L`art de la comédie à l`âge du postdramatique Le théâtre de

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Andrea Grewe
L’art de la comédie à l’âge du postdramatique
Le théâtre de Yasmina Reza
Assez longtemps la critique théâtrale aussi bien que la critique universitaire se
sont montrées réticentes face au théâtre de Yasmina Reza.1 En 1999, cinq ans
après le succès mondial de „Art“, Marc Weitzmann, dans Les Inrockuptibles, devait
constater: „Yasmina Reza reste en France isolée, voire ignorée de la presse cultu-
relle“.2 Et encore en 2005, le même critique, cette fois-ci dans Le Monde, a ob-
servé à propos des pièces créées après „Art“: „Ses pièces suivantes, Trois ver-
sions de la vie, et, surtout, Une pièce espagnole seront, si l’on peut dire, passés à
tabac dans la presse française.“3 Et cela bien que, auprès du public, le succès du
théâtre de Reza soit énorme. Traduite en 35 langues, son œuvre dramatique a
obtenu de nombreux prix en France et à l’étranger et est montée par des metteurs
en scène reconnus, tels que Luc Bondy qui a mis en scène Trois versions de la vie
au Burgtheater de Vienne ou Jürgen Gosch qui a récemment remporun vif suc-
cès avec Le dieu du carnage (all. Der Gott des Gemetzels) au Schauspielhaus Zü-
rich.4
A première vue, le jugement de la critique universitaire n’est guère plus favora-
ble que celui de la critique théâtrale. Yasmina Reza y est considérée comme une
auteur habile du théâtre commercial qui sait répondre aux attentes d’un public
bourgeois qui a en horreur les recherches d’avant-garde. Ainsi, David Bradby,
dans son ouvrage récent Le théâtre en France de 1968 à 2000, range Reza parmi
les auteurs „qui prennent la relève de l’ancien boulevard, fournissant des textes
intelligents mais sans recherche aucune, dans lesquels un public bourgeois aisé
peut se reconnaître; pour ceux qui, comme Yasmina Reza […] sont en mesure de
fournir de tels textes les récompenses sont de taille“.5 Au fur et à mesure qu’une
lecture attentive des textes mes progresse, le jugement sur la forme mais
aussi sur le contenu – du théâtre de Reza est devenu plus nuancé. Ainsi, en 2002,
Patrice Pavis, dans une analyse détaillée de „Art“ a souligné „la qualité dramaturgi-
que et textuelle d’une œuvre qui mérite toute notre attention et fait partie de plein
droit de notre corpus de pièces réputées difficiles et innovatrices“.6 En 2004, le
‘Centre de Recherches sur l’Histoire du Théâtre’ de la Sorbonne a organisé une
rencontre de réflexion consacrée aux ‘Dramaturgies de Yasmina Reza’ qui réunis-
sait, sous la direction de Denis Guénoun, des universitaires, des metteurs en
scène et des critiques de théâtre pour se pencher sur le ‘mystère’ de cette drama-
turgie. Que ce fût en effet d’abord la forme du théâtre de Reza qui ait suscité
l’intérêt de la critique, c’est ce que montrent aussi d’autres études qui y ont été
consacrées entre-temps. Ainsi Sieghild Bogumil, dans un article sur le théâtre
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contemporain des dramaturges femmes, a relevé „une théâtralité nouvelle“ dans
l’œuvre de Reza qui se manifesterait surtout dans l’usage innovateur de la techni-
que narrative du stream of consciousness sur scène.7 Pareillement, Anne Ubers-
feld a attiré l’attention sur l’emploi et les formes d’un nouveau type de soliloque
dans le théâtre contemporain, et notamment chez Reza, qu’elle appelle ‘quasi-mo-
nologue’.8 Les deux contributions mettent ainsi en relief une particularité du théâ-
tre de Reza qui consiste dans l’insertion de monologues ou soliloques dans le dia-
logue, interrompant ainsi l’action pour un instant et créant un second niveau de
jeu. Le fonctionnement de cette pratique, que Reza utilise systématiquement à
partir de „Art“, a été étudié aussi par Barbara Métais-Chastanier qui y voit surtout
l’effet de l’influence du cinéma sur le théâtre contemporain qui aurait adapté la
technique cinématographique du montage.9 Une approche différente pour saisir
l’actualité et l’originalité de l’écriture dramatique de Reza a été tentée par Cornelia
