UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN Département des Sciences Politiques et Sociales D.E.S. en Anthropologie PERSPECTIVES : VERS UNE CO-CONSTRUCTION DU (DES) SAVOIR(S) ANTHROPOLOGIQUE(S) ? Expérimentations épistémologiques et méthodologiques Epreuve de jury Charlotte Bréda Jean Hermesse Bregje Stockbroekx Année académique 2005-2006 Céline Tignol Illustration : Escher, Concave and Convex, 1955. 2 TABLE DES MATIERES INTRODUCTION p. 7 I. GLISSEMENTS DE TERRAINS – OU LE TERRAIN ET SES DOUBLES p. 10 1) « Initiation » ; une poïétique du terrain ? p. 11 1.1. Préparer le « terrain » p. 11 1.2. Le terrain de l’enquête et l’autorité de l’universitaire p. 11 1.3. Espace expérientiel, spectacle et implication p. 13 1.4. Vers une révision de la notion de « terrain » ? p. 15 2) Un « objet » humain pour l’homme… ? p. 17 2.1. Fractures originelles p. 17 2.2. Perméabilité des frontières p. 18 2.3. Objet et démarche p. 19 2.4. Passage à l’acte – critique de la charité épistémologique p. 20 II. « CRISE DE CONSCIENCE » - BOULEVERSEMENT DES PERSPECTIVES p. 25 1) Mouvance et fluidité des frontières p. 26 2) Critique orientale d’une rhétorique dominatrice p. 26 3) Entre ici et là-bas p. 27 4) Panoptique et fragmentation p. 30 3 III. POLYPHONIES EN LABORATOIRES p. 32 A. LA VOIX DE L’AUTRE – EXPERIMENTATIONS SCRIPTURALES p. 32 1) Une période « expérimentale » dans les sciences humaines p. 33 1.1. Remise en question de l’autorité monologique de l’ethnologue p. 34 1.2. La crise des représentations et la réponse des postmodernes p. 36 1.3. L’anthropologie interprétative p. 37 2) Autoréférentialité et dialogisme p. 39 2.1. L’Auto-référentialité p. 39 2.2. Dialogisme ou écriture multivocale p. 41 3) L’utopie du dialogue ? –Vers une approche réflexive p. 43 B. DU DISCOURS ANTHROPOLOGIQUE UNIVOCAL AU MUSEE PROSPECTIF CO-CONSTRUIT p. 46 1) La voix de l’Autre dans l’exposition autochtone p. 47 2) Rétrospective sur l’éprouvette : naissance de l’anthropologie, des musées et du Grand Partage p. 48 2.1. Avènement de la modernité et segmentation des sciences p. 48 2.2. Idéologie évolutionniste p. 48 2.3. Revendications autochtones : le cas du Canada p. 50 4 3) Conséquences épistémologiques sur le discours anthropologico-muséal p 52 3.1. Paroles d’experts en blouse blanche p. 52 3.2. Entre crise de l’objet et dynamique du sujet p. 53 3.3. Expérimentation sur la réappropriation du discours muséal : l’exemple du musée Shaputuan à Uashat mak Mani Utenam p. 55 4) Pour une approche prospective du discours muséal p. 56 4.1. La voie métisse p. 56 4.2. La voie réflexive p. 57 4.3. La voix de l’anthropologue prospectif au musée p. 58 C. POLYPHONIE DISCIPLINAIRE : DE LA PHOTOGRAPHIE COMME REVELATEUR ANTHROPOLOGIQUE p. 60 1) Non-liens. Anthropologie de la surindustrialité p. 61 2) Histoire, Ethnologie…Polyphonie p. 62 2.1. Source orale p. 63 a. D’une mémoire à l’autre p. 63 b. La mémoire affective p. 64 2.2. Source « sensible » p. 65 3) La photographie p. 66 3.1. Phôtos-graphein p. 66 3.2. Le quoi de l'acte du clic-clac p. 67 3.3. Apparemment…"ça a été" p. 67 5 4) Une fenêtre sur le passé p. 68 4.1. Le photographe p. 69 4.2. La photographie p. 70 4.3. Le photographié p. 71 5) "Une fenêtre anthropologique sur la culture" p. 73 6) Pour un "ars inviniendi" p. 74 D. (RE-)CONSTRUCTIONS DU SAVOIR ANTHROPOLOGIQUE – D’UN DEPLACEMENT DES PERSPECTIVES ? p. 77 1) Un savoir métis ? p. 78 2) (Re)construction ; vers un « nouveau » paradigme ? p. 81 3) D’un positionnement du savoir ; la co-construction dans une perspective pragmatique et prospective p. 83 MISE EN PERSPECTIVE p. 86 BIBLIOGRAPHIE p. 88 6 INTRODUCTION 1 « Un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance. » La question du « dialogique » (Paul Rabinow), du « symétrique » (Bruno Latour), de la réciprocité ou de la « co-construction », sans vouloir d’emblée les entremêler dans un même « paquet-cadeau épistémologique », hante peut-être une évolution (ou une forme de « révolution » ?) dans la discipline anthropologique aujourd’hui. Et pourtant, certains diront que, de facto, l’anthropologie a toujours été dialogique et que le débat n’a dès lors qu’un sens limité. D’autres diront encore qu’il y a maintenant un mouvement (symétrique et inverse) de « charité épistémologique » post-coloniale somme toutes bien naïf, tandis que certains se retranchent dans une pure autocritique épistémologique de notre conception occidentale de l’altérité. À ceux-ci nous répliquons maintenant, tout en prenant en compte leurs apports respectifs, qu’une « naïveté » présumée témoignerait peut-être tout de même d’une envie de pratiquer l’anthropologie autrement (ou, devrions-nous dire, l’ethnographie ou l’ethnologie), qu’elle naît sans doute de relations effectives en transformations, et que le de facto noie le bébé dans l’eau du bain en renvoyant à une soi-disant évidence occultée. Pour notre part, il nous semble qu’il y a des évolutions dans la pratique de l’anthropologie et dans l’épistémologie qu’elle revendique, et que la question susmentionnée nous y fait entrer de pleins pieds. Elle s’inscrit dans différents « dilemmes » de la discipline ; le rapport de l’anthropologue à son terrain, à ses informateurs, à son « objet », à son public, mais encore dans le rapport entre singularité et universalité, plurivocalité et monologique, pluralité et « mondialisation », configurations de pouvoir, visée de l’anthropologie, et tutti quanti. Elle s’atteste de facto dans de nouvelles expérimentations autour de la représentativité, et dans certains types de réflexions au niveau de la construction du savoir anthropologique. Elle émerge dans une époque où l’idée de « scientificité » et de « connaissance pure » s’émousse, où les hybrides et le brassage apparaissent2 et où la séparation entre nature et 1 BACHELARD, G., Le nouvel esprit scientifique, Paris, Vrin, 1934, p. 139. Par exemple, si on lit les travaux de Bruno Latour. « La modernité n’a rien à voir avec l’invention de l’humanisme, avec l’irruption des sciences, avec la laïcisation de la société ou avec la mécanisation du monde. Elle est la production conjointe de ces trois couples de transcendance et d’immanence, à travers une longue histoire (…). Le point essentiel de cette Constitution moderne, c’est de rendre invisible, impensable, irreprésentable le travail de médiation qui assemble les hybrides. Ce travail est-il interrompu pour autant ? Non, car le monde moderne s’arrêterait aussitôt de fonctionner puisqu’il vit du brassage comme tous les autres 2 7 culture est remise en question3. Sans vouloir verser dans une schizophrénie généralisée, il semble qu’une forme de bricolage s’impose. Parler d’impérialisme, de colonisation, c’est parler d’une forme d’unification des discours, aujourd’hui difficilement pensable hors des « savoirs-pouvoirs » (Foucault) qui les traversent. L’anthropologie, « fille du colonialisme occidental », a bien une « histoire » par laquelle elle se reconstruit une continuité. Ce ne sera pourtant pas ici notre propos que de proposer une lecture historique. Davantage, nous tenterons de saisir des éléments épistémologiques et des tentatives concrètes de réélaboration de la pratique anthropologique qui nous permettraient, à notre manière, de réassumer cette discipline, en prenant d’abord en compte les questions qui la traversent aujourd’hui. Peut-être sera-ce l’occasion de nous resituer au travers de rencontres avec ces « autres », qui changent en même temps que change notre monde et nos conditions pour le et les penser. « Ce n’est qu’aujourd’hui, à la lumière (à vrai dire un peu aveuglante) d’une situation généralisée de circulation culturelle, que nous pouvons prendre une certaine conscience de ce qu’a signifié pour un certain nombre de peuples l’irruption de l’extérieur. Ce n’est qu’aujourd’hui, de même, qu’apparaissent les conditions d’une anthropologie contemporaine (au sens où le dialogue entre l’observateur et l’observé s’inscrit dans un univers où ils se reconnaissent l’un et l’autre – même s’ils y occupent des positions différentes et inégales). La contemporanéité ne se décrète pas : c’est la transformation 4 du monde qui l’impose. » Chacun de nous se veut résolument inscrit dans une vision de l’anthropologie comme discipline particulièrement réceptive, attentive et impliquée aux/dans les transformations et les enjeux du monde actuel. Nous avons choisi ensemble un thème et une problématique épistémologique commune – la « co-construction » - qui suscitait les échanges et les débats tout en s’articulant aux questions qui naissaient de nos premières expériences de terrain (ou de la perspective de ces premières expériences). Davantage, ce travail est lui-même le collectifs. La beauté du dispositif apparaît ici en pleine lumière. La Constitution moderne permet au contraire la prolifération démultipliée des hybrides dont elle nie l’existence et même la possibilité. En jouant trois fois de suite de la même alternance entre transcendance et immanence, il devient possible de mobiliser la nature, de chosifier le social, et de sentir la présence spirituelle de Dieu, tout en maintenant fermement que la nature nous échappe, que la société est notre œuvre et que Dieu n’interfère plus. Qui aurait résisté à une telle construction ? Il faut vraiment que des événements inouïs aient affaibli ce puissant mécanisme, pour que je puisse le décrire aujourd’hui avec cette distance et cette sympathie d’ethnologue pour un monde en train de disparaître. » LATOUR, B., Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La découverte, 1991, p. 53. 3 Voir, entre autres, DESCOLA, P., Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. 4 AUGÉ, M., Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994, pp. 75-76. 8 résultat d’une co-construction. Non seulement par la recherche d’un équilibre entre travail commun et espaces personnels, qui rejoint cette tension d’un espace « commun mais pluriel » (ou l’inverse), mais encore par l’interdisciplinarité qui s’est trouvée au cœur de notre démarche puisque nous venons chacun d’horizons d’expérience variés. Ainsi, Bregje, de par sa formation en traduction, se tournera vers la question de la production du récit ethnographique, en interrogeant les expérimentations de la plurivocalité mise en place à partir des années soixante. Cette question de la place de l’autre trouve un écho également au sein des institutions muséales. Formée à l’anthropologie de la communication et à la médiation culturelle, Charlotte envisagera cette problématique dans une dimension prospective. Issu de la même discipline, Jean interrogera, dans une optique interdisciplinaire, la possibilité de co-construire un savoir par la médiation de l’objet ethnographique qu’est la photographie locale. Enfin, pour Céline, formée à la philosophie, il s’agira de questionner les modifications de la perception du rapport de l’anthropologue à son terrain, pour ensuite proposer une lecture de quelques éléments constitutifs d’un paradigme qui semble émerger dans la discipline. Avant de développer ces expériences au sein de notre « laboratoire polyphonique », nous exposerons les nombreux glissements survenus au sein de la discipline, glissements alimentés par une crise de conscience dont il conviendra de saisir la nature. Méthodologiquement, la construction de ce travail a été traversée par différents parcours et différentes étapes. Le thème s’est dessiné oralement dans de multiples échanges et négociations réciproques. Chacun de nous ayant nos intérêts spécifiques et notre propre continuité tout en se rencontrant dans un espace susceptible de les intégrer, nous avons choisi de commencer par rédiger personnellement l’une des parties de ce travail en l’inscrivant dans les échanges qui lui avaient donné naissance. L’une de ces parties a finalement été co-rédigée, étant donnée une complémentarité flagrante de certaines de nos approches. La dernière étape a renoué, sur un autre plan, avec l’approche spontanée qui avait posé les prémisses de notre travail ; relectures réciproques dans lesquelles de nouveaux liens et de nouvelles tensions apparaissaient, suggestions variées que chacun des « auteurs » a pu choisir – ou non – d’intégrer, re-négociations multiples, re-définitions, retravail et re-réflexion sur notre propre posture au vu des proximités et des divergences que nous pouvions observer. Ce sont les linéaments de cette réflexion toujours en court que nous vous présentons maintenant, abordée depuis différentes perspectives. 9 I. GLISSEMENTS DE TERRAINS – OU LE TERRAIN ET SES DOUBLES « Anthropologue et apôtre, je suis parti en Afrique animé par un profond souci d’autrui, aussi professionnel que pieux. Mais une fois sur le terrain en Tanzanie je me suis très vite rendu compte que mon peuple choisi, les Wakonongo, se souciaient autant de moi que moi d’eux – et cela en outre dans tous les sens où je me voyais mandaté auprès d’eux, du scientifique au plus spirituel ! À mes enquêtes ethnologiques sur les Noirs et l’Afrique, ils répondaient par des questions ethnographiques sur les Blancs et l’Europe. Mes efforts ponctuels pour améliorer leur sort matériel et spirituel faisaient faiblement 5 écho à leur souci permanent pour ma santé physique et psychique. » L’un des éléments (revendiqué comme) central de la discipline anthropologique actuelle est le « terrain ». Au sein de notre réflexion épistémologique sur la co-construction en anthropologie, la pratique et la perception du terrain – la manière dont cette perception a pu se déplacer – peuvent questionner la dimension empirique et théorique de l’anthropologie et le rapport de l’anthropologue à ses « informateurs » et à l’« objet » de sa démarche, en soulevant des préoccupations que nous retrouverons à différents niveaux de notre parcours. Dans un premier temps, nous initierons ici la réflexion en traitant des glissements qu’a pu supposer l’importance actuelle attribuée au « terrain », du nouvel espace d’expérimentation que celui-ci dégage, et d’une problématique liée à sa dénomination. Dans un deuxième temps, nous traiterons de la construction d’un « objet » ou d’une « démarche » en anthropologie, articulée à ces perceptions du « terrain » et des « sujets » qui s’y meuvent. La co-construction pourrait-elle s’entendre et se problématiser, dès les prémisses de la discipline actuelle, dans un certain rapport entretenu avec le « terrain » ? 5 SINGLETON, M., Critique de l’ethnocentrisme. Du missionnaire anthropophage à l’anthropologie postdéveloppementiste, Paris, Paragon, 2004, p. 130. 10 1) « Initiation » ; une poïétique du terrain ? 1.1 Préparer le « terrain » Comme l’écrivait Paul Rabinow en revenant sur son parcours, l’anthropologie « seemed to be the only academic discipline where, by definition, one had to go out of the library and away from other academics. »6 Il ajoute que, dans son département d’anthropologie à Chicago, le monde était divisé en deux catégories de personnes ; ceux qui avaient fait du « terrain » et ceux qui n’en avaient pas fait, ces derniers n’étant pas considérés comme de « vrais » anthropologues. Paul Rabinow raconte alors comment il a fini par accepter le « dogme », et comment Mircea Eliade, tout en jouissant d’une impressionnante érudition dans le domaine de la religion comparative, n’était pas réellement reconnu au sein du « clan » et ses secrets7. Aujourd’hui, le « terrain » est parfois mythifié, mystifié, ou encastré dans une méthodologie stricte ; il reste qu’il y a un « art du terrain » qui témoigne de l’empiricité de la discipline anthropologique, de sa volonté d’ancrer ses théorisations dans l’expérience, d’une forme d’imprévisibilité de la rencontre, et des déplacements que peut introduire l’observation participante (ou participation observante). « Épaississement empirique », « ampliation analogique » et « interpellation interprétative », nous écrit Mike Singleton8, « description dense », écrit Clifford Geertz9, « acculturation à l’envers » ou « expérimentation in vivo », souligne François Laplantine10. 1.2 Le terrain de l’enquête et l’autorité de l’universitaire Il semble difficile aujourd’hui de prétendre adopter une posture d’abord théorisante (pour autant qu’une distinction entre « pratique » et « théorie » garde encore du sens). À 6 RABINOW, P., Reflections on Fieldwork in Morocco, Berkeley, University of California Press, 1977, p. 3. Ibid., p. 3. 8 SINGLETON , M., « De l’épaississement empirique à l’interpellation interprétative en passant par l’ampliation analogique : une méthode pour l’Anthropologie Prospective », in Recherches sociologiques, vol. XXXII, n°1, 2001, pp. 15-40. 9 Voir GEERTZ, C., « La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture », in Enquête. Anthropologie Histoire Sociologie, n°6, (1998), pp. 73-105. 10 LAPLANTINE, F., La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2005, p. 22. 7 11 l’un de ce qui est maintenant considéré comme un extrême, certains des « pères fondateurs » - par exemple, Marcel Mauss – appréhendaient leurs « objets » en s’appuyant principalement sur les écrits d’autres personnages de terrain (les explorateurs, les missionnaires, les colons, etc.), pour établir une théorie générale, et/ou dégager des « formes » (Durkheim) et des « structures » (Lévi-Strauss) de la réalité sociale. Marcel Mauss a pourtant poussé ses étudiants à « faire du terrain », et cela modifiera profondément la nature des relations que soutiennent les anthropologues avec les missionnaires et les colons, en ouvrant un nouvel espace de savoir en redéfinition et en renvoyant à la nécessité d’établir une nouvelle forme d’autorité. À la fin du XIXe siècle, écrit James Clifford dans Malaise dans la culture, rien ne garantissait a priori que l’ethnographe fût, par son statut, meilleur interprète de la vie indigène que le missionnaire et l’administrateur. Certains de ces derniers avaient des contacts de recherche et des compétences linguistiques bien supérieures11. Selon notre auteur, l’autorité de l’« enquêteur de terrain – théoricien » fut fondée entre 1920 et 1950, comme étrange amalgame de l’expérience personnelle intense et de l’analyse scientifique, appuyée par l’image de la validité qu’il acquerra dans le « grand public » (image peut-être soutenue par l’idée que les abstractions théoriques mèneraient plus vite les ethnographes au « cœur » d’une culture). Malinowski aurait d’ailleurs entretenu un débat sur son « terrain » avec un colonel, conclu par le reproche d’amateurisme que Malinowski aurait adressé à ce dernier. « Pour schématiser, on pourrait dire qu’avant la fin du XIXè siècle, l’ethnographe et l’anthropologue, le descripteur-traducteur d’une coutume et le bâtisseur de théories générales sur l’humanité, se distinguaient l’un de l’autre (il importe de bien comprendre la tension entre l’ethnographie et l’anthropologie pour percevoir correctement la convergence récente, et peut-être provisoire, des deux projets). Malinowski nous propose l’image du nouvel « anthropologue » - qui bivouaque près d’un feu de camp, regarde, 12 écoute et pose des questions ; enregistre et interprète la vie trobriandaise. » 11 Pour une réflexion sur l’évolution des rapports entre anthropologie et missiologie en fonction de leurs projets respectifs, voir. VAN BEEK, W. E. A, « Anthropologie et missiologie ou la séparation graduelle des partenaires », in SERVAIS, O. et VAN’T SPIJKER, G (dir.), Anthropologie et missiologie. XIXe-XXe siècles. Entre connivence et rivalité, Paris, Karthala, 2004, pp. 25-44. 12 CLIFFORD, J., Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996, p. 35. 12 L’observation participante permettra une autre forme de connaissance. Pour Jean-Pierre Olivier de Sardan dans « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », l’expérience acquise lors d’un séjour sur le terrain permet de développer une forme de maîtrise du système de sens du groupe auprès duquel le chercheur enquête. Acquise pour une bonne part inconsciemment, elle interviendra directement dans la manière de mener le processus de recherche et dans la façon d’interpréter les données relatives à l’enquête. « C’est là toute la différence, particulièrement sensible dans des travaux descriptifs, entre un chercheur de terrain, qui a ce dont il parle une connaissance sensible (par imprégnation), et un chercheur de cabinet travaillant sur des données recueillies par d’autres. »13. Nous verrons, dans notre partie « polyphonie disciplinaire », que de nouvelles questions peuvent être posées à ce propos lorsque l’on adopte une démarche d’ordre historiographique. 1.3 Espace expérientiel, spectacle et implication La nouvelle importance que revêtira le « terrain » permet également d’accéder à un nouvel espace – et temps – d’expérience et d’implication, comme l’illustrent, par exemple, les expériences de terrain de Clifford Geertz et de Jeanne Favret-Saada, qui permettent de re-questionner le point de vue théorisant. « À Bali, être taquiné, c’est être accepté »14, écrira Geertz dans Bali, interprétation d’une culture ; sa fuite, avec son épouse, accompagnant la fuite des balinais suite à une descente de police, permettra leur acception dans le village. L’expérience de terrain comme celle de Favret-Saada – la sorcellerie dans le Bocage normand – peut, également, nous rendre particulièrement attentifs aux rapports de force et de pouvoir dans lesquels nous nous faisons impliquer, et dans lesquels nous sommes effectivement d’emblée impliqués. « Pour que l’ethnographie soit possible, il fallait, au moins, que l’enquêtant et l’indigène s’accordent à reconnaître à la parole une fonction d’information. (…) Or, la sorcellerie, c’est de la parole, mais une parole qui est pouvoir et non savoir ou information. (…) Quand la parole, c’est la guerre totale, il faut bien se résoudre à pratiquer une autre 15 ethnographie. » 13 . OLIVIER DE SARDAN, J.-P., « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », in Enquête, n°1, 1995, pp. 71-109 14 GEERTZ, C., Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983, p. 170. 15 FAVRET-SAADA, J., Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977, p. 21. 13 Favret-Saada nous dit n’avoir rencontré « que du langage » sur son terrain, d’un verbe qui était « en acte ». Lorsque rien n’est dit de la sorcellerie qui ne soit étroitement commandé par la situation d’énonciation, le travail théorique consisterait en un retour sur la situation d’énonciation et sur la manière dont l’enquêteur y a été « pris », l’objet même de la réflexion s’instaurant dans un va-et-vient entre la « prise » initiale et sa « reprise » théorique. « Qu’il s’agisse d’y être « repris » et non de s’en « déprendre », c’est ce dont je voudrais introduire ici la nécessité – abandonnant au reste de l’ouvrage la possibilité de le démontrer. J’entends ainsi marquer sans équivoque la distance qui me sépare de l’anthropologie classique comme de la pensée post-structurale en France, dans leur 16 commun idéal de totale a-topie du sujet théoricien. » Nous entrons alors au cœur d’un débat à ramifications très étendues. D’une certaine manière, par cette distinction entre « théorie » et « pratique », nous retrouvons (sans doute de manière un peu caricaturale) cette distinction établie par Henri Bergson entre « espace » et « durée », « analyse » et « intuition »17, et cette distinction que Dilthey introduit entre « explication » et « compréhension ». Mais il est extrêmement difficile de faire la part des choses, d’autant plus si nous nous interrogeons sur le sens de la « théorie » et les formes de pouvoir dans lesquelles elle pourrait s’inscrire, tout en défendant l’idée qu’il n’y a pas de « faits » sans « théorie » qui soutienne notre perception de ceux-ci. Les rapports complexes entre un processus de « théorie-empiricité-théorie » ou de « terrain-théorie-terrain » se côtoient souvent, s’enrichissent l’un de l’autre, et se confondent peut-être parfois. Pierre Bourdieu, dans Le sens pratique, tentera de dépasser l’une des oppositions les plus ruineuses à son sens pour les sciences sociales ; la distinction qui s’établit entre le « subjectivisme » et l’« objectivisme ». Il récuse ainsi la « distance objectivante » lorsqu’elle implique le privilège « théorique » (l’étymologie est bien empruntée au grec theôros, « spectateur ») et épistémologique de l’ethnologue, sa mise « hors jeu » de son objet (particulièrement dans le structuralisme), pour, dans sa perspective, proposer une 16 Ibid., p. 26. Voir, par exemple, BERGSON, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2001, et BERGSON,.H., « Introduction à la métaphysique », in La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 2003, pp. 177227. 17 14 « objectivation de la distance objectivante », qu’il mettra en « pratique » dans Leçon sur la leçon18. « Si, contre l’intuitionnisme, qui nie fictivement la distance entre l’observateur et l’observé, je me tenais du côté de l’objectivisme soucieux de comprendre la logique des pratiques, au prix d’une rupture méthodique avec l’expérience première, je ne cessais de penser qu’il fallait aussi comprendre la logique spécifique de cette forme de « compréhension » sans expérience que donne la maîtrise des principes de l’expérience ; qu’il fallait non abolir magiquement la distance par une fausse participation primitiviste, mais objectiver cette distance objectivante et les conditions sociales qui la rendent possibles, comme l’extériorité de l’observateur, les techniques d’observation dont il 19 dispose, etc. » S’il y a aujourd’hui plusieurs types d’options épistémologiques, nous nous situons bien actuellement dans une configuration qui permet une re-situation. Conjointement, le rapport au « terrain » porte la possibilité d’une considération particulière des informateurs et des personnages (y compris nous-mêmes) qui s’y déplacent, jusqu’à, pour certains, pouvoir penser le « don- contre-don » (« Ma dette envers tous est immense », écrit P.J. Laurent20) et la « contractualité » inhérente à toute entrée en terrain au cœur de l’entreprise ethnographique. 