du système et de l’objet à atteindre.
Cette évolution conduit à un apprentissage expansif qui prend une forme cyclique de plusieurs phases
d’apprentissages, où des concepts successifs sont élaborés comme une nouvelle solution à la perturbation
produite (voir sur la figure 2 l’application au cas Danone).
Pour mettre en place ce modèle, il faut tout d’abord préciser le besoin premier du système, l’objet attendu
dans la mise en œuvre d’un nouveau concept et les perturbations ou conflits qui émergent dans la mise en
actes du concept proposé. La succession de concepts résulte d’une succession de perturbations liées aux
limites du premier concept ou outil proposé. Le terme expansion signifie une transformation de la portée de
l’objet, liée à une expansion des connaissances et compétences des individus.
Dans ce modèle, les actions cognitives ne se comprennent qu’à partir du social, quand les collaborateurs
vont s’engager conjointement dans un processus créatif, autour d’un même objet suffisamment signifiant
pour que leur potentiel de créativité puisse effectivement se réaliser (Engeström, 2001). La théorie de
l’apprentissage expansif est basée sur un apprentissage qui va d’un apprentissage partiel à un apprentissage
de la totalité. C’est une méthode qui permet de tracer théoriquement la logique du développement d’une
intention ou d’un objectif caché derrière toute activité, ses formations historiques par l’émergence et la
résolution des contradictions inhérentes au système (Engström, 2015). Engeström souligne que dans un
modèle d’un système d’activité collective, les actions individuelles et celles des groupes sont intégrées dans
un système d’activité collective où toutes les actions sont orientées d’une façon explicite ou implicite vers
le même objet et sont caractérisées d’ambiguïté, de surprises, d’interprétations, du sense-making, et du
potentiel de changement.
Nous avons choisi ce modèle pour deux raisons complémentaires. D’un côté, il montre l’importance des
trois composantes de l’outil de gestion déployé dans le processus d’appropriation d’une règle.
L’interprétation du sens de l’outil mobilisé (artefact), le style managérial qui va faire usage des
perturbations qui émergent, et la vision réductrice des connaissances et parties prenantes impliqués dans la
mise en œuvre d’une règle, vont tous les trois, évoluer au fur et à mesure du déploiement de l’outil et de
l’émergence de perturbations créatrices de nouveaux concepts. Ce modèle nous permet de rendre visible
comment les pratiques et pensées évoluent. D’un autre côté, ce modèle s’appelle « learning by
13
expanding », ou apprentissage par expansion de l’objet à atteindre (fixé comme objectif du processus) et
du système de l’action collective menant ainsi de l’exploration à l’innovation.
Afin d’illustrer l’application du modèle d’apprentissage par expansion dans le cadre de la codification et
diffusion des bonnes pratiques, nous mobilisons le cas Danone. En effet, dans cette entreprise a été menée
une expérience innovante : la « NetWorking Attitude ». Cette expérience a été largement documentée dans
la littérature, par ses concepteurs Mougin et Benenati (2005), le concepteur d’un des concepts de la NWA,
le Dan 2.0, Nicolas Rolland, (2012), et Edmondson & al., (2008) On y retrouve toutes les caractéristiques
d’un processus de management des tensions.
4. MISE EN ŒUVRE DU MODELE DE L’APPRENTISSAGE EXPANSIF : ILLUSTRATION PAR
LE CAS DANONE
4.1. LE CONTEXTE DE DANONE
Danone se définit come une multinationale ‘Glocal’, qui puise ses ressources dans le paradoxe
« intégration-décentralisation » et dans les ‘vents contraires’ qui accompagnent une entreprise
multinationale. Dans le rapport d’activités du groupe 2013, Franck Riboud (PDG), souligne que les vents
contraires sont principalement liés à l’impact de la médiatisation sur les ventes, suite à des alertes sur la
qualité de ses produits, les crises de la consommation liées à l’inflation des matières premières sur le
marché mondial (+30% dans certains pays, notamment sur le lait, et une fluctuation importante des
devises de nombreux pays et l’instabilité politique de certaines régions) et aussi l’instabilité politique de
certaines régions. Ces vents contraires poussent la multinationale à aller au delà des exigences du marché
mondial, en anticipant la concurrence. Pour Franck Riboud, les risques de Danone sont ses limites.