Klettke qui en souligne le caractère moderne voire postmoderne en insistant sur-
tout sur l’„écriture-simulacre“ de Reza qui serait caractérisée par l’intertextualité et
l’intermédialité et se distinguerait par d’un théâtre mimétique traditionnel.10 La
reconnaissance la plus complète est pourtant due à Denis Guénoun qui, dans son
essai paru en 2005 et intitulé Avez-vous lu Reza?, analyse aussi bien la portée
philosophique que la complexité formelle de son œuvre dramatique et narrative et
n’hésite pas à y voir une contribution originale au renouvellement du théâtre actuel
en France.11 En défendant le théâtre de Reza contre le reproche répandu du ‘néo-
boulevardier’, Guénoun souligne le défi relevé par ce théâtre qui, selon lui, cher-
che à fonder une nouvelle comédie, sans pour autant tomber dans la régression
esthétique et idéologique qu’on reproche souvent à un théâtre qui fait rire. Pour
l’apprécier à sa juste valeur, il conseille donc tout simplement de le lire attentive-
ment.12
C’est ce que je me propose de faire dans l’analyse suivante qui sera consacrée
à Une pièce espagnole qui a été créée en 2004 par Luc Bondy au Théâtre de la
Madeleine à Paris et qui a connu un très grand succès aussi en Allemagne,
Jürgen Gosch a mis en scène Ein spanisches Stück pour le Schauspielhaus Ham-
burg en 2005. Malgré sa structure complexe et sa thématique métaréflexive, la
pièce n’a pas, jusqu’à maintenant, obtenu de la critique l’attention qu’elle mérite.
Dans mon analyse, je chercherai d’abord à gager la structure complexe de
l’œuvre et sa thématique pour cerner ensuite de plus près la conception esthétique
qu’on peut en déduire.
Un jeu à trois niveaux
Une pièce espagnole, dont le titre ressemble plutôt à un sous-titre ou à l’indication
du genre dramatique, se compose de 28 unités numérotées. Ces 28 scènes sans
entracte ne montrent pas seulement une action linéaire, mais représentent trois
niveaux différents d’action ou de jeu qui s’emboîtent, à la manière des poupées
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russes, les uns dans les autres. Un premier niveau qui donne le titre à toute la
pièce est constitué par les fragments d’une histoire de famille qui a pour protago-
nistes Pilar et ses deux filles adultes, Aurelia et Nuria, Fernan, le nouvel amant de
Pilar, et Mariano, le mari d’Aurelia. Un deuxième niveau résulte d’un acte de dis-
tanciation qui détruit l’illusion mimétique. Car les acteurs qui interprètent les cinq
personnages quittent régulièrement leur rôle pour réfléchir sur la pièce, leur travail,
la fonction de l’auteur et du metteur en scène et le théâtre en général. Les scènes
de la Pièce espagnole ‘interne’ dans lesquelles le spectateur assiste à quelques
moments de la vie de Pilar et de ses filles, alternent donc avec d’autres scènes
dans lesquelles les acteurs qui jouent ces personnages rompent avec l’illusion du
jeu pour le commenter. Comme le titre l’annonce déjà, Une pièce espagnole n’est
donc pas une pièce qui cherche exclusivement à produire l’illusion mimétique; il
s’agit, au contraire, du ‘théâtre dans le théâtre’ qui étale son caractère théâtral,
ludique. Cette forme dramatique ancienne qui fait infailliblement penser au théâtre
baroque, notamment espagnol (Calderòn), mais aussi français (Rotrou et le Cor-
neille de l’Illusion comique), est encore renforcée par l’ajout d’un troisième niveau
de jeu, car Aurelia, la fille née de Pilar dans la pièce interne, est, comme sa
sœur cadette Nuria, actrice et en train de répéter une pièce des années 70, appe-
lée la „pièce bulgare“. Dans trois scènes de la Pièce espagnole interne, elle ré-
pète, avec l’aide de son mari Mariano, des scènes centrales de cette pièce bul-
gare“ qui raconte l’histoire d’une professeur de piano qui est tombée amoureuse
de son élève, un homme marié et plus âgé qu’elle avec lequel elle travaille un mor-
ceau de Mendelssohn. D’une manière extrême, Une pièce espagnole affiche donc
l’autoréflexivité et la métathéâtralité.