1.4. Vers une révision de la notion de « terrain » ? Dans La pluralité des mondes, Francis Affergan, parmi d’autres21, préfère parler de « monde-entre » que de « terrain », monde révélé par la réflexion sur le « relief épistémologique inattendu » de ce dernier. Cette notion permet, à notre sens, de dépasser les abus possibles de l’indication d’un « terrain » comme étant réellement différencié, et nous 18 « Parabole ou paradigme, la leçon sur la leçon, discours qui se réfléchit lui-même dans l’acte du discours, aurait au moins pour vertu de rappeler une des propriétés les plus fondamentales de la sociologie telle que je la conçois : toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la science. C’est lorsqu’il ne sait pas introduire cette distance objectivante, donc critique, que le sociologue donne raison à ceux qui voient en lui une sorte d’inquisiteur terroriste, disponible pour toutes les actions de police symbolique. » BOURDIEU, P., Leçon sur la leçon, Paris, Edit°d. De Minuit, 1982, p. 9. 19 BOURDIEU, P., Le sens pratique, Paris, Edit. De Minuit, 1980, pp. 30-31. 20 . LAURENT, P.J, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, Paris, Karthala, 2003, p. 5. 21 Clifford parlerait également d’un « moment de pensée interculturelle », et Rabinow décrirait la rencontre ethnographique comme un « liminal world » où naissent « the beginnings of a hybrid, cross-cultural object or product », voir SPENCER, J., I, « Anthropology as a kind of writing », in Man, vol. 24, n°1, 1989, pp. 145164. 15 introduire vers une nouvelle forme de la co-construction. Le « monde-entre », dans La pluralité des mondes, est un monde croisé et original, né de la rencontre, où les œuvres en gestation s’expérimentent plus que ne s’observent dans un lieu de travail commun et de confrontation. Francis Affergan désigne les insuffisances de la notion de terrain en introduisant les notions d’« objet-mondes » (pour éviter la restriction d’un « objet » à des contours arbitrairement désignés) et de « cultures-en-dialogue » (ou entremêlement de plusieurs interprétations). « L’insuffisance de cette notion (la notion de terrain) réside tout entière dans l’absence d’une idée de croisement relationnel et d’échange interlocutif. »22 C’est au même type de réflexion que souscrit Pablo Wright lorsque, dans Being-in-thedream, postcolonial explorations in Toba ontology, il évoque l’« intersujet » en s’appuyant –entre autres - sur le courant de l’anthropologie critique23. Si cette flexion peut également s’inscrire dans des courants philosophiques (par exemple, citons, simplement à titre de pistes de réflexion, un débat intra-phénoménologique entre Husserl et Merleau-Ponty, la présence d’une « pro-flexion intersubjective » chez Martin Buber et Lévinas24, etc), elle témoigne d’une réflexion épistémologique généralisée qui implique également le type de construction de l’« autre » et de l’« objet » de la discipline au travers de ses différentes approches. 22 AFFERGAN, F., La pluralité des mondes : vers une autre anthropologie, Paris, Albin Michel, 1997, p. 135. 23 En s’appuyant sur le courant de l’« anthropologie critique » (terme recouvrant pour P. Wright les travaux influencés tant par le marxisme, la phénoménologie existentialiste, les théories critiques et la philosophie du langage), il écrit en reprenant Scholte : « Critical anthropology propose an epistemological evaluation of anthropological knowledge agreeing on the intersubjective nature of field data. This entails a critique of the notions of truth and certainty, which can be well placed aside theoretical development produced by hard sciences such as physics. (…) Fieldwork is also defined, especially by Scholte (1974), Fabian (1974, 1979, 1983), Ulin (1984), and Rigby (1985) as a communicative process rather than as simply an instrument for data-collection. » WRIGHT, P., Being-in-the-dream. Postcolonial explorations in Toba ontology, Thèse de doctorat, Temple University, 1998, pp. 106-107. 24 Voir MÜNSTER, A., Le principe dialogique. De la réflexion monologique vers la pro-flexion intersubjective (essais sur M. Buber, E. Lévinas, F. Rosenzweig, G. Scholem et E. Bloch), Paris, Kimé, 1997. 16 2) Un « objet » humain pour l’homme… ? 2.1 Fractures originelles Au cœur de cette espèce de « paradoxe » des sciences humaines (l’homme est en même temps regardé et regardant, « touchant et touché », dirait Maurice Merleau-Ponty), la sociologie et l’anthropologie s’établissent d’abord sur des fractures originelles25. « Rupture épistémologique » entre savoir scientifique et savoir vulgaire, écrit Émile Durkheim, tentant de modeler son savoir sur celui des sciences de la nature26. « Grand Partage » entre sociétés historiques et anhistoriques27, et leurs concomitants ; fracture entre ici et là-bas, entre solidarité organique et mécanique (ou entre communauté et société), entre « primitifs » et « évolués », entre le même et l’autre, entre totalité et discontinuité. Si l’évolutionnisme du XVIIIe siècle a été critiqué (parfois avec une tendance « inverse »28) et qu’un « exotisme » né de la colonisation a été dénoncé (Ségalen29), il reste que la faille demeure, dans l’esprit des Lumières, que l’« autre » ou que la « différence » soit idéalisée (le bon sauvage), déprimée (le « primitif »), ou que nous ayons un subtil mélange entre l’un et l’autre. « Alors, vous allez nous étudiez comme vous étudiez vos sauvages ? » demande un patron 25 Pour une réflexion sur une genèse de l’une de ces fractures au niveau de la représentation, voir FOUCAULT, M., Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. 26 Celui-ci écrit en effet, au début de sa préface aux Règles de la méthode sociologique : « s’il existe une science des sociétés, il faut bien s’attendre à ce qu’elle ne consiste pas dans une simple paraphrase des préjugés traditionnels, mais nous fasse voir les choses autrement qu’elles n’apparaissent au vulgaire ; car l’objet de toute science est de faire des découvertes et toute découverte déconcerte plus ou moins les opinions reçues. » DURKHEIM, E., Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1937, VII. Dans « De quelques enjeux épistémologiques d’une méthodologie générale pour les sciences sociales », A.P. PIRES dégage que les sciences sociales ont suivies à l’égard du sens commun la voie ouverte par les sciences de la nature. Mais la position aujourd’hui est beaucoup plus complexe et ambiguë : Santos aurait parlé de « rupture avec la rupture épistémologique » - ou effort de retour éclairé vers le sens commun, Stengers de « démarcation », et d’autres encore dénient qu’il y ait réellement eu rupture. 27 Pour une réflexion sur le rapport entre l’histoire et la non-histoire dans le discours ethnographique, attentive à la philosophie de l’histoire et à la perception des sociétés « exotiques » au travers des écrits de Lafitau, Voltaire, Malthus, Hegel, Morgan et Lévi-Strauss, voir DUCHET, M., Le partage des savoirs. Discours historique, discours ethnologique, Paris, La Découverte, 1984. 28 LÉVI-STRAUSS, C., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 58. Nous parlons de tendance inverse – et par là même, problématique -, car Lévi-Strauss ira jusqu’à faire des sauvages des « grands philosophes », dotés d’une pensée « rompue à tous les exercices de la spéculation ». 29 « Ce livre décevra le plus grand nombre. Malgré son titre exotique, il ne peut y être question de tropiques et de cocotiers, ni de colonies ou d’âmes nègres, ni de chameaux, ni de vaisseaux, ni de grandes houles, (…) », « Exotisme ; qu’il soit bien entendu que je n’entends par là qu’une chose, mais immense : le sentiment que nous avons du Divers » SÉGALEN, V., Essai sur l’exotisme. Une esthétique du divers, Paris, Fata Morgana, 1978, p. 63. 17 d’entreprise à I. Bellier, venue faire une enquête ethnographique dans le milieu de l’entreprise30. 2.2 Perméabilité des frontières Même si, dans le discours ambiant, une certaine catégorisation de la discipline reste établie, il reste que ses « fractures » se distendent aujourd’hui. La « rupture » entre savoir scientifique et savoir vulgaire est sans cesse re-questionnée à différents niveaux, tant dans le champ de la sociologie que de l’anthropologie que, pour certains, des « sciences de la nature » (Heisenberg, Kuhn, Feyerabend, Latour, Descola, etc). Également, la distinction entre sociétés historiques et sociétés anhistoriques est profondément remise en question (et l’on sait comme Lévi-Strauss avait dû se débattre, dans La pensée sauvage, avec la notion d’événement). C’est d’ailleurs l’un des enjeux de l’anthropologie dynamique de Georges Balandier que de récuser la dé-politisation des sociétés archaïques, conséquence d’un dogme qui nie leur qualité historique et privilégie leur situation d’équilibre31. Au contraire, sa démarche entend saisir la dynamique des structures et le système des relations qui les constituent, en prenant en considération les tensions et le mouvement inhérents à toute société. Si le « terrain » a maintes fois été abordé dans un « présent ethnographique » en supposant une homogénéité constitutive (pensons à la « mentalité primitive » chez Lévy-Bruhl), nous sommes aujourd’hui entraînés vers de nouvelles perspectives qui questionnent le rôle de l’anthropologue et la construction de ses « objets ». Sans doute n’est-ce plus le temps de se retourner vers une quelconque « terre sans mal » ou « paradis perdu », mythe d’une certaine anthropologie, ou de pratiquer une « anthropologie de sauvetage ». Il nous semble qu’il est possible d’aborder aujourd’hui les sociétés en transformation de manière prospective, dans un monde où la globalisation et la revendication des différences se côtoient et où « les purs produits deviennent fous » (Clifford). 30 BELLIER, I., « Du lointain au proche. Réflexions sur le passage d’un terrain exotique au terrain des institutions politiques », in GHASARIAN, C., De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002, pp. 45-62. 31 « Cette démarche (l’anthropologie politique) ne pouvait éluder le problème de l’État – et elle examine longuement les caractères de l’Etat traditionnel -, mais elle révèle à quel point il devient urgent de dissocier la théorie politique de la théorie de l’Etat. Elle montre que les sociétés humaines produisent toutes du politique et qu’elles sont toutes ouvertes aux vicissitudes de l’histoire. Par là même, les préoccupations de la philosophie politique sont retrouvées et d’une certaine manière renouvelées. » BALANDIER, G., Anthropologie politique, Paris, PUF, 1967, p. 2. 18 2.3 Objet et démarche L’anthropologie aurait-elle encore un « objet » défini lorsqu’elle se veut dynamique ? Si cette discipline s’est d’abord développée dans des terrains « exotiques » et maintenant « endotiques », y aurait-il une continuité dans sa démarche ? Peut-être pourrions-nous la trouver dans les notions de l’altérité et de la distanciation, comme « approche épistémologique et méthodologique sans objet »32. Si le rapport entre identité et altérité ont beaucoup évolué dans les discours des anthropologues, l’altérité reste l’un des fondements de l’approche anthropologique (soit la plus grande de ses impasses, pour Affergan33). Cependant, depuis Marx, Nietzsche et Freud (les fameux « maîtres du soupçon »), l’altérité « interne » est pensée. « Je est un autre », nous disait Rimbaud. Et, tandis que nous sommes « dépossédés » d’une part de notre conscience, l’« autre » se fait soi également, que cela soit dans l’universalité d’une « nature humaine » ou dans la rencontre au travers de laquelle différentes identités dynamiques se construisent. Dans ces nouvelles manières d’envisager le rapport entre « soi » et l’« autre », les rapports entre singularité et universalité sont sans cesse remis en question. Maurice Merleau-Ponty nous parlera d’« universel latéral ». « L’appareil de notre être social peut être défait et refait par le voyage, comme nous pouvons apprendre à parler d’autres langues. Il y a là une seconde voie vers l’universel : non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi. » 34 C’est dans cette « incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi » que peuvent également s’inscrire des préoccupations concernant l’attitude « coloniale » qui a pu sous-tendre l’approche anthropologique dans la construction de ses « objets » d’observation. Michel de Certeau, par exemple, souligne la forme de colonisation que représente 32 Voir PICCOLI, E., Quelle place pour l’autre dans une ethnologie prospective ? De la définition d’un objet à une attitude méthodologique et épistémologique, (épreuve de jury pour le Diplôme d’Etudes Spécialisées en Anthropologie), UCL, 2005. 33 Dans Critiques anthropologiques, Francis Affergan traite des crises au fondement du discours anthropologique, dont les contradictions se résolvent pour celui-ci en une seule : « comment la raison peutelle rendre compte du problème de l’altérité sans l’altérer ? » AFFERGAN, F., Critiques anthropologiques, Paris, PFNSP, 1991, p. 9. Ainsi, soit l’anthropologie intègre les autres et ne parle plus que d’elle-même au travers de ses miroirs, soit elle ne parvient pas à intégrer un objet étranger et inassimilable au concept et verse dans l’aporie. Ce sera l’objet de son ouvrage que de montrer la déconstruction de cette impasse. 34 MERLEAU-PONTY, M., Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 150. 19 l’ethnologie ; le fait de créer un objet d’observation a comme postulat un rapport de force, qui suppose qu’à cet endroit les hommes ne sont plus des sujets et des citoyens à part entière35. « Où sommes-nous ailleurs que dans la culture savante ? Ou, si l’on veut : la culture populaire existe-t-elle ailleurs que dans l’acte qui la supprime ? »36 Les fondements mêmes de l’analyse ethnologique et la définition de son objet sont remis en question à partir de la réelle activité des « sujets observés » pour De Certeau. « Une ethnie, est-ce un objet de savoir, ou bien ce qu’un groupe définit par son acte ? (…) Ce qui constitue une ethnie, ce n’est pas le fait qu’un ethnologue ou un sociologue peut définir quelque part le Breton comme l’objet de son intérêt et d’un savoir. Cet « objet » est d’ailleurs constamment « évanouissant » : car l’a priori de la méthode ethnologique « supprime » l’acte par lequel les Bretons se font Bretons et parlent, en leur nom, comme le langage de leur volonté de vivre, les éléments analysés par l’observateur. Or on ne peut pas faire abstraction de l’acte qui tient tous ces éléments ensemble. » 37 Dans une approche dynamiste, nous pouvons tenir compte des stratégies des sujets « observés », tout en renvoyant à la question (que nous soulèverons ci-dessous) de savoir sur quel « plan de discours » s’élabore le savoir anthropologique. 2.4 Passage à l’acte – critique de la charité épistémologique Lorsque l’on parle d’acte, de ruse ou de stratégie, on prend également en compte l’activité des indigènes face à l’ethnologue, ce qui rend presque dérisoires et obsolètes les préoccupations (peut-être condescendantes) pour leur laisser une « voix au chapitre », jusqu’à questionner le fondement d’un appel à la co-construction ou au dialogique (surtout lorsqu’elle s’effectue a posteriori). Comme le souligne Marc Abélès dans « Le terrain et le sous-terrain », il y a de la contractualité dans le « pacte ethnographique », instaurée dès les premiers pas de l’anthropologue sur le « terrain ». « Quand on cherche, au terme de l’enquête, à réintroduire les voix de nos interlocuteurs dans le texte ethnographique, il y a là une double naïveté. D’une part, on pense contrebalancer l’intrusion inaugurale qui caractérise la démarche par cet acte de charité épistémologique. D’autre part, on présuppose que les « ethnographiés » ont subi de part 35 CERTEAU, M, (DE), La culture au pluriel, Paris, Seuil, 1993, p. 135. Ibid, p. 70. 37 Ibid, p. 133. 36 20 en part la présence (dominatrice) du chercheur. Sans s’attarder sur la naïveté moralisante, c’est bien plutôt la passivité imputée à l’« objet » ethnographique qui fait 38 problème. » Lorsque l’on est attentif à cette problématique, à la considération des acteurs comme stratèges, la porte est ouverte à la considération de nombreuses situations de dons- contredons dans lesquelles intervient souvent la ruse39, à la reconnaissance d’une « frontière des conventions », par exemple dans le champ de la coopération (P.-J. Laurent40). Le statut attribué par l’anthropologue au discours de l’autre garde cependant une spécificité, car la parole « enregistrée » par celui-ci n’a pas la même « valeur » que celle qu’elle détient pour l’indigène, ce qui peut entraîner diverses ambiguïtés. « Est-ce que tu peux me faire une interview ? Parce que cela fera peut-être de la publicité… » - m’a demandé un jeune toba du Teuco-Bermejito. Tour à tour, dans mon entrée sur le « terrain » (Chaco argentin), j’ai été prise pour une journaliste, pour une coopérante, pour une missionnaire, pour une « indigéniste », et, également, pour une étudiante par certains, qui m’ont alors invitée à aller parler d’anthropologie dans les églises et sur un programme de radio évangéliste. Plus encore, certains Tobas ont emprunté mes livres d’anthropologie, et l’un d’entre eux a voulu les utiliser dans un atelier d’études bibliques : « regardez, c’est écrit ici, Elmer Miller parle de vous41 ! Vous vous souvenez de lui ? ». Un autre a réagi également : « mais… mais Elmer Miller parle de machin, et machin a vécu chez mon grand-père ! Je m’en souviens bien, on prenait le maté ensemble quand j’étais petit ! » Là, très concrètement, se pose à nouveau la question (avec celle de la symbolique de l’écriture) de savoir sur quel plan de discours une parole est « comprise » dans l’élaboration du savoir anthropologique, tant pour l’anthropologue que pour l’indigène (ce terme étant entendu dans son sens le plus large). 38 .ABÉLÈS, M, « Le terrain et le sous-terrain », in GHASARIAN, C. (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002, pp. 35-43 39 Voir LAURENT, P.-J., Une association de développement en pays mossi : le don comme ruse, Paris, Karthala, 1998. 40 « Elle (la frontière des conventions) instaure entre les parties prenantes une communication étrange, inégale (certains sont donateurs et d’autres bénéficiaires), rusée parfois, qui n’implique pas la reconnaissance de conventions mutuellement partagées, mais la coexistence de projets différents à faire valoir. ». LAURENT, P.-J, « L’espace public dans une ville émergente d’Afrique de l’Ouest. Aux frontières de la théorie des conventions, l’anthropologie prospective ? », in Recherches sociologiques : Anthropologie prospective, n°1, 2001, p. 121. 41 Elmer Miller est l’auteur de l’un des « classiques » de l’anthropologie en ce qui concerne l’étude des tobas du Chaco argentin. Voir. MILLER, E. S, Los tobas argentinos. Armonia y disonancia en una sociedad, Mexico, siglo veintiuno editores, 1979. 21 En s’appuyant sur Fabian, Augé évoque l’« allachronisme » dans Pour une anthropologie des mondes contemporains. Ce concept vise plusieurs aspects (interdépendants) de la recherche anthropologique : l’autre n’est jamais pris comme un contemporain de celui qui l’observe, et n’est jamais considéré comme un producteur : « nous ne nous intéressons pas à ce qu’il pense, mais à la manière dont il pense. »42 Les préoccupations comme les finalités de l’enquêteur et de l’indigène restent ainsi bien distinctes. Fort de son expérience parmi les oasiens, Kilani, quant à lui, dans L’invention de l’autre, nous parle de différence de degré plutôt que de différence de nature dans les deux types de savoirs que sont le savoir indigène et le savoir scientifique ; ces deux « connaissancesactions » n’ont pas la même longueur de réseau, et c’est le temps de l’écriture qui reconstruit à distance le réseau des positions. « Même si l’anthropologue ne peut comprendre les formes locales qu’en agissant sur elles ou en étant agi par elles, comme ce fut mon cas, il lui reste à effectuer un autre mouvement, celui qui consiste à rapporter et à expliquer ces formes à un public 43 lointain. » Quant à lui, Térence Turner évoque, dans « Representing, résisting, rethinking. Historical transformations of Kayapo Culture and Anthropological Consciousness », la manière dont il a modifié sa posture dans l’élaboration d’un savoir anthropologique devenu partie intégrante des transformations de son sujet d’étude. Arrivé sur le terrain, il a découvert des Kayapos très influencés par les contacts avec les missionnaires et avec la société brésilienne. Refusant de se détacher de l’actualité de leur contexte social et politique et abandonnant l’intérêt anthropologique qui pourrait vouloir retrouver une culture Kayapo « authentique » en deçà de ces contacts, ce sont les transformations de la conscience sociale Kayapo que Turner se verra étudier, dans laquelle le savoir développé par les anthropologues joue pour celui-ci un rôle actif (ne fut-ce que, d’abord, dans l’idée que leur culture traditionnelle pouvait être l’objet d’un intérêt pour une société étrangère). Pour Turner, les contacts avec des anthropologues sont susceptibles de modifier tant la conscience réflexive des Kayapo que la relation de l’anthropologue à cette culture. Son activité d’anthropologue a ainsi, à son sens, pleinement participé aux phénomènes qu’il se proposait d’étudier. 42 43 . AUGÉ, M, op. cit, p. 70. KILANI, M., L’invention de l’autre. Essai sur le discours anthropologique, Lausanne, Payot, 1994, p. 257. 22 « The changes in Kayapo culture and in the social and political relation of the Kayapo to national and international society that have been described involved not only changes in structure and level of reflexive consciousness but also fundamental changes in the relation of the anthropologist to Kayapo culture and society. Theses changes included (here I speak for myself) a raising of consciousness on the part of the anthropologist of the historical conditions and political implications of his own role analogous to the raising of Kayapo social and cultural self-consciousness that has been described. They also included a shift in methodological and political stance from that of objectively detached « participant observed » to that of an observing and communicating actor, aware that his very activities of observation and communication had become integral 44 parts of the process he was struggling to observe and understand. » Evoquant son expérience de tournage de documentaire sur la culture Kayapo avec les Kayapo (« As an anthropologist, in short, I had become a cultural instrument of the people whose culture I was attempting to document. »45), Térence Turner souligne alors comment la ligne entre « observateur » et « observé » s’est distendue, tout en lui permettant de développer, encore, un « métalangage », qui rencontrait une forme de « réalisation commune ». « The line between observer and observed, I realized, had shifted, and now passed somewhere through myself, in ways not always easy to follow. The colonial situation that had made my original detached posture of methodological objectivity seem « natural » had been transformed by my original objects of study into a quintessentially modern struggle to control the cultural terms of collective identity and the means to represent and reproduce it. In the process, we had become co-participants in a project of resisting, representing and rethinking, and both their « culture » and my « theory » had become, in 46 some measure, our joint product. » Si ce type d’expériences (celle-ci se déroule à la fin des années ‘80) permet de repenser le rôle de l’anthropologue dans nos mondes contemporains, nous verrons, dans notre « polyphonie en laboratoire » traitant du discours muséal que ce type de co-construction, s’illustrant dans une co-représentation, n’a strictement rien d’évident. Quant à la réintroduction dans le savoir anthropologique d’une perspective agissante et du protagonisme des acteurs du « terrain », elle est effective à différents niveaux, et Turner 44 TURNER, T., « Representing, resisting, rethinking. Historical transformations of Kayapo Culture and Anthropological Consciousness », in STOCKING, G. W. Jr. (dir.), Colonial situations. Essays on the Contextualization of Ethnographic Knowledge, Wisconsin, The University of Wisconsin press, 1991, p. 305. 45 Ibid., p. 310. 46 Ibid., pp. 311-312. 23 montre à quel point la « longueur du réseau » dont parle Kilani peut être particulièrement bouleversée aujourd’hui (nous le verrons en détail dans notre prochain chapitre). Le rôle central que joue aujourd’hui le « terrain » en anthropologie nous a introduit, en même temps qu’à des questionnements incessants dans la discipline (la question de la distance et de l’altérité, de l’universalité et de la singularité, de la construction d’une démarche et/ou d’un objet, des configurations de pouvoir dans un discours historicisé), dans le thème de la co-construction. Au travers d’une démarche anthropologique qui s’appuie sur la possibilité de déroger aux théoriciens les plus totalisants – tout en créant de nouvelles formes d’autorité -, les frontières de l’« objet » comme celles du « terrain » semblent devenir fluentes. Avec les modifications des perceptions du « terrain » et des « sujets » qui s’y meuvent s’est profilée une véritable « crise de conscience » ou « crise de légitimité » des discours. Qui est présent ? Avec quelles conditions socio-politico-économico-historiques ? Et qui (ou que) rencontre-t-il ? Comment pourrait-il en « rendre compte » ou en « témoigner » ? 