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Ce contexte d’exclusion sociale, de privation
économique et d’invisibilité politique offre un terrain
fertile aux groupes islamistes pour disséminer une
nouvelle identité politique plus revendicatrice et
appeler à une structure de gouvernance reposant sur
les principes normatifs de l’Islam : la prise en compte de
la dimension de genre, la justice sociale et la redistribution
des richesses par exemple. Ainsi, face à l’exclusion
sociale, aux déséquilibres et inégalités produits par
une ouverture débridée, l’Islam a constitué un bouclier
protecteur, rassurant. L’identité religieuse est également
devenue facteur de protection sociale. L’UMNO en Malaisie
a bien compris le message et l’a repris, accentuant de la
sorte un schéma politique communautariste.
L’inuence politique de l’Église catholique aux
Philippines : un soutien tiède et douteux à la
démocratisation (Sophie Boisseau du Rocher,
Asia Centre, Paris)
Les Philippines représentent un cas unique en Asie du Sud-
est : on y trouve la plus grande communauté catholique
de la région (environ 85 % des 90 millions d’habitants),
et ce fut le premier pays en Asie à adopter la démocratie
comme système politique (les indépendantistes philippins
annoncent la formation d’un gouvernement démocratique
provisoire à Malolos (le 23 janvier 1899), dont la Constitution
inscrit la séparation de l’Eglise et de l’Etat (titre III, article
5)). La religion catholique y a joué un rôle central
dans l’émergence d’une idéologie et d’un imaginaire
politique ; elle a directement contribué à l’édication
d’un Etat-nation philippin. Ce rôle historique central a-t-il
plus récemment opéré en faveur ou contre la démocratie?
Et le catholicisme et la démocratie sont importés.
Si l’on considère la hiérarchie ecclésiastique, celle-ci
s’est, à plusieurs occasions, opposée aux processus
de démocratisation. Dès le début de la colonisation
espagnole, l’Eglise a joué un rôle politique à l’échelle locale
: ne s’aventurant pas à l’intérieur du pays, les Espagnols
ont coné aux diverses communautés religieuses (les
Jésuites, les Capucins, les Dominicains…) l’administration
de « territoires » géographiques sur lesquels ils avaient
tout pouvoir : l’Eglise était le pouvoir. Ce découpage
explique non seulement le lien de l’Eglise avec la sphère
politique mais aussi son extrême fragmentation, chaque
communauté tentant de consolider son territoire et l’accès
aux ressources, cherchant même à déborder sur celui du
voisin. Un amalgame s’opère ainsi dés le départ entre
religion, intérêt économique et pouvoir politique, au
point où l’on a avancé le concept de « monarchie
monastique » (Marcelo del Pilar). La colonisation espagnole
qui repose sur la justication d’abus de pouvoir par des
arguments religieux, prend soin de créer une opposition
entre religion et nationalisme : être nationaliste revenait
à s’opposer à la volonté de Dieu. Le héros nationaliste,
Rizal, n’est pas parvenu à venir à débarrasser les esprits
de cet amalgame déroutant. La religiosité a été si
profondément manipulé que les Philippins acceptent
leur destin et « portent leur croix » avec fatalisme : ils ne
croient pas en la potentialité d’un changement socio-
politique et attendent leur « salut » d’une relation forte à
un Dieu salvateur. Ce complexe d’infériorité, mâtiné de
culpabilité, contribue à expliquer pourquoi aujourd’hui
les individus ont des difcultés à se battre pour des
idées politiques.
La période américaine n’a pas aidé à clarier la situation.
Dès le début, les Américains annoncent leur intention de
« promouvoir la démocratie » ; mais, simultanément, pour
mieux asseoir leur pouvoir, ils ont recours à une guerre
particulièrement violente (250 000 morts) et ils favorisent
l’arrivée de nouveaux courants religieux an de « casser »
la légitimité de l’Eglise catholique. Non seulement les
églises protestantes vont trouver aux Philippines un terrain
de mission, mais des églises locales (comme Iglisia Ng
Cristo) voient le jour. Aujourd’hui, ces églises s’immiscent
dans les jeux politiques en appelant leurs dèles à voter
pour tel ou tel candidat.
Après avoir couvert les abus du couple Marcos, et
comprenant qu’aller plus loin risquait de compromettre sa
légitimité, la hiérarchie catholique opère un changement
radical de position après l’assassinat de Benigno Aquino
en 1983 et se range du côté du mouvement populaire
pour la démocratie. Ce changement, dans l’intérêt de
l’Église, permet à cette dernière de (re)devenir la référence
morale de la vie politique nationale et de se repositionner
sur l’échiquier politique en jouant de sa référence morale :
des religieux sont consultés pour rédiger la constitution
de 1987 et la présidente Aquino s’entoure de quelques
hommes d’Eglise, dont le fameux cardinal Sin. L’Église se
positionne alors en arbitre de la vie politique et n’hésite
pas à intervenir dans le débat : il n’y a pas un jour dans
les journaux nationaux où l’on ne trouve telle ou telle
déclaration en faveur d’un sujet de société ou politique.
Récemment (2008), la conférence des évêques des
Philippines a demandé au peuple philippin de ne pas
demander la démission de la présidente Macapagal Arroyo
et de la laisser terminer son mandat.
Cette présentation dresse le tableau d’une institution
religieuse défendant son propre intérêt, quel que soit le
système, et peu encline à œuvrer pour un changement
du système. L’inuence qu’elle exerce aujourd’hui sur la
vie politique du pays va à l’encontre de la constitution qui
stipule une séparation stricte entre État et Église. Dans un
tel contexte, il est aisé de comprendre la désillusion des
Philippins envers une possible ouverture démocratique
du pays, mettant un terme au règne continu d’une même
élite, au système de clientélisme et à la corruption.
Des moines contre la dictature : le cas de la
Birmanie (Claude Levenson, Paris)
La Birmanie/Myanmar est aujourd’hui témoin d’une lutte
de pouvoir entre le Sangha (il y a environ un demi million
de moines dans le pays) et l’armée (forte de 400 000
soldats). Le conit oppose non pas les militaires au clergé
bouddhiste, qui est proche du pouvoir en place, mais
une grande majorité de jeunes moines ouverts aux idées
alternatives venant de Thaïlande et accessibles grâce aux
nouvelles technologies. L’instrumentalisation de la religion
est néfaste pour l’ordre religieux car d’une part, elle divise
le Sangha (l’ensemble du corps religieux) entre ceux qui «
collaborent » avec la junte militaire et ceux qui afchent une
hostilité et d’autre part, elle dégrade l’éthique religieuse par
la corruption de certains moines qui entrent dans le jeu de la
junte militaire. On observe en outre, un écart générationnel.
Ce sont ces jeunes bonzes qui ont exprimé au cours de
la « révolution safran » en 2007, le rejet de l’oppression
subie par la société dans son ensemble : « il s’agissait
plus d’une démarche de compassion ». Mais ce n’était