A première vue, l’emboîtement de ces trois niveaux de jeu des acteurs qui
jouent des personnages qui répètent une autre pièce peut paraître difficile à sai-
sir par le spectateur et susceptible de semer la confusion. Regardée de plus près,
la structure de la pièce se révèle pourtant obéir à des principes très précis.
Comme toujours dans le théâtre de Reza, Une pièce espagnole se distingue par
une construction raffinée et extrêmement réfléchie d’une clarté et d’une précision
quasi mathématiques qui sous-tendent le chaos apparent. Dans une exposition qui
comprend les scènes 1 à 10, les personnages de la pièce interne de même que
les acteurs qui les interprètent sont présentés: le spectateur assiste à la „scène de
séduction“ entre Fernan et Pilar (sc. 2), aux tristes scènes de ménage d’Aurelia et
de Mariano (sc. 4, 6) et il apprend les problèmes de la vedette de cinéma Nuria
(sc. 8). Entre ces scènes de la pièce interne qui présentent toujours deux person-
nages sur scène, des scènes monologiques sont intercalées les acteurs com-
mentent le jeu dans des ‘confessions’, ‘entretiens’ ou ‘dialogues’ appelés ‘imaginai-
res’ (sc. 1, 3, 5, 7, 9). Dans la dernière scène de l’exposition (sc. 10), Aurelia ré-
pète pour la première fois la pièce bulgare“, introduisant ainsi le troisième niveau
de jeu. Après cette scène, tous les éléments de la pièce sont ‘exposés’.
L’exposition, qui se compose de scènes assez courtes, est suivie par une partie
centrale (sc. 11 à 24) qui, au niveau de la pièce interne, contient deux grandes
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scènes d’ensemble tous les personnages de la Pièce espagnole sont rassem-
blés sur scène (sc. 13 et 15; sc. 23 et 24). Dans la première de ces deux scènes
d’ensemble le nœud de l’action suivante est noué, car ici le nouvel amant de la
mère est présenté aux membres de la famille. Dans la seconde de ces scènes, qui
est la plus longue de la pièce, la rencontre de famille arrive à son point culminant
et vire à la catastrophe. Les tensions entre les différents personnages, qui minent
l’harmonie familiale dès le début, mènent à une crise générale: offenses verbales,
gifles, crises de nerfs, attaques de panique. Après cette grande éruption nerveuse,
ce séisme psychique, tout s’apaise et la pièce finit doucement avec quatre scènes
courtes à un ou deux personnages sans que les problèmes psychologiques et
existentiels aient trouvé une solution. Lors de la prochaine rencontre de famille
tout reprendra, la fin de la pièce reste ouverte.
La structure complexe d’Une pièce espagnole s’explique donc par la superposi-
tion de principes de construction différents. D’une part, tout au long de la pièce,
des scènes de commentaire alternent avec des scènes de jeu. De l’autre, ce prin-
cipe dualiste est combiné avec une structure ternaire qui reprend, au niveau de
l’intrigue de la pièce interne et de la disposition des scènes, le schéma classique
d’exposition, nœud et dénouement. Cette tripartition s’observe d’abord au niveau
de l’action de la Pièce espagnole interne, qui comprend les trois étapes de la pré-
sentation des personnages, de la grande brouille familiale et de l’apaisement final.