24 II. « CRISE DE CONSCIENCE » – BOULEVERSEMENT DES PERSPECTIVES “À l’automne 1977, au tribunal fédéral de Boston, on exigeait des descendants des Indiens Wampanoag résidant à Masphee, “la ville indienne du cap Cod”, qu’ils prouvent leur identité. Pour établir leurs droits sur des terres qu’ils avaient perdues, on demandait à ces citoyens du Massachusetts moderne d’établir la preuve d’une vie tribale ininterrompue depuis le XVIIe siècle. (...) Dans le conflit des interprétations, des concepts comme “tribu”, “culture”, “identité”, “assimilation”, “ethnicité”, “politique” et communauté”, faisaient eux-mêmes l’objet d’un procès. (...) Des Indiens modernes, qui parlaient du Grand Esprit avec l’accent anglais de la Nouvelle-Angleterre, devaient convaincre un jury blanc de Boston de leur authenticité. Le processus de traduction était lourd d’ambiguïtés, car toutes les frontières culturelles dont il était question semblaient floues et mouvantes. Le procès soulevait des questions plus vastes sur les modes d’interprétation culturelle, les modèles implicites d’entité, sur la façon de maintenir une 47 distance, de décrire le développement historique.” Avec le mouvement de décolonisation et l’émergence d’un nouveau type de conscience discursive, le discours anthropologique (entre autres) se voit remis en question dans sa prétention hégémonique. Les perspectives sont bouleversées, ne disposant plus de référent sur lequel le doute ne pourrait s’exercer. Dans ce chapitre, nous allons nous pencher plus attentivement sur des éléments de la trame de ce moment particulier où, en anthropologie, le discours occidental totalisant est dénoncé en même temps que s’ouvre une porte pour de nouvelles expérimentations. Dans un premier temps, nous allons traiter de la fluidité et de la mouvance des frontières à la source de la crise post-coloniale de l’autorité ethnographique, pour, dans un deuxième temps, présenter l’un des ouvrages les plus marquant (L’Orientalisme) qui critique les stratégies d’écriture (entre autres) anthropologiques. Entrant alors dans cette notion de stratégie scripturale, nous dégagerons quelques apports de l’ouvrage de Clifford Geertz (Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur), pour enfin dessiner une tension théorique entre « panoptique » et « fragmentation » au niveau de la perception du discours. 47 CLIFFORD, J., Malaise…op. cit., p. 275. 25 1) Mouvance et fluidité des frontières La citation de James Clifford ci-dessus nous fait entrer de pleins pieds dans la nature de la « crise d’identité » dans laquelle l’anthropologie s’est vue plongée après la Seconde Guerre mondiale. Avec le mouvement de contestation des relations coloniales, de nouvelles tendances ont commencé à se manifester mondialement. Des peuples qui ne s’étaient jamais exprimés jusque-là, puisqu’on le faisait à leur place, commençaient à se faire entendre et à agir pour eux-mêmes. Des formes d’ « être au monde différemment » se réaffirmaient d’une nouvelle façon, non pas séparées mais en contact avec la modernité, de manière à ce que les frontières entre « eux » et « nous », l’ « autre » lointain et le « même » proche, le monde traditionnel et le monde moderne, étaient devenus floues. Cette situation est à la source de la crise post-coloniale de l’autorité ethnographique. En effet, dans un monde où il y a de plus en plus de mobilité et d’interaction entre les cultures (tourisme, immigration, multimédias, transport de masse, etc.) et où il est devenu difficile de s’imaginer un endroit complètement vierge de toute « modernité », les sciences humaines, qui se donnent pour but de représenter la réalité sociale, seront « désorientées ». La différence culturelle ne s’avère plus être une altérité exotique et stable. On se rend compte que les relations entre les « cultures » ne sont pas essentielles (ou « essentialisables »), mais, tout au contraire, étroitement liées au pouvoir, à la rhétorique, et aux situations d’interactions réciproques. Dès lors, les discours occidentaux hégémoniques qui prétendaient à la description objective d’autres cultures seront contestés. 2) Critique orientale d’une rhétorique dominatrice L’un des ouvrages le plus marquant, critiquant la rhétorique et les stratégies d’écriture utilisées par les disciplines des sciences humaines, comme l’anthropologie, pour parler d’autres cultures, est L’Orientalisme de Saïd. Comme l’indique bien le sous-titre de la traduction française, L’Orient créé par l’Occident, cet ouvrage attaque les genres d’écriture développés en Occident pour représenter les sociétés non-occidentales -l’Orient en l’occurrence- en argumentant que la rhétorique utilisée donne toujours une place active aux acteurs occidentaux en rendant passifs leurs sujets orientaux. En même temps, les sujets pour lesquels (ou faudrait-il dire à la place desquels?) on parle, se situent dans le monde dominé par le (néo-)colonialisme. Dès lors, la rhétorique renforce cette domination occidentale, ne laissant pas de place à des points de vue différents de la part des sujets. 26 Même si Saïd a été critiqué pour avoir utilisé le même discours autoritaire dans son ouvrage que celui qu’il récriminait aux experts occidentaux (cf. Singleton, dans « L’Afrique aux africains »48), il est intéressant de voir comment il montre l’influence du contexte politique et historique -auquel l’étude et l’écriture d’autres cultures ne sauront pas échapper- sur la façon d’appréhender l’ “Autre”. Ce type de critique des modes de représentation coloniaux a montré que l’écriture ethnographique devrait renoncer à l’idée de pouvoir représenter les groupes humains étrangers de façon objective et anhistorique, car les images que les peuples ont les uns des autres seront toujours constituées par des relations historiques spécifiques au sein desquelles les rapports de pouvoir ne sont pas innocents. Cette « crise de conscience de l’anthropologie quant à son statut libéral dans l’ordre impérialiste »49 et le questionnement de ses styles de représentation prépareront le terrain pour de nouvelles réflexions sur le statut de l’anthropologie et sur de nouvelles possibilités de description culturelle. 3) Entre ici et là-bas Dans Ici et là-bas, l’anthropologue comme auteur, Clifford Geertz souligne la fonction rhétorique de l’anthropologie et le pouvoir de persuasion (l’aptitude à nous persuader qu’« ils ont vraiment été là-bas ») qui sous-tend sa littérature (les anthropologues sont réellement des auteurs, et non pas seulement des écrivains – ils créent un monde en même temps que de nouvelles images paradigmatiques pour l’interpréter). Mais ce « pouvoir » est remis en cause à partir de la proximité qu’il entretiendra avec ses « objets de descriptions » dans l’observation participante, ainsi qu’à partir de l’impossibilité actuelle d’indiquer des frontières stables entre l’« ici » et le « là-bas » (voir ci-dessus). 48 « Personne ne contestera le droit d’un indigène à sa parole. Mais ce que je conteste personnellement c’est qu’il n’y ait en définitive qu’une parole et qu’elle appartienne de droit à celui qui se trouve le plus près de la parole dont on parle. Peu d’anthropologues nieront que la vision occidentale du monde oriental est construite et parfois mal construite. Mais d’un point de vue épistémologique, le débat est hypothéqué par l’opposition faite à un orientalisme, pur produit de l’imagination occidentale et les faits véritables tels qu’un oriental d’origine peut les connaître. De fabrication locale ou étrangère, tout orientalisme est construit. En définitive, on ne peut que soupeser leur crédibilité respective et pas leur degré de rapprochement à un réel de référence qui existerait au préalable, indépendamment de tout point de vue. ». SINGLETON, M, Amateurs de chiens à Dakar. Plaidoyer pour un interprétariat anthropologique, Louvain-la-Neuve, Académia, note p. 22. 49 CLIFFORD, J., op. cit., p. 30. 27 Pour Geertz, Malinowski, autant qu’une méthode, a légué un dilemme littéraire à la discipline: la « description participante » et le « dilemme de la signature »; le problème devient alors celui d’intégrer un auteur « je-témoin » dans un texte « eux-objets de description ». Rabinow, Dwyer et Crapanzano illustreront ce dilemme où l’auteur est intensément présent mais conscient de la domination ou de la « violence symbolique » qu’il impose à ses « eux-objets de description », lorsqu’il s’appuie sur une épistémologie qui ne permet pas à l’autre de défier le soi. Actuellement, pour Geertz, le fait d’intégrer “leurs” vies dans “nos” ouvrages est devenu, en plus d’un problème politique et épistémologique, un problème moral alourdissant le “fardeau de l’auteur”. Selon lui, cette nouvelle configuration est sous-tendue à la fois par le passage des « sujets-coloniaux » à l’état de citoyens souverains, par le déclin de la suprématie positiviste, et par le bouleversement des rapports entre l’« ici » et le « là-bas ». À notre époque, l’« Euréka » de Malinowski paraîtrait « carrément comique »50, et l’anthropologie doit maintenant prendre conscience des sources de son pouvoir. “Un des principes fondamentaux sur lequel les écrits anthropologiques reposaient hier encore, à savoir que leurs objets et leur public étaient non seulement séparables mais moralement distincts, qu’il fallait décrire les premiers mais pas s’adresser à eux, informer le deuxième mais pas l’impliquer, s’est pratiquement désintégré -le monde comporte toujours des compartiments, mais les passages qui les relient sont beaucoup plus nombreux et beaucoup moins sûrs. L’imbrication de l’objet et du public (...) suscite chez les anthropologues une certaine incertitude vis-à-vis de l’objectif rhétorique. Qui faut-il convaincre, à présent? Les africanistes ou les Africains? Les Américanistes ou les Indiens d’Amérique? Les japonologues ou les Japonais? Et de Quoi? De l’exactitude des faits? De la validité de la théorie? De la puissance de l’imagination? De la profondeur morale? Il est très facile de répondre: “de tout cela”. Il n’est pas aussi facile d’élaborer 51 un texte qui réponde ainsi.” Cependant, souligne encore Geertz, la reconnaissance de l’ethnographie comme étant une oeuvre de l’imagination pourrait dépasser l’idée qu’elle serait un acte inéquitable ou un jeu impossible à jouer. Le retour du « courage d’écrire » ne manque d’ailleurs pas d’enjeux, et 50 « Le joyeux « Eurêka » de Malinowski lorsqu’il rencontra les Trobriandais – « un sentiment que cela m’appartient ; c’est à moi qu’il est donné de le décrire ; à moi de les créer » - semble, dans un monde de l’OPEP, de l’ASEAN, de Thing Fall Apart, où un Tongan joue dans l’équipe des Redskins de Washington (sans parler des anthropologues yorubas, cingalais et tewas), non seulement présomptueux, mais aussi carrément comique. » GEERTZ, C., Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996, p. 133. 51 Ibid., p. 132. 28 permettrait la mise en oeuvre de moyens de communiquer de part et d’autre de frontières sociétales : « Ce qui s’avère désormais nécessaire (...) c’est l’élargissement des possibilités de discours intelligible entre des peuples dont les intérêts, les perspectives, la richesse et la puissance diffèrent, mais qui partagent un monde où, contraints qu’ils sont d’entretenir des relations de plus en plus nombreuses, il leur est de plus en plus difficile de ne pas se marcher sur les pieds.” 52 Dans Savoir local, savoir global, il confirme ce qui, pour lui, est un enjeu actuel de l’anthropologie: « Le problème de l’intégration de la vie culturelle devient celui de rendre possible à des gens habitant des mondes différents d’avoir un effet véritable, et réciproque, l’un sur l’autre. »53 En plus de cette tension (interprétée en termes de domination) entre « eux » et « nous », qui trouve pour Geertz son climax dans la volonté – et l’obligation - de ménager un monde commun, le dilemme que Geertz lit chez Malinowski (encore plus latent après la parution de son Journal) est encore particulièrement virulent aujourd’hui dans la perception de ce qu’est la discipline anthropologique. Description ou témoignage ? Quel poids donner à la partialité du regard ? Sommes-nous seulement habilités, ultimement, à parler de nous-mêmes dans le rapport au « terrain » ? Olivier de Sardan, tentant de « redresser » l’anthropologie comme discipline empirique, dénoncera la prolifération des autobiographies et la déferlante d’introspections dont le coup d’envoi a été donné par ce même ouvrage de Clifford Geertz. « Ne risque-t-on pas de crouler sous tant de “nouveautés” autoproclamés et ne sommesnous pas menacé aujourd’hui plus par excès que par défaut de réflexivité? »54 Entre « objectivisme » et « subjectivisme », il nous semble que la discipline anthropologique oscille encore dans les « choix » épistémologiques et rhétoriques qu’elle est maintenant amenée à faire pour garder une forme d’unité. 52 Ibid., p. 145. GEERTZ, C., Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986, p. 202. 54 OLIVIER. DE SARDAN, J.-P., « Le « je » méthodologique. Implication et explicitation dans l’enquête de terrain », in Revue française de sociologie, 41-3, 2000, p. 419. 53 29 4) Panoptique et fragmentation Nous définirions le panoptique comme l’affirmation (plus ou moins consciente) de la possibilité d’avoir un discours englobant qui pourrait faire vivre en son sein tous les points de vue, dans une sorte de théodicée. Pour Foucault, ce modèle pourrait se rapprocher de l’emprise du « big brother », et donner naissance à une auto-discipline (une « technologie disciplinaire »55.) pour laquelle l’armée (et les scouts) et la psychanalyse jouent encore un rôle déterminant. Dans la pratique anthropologique, l’image du panoptique est souvent associée à Marcel Griaule qui, aviateur et militaire de formation, cherchait à embrasser un point de vue de survol du territoire et déployait ses anthropologues comme des troupes militaires à l’abordage (tout en ayant une certaine ironie dans sa posture56). Mais, aujourd’hui, la crise des représentations, la fin des méta-récits et la dissémination conjointe des « mondes » rend problématique l’atteinte d’un « réel de référence », d’un « point de vue englobant » ou peut-être « point de vue de Dieu ». Dans Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Clifford assume (apparemment57) une désintégration de la notion de culture avec la dissémination des « mondes ». « There is no whole picture that can be « filled in », since the perception and filling of a gap lead to the awareness of other gaps. (…) Culture is contested, temporal, and emergent. »58. Tandis que Clifford parlera d’« allégorie » pour désigner la pratique textuelle de l’ethnographie, Tyler parlera d’« évocation », de suspension dialogique irrésolue – tentant d’établir un nouveau type de holisme, non pas donné mais émergent dans une interaction entre texte-auteur-lecteur. Il en appelle à une ethnographie fragmentaire, confirmant la nature fragmentaire du monde moderne. « A post-modern ethnography is fragmentary because it cannot be otherwise. Life in the field is itself fragmentary, not at all organized around familiar ethnological categories 55 Par exemple, voir FOUCAULT, M., « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits 1954-1988, IV, Paris, Gallimard, 1994, pp. 182- 194. Ou encore M. FOUCAULT, « Le sujet et le pouvoir », ibid., pp. 222-243. 56 Voir CLIFFORD, J, Malaise dans la culture…, op. cit. 57 C’est en effet l’enjeu d’une critique de Marc Augé dans Pour une anthropologie des mondes contemporains que d’affirmer que les exercices postmodernistes de l’anthropologie américaine se déroulent en pleine contradiction : d’une part ils se donneraient pour objet non pas la culture comme texte mais le texte ethnographique lui-même, entraînant dans une « relativisation généralisée » la notion même de culture, et de l’autre ils garderaient encore une fidélité à cette notion en indiquant comme problématiques les données factuelles. « Empirisme étroit et relativisme culturel sont ainsi réemployés pour légitimer un projet qui associe, sous le nom de postmodernisme, une conceptualisation conservatrice à une écriture esthétisante. » AUGE, M., op. cit., p. 59. 58 CLIFFORD, J., « Introduction : partial truth », in CLIFFORD, J. et. MARCUS, G. E (dir.), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Californie, University of California Press, 1986, pp. 18-19. 30 such as kinship, economy, and religion, and except for unusual informants like the Dogon sage Ogotemmêli, the native seem to lack communicable visions of a shared, integrated whole (…) It is not just that we cannot see the forest for the trees, but that we have come to feel that there are no forests were the trees are too far apart, just as patches make 59 quilts only if the spaces between them are small enough. » Pas de climax, de réalisation parfaite, d’image stable, de conjonction ultime. Mais l’indication de la fragmentation et de la fictionnalité ne fait pas pour autant de ceux qui se disent « post-modernes » des relativistes radicaux. En effet, cela supposerait que l’on puisse encore atteindre une sorte de « méta-point de vue » depuis lequel les différentes valeurs pourraient apparaître relatives. Finalement, les préoccupations de l’anthropologie semblent rejoindre celles des débats sur la « démocratie ». Si nous parlons de pluralisme, il s’agit de savoir comment celui-ci pourrait s’exprimer dans un débat commun. Dans cette époque d’après-guerre où le mouvement de décolonisation s’amorce, nous avons vu que l’autorité du discours occidental était profondément remise en question, tant en fonction des évolutions effectives des réseaux qui se retissent et des interactions qui en découlent qu’au niveau épistémologique d’une considération du discours en termes de pouvoir et de domination. De nouvelles options épistémologiques et de nouvelles pratiques émergent alors en anthropologie. Dans le prochain chapitre, nous allons voir comment elles se problématisent et s’affirment, animées et taraudées par la (l’)(im)possibilité de la coconstruction. 59 TYLER, S. A., « Post-modern Ethnography : From Document of the Occult to Occult Document », in ibid., pp. 131-132. 31 III. POLYPHONIES EN LABORATOIRE Nous voici au seuil de notre laboratoire. Quatre expériences vont y être tentées, expériences qui se veulent le reflet de nos intérêts, mais surtout des ruptures mises en évidence précédemment. Cette notion de « laboratoire » renvoie pour nous à des lieux particuliers qui peuvent nous permettre d’articuler tant les dimensions épistémologiques et réflexives de la discipline anthropologique que leur inscription concrète dans sa pratique. Ces « laboratoires » seront les lieux de formes de perception de la plurivocalité. A. LA VOIX DE L’AUTRE - EXPERIMENTATIONS SCRIPTURALES « La vie est une traduction dans laquelle nous sommes tous perdus. »60 A partir des années 60, les styles et les théories qui avaient jusque-là prédominé dans les sciences sociales depuis leur naissance en tant que disciplines professionnelles académiques à la fin du XIXe siècle, ont été fortement ébranlés. Cette remise en question a été nourrie par de nouvelles perceptions d’un monde en changement, ce qui a entraîné un affaiblissement considérable de la confiance dans la pertinence des façons de décrire la réalité sociale en vigueur jusque-là. En effet, dans un monde où il y avait de plus en plus de contact, de conscience mutuelle et d’interdépendance entre les sociétés, une nouvelle façon d’aborder les autres cultures et un nouveau style d’écriture étaient devenus indispensables, puisque tout changement dans le rapport à l’ « autre » entraîne également un changement dans la façon de le décrire ou représenter. Dans ce sens, la décolonisation a joué un rôle primordial dans la prise de conscience chez les ethnographes de la force de leur rhétorique. La question qui se posait était alors de savoir comment on pourrait encore « représenter » la réalité sociale comme un objet pour les sciences sociales dans ce monde changeant. Dès lors, un bon nombre d’ethnographes, surtout du monde anglo-saxon, a commencé à chercher des alternatives à la monographie classique, engageant le défi de trouver des moyens 60 MERILL, J. cité in GEERTZ, C., Savoir local, …op. cit., p. 59. 32 d’écriture qui laisseraient une place à la voix de l’indigène dans le compte-rendu de la recherche de terrain. Dans un premier temps, nous allons aborder cette « crise des représentations » et voir comment elle a engendré une « période expérimentale » dans les sciences humaines, où la nécessité d’une révision du projet ethnographique a conduit à l’apparition de l’« anthropologie interprétative » et à l’avènement du postmodernisme au sein de la discipline. Dans un deuxième temps, nous allons voir comment ces réflexions et ces changements ont trouvé leur concrétisation au niveau de l’écriture, notamment à travers des stratégies d’ « auto-référentialité » et de « dialogisme ». Finalement, nous tenterons de signaler les insuffisances de ces nouvelles techniques d’écriture, afin d’aboutir sur la nécessité d’une approche « réflexive ». 1) Une période « expérimentale » dans les sciences humaines Dans le contexte précédemment décrit, le terrain et l’écriture ethnographiques sont devenus le lieu par excellence de riches discussions théoriques et d’innovations. Marcus et Fischer parlent d’un « experimental moment in the human sciences », ou encore d’un « pregnant moment in which every individual project of ethnographic research and writing is potentially an experiment »61. Ensemble, tous ces projets individuels contribueraient à une reconstruction de la pratique et de la théorie de l’anthropologie moderne. Ici, nous nous concentrerons davantage sur l’écriture ethnographique que sur la pratique de la recherche de terrain. La « période expérimentale » dont il est question ici, initiée pendant les années 60 et à son apogée pendant les années 80 avec les postmodernes américains, était –comme toute période expérimentale- caractérisée par un éclectisme de styles et d’approches. Les ethnographes cherchaient à se libérer des paradigmes autoritaires et à pratiquer une ethnographie critique et réflexive. Marcus et Fischer définissent ce genre de périodes d’expérimentation comme étant relativement éphémères par nature, c’est-à-dire des périodes transitoires entre deux périodes de styles de recherche plus figés, plus paradigmatiques. La 61 MARCUS, G. E. et FISCHER, M.M.J., Anthropology as a Cultural Critique: An experimental Moment in the Human Sciences, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1986, p. ix. 33 force de ces périodes d’expérimentation résiderait justement dans le fait que –même si certaines expérimentations ne mènent à rien- elles engendrent beaucoup de potentialités62. 1.1 Remise en question de l’autorité monologique de l’ethnologue Comme nous l’avons vu plus haut, la période post-coloniale a été le moment d’une prise (ou crise) de conscience de la force de la rhétorique employée pour parler d’autres cultures. L’apparition d’ouvrages de critique (ex. L’Orientalisme) faisait écho à l’autocritique croissante de la part des anthropologues de l’époque et à leur souci profond de trouver de meilleures façons de description et analyse de cultures non-occidentales. Ce souci était le fruit de ce qu’on appelle généralement « la crise des représentation » dans les sciences humaines, apparue à un moment où les frontières entre les cultures (entre « ici » et « là-bas », « eux » et « nous ») s’avéraient floues et où il était devenu difficile de nier l’influence du contexte général (politique, historique, culturel) sur les productions ethnographiques. Avant de parler de cette fameuse « crise des représentations », contextualisons le problème. Plusieurs auteurs, dont Kilani63 et Laplantine64, situent l’origine de l’ethnographie, dans le sens de description d’autres cultures, dans le XVIe siècle. Même si on est encore loin de parler d’ « ethnographie » en tant que telle à cette époque de la découverte du Nouveau Monde65, on peut dire que sa genèse s’y trouve66, et il est intéressant de voir comment l’ « Autre » était appréhendé par les voyageurs et conquistadors de cette époque. Cette appréhension de l’autre ne passait que par les propres grilles de lectures des voyageurs, qui rapportaient toutes les choses vues dans le Nouveau Monde à des choses connues dans 62 “Ours is a once again a period rich in experimental and conceptual risk-taking. Older dominant frameworks are not so much denied -there being nothing so grand to replace them- as suspended. The ideas they embody remain intellectual resources to be used in novel and eclectic ways.” “The motivating genre is thus antigenre, to avoid the reinstatement of a restricted canon like that of the recent past. Individual works have influence on other writers of ethnography, but are not self-consciously written as models for others to follow, or as the basis of a “school” of ethnographic production. Particular texts can be judged as awkward, or even as failures in terms of the goals they set themselves, but they may be interesting and valuable nonetheless for the possibilities they raise for other ethnographers.” MARCUS, G. E. et FISCHER, M.M.J., op.cit., pp. 10, 42. 63 KILANI, M., op. cit. 64 LAPLANTINE, F., La description… op. cit. ; L’Anthropologie, Paris, Ed. Seghers, 1987. 65 Voir à ce sujet: TODOROV, T., La conquête de l’Amérique. La question de l’Autre, Paris, Seuil, 1982. 66 LAPLANTINE, F., La description… op.cit., p. 57. 