Prenons garde qu’une vision mécaniste du langage et une médicalisation trop
systématique de ses difficultés ne réduisent à rien la responsabilité et la mission des
enseignants (ceux qui ont pour tâche d’initier de jeunes intelligences au pouvoir du
verbe) […]
Sortir du pré carré de la familiarité et de la connivence pour s’adresser à ceux que
l’on connaît moins, pour leur dire des choses qu’ils ignorent, tel est le vrai défi de
l’apprentissage de la langue. Ce défi, un enfant ne pourra le relever tout seul ; il aura
besoin de médiateurs attentifs, patients et fermes qui l’aideront à analyser ses échecs
et à les transformer en conquêtes nouvelles […]
C’est la volonté de repousser progressivement les limites du connu qui constitue le
moteur de l’acquisition du langage.
C’est en effet pour élargir le cercle de ceux à qui il s’adresse et celui des sujets qu’il
ose aborder qu’un jeune enfant consentira à faire des efforts, pour acquérir un
vocabulaire plus riche, des structures plus complexes […]
A cette maîtrise du langage, bien des enfants n’accéderont pas […] Ce sont des enfants
qui, à 4 ou 5 ans, ne savent parler qu’« à vue ». L’absence de ce dont ils parlent,
l’absence de celui à qui ils parlent, les inquiètent, rendent leur parole hésitante et les
incitent souvent à garder un silence prudent. […] Démunis devant l’inconnu, ces
enfants auront ensuite les plus grandes difficultés à aborder la lecture.
Comment imaginer en effet que des enfants dont le discours se réduit à la
désignation, au constat ou à la demande pourront affronter les exigences propres à
l’acte de lire (celui qui écrit n’est pas là ; on ne sait que peu de choses de ce que l’on
va découvrir ; c’est le monde d’un autre que l’on doit construire ?). Le fossé qui sépare
leur langage oral, limité et fragile, de l’écrit à conquérir est immense, et pour
beaucoup infranchissable.
Extraits choisis : chapitre « Apprendre à lire » (p. 161 à 167)
On n’apprend à lire qu’une seule fois ; de même que l’on n’apprend à parler qu’une
seule fois. Je veux dire que l’on comprend une fois pour toutes ce que lire veut dire
après avoir compris ce que parler veut dire.
La lucidité d’un enfant apprenant à lire dépend ainsi de la clarté dans laquelle a
baigné son apprentissage du langage oral.
La lecture, comme le langage, dévoile ses charmes à qui les découvre à son rythme
avec l’aide attentive d’un autre. L’autre vient-il à manquer, les hypothèses faites par
l’enfant sur le « à quoi ça sert ? » et le « comment ça marche ? » resteront alors
lettres mortes. Personne n’en signifiera la validité ou l’erreur et l’enfant, abandonné à
lui-même, nouera avec la lecture des malentendus souvent définitifs…
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