Le souverain bien et la fin dernière de la philosophie

Introduction
Le but de cette étude est de montrer que le souverain bien
est le concept central de la philosophie kantienne. À contre-
courant de l’interprétation qui s’est imposée dans les études
kantiennes depuis le néo-kantisme, il apparaît à une lecture
attentive que ce concept n’est ni problématique, ni superflu,
comme on l’a longtemps prétendu. Contrairement aux appa-
rences, il ne constitue pas une réelle menace pour l’autonomie
du vouloir et ne peut être réduit à un simple reliquat, désuet,
de la période dogmatique et pré-critique de l’auteur1. Bien que
d’autres aient déjà souligné l’importance du souverain bien
dans la philosophie kantienne2, aucun n’a jusqu’à présent pro-
duit une étude complète de ce concept ni démontré rigoureu-
1. C’est en effet la position classique au sujet du souverain bien que
partagent nombre de commentateurs éminents tels que V. Delbos ou
M. Gueroult. Voir : L.-W. Beck, A Commentary on Kant’s Critique of Practical
Reason, Chicago University Press, Chicago, 1960 ; V. Delbos, La philosophie
pratique de Kant, PUF, Paris, 1968 (3e éd.) ; M. Gueroult, « Canon de la
raison pure et Critique de la raison pratique », Revue internationale de
philosophie, Bruxelles, 1954.
2. On pense ici à F. Alquié, La critique kantienne de la métaphysique,
PUF, Paris, 1968 ; F. Marty, « La théorie transcendantale de la méthode dans
la Critique de la raison pure », Revue de métaphysique et de morale, vol. 80,
n o 1, 1975 ; E. Weil, Problèmes kantiens, Seuil, Paris, 1967 ; J. Silber, « The
Metaphysical Importance of the Highest Good as the Canon of Pure Reason
in Kant’ Philosophy », Ethics, vol. 73, 1963 ; Y. Yovel, Kant et la philosophie
de l’histoire, Méridiens Klincksieck, Paris, 1989 ; M. Lequan, La philosophie
morale de Kant, Seuil, Paris, 2001 ; ou même A. Boyer, Hors du temps. Un
essai sur Kant, Vrin, Paris, 2001.
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sement et systématiquement son importance dans toute
l’œuvre de Kant3.
Ce que l’on tentera de démontrer dans cet ouvrage c’est
que l’unité de la philosophie théorique et de la philosophie
pratique, de la nature et de la liberté, de la loi morale et du
bonheur n’est possible et envisageable que dans la perspective
d’un but final moral où les différents domaines et usages de la
raison se trouvent réconciliés. Cette position suppose une
interprétation téléologique de la raison pure qui n’est plus enten-
due uniquement comme une structure transcendantale d’intel-
ligibilité, mais aussi et surtout comme une faculté possédant
des besoins, des intérêts et poursuivant un but. Elle conduit en
outre, inévitablement, à une relecture métaphysique de la philo-
sophie de Kant qui présente le souverain bien comme le foyer
(focus originarius) vers lequel converge le faisceau des questions
métaphysiques ultimes qui mobilisent la raison pure.
L’ambition d’une relecture métaphysique de la philo-
sophie de Kant exige, toutefois, que soit définie, d’entrée de
jeu, la signification qu’il convient d’accorder au terme « méta-
physique ». La métaphysique, aux yeux de Kant, désigne, dans
un premier temps, l’enchaînement systématique de toutes les
connaissances provenant de la raison pure4. Elle peut porter sur
la nature, « ce qui est », ou sur les mœurs, « ce qui doit être ». La
métaphysique de la nature pour sa part se divise également en
metaphysica generalis ou philosophie transcendantale quand elle
porte sur les principes a priori de la connaissance de l’être en
général (ontologia) et en metaphysica specialis ou physiologie
transcendante lorsqu’elle désigne la connaissance a priori d’êtres
3. Un livre sur le sujet est bien paru en 2008, mais c’est bien après
la rédaction du présent ouvrage dont il reprend d’ailleurs plusieurs éléments.
Voir : L. Gallois, Le souverain bien chez Kant, Vrin, Paris, 2008.