34 l’Ancien67. De plus, ils avaient déjà une idée préétablie de ce qu’ils allaient rencontrer. Dès lors, l’autre n’était pas vraiment regardé mais plutôt imaginé à travers ce qu’on savait et connaissait déjà; le regard était souvent anticipateur, voire créateur, de l’événement68. Le but de l’écriture qui accompagnait les grandes découvertes était de « faire voir » à un public lointain ce que les voyageurs « voyaient » avec leurs propres yeux. Kilani établit un parallèle (peut-être un peu osé) entre cette écriture des voyageurs du XVIe siècle et celle des ethnologues du XXe, dans le sens où ils tentent tous les deux de convertir le voir en écriture afin de « montrer ». De plus, cette écriture leur permet de « se constituer en l’humanité de référence ; en celle qui a le pouvoir de nommer les autres humanités, ou les autres sociétés, et de leur assigner une place dans la diversité des cultures. »69. Dans ce type d’écriture ethnographique, le deuxième pôle de la relation, le pôle de l’autre, n’apparaît point. Clifford, dans son essai « De l’autorité en ethnographie », explique comment, dans la première moitié du XXe siècle, la recherche de terrain (l’observation participante effectuée par un ethnologue professionnel) est devenu la norme en anthropologie, la source privilégiée de données sur d’autres peuples. Entre 1900 et 1960, l’autorité de l’ethnologue était pleinement fondée sur son expérience de terrain (« J’étais là, en tant que membre et participant ») et la question de l’écriture était alors de savoir comment on pouvait traduire cette expérience sous forme de texte. « L’intervention de multiples subjectivités et de contraintes politiques, qui échappent au contrôle de l’auteur, compliquent le processus [de cette traduction]. Pour répondre à ces forces, l’écriture ethnographique met en place une stratégie d’autorité. Cette stratégie a toujours impliquée une volonté incontestée d’apparaître comme l’unique pourvoyeur de 70 vérité dans le texte. Une expérience culturelle complexe est énoncée par un individu. » L’ethnologue devient alors une sorte de porte-parole unique et autorisé de la société qu’il a étudié, se basant sur sa longue et intensive expérience de terrain. C’est cette « autorité monologique » de l’ethnologue, caractéristique pour la monographie de terrain traditionnelle, qui a été contestée profondément à partir de la deuxième moitié du XXe 67 En témoignent des exemples qui nous paraissent comiques aujourd’hui: Acosta appelle le lama “brébis de Pérou”, Ovieda emploie le mot “dragons” pour parler des lézards, etc. (LAPLANTINE, La description… op.cit., p. 59). 68 KILANI, M., op.cit., p. 66 ; LAPLANTINE, F., La description…op.cit., p. 59. Il convient ici de remarquer que ce procédé n’est pas spécifique pour les occidentaux qui allaient à la rencontre d’autres cultures. En effet, cette médiation de la culture à travers laquelle l’autre est incorporé dans l’univers propre existe des deux côtés de la rencontre interculturelle. Ainsi, par exemple, les Aztèques prenaient les espagnols pour leurs dieux, et les Hawaïens faisaient la même chose avec Captain Cook. (KILANI, M., op.cit., pp. 66-68) 69 KILANI, M., op.cit., p. 69. 70 CLIFFORD, J., « De l’autorité en ethnographie », in Malaise dans la culture…op. cit.: p. 32. 35 siècle. On s’est rendu compte du fait que la rhétorique d’une telle monographie de terrain a « le véritable pouvoir de transfigurer l’autre »71 ; elle donne au seul anthropologue la toutepuissance de fabriquer et de mettre en circulation des images sur d’autres peuples. D’ailleurs, en représentant les cultures comme des totalités cohérentes, l’anthropologue crée quelque part une fiction, d’autant qu’il tait la part essentielle de l’imagination dans cette construction et dans le processus rhétorique qui en découle. 1.2 La crise des représentations et la réponse des postmodernes Ces réflexions ont mené au constat qu’une culture ne peut pas être appréhendée une fois pour toutes par un seul anthropologue qui s’y est immergé. Dire « la vérité » sur une culture s’avère être une illusion, car chaque tentative de l’appréhender sera toujours le résultat particulier d’une rencontre particulière entre un ethnologue particulier et des personnes ethnographiées particulières. De plus, aucun ouvrage n’échappe au contexte général dans lequel il s’inscrit et qui guide sa rhétorique de l’altérité, étant donné qu’il n’existe pas de position « neutre » pour l’ethnographe, ni de regard « vierge » qui pourrait appréhender la réalité sans aucune médiatisation de la culture et des catégories déjà données. Avec ces constats, toute une génération d’ethnographes s’est alors rendu compte que la réalité n’est pas transparente et prête à être expliquée par un ethnographe autorisé et que le projet de l’ethnographie était à réviser. La grande question était alors de savoir s’il était encore possible de prétendre « représenter » la réalité de l’autre, et si oui, comment ceci devrait être fait. C’est là où on entre dans la « période expérimentale » dont nous parlent Marcus et Fischer, où l’autocritique des anthropologues s’est concrétisée dans de multiples expérimentations et innovations, ceci au niveau du processus de recherche, mais surtout au niveau de l’écriture. De multiples formes expérimentales d’écriture, altérant les formes standardisées des comptes rendus ethnographiques, ont vu le jour. Aux Etats-Unis, un nouveau courant appelé « postmoderne » a vu le jour. La condition de ce postmodernisme, qui est une réaction contre les idéaux modernistes d’universalité et de rationalité et qui s’oppose à la croyance en des cadres fixes et englobants qui nous 71 KILANI, M., op.cit., p. 70. 36 permettraient d’interpréter et de classer la réalité, est défini par Lyotard comme « l’incrédulité à l’égard des métarécits »72, indiquant ainsi le scepticisme vis-à-vis des paradigmes dominants dans les sciences humaines, mais aussi dans la littérature et les arts. A partir des années 70, les développements dans le domaine de la critique littéraire et de l’interprétation remplaçaient les modèles de la linguistique, qui, quant à eux, avaient été une source importante pour la définition de cadres abstraits et de théories générales en anthropologie pendant les années 50 et 60. L’influence au sein de l’anthropologie de la critique littéraire et des réflexions sur l’interprétation a appuyé une prise de conscience des anthropologues de l’aspect littéraire de leur rhétorique. En effet, l’ouvrage collectif Writing Culture aborde l’aspect littéraire de l’écriture ethnographique, et Clifford Geertz vient nourrir le débat en estimant que l’anthropologue est un auteur73. Avec cette assertion il affirme la nature construite de toute monographie de terrain. Dès lors, sous l’influence de la critique littéraire, on abandonna les tentatives visant à établir des théories généralisantes sur les sociétés pour ouvrir la voie à une discussion de fond sur les problèmes d’interprétation et de description de la réalité sociale74. 1.3 L’anthropologie interprétative A partir des années 60, il y eu un glissement important dans les discussions théoriques et le point d’intérêt prioritaire en anthropologie : au lieu de chercher à représenter le plus complètement possible la structure sociale d’une façon de vivre particulière observée de près, on commence à s’intéresser à la traduction et à l’explication du monde mental des peuples étudiés, ce qui ouvre la voie à l’étude du sens, des symboles, de la mentalité et du langage. Désormais, la tâche du travail de terrain serait de saisir le « point de vue de l’indigène »75 (« L’astuce est d’arriver à comprendre ce que diable ils pensent être en train de faire »76 ). 72 LYOTARD, J.-F., La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Les Editions de Minuit, 1979, p. 7. 73 GEERTZ, C., Ici et là-bas…op. cit. 74 “The authority of “grand theory” styles seems to be suspended for the moment in favor of a close consideration of such issues as contextuality, the meaning of social life to those who enact it, and the explanation of exceptions and indetermants rather than regularities in phenomena observed –all issues that make problematic what were taken for granted of facts and certainties on which the validity of paradigms had rested.” MARCUS, G.E. et FISCHER, M. M. J., op.cit., p. 8. 75 Cette volonté de réussir à regarder avec les yeux de l’indigène avait déjà été exprimée par Malinowski en 1922, quand il écrivait que son but était « to grasp the native’s point of view, his relation to life, to realise his 37 L’ « anthropologie interprétative », dont Clifford Geertz est le porte-parole, a fortement contribué à cette réorientation de la recherche ethnographique, en rédéfinissant le concept de culture en termes de système de « sens ». « The concept of culture I espouse (...) is essentially a semiotic one. Believing, with Max Weber, that man is an animal suspended in webs of significance he himself has spun, I take culture to be those webs, and the analysis of it therefore not an experimental science 77 in search of law but an interpretive one in search of meaning.” La réalité sociale est conçue comme une interprétation et une négociation de sens, tant de la part de l’observateur que de la part des observés. Dès lors, l’ethnographe a intérêt à montrer comment il a construit ses interprétations, car il se base à son tour sur les interprétations de ses informants : « that what we call our data are really our own constructions of other people’s constructions of what they and their compatriots are up to. »78 Cette conception romp évidemment avec l’idée de pouvoir représenter « la » réalité de l’autre. Toute compréhension sociale ne serait qu’une approximation, car « cultural analysis is intrinsically incomplete”79, et il ajoute : “Anthropology, or at least interpretive anthropology, is a science whose progress is marked less by perfection of consensus than by refinement of debate”80. Cependant, Geertz voit l’interprète plutôt comme gardant une certaine distance envers son objet d’interprétation -il « lit » la culture (« culture comme texte »81)- et il ne l’aborde pas en termes de « dialogue ». Néanmoins, ce dernier terme – vision of his world. » in MALINOWSKI, B., Argonauts of the Western Pacific, New York, Dutton, 1922, p.25. Pour Geertz, “voir les choses du point de vue de l’indigène” n’exige pas d’intimité psychologique avec le sujet d’étude (ce mythe fut brisé avec la publication du journal de Malinowski). Par contre, il s’agirait de conjuguer les concepts « proches de l’expérience » (concepts dont l’informateur se sert pour désigner ce que lui ou ses compagnons voient, sentent, imaginent, etc.) avec les concepts « éloignés de l’expérience » (concepts que le spécialist -l’ethnographe- utilise pour présenter son objectif scientifique, pour « capturer les traits généraux de la vie ») dans un rapport éclairant. Cette conjonction est importante dans l’analyse anthropologique, car un ethnographe qui se limite aux concepts proches de l’expérience reste enfermé dans l’immédiat et celui qui se limite aux concepts éloignés reste dans l’abstraction et le jargon. Il s’agit alors d’une sorte de traduction transculturelle, avec l’ethnographe comme médiateur, entre les deux types de savoir. Il y ajoute que finalement « l’ethnologue ne perçoit pas (…) ce que ses informateurs perçoivent. Ce qu’il perçoit (…) est ce « avec quoi » ils preçoivent » (p.75) et GEERTZ, C., « «Du point de vue de l’indigène »: sur la nature de la compréhension anthropologique », in Savoir local…op. cit. 76 GEERTZ, ibid., p. 74. 77 GEERTZ, C., “Thick Description: Toward an Interpretive Theory of Culture”, in The Interpretation of Culture, New York, Basic Books, 1973. 78 Ibid., p. 9. 79 Ibid., p. 29. 80 Ibid. 81 “What the ethnographer is in fact faced with (...) is a multiplicity of complex conceptual structures, many of them superimposed upon or knotted into one another, which are at once strange, irregular, and inexplicit, and which he must contrive somehow first to grasp and then to render. (...) Doing ethnography is like trying to 38 désignant la façon dont l’ethnologue s’engage dans un processus de communication avec une autre culture- est devenu une notion importante au niveau de l’écriture. 2) Auto-référentialité et dialogisme Quel est le résultat de ces réflexions et changements dans le projet anthropologique au niveau de l’écriture ethnographique? Comme nous l’avons dit plus haut, les années 60, 70 et 80 étaient caractérisées par un éclecticisme de stratégies d’écriture, les unes certainement plus radicales que les autres82. Sous l’impulsion des postmodernes, un des soucis principaux était de trouver des stratégies textuelles qui réussiraient à en finir avec l’autorité souveraine de l’anthropologue et sa prétention à « décrire » l’autre, et qui montreraient la part essentielle qu’occupe la “construction” dans la pratique ethnographique (tant la “co-construction” du savoir anthropologique par l’ethnographe et ses informateurs que la construction littéraire que suppose l’écriture du compte-rendu). Principalement, ils ont eu recours à deux stratégies différentes pour répondre à cette nouvelle exigence: l’autoréférentialité et les techniques du dialogue. 2.1 L’Auto-référentialité La question de l’auto-référentialité concerne la façon dont l’ethnologue peut faire apparaître son « je » dans le texte83: comment rompre la dichotomie subjectif/objectif et réaliser, au sein du texte, la prise en compte du vécu de l’ethnologue, du déroulement de sa recherche et de son rapport personnel à l’autre sur le terrain ? Pendant longtemps, dans une volonté d’objectivité, la seule place qu’occupait l’auteur au sein de son propre texte était limité à l’introduction et quelques notes en bas de page. Si jamais il avait envie de rendre public son expérience personnelle, il la publiait dans un read (in the sense of “construct a reading of”) a manuscript -foreign, faded, full of ellipses, incoherencies, suspicious emendations, and tendentious commentaries, but written not in conventionalized graphs of sound but in transient examples of shaped behaviour.” Ibid., p. 10. 82 Cependant, il convient de signaler que, dans un certain sens, l’écriture ethnographique a toujours été le terrain d’expérimentations. Malinowski, Evans-Pritchard, Boas ou Bateson ont eux aussi, à leur manière et à leur époque, écrit des comptes rendus ethnographiques pionniers ; et l’ethnographie française des années 20 et 30 était déjà passée par une période expérimentale sous l’influence du surréalisme. 83 Voir aussi “Entre ici et là-bas”, p. 27 du travail ci-présent. 39 ouvrage indépendant de la monographie officielle, cette dernière étant censée être scientifique et objective. L’un des premiers à l’avoir fait84, longtemps avant la période « expérimentale » dont il est question ici, est Michel Leiris avec L’Afrique fantôme (1934). Lévi-Strauss s’est également aventuré dans la publication d’un récit introspectif avec Tristes Tropiques (1955) et du côté anglo-saxon est paru Le Rire et les songes (1957 [1955]) de Laura Bohannan, qui avait pris le soin de se cacher sous le pseudonyme Elenore Smith Bowen. Après ces pionniers du récit de terrain personnel, le chemin était ouvert pour que d’autres puissent faire la même chose, cette fois-ci sans se heurter à la résistance du monde académique85. Avec les postmodernes et leur intérêt accru pour les aspects discursifs de la représentation culturelle, la présence de l’auteur dans son texte et l’exposition de ses réflexions sont devenues des caractéristiques importantes dans les comptes-rendus ethnographiques. Une telle anthropologie « réflexive » est alors à la base d’une réflexion non seulement sur les procédés d’écritures mais aussi sur l’implication de l’ethnologue sur son terrain. L’ethnologue -conscient des effets de sa présence sur la situation de terrain et conscient de l’aspect « construit » de sa monographie et du fait qu’il existe des ethnographiés qui pourront la lire- se met alors en scène dans ses écrits, car il estime nécessaire de montrer ses réflexions, faites tout au long de son terrain, et la façon dont il obtient son savoir sur les gens qu’il étudie. Un des meilleurs exemples d’une telle écriture réflexive est Un Ethnologue au Maroc de Paul Rabinow (1988 [1977]), ou encore The headman and I : Ambiguity and ambivalence in the fieldworking experience de Jean-Paul Dumont (1978). Les deux ouvrages contiennent des réflexions importantes sur l’épistémologie du travail de terrain et ils sont construits autour de dialogues entre les ethnographes et les ethnographiés, mettant ainsi l’accent sur la communication au sein de et entre les cultures. Certains anthropologues ont poussé cette introspection à l’extrême, jusqu’au point de convertir la monographie en roman. En mettant en avant sa propre personnalité, sa propre 84 Nous faisons abstraction du journal de Malinowski, apparu en 1967, étant donné qu’il a été publié après sa mort et que Malinowski ne semble pas l’avoir écrit dans l’intention de le publier. 85 Nous pensons, par exemple, à toute une série de récits ethnographiques très « signés » -pour utiliser les mots de Geertz- apparus chez Plon dans la collection « Terre Humaine » : L’Afrique ambiguë de Georges Balandier (1957), Chronique des Indiens Guayaki de Pierre Clastres (1972), Les lances du crépuscule de Philippe Descola (1993), etc. 40 expérience de terrain et ses aventures, l’anthropologue introduit son « je » dans le texte d’une façon tellement prononcée qu’il se transforme en « héros solitaire »86. Un des exemples les plus extrêmes de cette tendance est sans doute Nigel Barley : ses ouvrages sont devenus de véritables best-sellers qui se laissent lire comme des romans d’aventures hilares dont l’auteur est lui-même le protagoniste.87 2.2 Dialogisme ou écriture multivocale Ce qui nous intéresse davantage ici, ce sont les techniques du dialogue ; l’ethnographe explicite alors l’aspect dialogique du travail de terrain. Dans son effort pour réaliser une meilleure symétrie entre « eux » et « nous » et pour ne plus parler de façon autoritaire et décisive du peuple étudié, il dénonce la répression des voix indigènes dans l’écriture ethnographique traditionnelle en réclamant pour celles-ci une place au sein du texte, conjointement avec celle de l’anthropologue. Le résultat de cette revendication de « co-énonciation » est alors une écriture multivocale (certains dialogues et d’autres confrontations interpersonnelles sont explicités) dans laquelle on réunit le « sujet » (l’ethnographe) et l’ « objet » (l’ethnographié) en les faisant dialoguer88. Evidemment, le dialogisme n’a pas été inventé du jour au lendemain, plusieurs auteurs l’appliquaient déjà avant que le courant du « dialogisme » en tant que tel n’existe. Sans s’étendre sur la polémique règnant autour du « cas » Castaneda89, relevons néanmoins son style dialogique qui a contribué à stimuler la réflexion concernant des stratégies textuelles alternatives pour l’ethnographie. 86 KILANI, M., op.cit., p. 29. BARLEY, N., Un Anthropologue en déroute, Lausanne, Payot, 1992 [1983] ; Le Retour de l’Anthropologue Lausanne, Payot, 1994 [1986] ; L’Anthropologie n’est pas un Sport dangereux, Lausanne, Payot, 1998 [1988]. 88 MULLER, J.-C., « Du monologue au dialogue ou de l’ambiguïté d’écrire des deux mains », in Anthropologie et sociétés, vol. 28, n°3, 2004, p. 156. 89 Auteur d’une série d’ouvrages dans lesquels il relate son apprentissage de l’usage de différentes plantes hallucinogènes chez un sage yaki, Don Juan. Au niveau de l’écriture, cette relation particulière entre l’ethnographe/le novice et l’ethnographié/le sage a pour résultat une technique narrative assez particulière qui nous montre un Castaneda suspendu aux lèvres de Don Juan et mettant en pratique ses enseignements. Castaneda se met alors en scène lui-même et c’est lui qui signe l’ouvrage, mais le personnage principal est Don Juan. Ces ouvrages ont très vite été le centre d’une grande polémique à cause de leur véracité extrêmement douteuse. CASTANEDA, C., The teachings of Don Juan : A Yaki way of knowledge, New York, Simon and Schuster, 1968 ; A separate reality. Further conversations with Don Juan, New York, Simon and Schuster, 1971; Journey to Ixtlan: The last lessons of don Juan, New York, Simon and Schuster, 1972. 87 41 Parfois le dialogue a été réduit à un monologue. Le résultat est alors une « autobiographie », écrite, certes, sous la rédaction et direction d’un ethnographe, mais dans laquelle l’indigène tient la parole (il ou elle parle à la première personne). Deux ouvrages pionniers de cette façon de faire sont Soleil hopi, L’Autobiographie d’un Indien Hopi de Don Chuka Talayeswa (1959 [1942]) et Baba de Karo, L’autobiographie d’une musulmane Haoussa du Nigeria, ouvrage signé par Mary F. Smith (1969 [1954]). Dans le premier ouvrage, Talayeswa, un indien hopi, raconte sa vie et son apprentissage, dès petit, des us et coutumes de son groupe. Ceux qui lui ont demandé d’écrire ses mémoires et qui l’ont guidé dans la rédaction sont délibérément restés à l’ombre (c’est Talayeswa qui signe lui-même l’ouvrage), effaçant de cette façon l’élément dialogique propre à la réalisation d’un tel ouvrage. Par contre, le deuxième ouvrage est bel et bien signé par Mary Smith, la femme qui a écouté Baba raconter sa vie lors d’une série de sessions pendant plusieurs semaines. Un autre prédécesseur de l’usage du récit de vie comme stratégie textuelle en ethnographie est Oscar Lewis avec Les enfants de Sanchez ; Autobiographie d’une famille mexicaine (1983 [1961]) et La Vida ; une famille porto-ricaine dans une culture de pauvreté : San Juan et New York (1969 [1966]). Contrairement aux deux ouvrages mentionnés ci-dessus, Lewis raconte les récits de vie de plusieurs personnes, et à travers la transcriptions d’entretiens il introduit différentes voix dans le texte afin d’offrir plusieurs points de vue. Dans son introduction à l’ouvrage collectif Writing Culture, Clifford écrit concernant les ouvrages dialogiques apparus dans les années 70-80 (Crapanzano, Dumont, Shostak, Dwyer, Lacoste-Dujardin), que ceux-ci ont pour effet la transformation du texte « culturel » (la description et interprétation d’un rite, une institution, un récit de vie, etc.) en un sujet parlant « who sees as well as is seen, who evades, argues, probes back »90, et il ajoute : « In this view of ethnography the proper referent of any account is not a represented “world”; now it is specific instances of discourse. But the principle of dialogical textual production goes well beyond the more or less artful presentation of “actual” encounters. It locates cultural interpretations in many sorts of reciprocal contexts, and it obliges writers to find diverse ways of rendering negotiated realities as multisubjective, powerladen, and incongruent. In this view, “culture” is always relational, an inscription of 90 CLIFFORD, J., “Introduction…op. cit., p. 14. 42 communicative processes that exist, historically between subjects in relations of power.” 91 Tuhami, Portrait of a Moroccan (1980) de Vincent Crapanzano et Nisa, Une vie de femme (2004 [1981]) de Margorie Shostak sont plus que des récits de vie classiques dans le sens où ils contiennent également des réflexions sur la relation entre l’ethnologue et ses informateurs. Ils font tous les deux usage de techniques du dialogue afin de montrer comment un récit de vie ne se construit pas seul, mais en relation et à partir de plusieurs points de vues. En même temps, la forme du dialogue répond au souci de ne pas couler la narration dans un moule occidental mais de mettre l’accent sur le langage et les conventions indigènes, tel qu’ils apparaissent en tant que composants de la construction des récits de vie lors des conversations et entretiens avec l’ethnologue. Pour Moroccan Dialogues (1982), Kevin Dwyer a choisi de transcrire assez littéralement ses conversations avec son informateur principal et ce dans une volonté d’éviter les rôles institutionnalisés de l’« autre textualisé » et du « moi, interprète ». De plus, il insiste sur la « vulnérabilité », ou le contrôle imparfait, de l’ethnographe et de son projet. 3) L’utopie du dialogue ? – vers une approche réflexive Plusieurs auteurs (Kilani92, Harstrup93) ont taxé la revendication de co-énonciation de l’école dialogiste de « naïve », car elle nie le travail de textualisation effectué par l’ethnographe. En effet, toute présentation cohérente présuppose un mode d’autorité dominant ; une écriture « multivocale » qui consisterait à une simple juxtaposition de différentes voix94 reste utopique. Le fait que l’ethnographe reste toujours celui qui garde le contrôle du dialogue a incité Tyler95 à dire qu’il n’y est alors pas question d’une élimination de l’autorité monologique –comme le souhaitaient les dialogistes- mais seulement d’un déplacement de celle-ci. Proposant un autre type d’ouverture, Barthes, dans La mort de l’auteur, repris par Clifford dans « De l’autorité en ethnographie », affirme que la capacité 91 Ibid., pp. 14-15. KILANI, M., op.cit. 93 HARSTRUP, K., « The Native Voice – And the Anthropological Vision”, in Social Anthropology, vol. I, n°2, 1993. pp. 173-186, 94 Il convient de remarquer que Marcus et Fischer ont également soulevé des questions concernant le travail de textualisation quand ils parlent de Nisa de Sostak (MARCUS et FISCHER, op.cit., p. 59) et Tuhami de Crapanzano (ibid., p. 73). 95 TYLER, S., « Words and deeds and the doctrine of the secret world », in Papers from the parasession on language and behaviour, Chicago Linguistic Society, Chicago, University of Chicago Press, 1981. 