Danone est plus petite que ses concurrentes (Nestlé et Unilever), donc elle ne cherche pas à les
concurrencer en masse, mais cherche plutôt à devenir et rester la plus rapide pour accéder aux marchés par
de nouveaux produits, services et valeurs. C’est pour cette raison que Danone investit dans la gestion de
ses connaissances et compétences, éparpillées entre des usines et des individus, dans le monde entier. Son
objectif primordial pour garder sa place parmi les leaders sur le marché, est de collecter ces connaissances
spécialisées mais fragmentées, afin d’en faire un avantage compétitif, rare, difficilement imitable et
moteur de ses innovations.
Danone est un leader mondial de l’industrie agroalimentaire, notamment de l’alimentation santé. Le
contexte mondial de sa production constitue pour le groupe, le point de départ de la mise en place d’un
système commun de management à travers les normes ISO 9001 pour la gestion du système qualité et ISO
22005 pour la sécurité alimentaire des produits. Ces normes favorisent l’émergence d’un langage commun
14
entre toutes les parties prenantes et structurent ses pratiques à l’échelle mondiale et ceci depuis la version de
1994 de l’ISO 9001 (Berget, 2008). Alimenter et dynamiser l’apprentissage organisationnel pour stimuler la
créativité et l’innovation dans toutes les unités, est un objectif primordial du groupe. Dans cette perspective,
la codification des bonnes pratiques à diffuser à l’ensemble des filiales à travers le monde s’avère un
passage incontournable mais difficile : il exige d’un côté, la participation du plus grand nombre d’acteurs et,
de l’autre côté, il exige un outil de diffusion approprié. Pour faire collaborer tous ses employés, l’entreprise
a inventé un management participatif propre à elle. Afin de renforcer leur sentiment d’appartenance à
l’entreprise, l’image et la culture du groupe, le groupe a crée à ses collaborateurs une identité : ils sont des
‘Danoners’ qui travaillent dans une ‘Danone Community’ par une ‘Danone Way’ organisé autour du
‘storytelling’. Ces histoires ou « nice stories » sont pour le groupe, des Bonnes Pratiques BP, à se raconter
puis à échanger. L’objectif de Danone, est de transformer les valeurs du groupe en attitude de management
par la réinvention de ses connaissances relationnelles éparpillées entre différentes parties prenantes dans le
monde (Riboud, 2013).
4.2. LE
MODELE APPLIQUE AU PROCESSUS DE CODIFICATION DES PRATIQUES DANS UNE APPROCHE DE
GESTION DES CONNAISSANCES ORGANISATIONNELLES CHEZ DANONE
La volonté de conserver l’autonomie tout en intégrant les entités aux plans organisationnels et culturels a
conduit deux directeurs du groupe, Franck Mougin, directeur général des ressources humaines, et Benedikt
Benenati, directeur développement organisation et knowledge-networking, à imaginer une nouvelle attitude
de gestion des connaissances organisationnelles: la NetWorking Attitude, NWA. Elle consiste à mettre en
réseau les Bonnes Pratiques BP, qui ont montré des performances significatives dans un système d’activité.
Nous détaillons ci-dessous, la succession des étapes du développement de ce modèle, en précisant tout
d’abord, le besoin premier du système et l’objet attendu dans la mise en œuvre d’un outil, (concept 1) et les
perturbations ou conflits qui émergent dans la mise en actes de ce concept. Ces perturbations sont créatrices
d’un nouveau Concept 2, et puis d’un autre Concept 3 dans un cycle d’apprentissage organisationnel fondé
sur les connaissances individuelles du groupe. Les phrases en italique, reviennent aux verbatim des
concepteurs de l’outil, Mougin & Benenati, dans leur récit sur cette expérience (Danone se raconte des
histoires, 2005) et dans l’article de Edmondson & al., (2008).
