Protection des données dans le système de santé: quels intérêts pour les
patientes et les patients? Quelques réflexions de principe
Jean-François Steiert,
Président de la Société suisse de politique de la santé, vice-président de la Fédération suisse des
patients, conseiller national
jean-francois.steie[email protected]
Table des matières
1. Historique
2. Les intérêts en jeu
2.1 Intérêts individuels
2.2 Intérêts collectifs des patients
2.3 Intérêts collectifs des assurés
3. Exemples actuels
3.1 Règles sur la transmission des données hospitalières
3.2 Dossier électronique du patient
4. Conséquences pour les patients
4.1. Meilleure représentation des patients
4.2. Revendications à court terme
Si la question de la protection des données des patientes et des patients date sans doute presque
autant que l'histoire de la médecine, des évolutions récentes telles que l'informatisation des
données avec les nouvelles possibilités de transmission, de stockage et d'analyse individuelle et
collective qui en découlent, l'introduction des forfaits hospitaliers, les différentes composantes de
la "médecin électronique" ou encore le glissement du moins partiel du rôle des caisses-maladie de
celui d'assureur vers celui d'entrepreneur de la santé la posent avec une plus grand acuité - et
parfois des contradictions objectives entre l'intérêt individuel et les différents intérêts collectifs en
jeu pour les patient-e-s et les assuré-e-s.
1. HISTORIQUE
« Quoique je voie ou entende dans la société pendant l'exercice ou même hors de l'exercice de ma
profession, je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir
en pareil cas. » Cette traduction d'un extrait du serment d'Hypocrate (dans la version du Littré de
1844) montre que la question de la protection des données dans le domaine de la santé n'est pas
une préoccupation nouvelle et que les réflexions sur les conditions qui déterminent la relation de
confiance entre le médecin traitant (ou le personnel soignant) et son patient ont accompagné la
médecine depuis ses origines. L'histoire du secret médical à travers les siècles nous enseigne que le
caractère plus ou moins individualiste ou collectiviste d'une société détermine aussi la perception et
la pratique d'un secret qui devient quasi absolu à l'époque des lumières déterminée par les droits
individuels, après des périodes telles que le Moyen-Âge où l'individu ne comptait que bien peu - tout
comme le secret médical. Au XXIe siècle comme par le passé, la protection des données du patient,
qui répond à une approche plus large et systémique que celle du secret médical, est toujours
déterminée par la pondération entre intérêts individuels et collectifs dans une société donnée et par
conséquent par les rapport de force dynamiques qui régissent cette société. La récente tentative
d'un grand assureur suisse visant à obtenir de la part des hôpitaux des données protégées et
notamment l'ensemble des diagnostics sous la pression du non-paiement des factures et déclarant
publiquement qu'il était prêt à enfreindre la loi pour parvenir à ses fins - une tentative avortée grâce
à l'intervention des pouvoirs publics - illustre bien la nécessité
de règles claires pour assurer une protection adéquate des données qui tienne compte des
intérêts individuels et collectifs et
d'une réflexion sur l'équilibre des forces entre les différents acteurs du système de santé, un
équilibre qui n'est aujourd'hui plus assuré et dont les manques empêchent tant des règles claires
et démocratiquement légitimées en matière de protection des données que d'autres progrès
importants dans le système de santé de notre pays.
Il en va non seulement de la recherche de solutions optimales pour le système de santé actuel, mais
aussi de la création de conditions cadres d'intérêt public pour accompagner le développement de
technologies (p. ex. puces RFID) qui peuvent amener des progrès thérapeutiques mais renferment
des dangers de sélection, ou encore le développement rapide des méthodes de profilage à l'aide des
données individuelles de plus en plus nombreuses et intrusives qui sont accessibles légalement ou
illégalement par des groupes d'intérêts particuliers.
2. LES INTÉRÊTS EN JEU
Historiquement, l'intérêt du patient à la protection des données, focalisé sur la question du secret
médical et ses différentes acceptions, a longtemps été réduit à un intérêt individuel à un secret
médical absolu, puis relatif avec l'augmentation des collaborations entre soignants et le
développement des assurances sociales. Si ces dernières ont introduit dès le XIXe siècle des
relativisations du secret absolu au nom d'un intérêt collectif et non plus seulement individuel, les
dimensions collectives de l'intérêt des patients à la protection des données ont rapidement pris plus
d'ampleur dans les discussions politiques avec les possibilités de concentration de données offertes
par l'informatisation des données au cours des dernières décennies. Dans le débat politique actuel
sur la protection des données des patients, il importe de tenir compte tant des convergences que des
antagonismes possibles entre l'approche individuelle et l'approche collective de l'intérêt du patient à
la protection de ses données.