92 43 d’un texte à trouver son sens dans une cohérence dépend moins des intentions délibérées de l’auteur que de l’activité créatrice du lecteur. De plus, le dialogisme cherchait une symétrie dans la relation ethnographique en posant les deux termes de la relation comme égaux, là où il y aurait de la « contractualité »96. Pour plusieurs auteurs (Kilani, Clifford, Spencer, Laplantine, Abélès), la réalisation d’une symétrie entre les deux termes de la relation anthropologique ne consiste justement pas à poser ces termes comme égaux sinon à questionner l’observateur dans la manière de construire sa relation à l’autre. Pour ce faire, l’ethnographe doit effectuer une démarche réflexive et intégrer dans ses interprétations le rapport épistémologique qui est à l’origine de ces constructions, et se reconsidérer soi-même en tant que partie (et instrument) de sa propre observation. « Nous n’observons jamais les comportements d’un groupe tels qu’ils auraient lieu si nous n’étions pas là ou si les sujets de l’observation étaient d’autres que nous. (…) Ce que vit le chercheur, dans sa relation à ses interlocuteurs (…) fait partie intégrante de sa recherche. Ainsi l’anthropologie est-elle aussi la science des observateurs susceptibles de s’observer eux-mêmes, et cherchant à ce qu’une situation d’interaction (toujours 97 particulière) devienne la plus consciente possible. » Spencer, dans son article « Anthropology as a kind of writing », fait remarquer que l’élimination dans le texte de l’ethnographe en tant que médiateur entre la rencontre sur le terrain et le lecteur du texte ethnographique (comme c’était le cas dans certains ouvrages dialogiques comme Tuhami de Crapanzano) ne dépasse pas le « thin description » de Geertz. Ce qui importe est justement de situer les interprétations ethnographiques dans leur contexte de production (même si ce contexte est déjà une interprétation plutôt qu’une représentation neutre) et de situer tant l’ethnographe que les ethnographiés dans la rencontre ethnographique. « If we want to present culture as an area of contest or dispute in which people have different points of view, in which power and politics affect the way in which different people make sense of their world and represent it to others, then we have to employ some 96 ABELES, M., “Le terrain et le sous-terrain”, in op. cit., pp. 35-42. Cette notion indique qu’il y a bien dialogue mais que c’est un dialogue négocié : la position de l’ethnographe n’est pas neutre, c’est lui qui déclenche la situation (et c’est de cette situation que naît le discours prononcé par les sujets observés). Pour un développement de cette notion au niveau du rapport de l’anthropologue au terrain, voir « Passage à l’acte – critique de la charité épistémologique », p. 20 du travail ci-présent. 97 LAPLANTINE, F., La description…op. cit., pp. 25-26. 44 sort of literary practice which allows the historical specificity of ethnographic experience 98 to appear as an integral part of the final analysis.” Il importe donc de revenir, dans le texte ethnographique, sur les situations d’interlocution et d’énonciation que l’anthropologue expérimente sur le terrain et qui sont à la base de ses constructions : « La nouvelle forme d’objectivité désormais revendiquée par l’anthropologue est de fournir, au lecteur, pour le moins l’ensemble des circonstances de l’enquête, rendant ainsi à la vérité sa part construite. »99. En conclusion, nous avons vu comment le souci de rompre avec l’autorité monologique dans le texte ethnographique s’est traduit par de nouvelles stratégies d’écriture dans lesquelles la voix de l’autre pouvait trouver une place. Cependant, une simple juxtaposition des voix (ou dans certains cas un remplacement de la voix de l’ethnographe par celle de l’indigène) s’est avérée insuffisante (ou même utopique) pour rendre compte de la complexité de la relation ethnographique. Celle-ci a besoin d’être contextualisée à travers une démarche réflexive. Nous pouvons retrouver cette même problématique au niveau du discours muséal, que nous allons aborder dans la partie suivante. 98 99 SPENCER, J, op. cit., p. 157. KILANI, M., op.cit., p. 33. 45 B. DU DISCOURS ANTHROPOLOGIQUE UNIVOCAL AU MUSEE PROSPECTIF CO-CONSTRUIT100 « …on fait un grand pas quand on se met à envisager les deux parties d’une interaction comme deux yeux, chacun d’eux donnant une vision monoculaire de ce qui se passe, et les deux donnant ensemble la vision binoculaire de la profondeur. C’est cette double vision qui constitue la relation »101. Le thème de la co-construction engage notamment la question de la restitution du savoir anthropologique à la culture étudiée102. Que faire du savoir (co-) construit ? Quelle est sa finalité dans la perspective d’une anthropologie prospective qui se soucie du contre don ? L’utilisation du savoir anthropologique est multiple : livre, exposition, reportage, engagement politique dans la cause des populations indigènes, autant de possibilités de transmission des connaissances acquises par une culture sur une autre. Il est intéressant de s’interroger sur la question de la co-construction dans les institutions muséales qui constituent à la fois des espaces de médiation où le savoir anthropologique s’expose et se traduit et des lieux pour les nouveaux terrains de l’anthropologie. Les musées connaissent actuellement de grands bouleversements. À travers la représentation muséale et au-delà de la mise en scène d’une culture, ce sont les relations qu’entretiennent les cultures entre elles qui se dévoilent. Remettant en question l’autorité de l’anthropologue, l’Autre, le représenté, revendique aujourd’hui son droit à la parole. Conscient des enjeux politiques, identitaires, culturels et sociaux qui se jouent à travers la représentation muséale de sa culture, il conteste le rôle d’expert de l’anthropologue et lui reproche une forme d’appropriation du discours. Dans un premier temps, j’exposerai un exemple récent d’exposition « autochtone » et des débats qu’elle a suscités. Ensuite je retracerai le processus qui a amené ce type de 100 Cette expérimentation s’inscrit dans la continuité d’une précédente recherche : BREDA, C., Musées, lieux privilégiés de la communication de l’œuvre d’art comme idée transculturelle ou comme concept strictement cantonné à l’Occident, [Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de licenciée en Information et Communication], Liège, ULg, 2005. 101 BATESON, G., La nature et la pensée, Pairs, Seuil, 1984. 102 Bien que le thème de la co-construction dans le musée implique également un questionnement par rapport au public, je l’envisagerai ici essentiellement dans la relation qu’il établit entre l’institution muséale et la culture représentée. 46 problématique. Dans une partie à tendance épistémologique, j’analyserai les remises en questions amenées par les pratiques muséales. Enfin, dans une approche prospective, je proposerai des pistes qui permettent d’envisager l’avenir de l’anthropologie et des musées. 1) La voix de l’Autre dans l’exposition autochtone De 1992 à 1994, la Smithsonian Institution organise quatre expositions103 au George Gustav Heye Center of the National Museum of American Indians à New York sous la direction de Richard West. Les critiques tant du côté allochtone que du côté amérindien évoquaient l’essentialisation des cultures représentées, l’absence de contextualisation historique, le côté anecdotique, stéréotypé et figé des représentations et le fait que certaines pièces jugées d’une très grande qualité esthétique soient reprises sous la catégorie d’artefacts (la position inverse pouvant également apparaître)104. Ce type de critique, courant dans les expositions à caractère ethnographique, prend ici une dimension particulière. Richard West, directeur du National Museum of American Indians, est un Cheyenne du Sud. Il défend, au travers de ces expositions, le principe selon lequel seuls les Amérindiens peuvent revendiquer la légitimité d’un discours authentique sur la culture amérindienne et par conséquent que toute tentative allochtone dans la conception d’une exposition serait nécessairement inauthentique105. Cependant, Shepard Krech dans « Le passé recomposé ? Une réflexion sur les expositions d’art et d’artefacts amérindiens aux Etats-Unis » met en évidence que Richard West a recours aux modes classiques de représentation : le diorama et l’esthétisation, deux techniques nées en Occident tout comme le musée moderne. Il conclut qu’ « en voulant inverser la perspective et présenter une vision authentiquement amérindienne, [Richard West] a essentialisé les cultures amérindiennes et, d’une certaine façon, a reproduit le modèle univocal des conservateurs blancs »106. 103 Pathways of Tradition, This Path We Travel : Celebrations of Contemporary Native American Creativity, All Roads are Good. Native Voices on Life and Culture, Creation’s Journey : Masterworks of Native American Identity and Belief. 104 KRECH, S., « Le passé recomposé ? Une réflexion sur les expositions d’art et d’artefacts amérindiens aux Etats-Unis », in Anthropologie et sociétés, vol. 28, n°2, 2004, pp. 19-37. 105 Ibid., p. 29. 106 DUBUC, E. et TURGEON, L., « Musées et Premières nations : la trace du passé, l'empreinte du futur », in Anthropologie et sociétés, vol. 28, n°2, 2004, p. 11. 47 Si l’on se fie à la lecture de Krech, la question se pose de savoir quel processus a conduit au discours univocal autochtone ? Et à cet effet miroir du « modèle univocal des conservateurs blancs », la question est aussi de savoir pourquoi le refuser ? 2) Rétrospective sur l’éprouvette : naissance de l’anthropologie, des musées et du Grand Partage 2.1 Avènement de la modernité et segmentation des sciences Le siècle des Lumières est marqué par une volonté de classification du monde et de tous les éléments qui le composent. Cette volonté d’établir des répertoires est à l’origine de la segmentation des sciences au XIXe siècle et introduit La dichotomie Nature-Culture. Ce postulat induit une nature objective et indiscutable accessible par la connaissance scientifique qui s’oppose à la subjectivité de l’homme. Le monde, autrefois appréhendé selon un angle holiste, est envisagé de manière fragmentée. L’anthropologie comme discipline scientifique naît de cette vision. Elle est alors définie comme la science des sociétés « primitives », des cultures exotiques. 2.2 Idéologie évolutionniste Le contexte de l’industrialisation et son corollaire, la colonisation, vont jouer un rôle fondamental dans le lien entre l’anthropologie et les musées. Les expositions universelles107 – qui comprennent généralement un pavillon consacré aux colonies – et les villages nègres108 servent de véritables armes de propagande à l’expansion coloniale109. De ces événements naît l’idée de créer des institutions muséales consacrées aux objets 107 Pour davantage d’informations sur les expositions internationales voir CONFINO, François, « Les expositions universelles ou la grande illusion », in GONSETH, M.-O., HAINARD, J. et KAEHR, R. (dir.), La grande illusion, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 2000, pp. 149-154. 108 Voir BANCEL, N. et al., Zoos humains, de la venus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2002. 109 Voir par exemple CORNELIS, Sabine, "Le musée du Congo belge, vitrine de l'action coloniale (19101930)", in Du musée colonial au musée des cultures du monde. Actes du colloque organisé par le musée national des Arts d'Afrique et d'Océanie et le Centre Georges-Pompidou, 3-6 juin 1998, Paris, Maisonneuve et Larose, Musée national des Arts d'Afrique et d'Océanie, 2000, pp. 71- 86. 48 « exotiques ». Les musées deviennent des lieux de savoirs pour les anthropologues. Ils constituent l’une des bases de leur connaissance des autres cultures. Mais cette anthropologie est imprégnée d’idéologie évolutionniste : « On peut dire aujourd'hui que l'anthropologie du XIXe siècle péchait par ambition en voulant reconstituer l'histoire de l'humanité et en se livrant à la recherche à tout prix des origines des institutions humaines. Ces démarches étaient profondément entachées par l'idéologie évolutionniste qui voulait retrouver dans les institutions des peuples sans 110 machinisme les stades antérieurs de notre propre société » . La conséquence de cette pensée est la hiérarchisation des peuples et de leurs productions matérielles à l’aune de la civilisation occidentale111. Ce discours ethnocentriste a perduré au long du XXe siècle en se transformant. La tendance à privilégier l’approche esthétique des objets qui s’accentue tout au long du siècle dernier et qui triomphe dans les dernières créations de musées112 est une forme particulière de discours univocal, moins visible et peut-être plus insidieuse. En s'interrogeant sur le contexte dans lequel ce discours est construit, on remarque que la société occidentale en est à l'origine et qu’elle s’en défend par l’argument universaliste. « Quoi de plus naturel, en effet, que d'identifier l'universel à celui qui dit l'universalité. L'hégémonisme naturel dans l'ordre du discours a ceci de redoutablement efficace qu'il n'est jamais en situation de se justifier. Il tire sa propre légitimité du fait qu'il en édicte lui-même les règles. Cet universalisme que l'on peut qualifier, à la suite de Latour, de particulier consiste dans le fait que c'est toujours notre société qui définit le cadre général par rapport auquel les autres sont situés » 113 . Certains choix institutionnalisent, dans le musée au travers de la pièce exposée, un rapport de force entre les cultures. Loin de mettre les cultures sur un pied d'égalité comme le prétend Maurice Godelier114, la prétendue universalité atteinte par les objets d'art "premier", consacre avant tout la prééminence de l'esthétisme en tant que valeur laïque occidentale. 110 EVANS-PRITCHARD, E. E., Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1969, p. 61. Cité in COLLEYN, J.-P., Eléments d'anthropologie sociale et structurelle, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1998, p. 53. 111 Pour l’idée de l’application aux arts de la théorie générale de l’évolution voir GOLDWATER, R., Le primitivisme dans l'art moderne, Paris, Presses universitaires de France, 1988. 112 A titre d’exemple, c’est le cas des « Arts premiers » au Pavillon des Sessions du Musée du Louvre voire même sous certains aspects le Musée du Quai Branly à Paris. 113 KILANI, M., op. cit., p. 19. 114 « Par ce geste, tous les chefs-d'œuvre de l'humanité se retrouvent à égalité et, avec eux, les sociétés qui les ont créés » GODELIER, Maurice, « Unir art et savoir », in Connaissance des arts, Les arts premiers au Louvre, hors série n°149, 2000, p. 55. 49 Pour paraphraser Jean Jamin, le retour en force de cette « tyrannie du goût et des chefsd'œuvre » dénoncée par Rivière « témoignent de cette prégnance du goût et se fondent sur des attentes esthétiques convenues par conséquent ethnocentriques »115. Cet aspect qui se révèle aussi au regard de l'anonymat des œuvres auquel se substitue un « pedigree » ne semble pas être dû à une impossibilité matérielle116 mais semble plutôt tenir d'une volonté culturelle implicite de laisser l'objet orphelin, renforçant l'aspect mythique de l'objet, en deçà de l'histoire, et occulte la propre responsabilité de l'Occident dans les causes de cette absence. Privé de ses racines, de sa propre historicité, l'objet est réaffecté dans l'histoire selon des concepts et des critères esthétiques strictement cantonnés à l'Occident. Créant par là même les conditions suffisantes à l’émergence et au maintien d’un discours univocal. 2.3 Revendications autochtones : le cas du Canada Dans les années 1960, un ensemble d’événements va contraindre l’anthropologie et les musées à repenser leur manière d’aborder les autres cultures. L’impulsion de cette remise en question trouve son origine dans le mouvement de décolonisation et l’émergence de revendications identitaires des communautés indigènes. Depuis la fin des années 1980, les musées d’Amérique du Nord sont entrés dans une nouvelle phase de leur histoire. La crise déclenchée par l’exposition de 1988 « The spirit sings : artistic traditions of Canada’s first people » organisée par le Glenbow Museum lors des Jeux Olympiques de Calgary117 introduit une nouvelle dynamique dans la construction du discours muséal, une remise en question de la conception des expositions et de l’utilisation du savoir anthropologique. Gloria Cranmer Webster dans son texte « De la colonisation au rapatriement »118 dénonce la situation dans laquelle se trouvent certaines 115 JAMIN, J., « Les musées d'ethnographie, les objets et les mots », in Le musée et les cultures du monde. Actes de la table ronde organisée par l’Ecole nationale du patrimoine les 8, 9 et 10 décembre 1998, Paris, Ecole nationale du patrimoine, 1999, p. 105. 116 PRICE, S., Arts primitifs ; regards civilisés, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1995. 117 Cette exposition était financée en partie par la filiale canadienne de la compagnie pétrolière Shell dont la présence sur les territoires du Nord de l’Alberta revendiqués par la nation Cree était particulièrement contestée. Les Cree ont appelé au boycottage de l’exposition, profitant des Jeux Olympiques pour attirer l’attention de la communauté international sur leur situation. Voir DUBUC, E., « Entre l'art et l'autre, l'émergence du sujet », in GONSETH, M.-O., HAINARD, J. et KAEHR, R. (dir.), Le Musée Cannibale, Neuchâtel, Musée d'ethnographie, 2002, p. 51. 118 CRANMER WEBSTER, G., « De la colonisation au rapatriement », in MC MASTER, G. et MARTIN, LA. (dir.), Indigena : perspectives autochtones contemporaines, Hull, Québec, Musée canadien des civilisations, 1992, pp. 25-37. 50 communautés et qui justifie, selon elle, une politique de rapatriement d'objets détenus par les musées. Les autochtones veulent aujourd’hui avoir droit à la parole et se réapproprier la manière dont ils sont représentés dans les institutions muséales. Suite à ces revendications, l’Assemblée des Premières Nations et l’Association des musées canadiens se réunissent et envisagent de nouveaux dispositifs à mettre en place. D’une part, des musées « autochtones » émergent. Ces institutions sont dirigées par un ou des membres d’une communauté autochtone comme c’est le cas pour le musée de Uashat mak Mani Utenam. D’autre part, la mise en place d’accords bilatéraux, entre un musée et une communauté conduit à une participation active des autochtones dans l’élaboration d’expositions les concernant. Cette démarche des autochtones qui consiste à s'impliquer dans le discours des institutions muséales témoigne de ce que Michael Ames appelle « the insider's point of view » : « la reconnaissance de volontés de plus en plus affirmée des peuples autochtones d'exprimer leur propre point de vue et de le faire accepter en tant que vérité, en lieu et place de mythologies, légendes ou folklore, et l'acceptation par la gent anthropologique de la légitimité 119 aménagements » de leurs discours, forcent évidemment à de nombreux . Le Ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada soutient la participation et la collaboration des musées allochtones avec les autochtones. « Ils doivent participer au catalogage des fonds muséaux et être consultés quant à la façon appropriée de les exposer et de les interpréter. Cette forme de collaboration permettrait aux muséologues non autochtones de mieux comprendre la culture autochtone »120. 119 DUBUC, E., op. cit., p. 48. Ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada, (Page consultée le 18/03/2006), Affaires indiennes et du Nord Canada, [En ligne], p. 7, Adresse URL : http://www.ainc-inac.gc.ca/index_f.html 120 51 3) Conséquences épistémologiques sur le discours anthropologico-muséal Les enjeux revendicatifs des cultures exposées vont au-delà de la question muséale, c’est d’une réelle remise en cause du discours anthropologique dont il est question. 3.1 Paroles d’experts en blouse blanche Le discours muséal est le résultat d’une mise en scène anonyme d’un ensemble de pièces de collections. Il est intéressant de remarquer comme le relève Barbara KirchenblattGimblett, que l’anonymat, qui renvoie à la parole de l’expert, est une caractéristique du musée moderne121. En effaçant l’aspect construit de l’exposition, le discours muséal s’impose au visiteur comme une représentation objective et incontestable de la réalité d’une culture donnée. Les anthropologues, les muséologues, les historiens, les conservateurs, les techniciens forment un ensemble d’experts dont la tâche est d’élaborer un tout cohérent et dont le but est de re-présenter une culture ou un aspect de celle-ci par le truchement du dispositif muséal. Chacun de ces experts intervient à différents niveaux. « C’est le conservateur qui décide que tel ou tel objet entre ou n’entre pas au musée. L’expert détermine la valeur marchande d’un objet : le critique ou le conservateur décrète que l’objet est beau ou laid. Bref, tout repose sur la décision de soi-disant spécialistes »122. L’exposition repose donc sur un système d’expertise qui énonce un discours que le public tient pour vrai. L’absence de « sujet parlant », de traces de subjectivité renforce cette autorité. Dans la mesure où rien ne vient le remettre en cause, le discours apparaît objectif. La notion d’expert introduit aussi une conception de l’autorité toute puissante qui, par la confiance attribuée au discours scientifique, prend la forme d’un totalitarisme qui selon Bruno Latour empêche tout débat et ne permet pas une réelle démocratie123. Le musée apparaît donc comme un lieu d’institutionnalisation du rapport de force entre les experts qui déterminent le contenu et la manière d’exposer les cultures et les visiteurs qui « subissent » 121 Cité in AMES, M. et HALPIN, M., « Musées et ‘premières nations’ au Canada », in Ethnologie française, n°29, vol. 3, 1999, p. 432. 122 HAINARD, J., « Le musée, cette obsession… », in Terrain, n°4, mars 1985, p. 107. 123 LATOUR, B., Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte / Syros, 1999. 52 cette vision. La conséquence directe comme le dénonce Michaël Ames, est que « les experts énoncent la loi »124 et que les cultures se voient imposer une représentation d’eux-mêmes. Dans la mesure où « toute connaissance est une ethnoconnaissance », ce discours d’experts qui participe d’une forme de multidisciplinarité reste cependant un discours de type scientifique donc occidental. La conséquence de ces pratiques est qu’elles renforcent l’idée qu’il existe un grand partage entre l’Occident et le reste du monde. Nous avons vu que les musées autochtones peuvent être confrontés aux mêmes critiques que les institutions occidentales. On pourrait penser que l’ « insider’s point of view » serait le plus proche de la « réalité » puisque le discours émane des personnes issues de la culture représentée. Néanmoins, cette inversion radicale de point de vue ramène l’idée de culture « absolue », « essentielle » et en l’« essentialisant », le discours reste univocal. Sans remettre en question la légitimité pour les autochtones d’exprimer leur point de vue, l’expert indigène qui se définirait seul capable de discourir se trouverait proche d’une position totalitaire. « Que toute personne a droit à sa parole est une chose, qu’il n’y ait en définitive qu’une parole et que cette parole ne puisse être en définitive qu’indigène, est autre chose. (…) Accepter qu’en principe un outsider soit automatiquement plus loin de la réalité qu’un insider, serait kamikaze pour toute communication humaine et pas uniquement pour 125 l’anthropologie inter-culturelle » . 3.2 Entre crise de l’objet et dynamique du sujet Existe-il une signification « authentique » de l’objet connue seulement des experts ou doit-on admettre la polysémie de l’objet ? Le principal reproche à l’origine de la contestation de l’autorité de l’expert et du discours tenu par les conservateurs tient au fait que les cultures autochtones apparaissent comme des sociétés figées, anhistoriques et qu’aucun lien n’est établi avec leur réalité contemporaine. 124 125 AMES, M. et HALPIN, M., op. cit., p. 432. SINGLETON, M., op. cit., p. 25. 53 Dans les expositions ethnographiques actuelles, les objets sont « envisagés comme des remplaçants actifs de ces cultures. En ce sens, les objets deviennent en quelque sorte des procureurs, des agents qui ‘parlent’ au nom des peuples et des civilisation »126. La tendance d’exposer des objets et non les sujets qui y sont liés renforce cette vision statique. Au Canada, les changements acquis depuis quelques années ont permis de modifier cette position. « Passant d’une muséologie de l’objet à une muséologie du vivant et du sacré »127, nous sommes entrés, selon Elise Dubuc, dans une nouvelle définition du statut de l’objet : l’objet-sujet, c’est-à-dire une approche de l’objet qui permette de faire émerger la voix de l’Autre128. Il existe actuellement quelques institutions qui permettent de faire émerger l’Autre comme sujet malgré un dispositif muséal occidental129. Lui-même issu d’un mouvement de revendication identitaire130, le Musée de la civilisation a pour première mission de faire connaître les cultures qui occupent le territoire québécois131. Passant des accords avec chacune des onze nations présentes au Québec, chaque exposition qui les met en scène fait l’objet d’une étroite collaboration avec les autochtones. Si l’autochtone s’exprime quant au mode d’exposition des objets, sur le choix des pièces que la Nation accepte d’exposer et sur leur signification, il est également présent au sein de l’exposition par un dispositif audio-visuel qui propose dans sa langue d’origine des témoignages d’Amérindiens sur leur condition de vie actuelle et leurs espoirs pour l’avenir. Comme le relève Michel Côté, l’ensemble de ce dispositif permet de donner une voix à l’Autre132 à partir des objets exposés. Il ne s’agit plus de muséifier une culture par un ensemble d’artefacts mais d’atteindre le sujet qui existe par et derrière celui-ci. 126 DIAS, N., « Une place au Louvre », in GONSETH, M.-O., HAINARD, J. et KAEHR, R. (dir.), Le Musée Cannibale, Neuchâtel, Musée d'ethnographie, 2002, pp. 17-18. 127 DUBUC, E., op. cit., p. 53. 128 Ibid., p. 48 129 « La muséographie anthropologique est généralement considérée comme une discipline propre à l'Occident, même si elle a connu historiquement des développements dans d'autres civilisations » GALINIER, J., « Détruire pour conserver. Notes sur l'imagination muséographique en Mésoamérique », in Anthropologie et sociétés, vol. 28, n°2, 2004, p. 102. 130 Voir ARPIN, R., Le Musée de la civilisation, Une histoire d'amour, Québec, Musée de la civilisation et Editions Fides, 1998. Et BOUSQUET, M.-P., « Visions croisées. Les Amérindiens du Québec », in Ethnologie française, vol. XXVI, n°3, 1996, p. 522. 131 ARPIN, R., Le Musée de la civilisation. Concept et pratiques, Québec, Editions MultiMondes et Musée de la civilisation, 1992, p. 21. 132 COTE, M., « Le musée et l'autre », in Actes de la table ronde organisée par l'Ecole nationale du patrimoine les 8, 9 et 10 décembre 1998, Paris, Ecole nationale du patrimoine, 1999, p. 265. 