Contradiction dans le système de management du groupe, Intégration /Décentralisation.
Besoin du système : Amélioration continue de la gestion de la qualité en évitant la consultation
pyramidale de résolution de problèmes: « quand un manager de première ligne rencontre un problème, il se
15
tourne vers son chef, celui-ci s’adresse à son propre chef et ce, jusqu’à un niveau où les chefs d’entités
différentes discutent entre eux, de manière transversale sur les problèmes du manager. La question descend
jusqu’au terrain d’une autre entité qui détient une solution, et celle-ci doit parcourir le chemin inverse de
remontée de la pyramide hiérarchique dans cette unité puis de redescente dans l’autre ».
Objet à atteindre : échanger des BP entre différentes divisions sans consultation pyramidale.
Concept 1: DOM, Danone Operating Model.
Cet outil consistait à mettre en place des fichiers, bases de données et un réseau pour gérer les Bonnes
Pratiques détenues par les managers du groupe, il renfermait 144 BP.
Contradiction (a): Ce système virtuel n’a pas fonctionné, les acteurs n’échangeaient pas, et la base de
données n’a pas été utilisée. L’échelonnage complique le problème, prend du temps et suscite de la perte en
ligne. Il fallait trouver un autre outil qui concilie les objectifs contradictoires de management de l’entreprise
en créant un nouveau concept basé sur la gestion comportementale.
Concept 2, le Networking Attitude, NWA
Objet 2 : Discuter directement lors des réunions pour accélérer le partage et la circulation des connaissances
et des BP dans différentes unités, fonctions et pays.
Contradiction (b) : Les chefs étaient réticents à laisser leurs équipes discuter directement. Contradiction (c)
: Il existe 90 000 personnes dans le groupe, les contacts directs pour résoudre le couple
problèmes/solutions sont impossibles.
Concept 3 : Networking Attitude ‘peer-to-peer’, entre managers seulement
Objet 3: « le manager de premier niveau doit avoir le réflexe de demander à son collègue plutôt qu’à son
chef ». Il faut toucher les 8,400 managers de première ligne du groupe.
Les tensions ou perturbations dans ce concept sont liées à la mise en jeu des compétences des managers. Un
‘double binds’ émerge, où l’acteur est confronté à deux choix qui lui sont mauvais.
Contradiction (d) : anxiété de l’acteur de devenir inutile en perdant sa compétence: « Si un collaborateur
transfère une pratique efficace qu’il a mise au point, il risque d’en perdre le contrôle, de ne plus se
distinguer et de ne plus être indispensable. Cela renvoie aussi au syndrome “pas inventé ici” ».
Contradiction (e) : peur du jugement de l’incompétence : « adopter la solution d’un autre signifie que je ne
16
sais pas résoudre le problème moi-même. La peur vient également des chefs; si leurs collaborateurs
trouvent des solutions chez leurs collègues, ils n’ont plus d’utilité ».
Concept 4, « Make it simple and stupid » Danone MarketPlace of Best Practices
Objet 4: Échanges directs et improvisés de BP entre spécialistes sur les bonnes techniques en peu de temps,
pour forger une communauté de métiers.
Les concepteurs du projet justifient leur choix « Quand les instructions sont savantes, les gens ne les
comprendront pas, il faut donc être intelligent pour donner des instructions simples ». Puisque la simplicité
est compliquée, c’est là tout l’art du manager et c’est là que l’autorité du management se fait sentir, en
simplifiant une règle qui doit être appropriée pour devenir la norme des attitudes et pratiques ».