4. Dans l’Architectonique, Kant définit la métaphysique comme
étant : « le système de la raison pure (la science), toute la connaissance
philosophique (vraie aussi bien qu’apparente) venant de la raison pure dans
un enchaînement systématique [...] ». Réf. : E. Kant, Critique de la raison
pure, A 841, B 869, trad. par Alexandre J.-L. Delamarre et F. Marty, Œuvres
philosophiques, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, Paris, 1980, p. 1391 (Ak. III,
543-544).
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suprasensibles5. Toutefois, pour Kant, seule la metaphysica spe-
cialis pose réellement problème puisqu’elle seule transgresse les
limites de tout savoir a priori légitime : l’expérience possible.
N’ayant aucun fondement dans la nature, la métaphysique du
suprasensible ne sera possible selon Kant qu’à partir de l’usage
pratique de la raison, c’est-à-dire en tant que métaphysique des
mœurs, et ce, grâce au but final de la raison pure : le souverain
bien. Dans ce contexte, le rôle du souverain bien et de l’usage
pratique de la raison consiste à rendre possible cette méta-
physique du suprasensible que Kant considère lui-même
comme étant sa part la plus essentielle. Toutefois, la méta-
physique chez Kant n’est pas seulement une connaissance pra-
tique du suprasensible. Elle est aussi, en tant que disposition
naturelle de l’homme, la réponse à ses aspirations les plus fon-
damentales, celles qui sont relatives au sens total de l’existence.
Si ces aspirations sont en partie théologiques et suprasensibles,
elles n’en ont pas moins aussi une dimension empirique et
historique. Le souverain bien, entendu comme un monde
moral intelligible constitue en effet l’idéal vers lequel conver-
gent, comme autant d’approximations imparfaites, les institu-
tions politiques qui s’en inspirent telles que la République et la
Société des Nations. Précisons, en outre, que la métaphysique,
si elle doit être une science, est d’abord une idée, soit celle de
la totalité systématique des fins de la raison humaine et, dans
ce sens, elle est elle-même un devenir6 qui repose sur le progrès
5. Si les termes de metaphysica specialis et metaphysica generalis ne
sont pas, comme tels, utilisés par Kant, il est assez manifeste qu’il pense la
métaphysique à partir de ces divisions issues du Moyen Âge comme en
témoigne la séparation qu’il fait entre la philosophie transcendantale qui se
présente comme une ontologie et la physiologie qui, dans sa partie transcen-
dante, comprend les deux disciplines traditionnellement dévolues à la meta-
physica specialis : la cosmologie et la théologie. À ce sujet, voir : E. Kant, CRP,
A 845, B 873, OP, vol. 1, p. 1394 (Ak. III, 546).
6. C’est ainsi que Kant envisage, par ailleurs, toute science. La
science est d’abord, selon lui, une idée, celle d’une totalité systématique qui,
tel un germe, doit se déployer dans le temps. Toute science est pour cette
raison liée à un intérêt fondamental qui en oriente le développement.
« Personne ne tente de constituer une science sans avoir une idée pour fonde-
ment. Mais, dans l’élaboration de cette science, le schème et même la défini-
tion que l’on en donne dès le début de cette science correspond très rarement
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intellectuel, politique et moral de l’humanité. Ainsi, le concept
kantien de la métaphysique, tel qu’il est présenté dans l’Archi-
tectonique de la Critique de la raison pure, est un germe qui ne
peut atteindre sa pleine réalisation qu’à travers un processus
historique infini au moyen duquel on voit poindre au sein
même de la nature des signes de la liberté7. L’accomplissement
de la métaphysique est donc lié au progrès intellectuel, poli-
tique et moral de l’humanité et le souverain bien politique
comme Völkerbund en constitue indéniablement un moment
essentiel. Ainsi, la métaphysique, que fonde le concept du sou-
verain bien, connaîtra son aboutissement dans une interpréta-
tion téléologique de l’histoire humaine et de son sens. La
métaphysique, et la philosophie tout entière, sont une teleologia
rationis humanae8.
La métaphysique, selon Kant, est ainsi la science qui
demande : comment l’homme peut-il atteindre sa destination ?
Quelle est la finalité du savoir, vers quel but doit tendre notre
action au plan individuel et collectif ? Prise en ce sens, elle
correspond à cette soif d’absolu et de totalité qui caractérise la
raison humaine, celle-là même qui peut l’entraîner, lorsqu’elle
est mal guidée, vers des sentiers chimériques. Or, le souverain
bien apparaît bel et bien comme la réponse à de telles questions.