54 On peut s’interroger sur ce type de co-construction. S’il existe des possibilités de construire un discours commun entre les experts du musée, muséologues, anthropologues, conservateurs et les représentants d’une culture, cette construction commune apparaît quelque peu utopique puisque la décision finale reste nécessairement le résultat d’une position d’autorité133. Cependant comme Clifford le met en évidence, l’avenir de l’anthropologie est de devoir toujours davantage prendre en compte des collaborations indigènes134. 3.3 Expérimentation sur la réappropriation du discours muséal : l’exemple du musée Shaputuan à Uashat mak Mani Utenam135 Le musée Shaputuan est né de l’entente négociée entre les autochtones, le gouvernement et Hydro-Québec en contrepartie de la construction d’un barrage sur la rivière Sainte Marguerite136. Ce musée, son architecture et l’exposition permanente ont été conçus par des Québécois137. Son premier directeur, Réginald Vollant, un Innu met en place une équipe d’autochtones pour faire fonctionner l’institution qui selon lui ne correspond pas du tout à la conception amérindienne. Afin de compenser cette approche, il privilégie les expositions temporaires qui enthousiasment le public innu par la manière dont leur culture est approchée qui permet qu’il s’y identifie. Selon Réginald Vollant les méthodes muséologiques ne suffisent pas pour répondre à la mission de transmission de la culture innue. Comme de nombreuses cultures amérindiennes, c’est une culture à tradition orale. Ce constat l’a encouragé à prendre en compte ce facteur et à développer d’autres procédés muséologiques comme la fabrication de documents audio-visuels ou la mise en place d’ateliers où les jeunes peuvent observer directement les techniques de fabrication d’objets. Cet exemple semble poser le musée comme un bricolage : il peut être conçu comme mode de transmission quelle que soit la culture et malgré qu’il soit une institution issue de la 133 CLIFFORD, J., Malaise dans la culture…op. cit., p. 56. Ibid. 135 Je souhaite ici préciser que mon approche s’est construite par des lectures et des rencontres. Par ailleurs, j’envisage de m’y rendre prochainement 136 DUBUC, E. et VOLLANT, R., « Implantation d'un musée dans une communauté autochtone. Les cinq premières années du musée Shaputuan à Uashat mak Mani Utenam », in Anthropologie et sociétés, vol. 28, n°2, 2004, p. 156. 137 J’ai récemment appris qu’il existait un désaccord sur ce point. 134 55 modernité occidentale, à condition qu’il s’adapte et intègre les spécificités de la culture qui se l’approprie. Entre les discours d’experts, les revendications autochtones, la prise de conscience de la polysémie des objets et de la polyphonie des discours138 l’illusion d’une co-construction et l’utopie d’une symétrie mise en évidence par le bricolage du dispositif muséal qui paralyse le discours, une nouvelle approche prospective semble apporter des clés à la résolution du débat. 4) Pour une approche prospective du discours muséal L’anthropologie prospective s’efforce d’intégrer « une approche qualitative de la compréhension du changement »139. De même, le discours anthropologique au sein du musée peut s’envisager dans une perspective similaire en prenant en compte la réflexivité, la multiplicité des points de vue, l’hétérogénéité et le métissage. L’anthropologie prospective offre une réelle opportunité aux institutions muséales de se détacher du grand partage, de réintroduire une dimension dynamique et d’envisager « le présent au vu de l’avenir »140. 4.1 La voie métisse Comme l’énonce Boris Wastiau, « définir unilatéralement des sujets, des catégories et des méthodes pour analyser et représenter l’ ‘Autre’ empêchera toujours une décolonisation plus avancée du discours anthropologique et de la conception d’expositions »141. J’ai mis en évidence à plusieurs reprises la dimension polysémique et polyphonique que peut révéler une exposition. Le discours muséal peut faire apparaître aujourd'hui la multiplicité des points de vue. Il ne s’agit pas de lire le phénomène à partir d’une logique binaire – entre une représentation d’eux par nous et une représentation d’eux 138 DUBUC, E., op. cit., p. 55. SINGLETON, M., « Présentation », in Recherches sociologiques, vol. XXXII, n°1, 2001, p. 3. 140 Ibid., p. 5. 141 WASTIAU, B., ExItCongoMuseum. Un essai sur la ‘vie sociale’ des chefs-d’oeuvre du Musée de Tervuren, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 2000, p. 78. 139 56 par eux – mais d’en faire « un genre métis»142, un phénomène hybride qui mélange les deux. Dès lors, la proposition de James Clifford d’intégrer l’hétérogénéité peut se révéler opportune : « Imaginer des manifestations qui privilégient les productions ‘inauthentiques’ et impures de la vie tribale passée et présente ; des expositions radicalement hétérogènes par leur mélange des styles ; des expositions qui se situent dans des conjonctures multiculturelles particulières ; des expositions où la nature reste ‘non naturelle’ ; des 143 expositions dont les principes d’incorporation soient ouvertement contestables » . En complexifiant l’approche, elle devient un moyen de rencontrer l’Autre et de favoriser l’émergence d’un discours « commun mais pluriel »144. 4.2 La voie réflexive Puisque le discours anthropologique ne peut plus se concevoir sans l’Autre, au-delà de la mise en exposition des multiples points de vue, le discours muséal doit privilégier une approche réflexive. Il se doit « d’intégrer dans ses interprétations le cheminement intellectuel et affectif qui est à l’origine de ses constructions, et reconsidérant la position de l’ethnologue qui doit se saisir comme partie de sa propre observation »145. Le savoir anthropologique « n’est pas une copie des réalités existant objectivement à l’état brut, mais un savoir qui façonne une (ou des) version(s) de la réalité »146. En faisant apparaître la subjectivité, en muséifiant le positionnement et en contextualisant les points de vue des acteurs, l’exposition parviendrait à construire un discours pluriel articulé à une dimension réflexive qui permettrait « de saisir une culture dans sa totalité sans toutefois la réduire à son seul regard omniscient et omniprésent »147. Ainsi conçue, l’élaboration du discours muséal rejoint l’idée de Ghasarian selon laquelle « en pratique, la réflexivité est devenue la 142 LAPLANTINE, F., « L’anthropologie genre métis », in GHASARIAN, C. (sous la dir. de), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Collin, 2002, pp. 143-152. 143 CLIFFORD, J., Malaise dans la culture…op. cit., p. 212. 144 Selon le titre de l’ouvrage de Bruno LATOUR, Un monde pluriel mais commun. Entretien avec François Ewald, Paris, L’Aube, 2005. 145 KILANI, M., op. cit., p. 76. 146 GHASARIAN, C., « Sur les chemins de l’ethnographie réflexive », GHASARIAN, C. (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002, p. 13. 147 KILANI, M., Introduction à l'anthropologie, Lausanne, Payot Lausanne, 1992, p. 335. 57 reconnaissance par les anthropologues du fait que leurs écrits doivent prendre en compte les forces épistémologiques et politiques qui les conditionnent »148. L’intégration des dimensions épistémologiques et éthiques de l’anthropologie au discours muséal permet de positionner l’Occident en tant qu’inventeur de la « modernité » dont sont issus et imprégnés les musées et la science anthropologique. En la reconnaissant comme une ethnoscience149, « l’anthropologie s’affirme comme la construction d’une identité ancrée dans une manière de dire l’autre »150. Cette position qui ne s’inscrit pas dans une critique radicale qui tendrait à un relativisme absolu permet d’envisager le devenir de la discipline et sa place dans les musées. 4.3 La voix de l’anthropologue prospectif au musée Comme le relève Michaël Singleton : « Ce qui compte en définitive, n’est pas tant que l’Africain parle et que l’Européen se taise mais que tout le monde accepte que discourir c’est aussi dominer »151. La dimension politique a toujours fait partie du projet muséal152 parce que « la connaissance est pouvoir et la représentation un acte politique »153. Aujourd’hui, le musée est devenu un espace où se rencontrent des enjeux identitaires, politiques, économiques, sociaux et culturels. C’est un lieu privilégié où des cultures se côtoient. Envisagé comme un espace de médiation, une « zone de contact »154, le musée prend la forme d’une véritable agora où les cultures peuvent établir un dialogue et d’un lieu d’engagement. 148 GHASARIAN, C. (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002, p. 238. 149 « L’anthropologie, en tant que discipline académique, n’est pas moins ethnique que n’importe quelle autre branche du savoir occidental » SINGLETON, M., « L’Animal Autre », DUCHENE, J., BEAUFAYS, J.-P. et RAVEZ, L. (dir.), Entre l’homme et l’animal. Une nouvelle alliance ?, Namur, Presses Universitaires de Namur, 2002, p. 165. 150 La citation exacte étant : « L’histoire, comme l’anthropologie, s’affirme comme la construction d’une identité ancrée dans une manière de dire l’autre » REYNIERS, A. et SERVAIS, O., « Ethnohistoire ou anthropologie prospective ? Quelques balises pour sortir du tunnel épistémologique… », in Recherches sociologiques, vol. XXXII, n°1, 2001, p. 52. 151 SINGLETON, M., Les amateurs de chiens…op. cit., p. 26. 152 Voir POMIAM, K., Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987. 153 WASTIAU, B., op. cit., p. 78. 154 CLIFFORD, J., Routes : Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge, Harvard University Press, 1997. 58 L’anthropologue prospectif y trouve une situation dans laquelle sa connaissance, sa capacité de traduire et d’interpréter le savoir (co-)construit par l’observation d’entités locales peut être articulée avec l’élaboration d’un discours plus global. En rejoignant la question de la restitution du savoir, des notions de contractualité et de contre don, le musée ouvre de nouvelles voies à des manières inédites de vivre ensemble. L’adaptation au changement d’échelle, entre local et global n’est-elle pas la position de l’anthropologie prospective ? Le musée prospectif en tant que nouveau terrain d’anthropologie offre une opportunité inédite d’observation des relations entre différents groupes culturels et rend compte des dynamiques et du changement social qui touchent les cultures. L’approche anthropologique d’une communauté innue dans son rapport à la nature mise en perspective avec d’autres conceptions autour d’un projet de réserve naturelle peut apporter à travers le musée une nouvelle dimension au discours anthropologique, celle d’un projet de co-construction redéfinie. 59 C. POLYPHONIE DISCIPLINAIRE : DE LA PHOTOGRAPHIE COMME REVELATEUR ANTHROPOLOGIQUE "N'est-il pas grand temps d'édifier une anthropologie (mais également une histoire) véritablement métissée, qui fasse place non seulement au croisement et à la fécondation mutuelle des disciplines comme méthodes dans la réflexion du chercheur, mais également à une co-construction du savoir, à l'aune des points de vue cernés sur le terrain…" 155 Polyphonie disciplinaire…quel sens donner à une telle expression? Sans doute le même que recèle l'expression d'anthropologie « métissée »: à partir de plusieurs voix, parvenir à créer une harmonie, ou du moins, y tendre. Ces voix, on peut les entendre comme les disciplines avec leurs méthodes, leurs techniques, mais aussi leurs savoirs que l'ethnographe mobilise dans la description et l'interprétation d'un phénomène. Ces quelques pages voudraient refléter cet entrelacs de voix qu'un mode d'enquête expérimental, entendu « comme une démarche où l'on se confronte à un problème dont la solution n'est pas connue à l'avance »156, va mobiliser pour proposer une interprétation plausible. Dans une première strate, je présenterai le point de départ de ma recherche. Une fois la problématique présentée, j'essaierai de cerner dans une seconde strate les disciplines, techniques et savoirs qu'il me faut croiser. Enfin, la troisième strate réfléchira sur l'usage de la photographie locale en tant que « source donnée »157 dans la construction d'un savoir anthropologique. On s'interrogera sur la capacité de cette source à être une fenêtre sur le passé, mais également sur la culture. 155 REYNIERS, A. et SERVAIS, O., op. cit., p. 52. RABINOW, P., Le déchiffrage du génome. L'aventure française, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 243. 157 FABRE, D., « L'ethnologue et ses sources », in ALTHABE, G., FABRE, D., LENCLUD, G. (dir.), Vers une ethnologie du présent, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l'homme, 1992, pp. 39-55. 156 60 1) Non-liens. Anthropologie de la surindustrialité Dans la vaste question du rapport Nature/Culture158, et plus particulièrement du rapport inter-spécifique Homme/Animal, se pose la question du lien entre l'éleveur et l'animal de rente, ce au sein de nos sociétés industrielles. Jocelyne Porcher étudie depuis plusieurs années cette question, partant du constat qu'il existe une souffrance autant chez l'animal que chez l'éleveur actuel, souffrance due principalement au mode industriel de production, lequel empêcherait toute forme de lien, d'attachement, d'empathie159. Il apparaît principalement que les zootechniciens, pour qui l'animal « est une machine à fabriquer de la chair »160, n'ont jamais été capable d'envisager l'existence d'une communication, mais également d'une affectivité entre humains et non-humains. Or, pour ce qui est de la communication, « comment hommes et animaux pourraient-ils [...] cohabiter si ils ne partageaient pas, même de façon minimale, certains éléments d'un langage commun? »161. Quand un éleveur appelle ses bêtes et qu'elles accourent, qu'il peut les approcher afin de les manipuler, sans craindre de mauvais coups, mais que, s’il le faut, elles manifestent leur mécontentement par de petites rebuffades, c'est qu'il y a communication entre ces deux subjectivités. Qui plus est, l'affectivité, qui est pourtant, avec l'activité et l'intelligence, à la base de notre vie psychique, est également niée. Or, « c'est par elle que l'être humain, se situe dans le monde et dans ses relations avec autrui »162. On comprend donc qu'il existe une souffrance, puisque, « pour 84% des éleveurs interviewés, le travail en élevage implique nécessairement l'affectivité parce qu'elle est constitutive de leur métier »163, et que le système industriel de production semble fait pour l'étouffer constamment dans son rythme effréné. Face à ces résultats, il semblait intéressant de rechercher la trace éventuelle d'un lien chez d'anciens éleveurs. De fait, s’il apparaît que l'empathie des éleveurs actuels soit comme 158 Sur cette question, on consultera, entre autres, DESCOLA, P., Par delà nature…op. cit. PORCHER, J., Eleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, PUF, 2002; La mort n'est pas notre métier, s.l., Editions de l'Aube, 2003. 160 VIALLES, N., Le sang et la chair. Les abattoirs du Pays de l'Adour, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1988, p. 55. 161 PORCHER J., La relation de communication entre l’éleveur et ses animaux : un domaine encore à explorer, (Page consultée le 15/03/2004), Le courrier de l’environnement [En ligne], Adresse URL : http://www.inra.fr/Internet/Produits/dpenv/porchc32.htm 162 SILLAMY, N., Dictionnaire usuel de psychologie, Paris, Bordas, 1983, p. 17. 163 PORCHER, J., « Place de la relation hommes et animaux dans l'organisation du travail en élevage », in GALINON-MELENEC, B. (dir.), Homme/Animal : Quelles relations ? Quelles communications ?, s.l., Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2003, pp. 83-101. 159 61 refoulée, on peut supposer qu'elle pouvait s'actualiser avant l'industrialisation du secteur, lequel s'opéra dans le tournant des années cinquante. Dès lors, n'y a-t-il pas moyen, avant cette date, de trouver trace de ce lien? Notamment dans l'existence de photographies des animaux de la ferme. Et qui sait si, à travers la photographie, « révélatrice d'une composition du réel par le regard »164, il ne serait pas possible de trouver un début de réponse à nos questions. Pour ce faire, il me fallait d'abord délimiter une aire géographique de recherche (en l'occurrence ici, la partie centrale de l'Entre-Vesdre-et-Meuse, appelé également le « Vrai Pays de Herve »165). Ensuite, trouver d'anciens éleveurs afin de les questionner sur leur vie, leur vécu quotidien, il y a de cela, idéalement, cinquante à soixante ans d'ici. 2) Histoire, Ethnologie…Polyphonie « …l'historien ne peut vivre son terrain que par procuration. Il n'est pas au cœur de l'action en train de se faire. Et seule une attitude proche de la sublimation pourrait lui permettre d'approcher de manière évanescente cette pratique. L'historien vit certes son terrain, mais par des intermédiaires, les sources et les témoins, qui le lui racontent avec leur perspective propre. » 166 Cette volonté « de rencontrer dans le passé ce qui en lui inquiète le présent » 167 inscrit la recherche dans une démarche historiographique. De fait, il m'est impossible d'effectuer une observation participante, de partager le vécu quotidien des éleveurs, d'être à l'affût des moindres détails de leur travail, notamment dans leurs interactions avec leurs bêtes. Pas d'épaississement empirique ni de description dense. Or, c'est « par la médiation du vécu, et plus précisément de l'expérience vécue sur le terrain, que tout anthropologue se trouve confronté au dynamisme de la vie sociale, […] l'expérience ethnographique, si elle est une forme d'expérimentation, est une expérimentation in vivo et non in vitro. »168 Sans 164 DACOS, M., L'œil et la terre. Vers une histoire du regard (1900-1950), (Page consultée le 12/03/2006), Ruralia, [En ligne], Adresse URL: http://ruralia.revues.org/document3.html 165 ARCHITECTURE RURALE DE WALLONIE, Pays de Herve, Liège, Pierre Mardaga éditeur, 1987, p.33 166 REYNIERS, A.et SERVAIS, O., op.. cit., p. 51. 167 HAVELANGE, C., "Le document et le sens", in Temps, culture, religion: autour de Jean-Pierre Massaut, Bibliothèque de la revue d'histoire ecclésiastique, 85, Nauwelaerts, 2004, p. 376. 168 LAPLANTINE, F., Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005, pp. 118-119. 62 doute cette expérimentation relève-t-elle ici un peu des deux: pas totalement in vivo puisque j'étudie une pratique située dans un passé proche; pas totalement in vitro puisque je suis face à mes informateurs, sur les lieux du milieu de vie que je cherche à saisir. A cette fin, trois sources peuvent être requises: la source orale, la source « sensible », et la source iconographique. 2.1 Source orale Dans cette configuration particulière, l'entretien est certainement la technique d'investigation la plus à même de fournir les informations recherchées. Cette relation ethnographique permet, à travers le discours de mon interlocuteur, d'aborder son vécu. Dans les multiples possibilités d'entretiens, j'optais pour un entretien semi-directif, ressemblant plus à une conversation amicale, interagissant sans cesse avec ce qui venait d'être dit. Par ailleurs, Mendras souligne que dans le monde rural, « parler de ses sentiments ne se fait pas, »169 puisque, dans une société d'interconnaissance, tout le monde connaît tout le monde, ainsi que ses goûts et ses opinions. Or, c'est bien de sentiments, d'affectivité dont je voulais parler avec mes interlocuteurs! L'entreprise s'annonçait donc ardue…et il n'en fut rien. Tous parlaient avec une relative facilitée de leur rapport avec leurs bêtes, mais aussi de leur vision du monde, de leurs doutes, etc. Probablement être « du coin » facilitait-il ces rapports. a. D'une mémoire à l'autre Dans ce contexte, la mémoire des interlocuteurs était largement sollicitée: le discours qui naît de son activation est notre porte d'entrée dans le passé. L'ensemble des critiques faites à la source orale en histoire semble se cristalliser sur la mémoire du témoin, car « elle parle moins des évènements que des significations qu'il leur donne. »170 De fait, la mémoire est fluctuante, sélective, jamais homogène: elle est construite, re-construite. Ainsi, « …le passé, en réalité, ne reparaît pas tel quel […], tout semble indiquer qu'il ne se conserve pas, mais qu'on le reconstruit en partant du présent »171 L'ethnographe devra toujours être 169 MENDRAS, H., Eléments de sociologie, Paris, Armand Colin, 1975, p. 141. WALLENBORN, H., L'historien, la parole des gens et l'écriture de l'histoire. Le témoignage à l'aube du XXIesiècle, Bruxelles, Labor, 2006, p. 51. 171 HALBWACHS, M., Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, PUF, 1952, p. 74 170 63 conscient, à la suite de Geertz donnant l'exemple de Cohen, « que ce que nous appelons nos données sont en fait nos constructions des constructions des autres quant à ce qu'il font »172. Quant à ce qu'ils font, mais aussi quant à ce qu'ils ont fait, et à ce qu'ils en font. C'est pourquoi, comme nous l’avons vu dans la première expérience, on ne peut espérer atteindre cette réalité passée que par touches pointillistes, par ces points de couleurs qui, dans un mouvement de recul, peuvent laisser apparaître une forme approximative, « évanescente ». b. La mémoire affective Mais cette imbrication du passé dans le présent fait également ressurgir des impressions, des sensations, des émotions, ce que Ricœur nomme des « inscriptionsaffections », affections que certains semblent revivre avec la même intensité. « Il appartient aux affections de survivre, de persister, de demeurer, de durer, en gardant la marque de l'absence et de la distance »173. De fait, je fus confronté plusieurs fois, durant mes entretiens, à un phénomène auquel je ne m'attendais absolument pas. Il n'était pas rare de voir des larmes poindrent sur certains visages, soudainement mélancoliques, à la simple évocation d'un animal (notons ici qu'il s'agissait chaque fois d'un cheval). Ainsi de Bichette, la jument qu'une de nos fermières connu les vingt premières années de sa vie. Surgit alors l'évocation de sa mort, que le matin elle était pourtant encore debout, qu'elle s'est couchée au début de l'après-midi, qu'elle est morte en fin de journée, après trente ans au service de l'exploitation familiale. Mais, au moins, qu’elle est morte de sa belle mort. Comme précisé plus haut, notre recherche se fonde sur l'affectif, et voici qu'il semblait surgir avec une incroyable facilité. Nulle gravité cependant, mais bien plutôt, dans ces yeux embués, comme une étincelle. L'étincelle du plaisir retrouvé des travaux du quotidien, du travail « collé au cul du cheval », des signes de contentement de l'animal, telle Bichette remuant ses oreilles et hennissant à la simple vision de sa maîtresse… «Elle était reconnaissante, et on le lui rendait bien174. » 172 GEERTZ, C., « La description dense… » op. cit., p. 79 RICOEUR P., La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 554. 174 Entretien du 20 janvier 2004 avec Mme Rosa Peigneux, Fléron 173 64 2.2 Source « sensible » « Y'a-t-il des discours, des énoncés, des paroles qui ne soient pas émotionnelles? Toute énonciation est lourde d'une dimension affective… »175. Ces « inscription-affections » amènent à s'interroger sur la part du sensible dans l'approche ethnographique du terrain, et à nous orienter vers une anthropologie des émotions176. "Le corps est la condition humaine du monde, ce lieu où le flux incessant des choses s'arrêtent en significations précises ou en ambiances, se métamorphose en images, en sons, en odeurs, en textures, en couleurs, en paysages, etc. L'homme participe au lien social non seulement par sa sagacité et ses paroles, ses entreprises, mais aussi par une série de gestes, de mimiques qui concourent à la communication, par l'immersion au sein des innombrables rituels qui scandent l'écoulement du quotidien." 177 . De fait, nos interlocuteurs sont des esprits, mais également, et peut-être d’abord, des corps immergés dans le monde auquel ils se mêlent grâce à leurs cinq sens. Dans l'optique d'une « ethnographie sensorielle »178, l'ethnographe, par son ancrage dans le vécu du terrain, par son expérimentation in vivo, peut espérer, à travers la relation ethnographique, s'approcher du vécu sensoriel de l'Autre, à condition de ne pas vouloir rendre unidimensionnel l'usage des sens, « la définition et l'usage culturel de chaque sens [étant], en grande partie, multivoques, à l'instar de tout autre élément de la culture. »179 Car la perception de ce qui a environné, et environne encore pour certains, nos interlocuteurs a inscrit en eux des « images-normes »180 au sein de la mémoire profonde, images porteuses de « ce que d'une manière ou d'une autre nous avons vu, entendu, senti, appris, acquis, [soutenant] des manières coutumières de penser, d'agir, de sentir, en somme des habitudes, des habitus…. »181. L'environnement est saisi par nos sens, et inversement, nos sens sont saisis par notre environnement. Dans cet entrelacs, la culture joue un rôle primordial en ce qu'elle oriente les sensations vers des schémas de perception, d'appréciation. Quand mon 175 VUILLEMENOT, A-M, notes de cours du 07/12/2005, Anthropologie psychologique comparée, UCL, 2005-2006. 176 On consultera le n°22 de la revue Terrain, consacré aux émotions, et plus particulièrement la mise au point de Vincent Crapanzano. 177 LE BRETON, D., La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006, p. 15. C'est nous qui soulignons. 178 LEAVITT, J., HART, L. M., « Critique de la raison sensorielle », in Anthropologie et Sociétés, vol 14, n°2, 1990, pp. 77-98. 179 Ibid., p. 80. 180 SAUVAGEOT, A., Voirs et savoirs. Esquisse d'une sociologie du regard, Paris, PUF, 1994, p. 15. 181 RICOEUR, P., op. cit., p. 571. 