Le Danone Market Place est un Bazar organisé. Il part de l’idée d’un marché classique, sur lequel on
n’échange pas de produits, mais des BP qui ont fait leurs preuves dans les unités où elles ont été créées. Les
acteurs (managers de première ligne) de toutes les fonctions (R&D, sécurité alimentaire, gestion des stocks)
et des trois métiers du groupe (produits laitiers, eau et biscuits), apparaissent à l’improviste dans une
réunion d’une façon informelle, déguisés et pour une courte durée pour proposer des BP à vendre. Avant le
marché, la mise en scène est conçue sur un thème (marché provençal, marché hongrois, star wars,
americain west, etc.), les givers se préparent en répétant leur présentation qui ne doit pas excéder dix
minutes. A la présentation, les givers se déguisent « pour faire disparaître les rangs hiérarchiques et
dépasser les inhibitions », et les ‘takers’ reçoivent le « little book of good practices », qui correspond au
référentiel de BP codifiées à consulter sur place. Les BP ressemblent à des petites histoires qui se racontent
en 30 secondes. Elles sont accompagnées de sept chèques à payer aux ‘givers’, pour symboliser l’acte
d’achat (transaction) et l’engagement du ‘giver’ dans la mise en œuvre de la BP achetée. « Le facilitateur
conserve les souches pour suivre les échanges dans sa communauté et raconter d’éventuelles belles
histoires ». Le référentiel des BP est l’outil médiateur entre le sujet, l’objet, la communauté. Ce concept est
proposé pour forger une communauté de métiers. « Nous devions vendre l’idée en expliquant les choses de
manière simple, presque simpliste » « Quand le taker a rencontré le giver et que l’échange a eu lieu, des
bénéfices en termes de temps, d’erreurs évitées, de résultats sont obtenus ; cela devient une ‘nice story’ ».
« Les spécialistes échangent sur leur technique avec le même vocabulaire et une compréhension fine ».
Edmondson & al., (2008), ont souligné une tension entre la direction qui souhaite faire participer tous les
employés dans cette démarche et un groupe de réticents « Some still believe that the contribution of nonmanagers to total performance does not merit including them in networking activities and that we will not
gain what we spend to make it happen”, but Mougin believed that all 90,000 Danone employees could
17
benefit from the Networking Attitude to share good practices. Mougin had tested this belief with a
marketplace for assistants that worked well, with some assistants claiming that it was the first time anyone
had asked their opinion. “This is about empowerment and appraisal, said Benenati.
Naîtra donc de cette tension un nouveau concept qui élargit la portée du NWA peer-to-peer, vers tous les
Danoners, le who’s Who. Ce concept lancé en 2007 est un outil virtuel sous forme d’annuaire d’entreprise
dans lequel chacune des 90000 fiches individuelles des employés comprend une case (i’m happy to share)
que les employés cochent pour chercher, par quelques mots clés, une solution à un problème spécifique. Ce
concept s’est avéré rapidement non pertinent, car piégé par son mode de fonctionnement, basé autour des
mots clés pour chercher une personne compétente : par exemple, le mot « diversité » renvoyait à toutes les
personnes qui ont écrit ce mot dans leurs profils. Jugé inutile, ce programme d’intranet était un échec
(Edmondson & al., 2008). Un autre questionnement s’est soulevé ensuite traitant la pertinence d’ouvrir cet
espace/outil sur tous les employés du groupe et comment.
Concept 5 : Dan 2.0, expansion profonde de l’objet, à tous les employés du groupe
Objet : Toucher plus d’employés par échange de leurs BP, d’un apprentissage entre managers à un
apprentissage organisationnel.
Dan 2.0 est un nouveau programme de changement organisationnel, qui nécessite un fort engagement de la
direction pour supporter les ‘principes démocratiques’ de cette philosophie managériale participative,
qualifiée de « user centric » (Rolland, 2012). Chaque employé est considéré comme potentiellement
possesseur d’une connaissance pouvant être la source d’un avantage concurrentiel. Le directeur Marketing,
Fabien Razac déclare « l’expertise de Danone est fragmentée entre ses employés leur rassemblement
permet de formaliser l’apprentissage incorporé chez le personnel » (Edmondson & al., 2008). En effet, ce
nouveau concept, modifie l’objet en maximisant le partage et l’optimisation des connaissances à une échelle
mondiale. Les avantages de l’expansion de l’objet et de l’activité sont multiples. L’échange des BP enrichit
les connaissances des employés, augmente leur performance et leur autonomie dans la résolution de
problèmes. Cette pratique permet un alignement stratégique entre la direction, les managers et les employés
dans toutes les unités. Le premier inconvénient de ce système réside dans la « langue » avec laquelle les BP
sont partagées. Danone opère dans 140 pays et la langue peut s’avérer comme une barrière qui réduit la
richesse du référentiel capitalisé, et freine la motivation de certains employés pour codifier ou apprendre
une connaissance. Un deuxième inconvénient peut être lié au facteur temps. Les employés doivent
consacrer un certain temps à codifier leurs savoirs sous une forme simple, claire et accessible. La
contradiction relevée par les concepteurs du projet, est que jusque là, les connaissances ne sont que
18
partagées, et que la BP d’aujourd’hui n’est pas celle de demain. Il faut ouvrir l’outil vers la création de
nouvelles connaissances et l’innovation.