2.1 Intérêts individuels
La Fondation suisse pour la sécurité des patients estime à 1300 cas par année le nombre de décès par
suite d'incidents thérapeutiques qui pourraient être évités, l'Office fédéral de la santé place ce chiffre
entre 2000 et 3000 et les deux professeurs de pharmacologie suisses Gerd Kullak-Ublick et Stephan
Krähenbühl ont évoqué le nombre de 5000 patientes et patients qui décéderaient chaque année des
suites de thérapies médicamenteuses incompatibles entre elles. Même si ces chiffres sont sujets à
discussion, ils illustrent l'intérêt de la patiente et du patient à ce que ses données de santé soient
rendues disponibles de manière cohérente et claire aux différentes personnes qui interviennent dans
sa thérapie et ses soins.
Cela nous amène à la clé de voute du droit de la protection des données dans le système suisse de
santé: notre culture, notre histoire et les règles de droit qui en découlent confèrent au patient le
droit à disposer de ses données de santé (dans la même approche, le secret professionnel ancré dans
le Code pénal constitue une protection de la sphère privée du patient et non pas un droit particulier
du médecin), selon des normes qui inscrivent les données de santé dans la liste des données
sensibles dignes de protection particulière (art. 3, let. c, ch. 2 de la loi sur la protection des données
(LPD)) et qui en règlent l'usage (art. 4 LPD). Ces normes, tout comme les normes de droit particulier
qui figurent dans la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales, la loi fédérale
sur l'assurance accidents, la loi fédérale sur l'assurance invalidité, la loi fédérale sur l'assurance-
maladie et la loi fédérale sur la prévoyance professionnelle, confèrent non seulement un droit, mais
comprennent aussi des restrictions à ce droit et plus particulièrement au libre consentement du
patient à transmettre ou non tout ou partie de ses données de santé.
Si la pratique des associations de patients montre peu de cas problématiques dans l'interprétation
des limites entre le droit à l'autodétermination et ses exceptions en ce qui concerne la transmission
des données entre prestataires de soins (mais de nombreux obstacles techniques et de procédures),
il en va différemment de la transmission des données aux assureurs qui, pour des raisons légitimes
ou non, peut entrer en contradiction avec les intérêts objectifs du patient. De telles contradictions
peuvent se retrouver entre l'engagement légitime de l'avocat d'un patient engagé dans une
procédure individuelle civile ou pénale et une association de patients qui peu estimer justifiable une
dérogation à une norme de protection des données pour des motifs liés à un intérêt collectif.
Enfin, il faut relever que, dans la pratique, l'application du principe de proportionnalité se heurte
fréquemment aux rapports de force défavorables au patient: lorsque ce dernier est sous la menace
d'un non-remboursement ou du refus d'une prestation thérapeutique qui lui semble importante, il
sera prêt à faire des concessions très larges, dans des conditions qui ne garantissent plus le libre
arbitre. Du point de vue des associations de patients, les réformes en cours devront veiller à assurer
ce libre arbitre notamment par un meilleur contrôle des acteurs en place, par une meilleure
information des patients (y.c. renforcement de la formation des prestataires aux question de
protection des données) et par un renforcement des droits des patients auquel le Conseil fédéral
s'est déclaré prêt à s'atteler dans sa réponse à plusieurs interventions parlementaires au début 2012.
2.2 Intérêts collectifs des patients
Les patientes et les patients vus dans leur ensemble devraient viser un système de santé qui offre
des prestations de haute qualité à toutes les personnes qui en ont besoin, indépendamment de leur
provenance, de leur domicile, de leur capacité financière ou d'autres facteurs qui peuvent être
source de discriminations. Ces attentes ont des conséquences sur les questions de propriété, de
transmission et de protection des données:
La qualité des traitements dépend notamment de l'évolution des différentes méthodes
thérapeutiques et de leur implémentation dans les pratiques, ce qui implique des
investissements importants dans les différents types de recherche (fondamentale,
épidémiologique, clinique, d'approvisionnement, etc.) et, pour chacun de ces domaines, de
données dont une part plus ou moins importante est constituée de données individuelles de
patientes ou de patients, qui peuvent être pseudonymisées ou anonymisées. Il y a là un intérêt
collectif évident des patients en tant qu'ensemble à ce que des données puissent être réunies,
dans des conditions à déterminer dans des processus démocratiques et transparents.
Les ressources tant financières qu'humaines à disposition du système suisse de santé étant
limitées (politiquement sinon économiquement pour les premières, objectivement pour les
secondes), l'objectif d'égalité dans l'accès aux prestations de qualité, que les limites et les
difficultés liées à des contingences géographiques ou sociales ne justifient pas d'abandonner,
débouche sur un nécessaire souci d'efficacité dans l'utilisation de ces ressources. Cela
présuppose, comme pour l'aspect précédent relatif à la qualité, des transferts de données
individuelles et des banques de données, par exemple pour la validation des factures de la part
des assureurs ou pour étayer les décisions qui relèvent des politiques publiques de la santé. Il y a
là aussi un intérêt collectif des patients, dans le respect des conditions évoquées au point
précédent.