65 interlocutrice me signale qu'elle aimait bien les cochons, et qu'a chaque fois qu'elle leur donnait à manger, elle les caressait un coup sur le groin, comment interpréter ce propos, ce geste? A première vue, comme étant le reflet d'une perception positive de l'animal. Sans doute n'est-ce pas si simple. Je crois qu’il serait faux de se croire totalement démunit devant la logique de Cronos. L'historien, si il veut connaître le quotidien d'un homme, devra rechercher toutes les traces susceptibles de l'aider à recomposer ce vécu. Ainsi d'Alain Corbin tentant de reconstituer, dans une optique compréhensive, le vécu d'un sabotier du XIXe siècle182. Dans cette recherche, « la réalité ne se réanime que par les yeux de Pinagot »183, telle une sorte de caméra subjective. N'est-ce pas là la volonté de tout historien et de tout ethnologue: sentir à la place de l'autre? Ce que Malinowski appelait « the native's point of view ». Utopie, certes, mais qui curieusement place le chercheur dans une logique toute poétique, ici particulièrement proche de l'œuvre d'un Pessoa: dans l'optique d'un devenir-autre, le poète, à travers son processus de création, en vient à « sentir les sensations d'un autre »184. 3) La photographie Dans la collecte d'objets, la photographie apparaît comme une source iconographique non négligeable. Voyons d'abord comment la définir. 3.1 Phôtos-graphein En grec, phôtos signifie « lumière », et graphein, « écrire ». On peut donc traduire par « écrire avec la lumière », et poser dans un premier temps que la photographie est une forme d'écriture. 182 CORBIN, A., Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris, Flammarion, 1998. CORBIN, A., Historien du sensible. Entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La découverte, 2000, p. 162. 184 GIL, J., Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations, Paris, La Différence, 1988, p. 148. 183 66 Elle est aussi une technique, comme le signale le dictionnaire: « Technique permettant d'enregistrer l'image des objets par action de la lumière sur un support rendu photosensible par des procédés chimiques… »185. 3.2 Le quoi de l'acte du clic-clac Que se passe-t-il au moment du clic-clac? Il y a l'acte qu'un Sujet pose de fixer en une Image un Objet. « Il y a donc, à l'instant de la pose, alignement spatial de l'objet, de l'image et du sujet, et simultanéité de trois états singuliers et rares, qui n'ont jamais eu lieu auparavant et qui n'auront plus jamais lieu. Que se passe-t-il en cet instant? Quelque chose de fondamental dans l'acte photographique en tant qu'acte évènementiel. L'instantanéité fait de l'instant de la prise de vue où coïncident en un même temps présent les états temporels propres au Sujet et l'Objet, l'instance fondatrice d'un point privilégié du Temps: un présent 186 originaire. L'instantané à fonction d'instanciation. » . La définition de Couchot est intéressante à plus d'un titre car elle prend en considération non seulement le photographié (Objet), soit, en terme sémiologique, le référent, mais également le photographe (Sujet), celui qui pose l'acte photographique, qui décide de ce qui est photographiable. Enfin, il considère cette troisième et dernière entité qu'est la photographie (Image), support du référent, de l'Objet. 3.3 Apparemment… « ça a été » « La photo est « vraie » parce qu'elle re-présente au sens le plus littéral: elle restitue ce présent fugitif où l'Objet a été saisi. »187 Qu'est-ce qui permet d'affirmer que la photographie reflète la réalité ? En termes sémiologiques, la photographie relève de l'icône, à savoir qu'elle est un signe motivé par ressemblance et créée par des découpages non correspondants. Motivé car « la forme que prend le signifiant est déterminée par celle du 185 Le petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 2005, p. 815. COUCHOT, E., « Prise de vue, prise de temps », in Les cahiers de la photographie, n°8, 1983, pp. 103104. 187 COUCHOT, E., op. cit, p. 104. 186 67 référent. »188 L'image (plan de l'expression; signifiant) est déterminée par le référent (plan du contenu) qu'elle représente, et, dans le cas de la photographie, qu'elle a fixé sur pellicule. Par découpage non correspondant, il faut comprendre que le plan de l'expression et le plan du contenu peuvent être analysés séparément. Mais ne peut-on dire de la photographie qu'elle est avant tout indice, à savoir un signe motivé par contiguïté créé par des découpages correspondants ? Le découpage correspondant s'applique « dans le cas de signes qui sont en fait indécomposables. »189 Ainsi de la fumée qui signale le feu: on ne peut séparer ces deux unités tant elles sont correspondantes. Or, la photographie n'est-elle pas autant liée à son référent que la fumée l'est au feu ? La fumée procède du feu, l'image photographique du référent qu'elle re-présente. Il y a une véritable contiguïté entre ces deux unités : « …par le mécanisme physico-chimique de l'empreinte lumineuse dont elle participe, la photographie […],directement déterminée par son référent, est ainsi une trace d'un réel. »190 Pour Barthes, « toute photo est en quelque sorte co-naturelle à son référent »191, et c'est en cela que le référent de la photographie est différent de la peinture ou du discours, car « je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe: de réalité et de passé. »192. Il y a donc de la réalité, et celle-ci devenue présent originaire par l'acte photographique, est passé(e). 4) Une fenêtre sur le passé Comme le rappellent About et Chéroux à propos de la photographie à ses débuts : « Ces images « nouvelles » ne furent […] pas immédiatement considérées par les historiens comme des sources potentielles. »193 Autant le cinéma semble avoir profité d'un intérêt certain de la part des historiens, autant la photographie, malgré l'exhortation de la Nouvelle Histoire à travailler sur de nouveaux objets, semble être toujours méprisée. « Si l'histoire de la photographie est vivace, l'histoire par la photographie demeure infertile. Rares sont ceux qui utilisent la photographie au-delà de sa valeur illustrative. »194. Or, pour l'histoire 188 KLINKENBERG, J-M, Précis de sémiotique générale, s.l., De Boeck Université, 1996, p. 190. Ibid., p. 189 190 PIETTE, A., "La photographie comme mode de connaissance anthropologique", in Terrain, n°18, 1992, p. 131. C'est nous qui soulignons. 191 BARTHES, R., La chambre claire, s.l., Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 119. 192 Ibid., p. 120. 193 ABOUT, I. et CHEROUX, C., « L'histoire par la photographie », (Pages visitées le 24/04/2006), Etudes Photographiques, [En ligne], Adresse URL : http://etudesphotographiques.revues.org/document261.html 194 Ibid. 189 68 comme pour l'ethnologie, par la réalité que notre construction du réel lui accorde, la photographie apparaît comme potentiellement riches en informations, que ce soit par son existence (le fait d'avoir pris tel objet en photo), par sa vie comme par le contenu qu'elle représente et qui peut être décrit minutieusement. On portera une analyse sur les trois acteurs que Couchot mettait en avant, à savoir le Sujet, l'Image et l'Objet, soit le photographe, la photographie, le « photographié ». Pour chacun, on tentera de repérer quels types d'informations l'analyse peut dégager. 4.1 Le photographe Sans doute, on l'aura compris, le photographe est la personne ressource vers qui doit se tourner l'ethnographe. Il s'agira d'abord de l'identifier, ensuite de connaître certains éléments de sa vie (son lieu de naissance, sa famille, son métier, etc.), enfin de savoir quelle est sa position vis-à-vis de ses photographiés. Inévitablement se posera la question de ses motivations. Pourquoi a-t-il photographié? Quel sens cet acte revêt-il pour lui ? Dans son étude Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Bourdieu, dans une vision durkheimienne, estime cet acte comme « un rite du culte domestique dans lequel la famille est à la fois sujet et objet [permettant] de renforcer l'intégration du groupe familial en réaffirmant le sentiment qu'il a de son unité. »195 Mais, en deçà de cet aspect lié au collectif, il apparaît vital de saisir la logique qui préside à l'acte photographique. Pour Bourdieu, il s'agirait rien moins que d'une « promotion ontologique d'un objet perçu en objet digne d'être photographié » 196 Cette explication apparaît potentiellement riche pour une approche interprétative de ce fait social. Prendre en photo son camion, est-ce une forme de promotion ontologique? N'est-ce pas implicitement reconnaître qu'il est plus qu'un assemblage de tôles et de pièces mécaniques? Et si un nom lui est attribué, n'est-ce pas en faire un sujet à part entière, puisque nommer une entité permet « de l'individualiser et de poser son identité particulière. »197 Qui plus est, quand une intention lui est attribuée (ici, celle d'avoir voulu écraser son propriétaire suite à une 195 BOURDIEU, P. et al., Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965, p. 39. 196 Ibid., p. 24 197 ZONABEND, F., « Nom », in BONTE-IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 2000, pp. 508-509. 69 rupture du frein à main), n'est-on pas face à une forme d'animisme, à savoir une différence des physicalités, et une ressemblance des intériorités?198 Enfin, que ce camion soit revendu dans un mouvement de colère, face à un acte ressenti comme une trahison, ne laisse-t-il pas supposer une forte charge affective investie dans un attachement brutalement mis à mal ? « …la moindre photographie exprime, outre les intentions explicites de celui qui l'a faite, le système des schèmes de perception, de pensée et d'appréciation commun à tout un groupe. […] Les normes qui organisent la saisie photographique du monde selon l'opposition entre le photographiable et le non-photographiable sont indissociables de valeurs implicites propres à une classe, à une profession ou à une chapelle artistique… » 199 L'approche du photographe nous amène à réfléchir à une sociologie du regard, puisque, comme le précise Couchot, « en regardant l'image de l'objet ordinaire inscrit sur la photo, le regardeur retrouve la position du photographe et son alignement dans l'axe de l'objet et du sténopé… »200. Nous voici donc, avec la photo, proche du insider's point of view. On peut penser que si Pinagot avait pu prendre des photos, Corbin aurait eu non seulement de précieux renseignements sur son environnement matériel, mais également sur une part de sa vision, ses schèmes de perception et d'appréciation de son environnement. C'est là le thème de recherche de Marin Dacos qui tente, dans une approche sérielle mais aussi qualitative, « de tracer quelques perspectives relatives à l'utilisation de la photographie comme source pour l'étude de la sensibilité ordinaire au monde visible. »201 4.2 La photographie La vie de l'objet photographique est révélateur de l'importance accordée à celui-ci: qu'il soit rangé dans une vieille boîte rouillée au fond du grenier, soigneusement disposé dans un album cartonné rangé ostensiblement, ou encore, suprême consécration, qu'il fasse l'objet d'un encadrement et d'une exposition dans le salon (« …et du soir au matin, sous sa belle gueule d'apôtre et dans son cadre en bois, y'a la moustache du père, qui est mort d'une 198 DESCOLA, P., Par delà nature... op. cit., pp. 183-202. BOURDIEU, P. et al., op. cit., pp. 24-25. 200 COUCHOT, E., “Prise de vue, prise de temps”, in Les cahiers de la photographie, n°8, 1983, p. 104. 201 DACOS, M., op. cit. 199 70 glissade et qui regarde son troupeau bouffer la soupe froide… »202), la façon dont il sera traité pourra être lié au photographié qu'il représente, et donc nous renseigner sur la relation avec ce dernier (on notera cependant toute la complexité que peut receler un tel acte: si, à n'en pas douter, il en est pour qui l'exposition de la photo d'un défunt, la vue aérienne de l'habitation ou encore la ribambelle d'enfants et petits enfants est un acte dont le ressort peu apparaître clairement, il n'est pas sûr que cela soit toujours le cas…une femme peut être ravie du décès de son mari, mais tout de même exposé son image bien en vue dans son salon…) 4.3 Le photographié « Ce qui fonde la spécificité de la description photographique, c'est un lien absolument indéfectible avec son référent »203. Face à cette réalité re-présentée, ne pourraisje pas commencer une recension matérielle ? Comment ne pas la croiser avec ma visite sur les lieux même de cette photo, mais également avec notre conversation ? Ces lieux où, pendant plusieurs décennies, porcs, vaches, chevaux et autres animaux se sont succédés. Le couple de fermiers qui s'en est occupé est bien là, mais tout cela est passé. Que faire sinon écouter, sinon observer ? Observer les bâtiments, les étables, les porcheries, les pavés de la cour où les porcs se faisaient fracasser le crâne, observer les gestes, les déplacements de mon interlocuteur, observer sa démarche, qu'un mauvais coup de taureau a rendu tortueuse depuis trente ans. Voir ces murs sablés depuis peu, cette toiture refaite, les ustensiles du passé traités pour résister aux intempéries qu'une exposition en façade leur fait subir. Finalement, chercher des traces et, par elles, comme un fil qui dépasse, tenter de dérouler un tant soit peu le monde/pelote duquel qu'il émane. Dans ce travail où l'imagination du chercheur est constamment sollicitée, la photographie apparaît comme un reflet, certes bien réduit, de ce monde/ pelote que l'on voudrait saisir. Elle permet une forme d'imprégnation telle que O. de Sardan le propose, mais une imprégnation médiatisée, de ce passé, ouvrant à un monde de questionnements par le truchement de détails qu'elle recèle. Comment procéder ? Sans doute s'agirait-il dans un premier temps de parcourir l'image, de repérer les éléments représentés, de situer le lieu, les personnages, les animaux, les outils, les objets divers. 202 203 BREL J., Ces gens-là (Musique Jacques Brel 1966). LAPLANTINE, F, La description ethnographique, Paris, Nathan, 1996, p. 76. 71 Passer d'une vision large à une vision rapprochée, pour ensuite entrer dans le détail, l'infiniment petit, l'extrêmement banal de la situation. Avec les possibilités de numérisation des images, il est possible d'agrandir tel ou tel recoin de l'image, de s'attarder sur un objet, Je peux agrandir le bord droit du cadre et observer les rayons en bois de la charrette, charrette qui doit être utilisée de nuit, puisqu'une lampe tempête y est suspendue. Je peux imaginer le bruit de cette roue sur les pavés, lesquels sont sales dans les interstices, humides par endroit. À gauche, un gros plan sur l'échelle me permet d'observer le travail du bois, et donc de cerner les techniques de fabrication en ce temps-là. Je vois la moto, qui préfigure la motorisation et donc la fin du cheval comme force motrice, mais je vois aussi qu'elle est chevauchée par le patriarche, tel un signe de puissance symbolique, d'autorité paternelle (comme l'est le fauteuil dit « de Herve »204). C'est aussi deux temporalités qui sont ici en jeu: le trot du cheval, la force des pistons. La qualité du tissu des chemises des hommes, les sabots, les toiles de jute, tous ces détails permettent de percevoir, d'appréhender, les manières de faire, les façons de vivre et d'être au monde d'un groupe humain à une époque précise. 204 ARCHITECTURE RURALE DE WALLONIE, op. cit., p. 148. 72 5) "Une fenêtre anthropologique sur la culture"205 « Alors que voit-on? Des plans fixes d'une histoire en mouvement. Une proposition d'écriture visuelle…? » demande Muxel.206 Ne peut-on voir ces images comme une écriture visuelle produite par nos informateurs, et donc révélateur d'une vision du monde? « Plus que l'informateur, l'œuvre fictionnelle constitue un véritable ethnologue à domicile dont les catégories opératoires utilisées représentent et construisent le monde dans lequel vit l'acteur, avec tout ce que cela suppose d'émotion, de rêve, de désir ou de regret. »207.Ainsi, de l'existence même d'images sur lesquelles apparaissent certains des animaux de la ferme, on peut déduire que par la promotion ontologique dont ils bénéficient, leur statut en fait plus que de simples animaux. Et c'est ce que le discours sur ces images et, plus largement, sur les animaux, laisse apparaître: « on aime les bêtes, sinon on ne ferait pas ce métier ». Et même si on considère que « le cheval, c'est quand même aut'chose que le cochon », on peut dire que l'on développe une forme d'affection avec ses bêtes, que l'on s'y attache. C'est ce que la caresse sur le groin laisse supposer. Face à ces propos, la photographie est vite apparue comme venant complexifier le discours de mes anciens. D'abord de par l'existence ou la non existence de photographies pour certaines espèces: autant j'ai pu récolter un nombre important d'images représentant des vaches, de même pour les chevaux, autant pour les cochons je n'en ai obtenu aucune. Cet état de fait est à nuancer, puisque les usages de la photographie peuvent varier d'une famille à l'autre, et que nous avons interrogé des anciens qui se disaient très attachés à leurs animaux, mais qui ne possédaient pour autant aucune image. Ensuite, dans les images que j'ai pu récolter, après les avoir classées selon les espèces représentées, accompagnées ou non d'humains, on pouvait déceler la récurrence d'un phénomène intéressant: selon que l'on pose avec une ou des vaches, ou avec le cheval (souvent un, rarement deux par exploitation), on n'adopte pas la même attitude, la même posture à son égard. Or, « il y a des postures qui renseignent, sans passer par le verbal »208 205 SHORE, C. « Anthropology, Literature, and the Problem of Mediterranean Identy », in Journal of Mediterranean Studies, 5, 1, cité in GALIBERT, C., « Anthropologie fictionnelle et anthropologie de la fiction », in Anthropologie et Sociétés, vol. 28, n°3, 2004, p. 142. 206 MUXEL, A., op. cit., p. 168. 207 GALIBERT, C., « Anthropologie fictionnelle et anthropologie de la fiction », in Anthropologie et Sociétés, vol. 28, n°3, 2004, p. 142. 208 VUILLEMENOT A-M, leçon du 13-10-2005, cours d'Anthropologie psychologique comparée, UCL, 2005-2006. 73 Des postures, des comportements qui peuvent être interprétés puisque, comme le rappel Keith Thomas, de nombreux groupes « have long used distinctive modes of bodily comportement as a means of setting themselves apart from their inferiors. »209. Ainsi, on constatera que les chevaux sont touchés, montés, caressés, enlacés. À l'inverse, les vaches, quand elles apparaissent sur photos en dehors de tout concours à venir, sont photographiées en groupe, et si on pose parmi elles, on ne les touchera pas. Dès lors, ces attitudes que reflètent les images ne peuvent-elles être reprises pour affiner l'approche du phénomène étudié ? Si elles semblent confirmer la grande proximité qui existe effectivement entre humains et chevaux, elles permettent cependant de nuancer le discours sur les vaches, lesquelles sont pourtant souvent présentées comme intelligentes (« elles répondaient à leur nom ; elles connaissaient leur emplacement dans l'étable » 210). Mais cela ne provoque pas l'attitude adoptée pour le cheval. Sans doute faut-il se tourner du côté de l'imaginaire. « L'étude des sources imagées s'impose […] du fait de la parenté entre image et imaginaire. »211 À travers ces attitudes, ne peut-on supposer que l'on touche aux représentations de l'animal inscrites dans l'imaginaire de nos anciens ? Que ce n'est sans doute pas un hasard si aucune image de cochon n'a été mise à jour, semblant confirmer par là le lourd passif de cet animal en occident212, et que le discours semblait confirmer (« Le cochon? C'est têêêtu…c'est bête! ») ? Pourtant, il en est qui appréciaient les cochons. Il en est aussi qui gardaient l'une ou l'autre vache, parce qu'elle les avait tellement satisfaits qu'ils ne pouvaient se résigner à l'envoyer à l'abattoir. Cette attitude apparaissait à d'autre comme pathologique. 6) Pour un « ars inviniendi » Il est fini le temps où l'on pensait « parvenir à une situation de clôture de la connaissance dans laquelle le sujet pourrait saturer l'objet par l'enveloppe de son savoir. »213 Devant la complexité de la réalité, il s'agit de repenser une épistémologie « that takes account of intractable contradiction, paradox, irony and uncertainity in the 209 THOMAS, K., "Introduction", in BREMMER J., ROODENBURG H. (dir.), A cultural history of gesture, Cambridge, Polity Press, 1991, p. 7. 210 Entretien du 17 mai 2004 avec Mr et Mme Lambert, Aubin-Neufchateau 211 DACOS M., op. cit. 212 Voir l'étude de PASTOUREAU, M., VERROUST, J., BUREN, R., Le Cochon. Histoire, symbolisme et cuisine Ed. Sang de la Terre, 1987. 213 DOSSE F., L'histoire, Paris, Armand Colin, 2000, p. 54. 74 explanation of human activities. »214. Sans doute faudrait-il dès lors, comme le propose Abélès, opter pour « un « ars inviniendi » de type nouveau susceptible de féconder une démarche qui, sinon, est vouée à s'étioler, dans le seul souci de se conformer aux « idées claires et distinctes » qui encombrent aujourd'hui nos domaines respectifs. »215 Peut-être cela vient-il aussi, après coup, justifier mon manque de clarté, ce qui n'aurait rien d'impossible! Surtout, il apparaît véritablement difficile de vouloir réduire à une cause un phénomène qui, normalement, devrait puiser dans la sociologie, l'histoire, la psychologie, mais aussi dans l'anthropologie du corps, de l'image, de la nature, dans l'histoire du sensible et, par là, du regard. Mais la volonté de comprendre l'autre est, sans nul doute, notre carotte qui fait avancer les ânes anthropologues que nous sommes! Au-delà de cette volonté de fonder une épistémologie plus complexe, c'est aussi la volonté que l'histoire comme l'anthropologie nous amène à voir dans « le passé ce qui inquiète le présent »216, que ce recul permette l'élan pour le futur. N'est-ce pas les « voix » des Bichette, Rosalie, et autres non-humains qui subitement apparaissent au détour de la mémoire, de la photographie, et qu'une rationalité instrumentale exploite sans merci, loin de notre vue (le mouvement des abattoirs vers la périphérie urbaine est récente, de même les illustrations franches de l'article « abattoir » au début du XXe siècle ont été remplacées depuis les années 80 par un schéma abstrait représentant lez diverses étapes dans la chaîne de production) ? Comment soutenir l'intelligence des cochons, et de l'autre leur abattage massif ? Pourquoi continuer à présenter « ces vaches aux yeux si doux »217, paissant tranquillement dans leurs alpages, la cloche au cou, alors qu'elles sont mauves ou rouges? Justement, n'est-ce pas parce qu'elles en voient de toutes les couleurs qu'elles deviennent folles ? Ou bien est-ce le système qui est fou? Si « il est impossible de séparer l'idée que les homme du passé se faisaient des plantes et des animaux de celle qu'ils se faisaient d'eux-mêmes »218, on peut légitimement poser la question, dans une approche ethnopsychiatrique, de la schizophrénie qui habite l'ethnie occidentale dans nos attitudes envers ces non-humains. Finalement, ne s'agirait-il pas de faire entendre la voix de cet Autre qu'est l'animal, en tant que membre à part entière du collectif, tel que l'entendent Serres et Latour? De le réintégrer 214 MARCUS, G. E. et FISCHER, M. J., op cit., p. 15. ABELES M., « Le rationalisme à l'épreuve de l'analyse », in REVEL J. (dir.), Jeux d'échelle. La micro analyse à l'expérience », Paris, Seuil, Gallimard, EHESS, 1996, p. 105. 216 HAVELANGE, C., op. cit., p. 376. 217 MICOUD, A., "Ces bonnes vaches aux yeux si doux", in Communication, n°74-2003, pp. 217-237. 218 THOMAS, K., Dans le jardin de la nature, Paris, Gallimard, 1985, p. 15. 215 75 dans nos vies, tel qu'il semblait l'être auparavant, l'inscrire au sein de nos tensions, de nos passions, de nos conflits. Certes, il serait toujours domestique, certes il continuerait à nous nourrir, mais il ne serait plus cet automate des zootechniciens, « passé à l'état de machine industrielle »219, mais bien un être avec lequel l'on rentre en relation. 219 SANSON, A., Traité de zootechnie, Tome 2, Librairie agricole de la Maison Rustique, 1907, p. 16. 76 D. (RE)CONSTRUCTIONS DU SAVOIR ANTHROPOLOGIQUE – D’UN DEPLACEMENT DES PERSPECTIVES ? « Marcheur, ce sont tes traces Ce chemin, et rien de plus ; Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se construit en marchant… (…) Marcheur, il n’y a pas de chemin, seulement des sillages sur la mer. » 220 Le savoir anthropologique lui-même est un laboratoire, intégrant dans son épistémologie et ses méthodologies la dynamique et les tensions appréhendées dans ses « sujets » en transformation. « Monde-entre », la configuration de la discipline anthropologique se présente comme particulièrement riche et ouverte, lieu médian entre les partages disciplinaires et ouverture aux mondes extra-académiques. C’est d’un « nouveau » paradigme – qui ne se nomme comme tel qu’à mi-voix - dont nous allons ici traiter, un paradigme paradoxal puisqu’il intègre en son sein la possibilité de ses « révolutions » (Kuhn), tout en proposant au même moment, à notre sens, un « terrain » fécond pour ces dynamiques. Entre empirie et théorie, il nous semble que la réflexion sur les fondements épistémologiques et paradigmatiques de l’anthropologie est indispensable, non seulement pour qu’il y ait une réciprocité dans la « réflexivité », mais encore pour qu’elle puisse s’instaurer comme un lieu de débat, en perpétuelle (re)construction. À moins que… la question des « fondements » serait-elle encore d’actualité ? Nous allons voir et problématiser ici comment, pour certains, le métissage pourrait s’inscrire au cœur même du savoir, pour examiner alors ce qui, à mi-voix, pourrait être dégagé d’un « nouveau » paradigme (mais comment le nommer ? Constructivisme ?) au travers des écrits de divers penseurs/anthropologues contemporains, pour enfin y réintégrer notre réflexion épistémologique sur la co-construction dans une perspective pragmatiste et prospective. 