Concept 6 : Expansion périphérique de l’objet « Wider & Richer »
Objet : Impliquer toutes les parties prenantes dans le projet (fournisseurs, distributeurs et consommateurs).
L’objectif de cette expansion de l’objet est de construire des relations avec l’extérieur des frontières
organisationnelles, ajoutant ainsi complexité et richesse à l’objectif fixé au départ (Edmondson, 2008).
Cette collaboration rend accessibles aux employés de l’entreprise, des informations sur les produits
(disponibilité en rayons d’un produit), les consommateurs (besoins et attentes) par échange des
informations et des BP qui améliore les performances, consolident les relations et assurent leur durabilité,
assurant ainsi, l’avantage du groupe dans son secteur industriel. Permettre aux consommateurs de
s’exprimer, permet au groupe d’être réactif et rapide pour la mise sur le marché de ces nouveaux besoins
avant les concurrents. Ce nouveau concept augmente l’activité et la réactivité du groupe et développe le
sens de l’unicité qui fonde la culture du groupe.
Concept 1
DOM
Echange virtuel de BP
Concept 6
Implication des
fournisseurs,
consommateurs
Distributeurs
Concept 2
NetWorking Attitude
Echange de
BP/réunions
Concept 3
NWA entre Managers
Peer-to-peer
Concept 5
Dan 2.0
Implication employés
Concept 4
NWA
Danone Market Place
Figure 2. Le cycle d’apprentissage expansif appliqué à la Networking Attitude de Danone.
Cette relecture du cas de la NWA de Danone analysé par le SA, montre comment un outil se transforme et
transforme les identités et les connaissances des acteurs à fur et à mesure de sa diffusion. Cette
transformation est le résultat d’apprentissages successifs qui réduisent la distance entre les contraintes, en
19
jouant sur des principes facilitateurs de l’adoption d’une innovation managériale (Ansari, 2010), par la
divisibilité (essai à petite échelle au début qui s’élargit ensuite) et la simplification de sa complexité (en
inventant un marché à thèmes et un déguisement). Le NWA a rendu des BP accessibles à 5000 des 9000
managers présents dans le monde. Entre 2004 et 2007, les employés ont échangé 640 BP.
L’implication de la direction notamment à travers les concepteurs du concept, ne consistait pas seulement à
rendre visibles leur présence sur certains Market Places, mais de suivre la transaction, et diffuser l’impact
de sa mise en œuvre dans une autre unité et les performances organisationnelles qu’elle génère. Danone a
publié les résultats des échanges de BP chez Lu France, montrant que grâce à l’échange des BP entre 2003
et 2006, le nombre d’incidents liés aux problèmes de sécurité alimentaire a diminué de 25% (Edmondson &
al., 2008).
L’interactivité sociale dans ce système constitue une pré-condition de l’internalisation des connaissances
par l’acteur et d’une externalisation de l’acteur vers l’objet. Cette externalisation des connaissances et
d’échanges de BP a permis au groupe d’innover au niveau des pratiques de travail, de comportement et de
produits : Dans un « little book » au Brésil, une histoire qui s’intitule, « If time is not on your side », décrit
comment l’équipe marketing Brésil a aidé l’équipe marketing France, pour mettre en place un dessert avec
0% MG, le ‘Taillefine’, par échange de BP.(ref)
Essensis, le yaourt qui ‘nourrit la peau de l’intérieur’ est le résultat d’un effort centralisé (trois idées
locales), ensuite décentralisé (par un appel à un travail collaboratif entre plusieurs équipes de plusieurs
pays). Grâce à ce travail collaboratif ‘Essensis’ était sur le marché en 7 mois (Edmondson & al., 2008).