Si l'intérêt collectif des patients débouche sur la nécessité de constituer des banques de données
basées sur des données individuelles de patients, cet intérêt commande aussi à ce que ces
banques de données ne soient pas affectées à des objectifs en contradiction avec leur raison
d'être: dans les enjeux actuels, cela touche principalement les stratégies de sélection de risques
(généralement, mais pas nécessairement, de la part des assureurs), en contradiction avec le
principe l'égalité de l'accès aux soins. En complément à l'intérêt individuel du patient développé
au point 2.1, il s'agit ici d'assurer l'intérêt des patients dans leur ensemble, notamment par le
respect du principe de proportionnalité ainsi que par des mécanismes assurant la transparence
et la légitimité démocratique des règles qui déterminent ce principe dans la pratique.
2.3 Intérêts collectifs des assurés
Ce point figure ici en guise de rappel, dans la mesure où l'intérêt collectif des assurés, qui
correspondent à l'ensemble des personnes domiciliées ou établies en Suisse en ce qui concerne
l'assurance-maladie obligatoire, peut entrer en contradiction avec l'intérêt collectif des personnes
malades, du moins dans des perspectives à court terme qui peuvent déterminer des processus
politiques, notamment lorsqu'il s'agit d'évaluer l'opportunité de la prise en charge de certains
prestations. L'intérêt des patients - et souvent de la société dans son ensemble dans une perspective
à long terme - consiste ici à rappeler les enjeux plus généraux d'impact de la santé sur l'équilibre et le
développement d'une société par rapport à des considérations d'efficacité à trop court terme ou trop
étroitement focalisés sur les coûts de la santé au sens strict, lesquels omettent les impacts sur
l'emploi, le chômage, etc.
3. EXEMPLES ACTUELS
3.1. Transmission des données hospitalières centre de contrôle des données
indépendant des assureurs ?
Au mois d’août 2011, les négociations entre l’association faîtière des hôpitaux de suisse H+ et
l’association faîtière des assureurs-maladie santé suisse sur la transmission des données hospitalière
aux assureurs après l’introduction généralisée des forfaits par cas dans le cadre du nouveau
financement hospitalier ont échoué, parce qu’une forte majorité des hôpitaux contestaient, pour des
raisons relevant tant de leur organisation interne que de la protection des données, les règles très
ouvertes de transmission des données qui avaient été convenues entre les négociateurs des deux
faîtières sur la base d’une interprétation très extensive du consentement implicite du patient.
Suite à cet échec, les associations suisses de patients et de consommateurs ont exprimé
publiquement leurs craintes :
pour le secret médical, menacé par la transmission de données superflues du point de vue du
contrôle des factures, la menace que cela impliquerait pour la relation de confiance entre le
médecin et ses patients et par là pour la qualité du système de santé ;
pour le principe de solidarité, menacé par l’utilisation de flux de données, notamment par les
assureurs, à des fins contraires aux intérêts des patients, et plus particulièrement des stratégies
de sélection de risques.
Pour empêcher une telle évolution, les associations ont demandé au Conseil fédéral, de concert avec
H+ et la FMH,
en un premier temps, des règles de portée nationale précisant que seules les données
anonymisées peuvent être transmises de manière systématique aux assureurs ;
pour la suite, le transfert de la prise en charge et de la transmission des données par un
organe de révision indépendant, comme le demandait le conseiller national Ignazio Cassis
(PRD/TI) par le biais d’une motion appuyé par des collègues de tous bords politiques ; une
telle solution permettrait un contrôle systématique des factures dans le respect du secret
médical et des intérêts des patients, éviterait par ailleurs la création de dizaines de services
de révision auprès de chaque assureur et par là l’engagement d’un nombre inutilement élevé
de médecins pour des tâches administratives et permettrait enfin à la collectivité de
disposer de données communes et consolidées pour l’ensemble du pays, par exemple pour
des études de type épidémiologiques, dans l’intérêt des patients et dans le respect de la
protection des données.
Le Conseil fédéral a édicté en 2012 une ordonnance entrée en vigueur le 4 juillet qui reprend
dans ses grandes lignes la première revendication ; la mesure va dans la bonne direction, mais
l’indépendance très relative (et restreinte) des instances de contrôle / médecins de confiance
face aux assureurs reste très peu satisfaisante. Dans ce contexte, la commission de la santé et
des affaires sociales du Conseil national a décidé de transmettre la motion Cassis évoquée ci-
dessus sous forme de postulat de commission et de poursuivre ainsi les réflexions en direction
d’un organe de révision indépendant avec une banque de donnée idoine.
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