220 MACHADO, A., Proverbes et chansons, chant XXIX. 77 1) Un savoir métis ? Dans « L’anthropologie genre métis », François Laplantine réintègre la préoccupation de l’anthropologie pour ses « objets » au sein même de son épistémologie. Il n’existe pas seulement des sociétés métisses, une textualité métisse, des disciplines métisses, mais bien une pensée du métissage, et ultimement une pensée métisse. Celle-ci « n’est pas une pensée de la source, de la matrice ni de la filiation simple, mais une pensée de la multiplicité née de la rencontre qui s’oppose tout à la fois à la fragmentation différentialiste de l’hétérogène et à la totalisation de l’homogène. »221. La pensée métisse est une pensée dialogique pour Laplantine, qui « mêle sans mélanger », « distingue sans séparer », et entrelace sans confondre. Cette perspective peut nous rappeler le personnage du « tiers-instruit » chez M. Serres, dont le manteau d’Arlequin est à l’image de son apprentissage métisse222. Ce faisant, nous sommes encore dans un débat impliquant la coconstruction ; le défi d’un monde « pluriel mais commun »223, la question de la « démocratie » ou les différentes manières de concevoir la pluralité, recoupant des débats concernant la perception du mixte (métissage et/ou bricolage ? Pour une « logique » du bricolage224 ?). Ce type de questions a été très stimulante pour, par exemple, Edgar Morin (dont la tentative de renouer avec l’image de l’« honnête homme » est assez symptomatique), qui place la « complexité » et l’« unité multiplex » au cœur de sa pensée. Dans L’Humanité de l’humanité, celui-ci nous parle du « grand paradoxe » de l’unité multiple. « Nous devons concevoir une unité qui assure et favorise la diversité, une diversité qui s’inscrit dans une unité. L’unité complexe, c’est cela même : l’unité dans la diversité, la diversité dans l’unité, l’unité qui produit la diversité, la diversité qui reproduit l’unité ; c’est l’unité d’un complexe génératif. » 225 Morin, dans Science avec conscience, explique que c’est la dislocation du marxisme comme grande conception totalisante qui l’a conduit à l’idée de « dislocation de la totalité » ou 221 LAPLANTINE, F., « L’anthropologie genre métis » op. cit, p. 144. Voir SERRES, M., Le tiers-instruit, Paris, François Bourin, 1991. 223 Du titre de l’ouvrage de Bruno Latour, Un monde pluriel…op. cit. 224 Ce faisant, nous pourrions reprendre ces réflexions dans un débat (que nous avons pu avoir au séminaire d’anthropologie des systèmes symboliques : fondements, l’année 2005-2006) entre MARY, A., Le bricolage africain des héros chrétiens, Paris, éd. Du Cerf, 2000, et GRUZINSKI, S., « Mélanges et métissages », in La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, pp. 33-57. 225 MORIN, E., La méthode 5. L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, Paris, Seuil, 2001, p. 60. 222 78 « crise de la totalité ». Il écrit encore qu’il n’a jamais songé à élaborer une nouvelle vision totale ou unitaire, mais pose, au contraire, « la nécessité d’une pensée questionnante, multidimensionnelle, inévitablement fragmentaire, mais sans jamais abandonner pour autant les questions fondamentales et globales. »226 Lorsque « le développement de l’unité mondiale est en même temps le développement de l’éclatement mondial »227, l’« anthropolitique » de Morin se veut pensée mouvante, itinérante, multidimensionnelle. « Tu te détruis toi qui détruit l’opposition… »228 écrit-il encore dans Introduction à une politique de l’homme. Jusque dans ses exaltations, Morin en appelle aux systèmes ouverts et à la complexité. « Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. Il est tonique de s’arracher à jamais au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer le monde, la vie, l’homme, la connaissance, l’action comme systèmes ouverts. » 229 Réfléchissant sur l’œuvre d’Edgar Morin, Gianluca Bocchi et Mauro Cerruti, dans « Le problème cosmologique de la modernité : de l’univers au plurivers » reprennent cette tension entre « unité » et « multiplicité ». Toutes les disciplines scientifiques sont impliquées lorsque Morin trace les lignes du développement d’une cosmologie alternative (dans la mesure où notre connaissance ne serait plus centrée sur la recherche d’un « invisible simple » derrière le « visible complexe »), qu’il présente comme la recherche de « la complexité du réel sous l’apparence simple des phénomènes », au cœur du conflit entre loi et événement. 226 MORIN, E, Science avec conscience, Paris, Fayard, 1982, p. 10. MORIN, M., Introduction à une politique de l’homme, Paris, Seuil, 1965, p. 65. 228 « L’anthropolitique, c’est au fond un principe dialectique, pour maintenir le multidimensionnel dans l’un et l’un dans le multidimensionnel, pour ne pas laisser un des radicaux anthropologiques dépérir en cours de route, pour ne pas laisser l’un des pôles antagonistes qui la constituent détruire l’autre. Car tu te détruis toi qui détruit l’opposition… L’anthropolitique ne saurait s’arrêter sur une formule maîtresse : le Moulinex idéologique tout usages n’est qu’un moulinet. Elle est une exigence, au noyau de la réflexion, à l’horizon des efforts, avant de songer à s’édifier en système. Politique de l’itinérance, du développement, de la révolution, elle devrait toujours être en chemin, en progrès, ouverte à ce qui pourrait la révolutionner. La pensée du mouvement ne peut être que pensée en mouvement. C’est pourquoi, alors qu’on exclut le doute des systèmes politiques, il faut ici l’inclure. Alors qu’on tend toujours à expulser l’interrogation, il faut ici l’impulser. L’anthropolitique doit demeurer aussi une question que l’homme pose à lui-même et au monde. » MORIN, E., ibid., p. 107. 229 MORIN, E., Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973, p. 234. 227 79 « Rechercher la complexité du réel en partant de la phénoménologie des événements, cela signifie relier l’événement lui-même à un réseau infini d’interdéterminations entre phénomènes qui n’a pas de référent ultime, à une chaîne de cartes qui ne déterminent pas de manière univoque le territoire. Cela signifie rechercher un ordre d’infini de l’univers qui est différent de l’extensibilité infinie d’un espace et d’un temps homogènes. Cela signifie s’interroger sur l’infini propre de l’Histoire, sur l’infini intensif présent dans toute interaction entre les phénomènes et nos modèles, dans toute interaction entre nos modèles. Cela signifie poser le problème de la pluralité des temps, des espaces, des 230 réalités, peut-être de l’infini même de leur pluralité. » On pourrait retrouver des traces de ce débat (l’un et le multiple, la complexité et la simplicité, l’idéel et le réel, la « closure » et l’« ouverture », etc) dans toute l’histoire de la philosophie, depuis Héraclite et Parménide, en passant par Plotin, par la querelle des universaux, par Nietzsche, par Bergson, par Deleuze, etc. Par exemple, dans L’évolution créatrice (1908), Henri Bergson évoquait la gerbe évolutive, qui, tout naissant de manière continue, était dans le même temps débordée par ses potentialités multiples. Dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932), il critiquait la sociologie durkheimienne à l’aune de ses notions de statique et de dynamique (cette sociologie, tournée vers l’idée de conservation d’une société, était-elle apte à en saisir le mouvement créateur ?) Gilles Deleuze, quant à lui, entre autres images, développera celle du rhizome, tourné vers une pensée expérimentale et indisciplinée, multidimensionnelle et créatrice231. À travers ces tentatives (qui ont fortement impressionné Edgar Morin et Michel Serres, par exemple, ce dernier étant reconnu comme l’un de ses pères spirituels par Bruno Latour), nous trouvons un terrain propice au retour sur soi et à la germination de la pensée anthropologique, ainsi qu’une forme de « cadre » paradigmatique apte à fournir des instruments à l’anthropologue « de terrain » actuel. Tant par cette perspective dynamique prise sur leurs objets que par cette manière de penser différemment la totalité, l’« ordre » et l’« événement », certains anthropologues pourraient être en train d’affirmer la trame d’un « nouveau » paradigme un brin paradoxal. Outre chez les penseurs indiqués ci-dessus, nous 230 BOCCHI, G. et CERRUTI, M., « Le problème cosmologique de la modernité : de l’univers au plurivers », in Arguments pour une méthode (autour d’Edgar Morin), Paris, Seuil, 1990, p. 112. 231 « Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit. Elle concourt à la connexion des champs, au déblocage des corps sans organe, à leur ouverture maximum sur un plan de consistance. Elle fait elle-même partie du rhizome. (…) C’est peut-être un des caractères les plus importants du rhizome, d’être toujours à entrées multiples . » DELEUZE, G., Mille plateaux, Paris, éd. De Minuit, 1980, p. 20. 80 en retrouvons encore les traces chez Viviero de Castro, chez Affergan, chez Kilani, et chez Mike Singleton. 2) (Re)construction ; vers un « nouveau » paradigme ? Dans Les épistémologies constructivistes, J.-L. Le Moigne retrace le « patrimoine culturel » de celles-ci, et en retrouve des traces dans l’antiquité (Protagoras, par exemple) et dans un héritage nominaliste. À l’inverse des épistémologies positivistes et réalistes, dont le critère universel de légitimation des connaissances est leur « vérité objective », les épistémologies « constructivistes » (pourrions-nous faire autrement que de les mettre au pluriel ?) assument, en premier lieu, l’absence d’un réel ultime de référence232. En deçà de l’hypothèse ontologique qui postule une réalité indépendante des observateurs qui la décrivent (ce qui peut nous amener à l’idée d’une « vérité » ou d’une « objectivité » comme horizon, ce que reprend, par exemple, Laburthe-Tolra233), la connaissance est avant tout la représentation de l’expérience cognitive. Comme l’écrit F. Affergan dans Construire le savoir anthropologique à propos de la connaissance anthropologique, « nous aurions plutôt affaire à un réseau complexe à travers lequel autant l’objet que la connaissance tissent réciproquement les modalités de leur propre appréhension (…). »234. Tant le versant empirique qu’interprétatif de l’anthropologie pourraient être ainsi mis en exergue. 232 Nous nous attachons ici à l’une des plus grandes caractéristiques des « épistémologies constructivistes » . Nous évoquerons également le mode de connaissance « projectif » (« Rien ne nous contraint à définir une connaissance ou une discipline scientifique exclusivement par son « objet » (tenu pour indépendant du système observant) : nous pourrions aussi la définir par son « projet », en entendant ce caractère téléologique de la connaissance dans son intelligible complexité : le projet cognitif du sujet connaissant affectant le projet fonctionnel qu’il attribue potentiellement au phénomène modélisé. » LE MOIGNE, J.-P., Les épistémologies constructivistes, Paris, PUF, 1995.) En réalité, Le Moigne dégage différentes hypothèses fondatrices des épistémologies constructivistes, en les mettant en perspective par rapport à celles des épistémologies positivistes et réalistes. Ces dernières s’appuieraient sur quatre hypothèses fondatrices : l’hypothèse ontologique (la connaissance est connaissance de la Réalité, celle-ci étant potentiellement connaissable), l’hypothèse déterministe (il existe quelque forme de détermination interne propre à la réalité connaissable, détermination elle-même susceptible d’être connue), le principe de la modélisation analytique (la possibilité d’une division ou décomposition d’un problème selon des catégories préétablies), et le principe de raison suffisante (rien n’arrive sans que quelque chose puisse rendre compte a priori pourquoi cette chose est existante plutôt que non existante). Les hypothèses fondatrices des épistémologies constructivistes seront, quant à elles, l’hypothèse phénoménologique (le réel connaissable est le réel que le sujet expérimente), l’hypothèse téléologique (l’intentionnalité et la finalité du sujet connaissant est prise en compte), le principe de la modélisation systémique, et le principe d’action intelligente (capacité d’un système cognitif construisant les représentations symboliques des connaissances qu’il traite). Voir J.-P. LE MOIGNE, ibid. 233 Voir LABURTHE-TOLRA, P., Critiques de la raison ethnologique, Paris, PUF, 1998. 234 AFFERGAN, F., « Préface », in Construire le savoir anthropologique, Paris, PUF, 1999. 81 Nous serions dans une véritable « anthropopoïesis », selon Calame et Kilani, dans La fabrication de l’humain dans les cultures et en anthropologie235. Dans une perspective de recomposition épistémologique des sciences humaines et sociales en général, de l’anthropologie en particulier, ils soutiennent que nous ne pouvons plus nous référer à des modèles holistes et englobants. Avec un vif intérêt pour les formes de négociation et d’élaboration de la culture par leurs acteurs et par les anthropologues, Kilani dégage l’humain comme construction. En ce sens, Borutti, dans « Construire l’humain ? », en appellera à une ontologie fictionnelle et processuelle (c’est-à-dire une ontologie du possible, qui ne renverrait pas à la substance des choses). « Si, au niveau des cultures, le problème se pose de reconnaître à un certain moment la fabrication de l’humain et de ne pas la naturaliser, au niveau du discours anthropologique, donc de la représentation de la culture, le problème analogue se pose de mettre en évidence le plan nécessaire de la construction modélisante, sans la déguiser derrière l’idéologie de l’universel-naturel et de l’objectif. C’est pour cette raison qu’il faut repenser le statut fictionnel des sciences humaines, dont fait partie le discours 236 anthropologique, et le paradoxe qu’est la nécessité de la fiction. » Pourtant, écrit M. Singleton, assumant totalement l’absence d’un réel de référence, si la description est partiale, elle n’est pas pour autant partielle – étant donné qu’il n’y a pas de Tout réel qui, hors de tout point de vue, en indiquerait ce caractère. C’est la plausibilité des points de vue qui est primordiale237. Aujourd’hui, bien que certains en appellent encore à une « raison ethnologique » critique (Laburthe-Tolra238), peut-être sommes-nous en train de glisser de l’idée d’une vérité comme 235 CALAME, C. et KILANI, M. (dir.), La fabrication de l’humain dans les cultures et en anthropologie, Lausanne, Payot, 1999. 236 BORUTTI, S., « Construire l’humain ? », in La fabrication de l’humain dans les cultures et en anthropologie, Lausanne, Payot, 1999, p. 157. 237 « L’anthropologue, prospectif ou pas, est forcément un individu d’un âge et d’un sexe certain, aux origines socioculturelles particulières, aux orientations politico-économiques précises, et ayant une formation et des intérêts limités. Cette évidence, tout en rendant toute description partiale, ne la rendrait malheureusement partielle que si, hors de tout point de vue, il y avait un Tout réel, fait d’une série structurée de parties aussi objectivement substantielles que significatives. Heureusement, ce supposé Réel de référence est le pur produit d’un empirisme naïvement extraverti. Les points de vue produisant en grande partie ce qui est vu, c’est leur plausibilité éprouvée qui est primordiale. » SINGLETON, M. « De l’épaississement empirique… » op .cit., p. 20. 238 « L’idéal de la raison vise à rejoindre l’unité du sens », nous dit Laburthe-Tolra, dans LABURTHETOLRA, P., Critiques de la raison ethnologique, Paris, PUF, 1998, p. 105. Mais encore, « on ne peut pas congédier si facilement la « raison abstraite », ni l’horizon du savoir absolu ; et la critique à la mode de la scientificité impossible me paraît contradictoire, voire inconsciemment hypocrite. » p. 44. Et encore, « De toutes façons, l’urgence de l’ethnologie et la valeur du terrain ne nous échappent pas, d’abord pour une raison 82 horizon à celle d’une pluralité de « fictions vraies » qui pourraient, ensembles ou par limitation, créer une culture en constante interaction. 3) D’un positionnement du savoir ; la co-construction dans une optique pragmatiste et prospective Avec une approche de type constructiviste, parler de co-construction ne nous mènerait pas à un point de vue « populiste » qu’Olivier de Sardan dénonce dans l’approche du développement239. Lorsque l’on adopte un point de vue perspectiviste (tout est question de perspective dans nos perceptions, celles-ci étant mues par les opportunités d’action sur les choses – l’action pouvant s’entendre en un sens plus ou moins utilitaire), attribuer (ou prétendre attribuer) à l’indigène la pleine et unique parole sur lui-même serait encore adopter une perspective essentialiste. Quant à cette perception des perspectives comme formes d’opportunités d’action, Singleton (à la suite de maints penseurs) emploie le terme de « projets ». « Pour le nominaliste que je suis par contre, si mon chien et moi avons affaire à sensiblement les mêmes données nous en « faisons » au sens le plus constructiviste du terme, des réalités qui conviennent à nos projets respectifs : les data que j’élabore dans le fait de cet arbre-ci, les potentialités que je (f)actualise comme cet arbre que j’ai taillé hier, font figure d’urinoir pour le klebs. » 240 Non seulement il est bien clair que la co-construction ne s’entendrait pas dans un sens essentialisant, mais encore elle ne nous place pas non plus dans une sorte d’« antiethnocentrisme », comme si l’ethnocentrisme était dépassable. Ironiste libéral, Rorty se définit dans Objectivisme, relativisme et vérité comme étant « anti-anti-ethnocentrique ». Avec celui-ci, nous pourrions penser que l’idée même (ou encore le « projet ») de la co- morale, la foi en un humanisme incluant la rare liberté de scruter le détail, de poser la question du « comment ? » face au formalisme rigide de tous les archaïsmes, et puis en vertu de la pré-tension scientifique de notre discipline vers un objet, vers ce « quelque chose » dont l’obscure insuffisance menace de disparaître, mais dont la trace fonde une prétention au surgissement de l’objectivité. » LABURTHE-TOLRA, P., op. cit., p. 101. 239 Voir OLIVIER DE SARDAN, J.-P., « Les trois approches en théorie du développement », Revue Tiersmonde, t. XLII, n°168, 2001, pp. 729-754. 240 SINGLETON, M., « Réflexion singulier-universel », notes de cours du séminaire d’anthropologie prospective, 2005-2006. 83 construction est bien inscrit dans une culture qui, parfois paradoxalement, produit des images d’elle-même s’enorgueillissant de son ouverture aux autres qu’elle-même. « Je soutiens qu’une conception antireprésentationnaliste 241 de la recherche nous prive des moyens qui nous permettraient d’échapper à l’emprise de l’ethnocentrisme issu de l’apprentissage culturel, mais que la civilisation libérale des époques récentes a inventé une stratégie pour en écarter les inconvénients. Elle s’est en effet ouverte à des échanges avec les autres cultures réelles ou potentielles, et elle a fait de cette ouverture un élément central de sa propre image. Cette culture-là se présente comme un ethnos qui se flatte de la méfiance que lui inspire l’ethnocentrisme, et de sa capacité à consolider le caractère libre et ouvert des échanges, plutôt que sa possession de la vérité. » 242 Substituant les idées de « réalité », de « raison » ou de « nature » à un « projet » critique de co-construction des mondes, nous pourrions rejoindre tant les « espoirs » des pragmatistes que certaines dimensions de l’anthropologie prospective. Dans L’espoir au lieu du savoir, Rorty nous explique ce qui est pour lui l’une des dimensions fondamentales du pragmatisme qui se détournerait des notions susmentionnées : être tourné vers l’espoir d’un meilleur futur, créateur, qui « étonnera et remplira de joie »243. Hormis les amples débats et les dérives que pourrait porter une notion pragmatiste d’« utilité », il est peut-être possible de sentir une certaine parenté entre cet écrit de Rorty et le « regard vers l’avenir » que propose l’anthropologie prospective. Comme l’écrit Singleton, « Si l’anthropologue prospectif fait figure d’un prospecteur dans la mesure où il parcourt le présent en vue de l’avenir, sa prospection n’a rien d’une prévision 241 L’antireprésentationnalisme est pour Rorty la reconnaissance qu’aucune description de ce que sont les choses du « point de vue de Dieu » n’est susceptible de nous affranchir de la contingence de notre appartenance culturelle 242 RORTY, R., Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, PUF, 1994, p. 9. 243 « S’il y a quelque chose de spécifique au pragmatisme, c’est qu’il substitue la notion d’un meilleur futur de l’humanité aux notions de « réalité », de « raison » ou de « nature ». (…) Les pragmatistes, qu’ils soient classiques ou « néo », ne croient pas quant à eux qu’il existe une manière d’être des choses. Aussi désirent-ils remplacer la distinction entre apparence et réalité par celle qui sépare les descriptions du monde et de nousmêmes qui sont les moins utiles et celles qui le sont davantage. Lorsqu’on les presse en leur demandant : « Utiles à quoi ? » ils n’ont rien d’autre à répondre que « utiles pour créer un meilleur futur ». Et quand on leur demande : « Meilleur selon quel critère ? », ils n’ont pas de réponse précise. (…) S’ils en sont réduits à des réponses aussi floues, si leurs réponses nous aident si peu, c’est que ce en quoi ils espèrent n’est pas un futur qui se conformerait à un plan ou remplirait une téléologie immanente, c’est bien plutôt un futur qui les étonnera et les remplira de joie. » RORTY, R., L’espoir au lieu du savoir. Introduction au pragmatisme, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 24-25. 84 prophétique, et encore moins d’un prospectus pratique. Au bas mot étymologique « prospecter », c’est tout simplement « pro+spicere », regarder devant soi. Jusqu’à nos jours la logique humaine, persuadée que le passé était parfait, a surtout été rétrospective. Sans tomber dans le piège du Progrès, l’anthropologie prospective part de la prémisse que l’avenir n’est pas seulement à refaire en fonction des paradigmes éprouvés, mais doit se faire à la lumière d’une imagination créatrice. » 244 Cette démarche étant toujours en construction, retravaillant ses définitions d’elle-même, nous pouvons cependant dire aujourd’hui qu’il est difficile de ne pas se sentir « engagé » et « impliqué » dans un acte de connaissance lorsque la distinction entre « savoir pur » et « savoir pratique » est remise en question, et lorsque le « savoir » lui-même est traversé par sa propre construction, reconstruction, et, peut-être, co-construction. D’une certaine manière, et de manière organique, le débat reste ouvert. 244 SINGLETON, M., « Présentation » …op. cit., p. 5. 85 MISE EN PERSPECTIVE « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas l’être. Je peins le passage : non d’un passage d’âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en 245 jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. » À partir du thème de la co-construction, nous avons cherché à déployer des problématiques épistémologiques et des tentatives concrètes de réélaboration du savoir anthropologique, depuis plusieurs perspectives. Dans chacune de nos parties, nous avons tenté de les ancrer dans un moment historique et dans certaines tensions actuelles de la discipline. Ainsi, tant dans la question des perceptions du « terrain », de la crise de conscience suite au mouvement de décolonisation, des expérimentations épistémologiques et méthodologiques dans le champ de l’écriture, de la représentation muséale, de l’approche interdisciplinaire vue sous l’angle de la photographie et des mouvements paradigmatiques dans la discipline, plusieurs motifs se sont détachés de manière récurrente. L’autorité de l’anthropologue, par exemple, a été re-problématisée et repensée à plusieurs niveaux, en fonction de l’époque qui avait donné lieu à une approche aujourd’hui perçue comme monologique. Tant dans l’évolution des rapports avec ces « autres » que dans les nouvelles expérimentations auxquelles la discipline anthropologique a donné naissance, nous nous sommes penchés sur la question du rapport renouvelé aux « voix » que nous tentons de traduire ou de re-présenter de diverses manières. Si l’anthropologie est une traduction, si elle se fonde d’abord dans le rapport effectif avec une forme d’altérité qui évolue sans cesse tant dans ses actions que dans la manière dont s’établit un rapport entre « eux » et « nous » (ce que met en exergue le thème de la co-construction), la question fondamentale de la relation pourrait être renouvelée. Celle-ci apparaissait de manières diverses, mais s’attestait dans cette problématique récurrente d’un espace « commun mais pluriel » (ou l’inverse ?), dans la question de l’unité et de la multiplicité, de l’hétérogénéité et de la réflexivité, et dans celle du regard. La relation apparaît comme centrale dans la définition même de 245 MONTAIGNE, M., Essais, III, II, Paris, Flammarion, 1993. 86 l’anthropologie. En prolongeant et en unifiant encore nos réflexions, cette forme de relation à un autre susceptible de redéfinitions pourrait peut-être fissurer la frontière qui a pu être établie entre l’humain et le non-humain. Plus précisément, pour ce qui est de la co-construction, le débat est toujours d’actualité entre nous. Entre une co-construction comme prémisse, une co-construction comme limite ou impulsion, une co-construction comme horizon, l’autorité discursive pourrait être sans cesse rediscutée et réassumée. Si, maintenant, les perspectives ont été bouleversées, que le passage l’emporte sur l’objet, tous, nous tentons (parfois paradoxalement) d’échapper à une pensée close ou à une parole définitive. Le savoir anthropologique, dans la manière même dont il se déploie et s’expérimente, n’est-il pas déjà pluriel ? 87 BIBLIOGRAPHIE ABELES, M., « Le rationalisme à l'épreuve de l'analyse », in REVEL, J. (dir.), Jeux d'échelle. La micro analyse à l'expérience, Paris, Seuil, Gallimard, EHESS, 1996, pp. 95-111. -- « Le terrain et le sous-terrain », in GHASARIAN, C., De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002, pp. 35-43. 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