C’est une innovation liée à la mise en commun des fonctions et talents séparés. C’est le principe de ‘cross
functional teams’, souligné par Juran (1998), comme le facteur qui permet d’allier standardisation des
pratiques et innovation et qui gère diverses connaissances pour les converger vers un objectif commun.
5. DISCUSSION EN GUISE DE CONCLUSION
Analyser la codification des bonnes pratiques organisationnelles en vue de leur diffusion par le
système d’activité de l’entreprise, a permis de mettre en évidence les tensions et paradoxes qui émergent
dans la pratique lors de la diffusion d’un outil de gestion support à cette diffusion ainsi que l’importance
d’une philosophie gestionnaire orientée vers la maîtrise de ces paradoxes. L’utilité de l’outil (objet) évolue
au fur et à mesure de son inscription dans les pratiques et sa dissémination dans le périmètre
organisationnel, interne, puis externe. Ces pratiques sont le lieu de rencontre de l’outil avec ses utilisateurs,
où s’entame une transformation mutuelle pour rendre ‘socialement acceptable’ le changement et les
apprentissages successifs qui s’en suivent. Cette transformation se manifeste, pour l’outil, par une
expansion de son objet (échanges de BP vers l’innovation produit), et pour les acteurs, par l’apparition des
20
pratiques émergentes (dialogue, communication, collaboration et co-production). L’usage de l’outil et les
perturbations du système ont permis, par des pratiques de collaboration, de dépasser la conformation à la
règle (échange de BP) vers l’exploration et l’innovation. Par ces pratiques de co-configuration et de cocollaboration, le concept de knotworking précieux au SA d’Engeström est largement satisfait.
Le système d’activité a constitué un cadre qui rend visibles les apprentissages, les acteurs qui
apprennent, ce qu’ils apprennent, comment ils apprennent et pourquoi apprennent-ils. Le besoin
organisationnel de transformer les acquis d’un apprentissage individuel (un manager de première ligne) en
apprentissage collectif (entre les managers), s’est trouvé confronté à un autre besoin (nouvel objet) : rendre
l’apprentissage organisationnel. Cette expansion de l’objet a permis d’insérer les connaissances dans un
système d’activité collective mais générant aussi une collision avec un autre système d’activité à l’extérieur
des frontières organisationnelles, où des nouvelles contradictions émergent et un autre cycle d’apprentissage
démarre. Exposer les connaissances organisationnelles aux parties prenantes externes, affronte le groupe à
une autre injonction paradoxale : ne pas impliquer les parties prenantes externes, signifie se priver des
connaissances utiles pour l’innovation, et en le faisant, ceci peut mener à une ‘fuite’ des expertises de
l’entreprise et des connaissances transférables (‘leaky knowledge’), par la frontière de l’organisation, vers
les concurrents. Mais c’est ainsi que fonctionne le dynamisme d’un système d’activité qui évolue par reconceptualisation du motif du changement, par la volonté des individus à le faire. Le cas étudié montre que
le changement s’opère de deux côtés : du côté de la direction, qui motive et du côté des acteurs qui prennent
confiance et développent une volonté pour changer et reconfigurer leurs pratiques. Par cette volonté les
acteurs sont allés plus loin de ce qu’on leur a demandé et ont dépassé les contradictions de leurs pratiques.
Dans le processus management des paradoxes de la NWA, les managers ont offert aux employés
trois moyens de ‘réflexions paradoxales’ qui sont au cœur de la problématique des théories des
organisations :
- une « autonomie sous contrôle ». Même sur le Marketplace, il existe un facilitateur, qui contrôle la
cohérence entre le besoin de l’acheteur et la BP du vendeur. Son rôle est de s’assurer que la bonne solution
a été vendue à la bonne personne au bon moment et dans le format adéquat.