En effet, qu’il soit conçu individuellement comme l’union de
la vertu et du bonheur dans un sujet, ou collectivement comme
un monde moral futur et même plus concrètement comme une
fédération libre des États, le souverain bien répond toujours
chez Kant à la question du sens dernier de l’existence humaine,
à celle du but final de la science et de l’action. Ainsi, contre les
à son idée ; car celle-ci réside dans la raison comme un germe [...]. » Réf. :
E. Kant, CRP, A 834, B 862, OP, vol. 1, p. 1385 (Ak. III, 539).
7. Au sujet de la philosophie ou de la science comme une idée qui
doit connaître un développement historique, voir : E. Kant, CRP, A 835,
B 863, OP, vol. 1, p. 1386 (Ak. III, 540). Au sujet des signes attestant, au
regard d’un jugement réfléchissant, la présence et le progrès de la liberté dans
l’histoire et dans la nature, voir : E. Kant, Le Conflit des facultés, trad. par
A. Renaut, Œuvres philosophiques, Gallimard, La Pléiade, vol. 3, Paris, 1986,
p. 895-897 (Ak. VII, 84-87).
8. Voir : E. Kant, CRP, A 839, B 867, OP, vol. 1, p. 1389 (Ak. III,
542).
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lectures postmétaphysiques de Kant qui de nos jours abondent,
que l’on pense seulement à celles d’A. Renaut9 ou d’Haber-
mas10, ce livre vise à souligner la dimension téléologique qui
anime le projet philosophique kantien et il invoque, à ce titre,
l’importance déterminante qu’y joue le souverain bien. Il ne
fait désormais aucun doute que le procès qu’a intenté Kant à la
métaphysique traditionnelle n’invalide nullement toute forme
de questionnement relatif au but moral, social ou politique que
nous devons poursuivre, à la destination totale de l’humanité
sur la terre – tels que les grands enjeux actuels sur l’environne-
ment nous le rappellent d’ailleurs de manière cruciale – et qu’il
ne congédie nullement toute forme de raisonnement de type
téléologique. Enfin, il est également clair que pour Kant ces
questions fondamentales qui touchent au sens de l’existence
9. C’est sans doute l’intention principale qui traverse un livre
comme Kant aujourd’hui, l’actualité de Kant se démontrant dans sa capacité
à détranscendantaliser et désubstantialiser les idées métaphysiques que sont
l’âme, Dieu et la liberté pour en faire désormais des principes réflexifs et
subjectifs. Or, si d’un point de vue théorique, il ne peut être fait qu’un usage
régulateur de ces idées, il n’en demeure pas moins que, d’un point de vue
pratique, leur réalité s’en trouve indéniablement confirmée. En outre, l’usage
régulateur de ces idées dans la philosophie de l’histoire tout comme en philo-
sophie politique, loin de correspondre à une volonté de supprimer la méta-
physique, signifie plutôt que Kant souhaite introduire celle-ci dans le
domaine empirique afin de réconcilier au sein de l’histoire le suprasensible et
le phénoménal. D’ailleurs, Kant poursuit dans la Critique de la faculté de
juger un objectif similaire en tentant de rapprocher le monde phénoménal de
celui des idées morales suprasensibles au moyen du jugement téléologique et
esthétique. Voir : A. Renaut, Kant aujourd’hui, Flammarion, Paris, 1997.
10. Que ce soit dans Morale et communication ou dans De l’éthique de
la discussion, Habermas tente à la suite de Apel de reformuler la morale kan-
tienne afin de répondre adéquatement aux objections des sceptiques ou rela-
tivistes moraux et à celles des représentants de l’éthique de la vertu comme
McIntyre. Dans ce but, il procède à l’épuration de la morale kantienne dont
il ne conserve que l’impératif catégorique qu’il décompose en deux principes
distincts : le principe D, qui fait de la procédure de l’argumentation morale
le fondement de la validité des normes, et le principe U, qui en représente le
critère. Cette reformulation réduit la morale kantienne à sa plus simple
expression, soit l’impératif catégorique, en lui enlevant son fondement
transcendantal dans la raison pure pratique. Voir : J. Habermas, Morale et
communication, Cerf, Paris, 1986, et J. Habermas, De l’éthique de la discus-
sion, Cerf, Paris, 1992.
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