- une incitation à la « spécialisation pour acquérir une flexibilité ». Par l’implication de tous les
collaborateurs dans le processus de partage, Danone incite tous ses employés à participer à cette expérience
innovante. Mais pour participer, il faut standardiser une Bonne Pratique pour pouvoir la diffuser.
- fonder les « objectifs d’innovation produits/services sur la stabilité des BP». C’est la combinaison des BP
diffusées et entre différentes unités, qui créée une fertilisation croisée, catalyseur des innovations produits,
lancées comme des solutions/services (beauté/santé).
Nous pouvons conclure que dans le NWA, le leadership paradoxal s’avère vital pour contourner les
différentes tensions qui ont émergé. Pour Lewis (2000), un manager avec des pensées paradoxales,
21
influence les réflexions de ses collaborateurs et les pousse à examiner ensemble les tensions qui freinent le
développement de leur système : Le paradoxe de l’organisation a été assuré par l’autonomie et
l’engagement. Les acteurs se sont engagés délibérément dans une expérience qui se présente comme une
pièce de monnaie à deux faces, l’une pour le contrôle (clé d’efficience par la standardisation) et l’autre pour
l’autonomie et l’échange (clé de la créativité).
Selon le schéma du modèle d’Engeström dans la NWA, les acteurs ne sont pas neutres et l’outil n’est pas
neutre vis à vis du processus d’apprentissage, il est en expansion. La connaissance responsable de cette
expansion n’est pas contenue dans l’artefact, mais elle est du côté des schèmes des acteurs. La valeur de
l’outil s’inscrit dans l’évolution des concepts, d’un outil technique de transfert de BP vers un outil
d’interactions sociales dont les effets, ne sont évalués que dans les pratiques. Nous définissons cette
interaction par le moment où « les acteurs s’emparent de l’outil » en s’engageant d’une façon réflexive et en
l’orientent vers un sens favorable à l’améliorer de leurs pratiques et leurs connaissances et compétences. Ce
moment fait suite à celui où c’est « l’outil qui s’empare des acteurs » lorsqu’au moment de sa mise en place,
il déstabilise Le ?? dilleur environnement professionnel en dictant, à travers son artefact, de nouveaux
schémas opérationnels.
La codification et la diffusion des bonnes pratiques constitue un des piliers de la norme ISO 9000.
L’expérience de NWA chez Danone, même si elle n’a pas été initiée dans le cadre de la mise en place d’une
norme reste, selon nous, une très bonne illustration empirique de la manière dont un outil de gestion orienté
bonnes pratiques est mis en œuvre dans une organisation. Ce cas a rendu visible l’influence et les
interdépendances entre les composantes d’un outil de gestion. La capacité de l’outil à pouvoir conformer
des pratiques à son substrat technique trouve ses limites dans le cas Danone. La philosophie gestionnaire
joue un rôle d’explorateur des paradoxes. Ces paradoxes sont des phénomènes intangibles qu’il faut
identifier et dont il faut interpréter les conflits qui lui sont inhérents. Par l’humour, les concepteurs du NWA
ont réussi à identifier les tensions qui freinent l’adhésion des acteurs à la démarche de partage de leurs BP :
l’anxiété liée à la perte des compétences, la peur d’être jugés d’incompétents, les conflits d’appartenance,
où un groupe local doit échanger ce qu’il tient comme plus cher, avec d’autres personnes qu’il n’a jamais
vu.
Pour conclure, nous souhaitons proposer une généralisation de nos conclusions sur l’analyse de la
codification et diffusion des bonnes pratiques dans un système d’activité au cas de la norme ISO9000 :2015
et des normes de système de management en général. En effet, à la lumière de ce qui a été décrit
précédemment, la gestion des principes normatifs apparaît comme un management de dépassement de
contradictions plus qu’une gestion de stabilité dans un système. Dans ce système, le management et les
22
managers détiennent les clés de la créativité pour fédérer les employés avec leurs compétences autour de la
résolution des paradoxes managériaux.
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