Elle se reflète ensuite dans le genre même des scènes, qui sont des scènes en
solo ou en duo dans la première et la dernière partie tandis que la partie centrale
est caractérisée par les grandes scènes d’ensemble. La division en trois parties
est en plus accentuée par les trois scènes dans lesquelles Aurelia répète la „pièce
bulgare“. Leur distribution au long de la pièce dans les scènes 10, 14 et 28, c’est-
à-dire à la fin de l’exposition, juste au milieu et à la fin de la pièce, souligne
l’importance qui revient à la „pièce bulgare“. Avec ses deux aspects centraux la
plainte élégiaque d’une femme amoureuse et les flexions concernant l’exécution
du prélude de Mendelssohn qui rappellent de loin le théâtre de Marguerite Duras –
elle ajoute encore une autre ‘voix’, une autre tonalité à la pièce dont elle renforce
en plus le caractère tathéâtral. Au fond, Une pièce espagnole montre donc la
même structure qu’“Art“ qui repose sur la même tripartition avec la grande scène
de la confrontation entre les trois amis au milieu. De même, la technique
d’interrompre le flux de l’action par l’insertion de soliloques dans les scènes dialo-
giques qui a d’abord été pratiquée dans „Art“, est reprise et perfectionnée dans
Une pièce espagnole ce n’est pourtant plus le personnage même qui parle,
mais l’acteur qui interprète le personnage. L’effet de cette pratique est un isole-
ment, un retour de l’acteur sur soi-même qui crée une sorte de solitude autour de
lui, même si ces ‘confessions’, ‘entretiens’ ou ‘dialogues’, de par leur nature com-
municative, semblent s’adresser à un interlocuteur. Celui-ci reste, pourtant, ‘imagi-
naire’. On peut se demander s’il est à identifier avec le spectateur qui est
condamné à rester muet.
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Deux constatations contradictoires s’imposent donc suite à cette première ana-
lyse formelle. D’une part, Une pièce espagnole est construite d’après des règles
précises qui lui confèrent une structure très rigide, presque géométrique qui, dans
son abstraction, fait penser à une composition musicale alternent, d’une ma-
nière fléchie, les solos, les duos et les ensembles.13 De l’autre, la pièce est ca-
ractérisée par une extrême hétérogénéité au niveau de la dramaturgie et de
l’écriture. La remarque de Patrice Pavis à propos de „Art“ qui y constate un mé-
lange de plusieurs dramaturgies et écritures, vaut à plus forte raison encore pour
Une pièce espagnole nous trouvons à côté d’une dramaturgie mimétique dans
la pièce interne une dramaturgie a-mimétique qui crée une distance du spectateur
par rapport aux personnages de la pièce interne.14 La combinaison de la Pièce
espagnole et de la „pièce bulgareproduit de son côté le mélange d’une comédie
avec un drame, d’un ton plutôt ‘léger’, ‘ironique’, voire satirique, avec le pastiche
d’un ton pathétique aux accents tragiques. Tout souci ‘classique d’unité et de co-
hérence semble abandonné: si unité il y a, ce n’est ni l’unité d’action ni l’unité spa-
tio-temporelle, mais exclusivement l’unité du lieu de la représentation et du temps
de la représentation. Comme l’a constaté Denis Guénoun, Une pièce espagnole
marque donc, par rapport aux pièces précédentes, le point l’écriture de Reza
„se brutalise“.15 Car, grâce au collage des trois niveaux différents de jeu, l’histoire
du groupe de famille qui constitue l’action traditionnelle de la pièce que le specta-
teur, suivant l’illusion mimétique, est habitué à considérer comme une sorte de ‘ré-
alité’, doit être perçue comme ‘du théâtre’, comme ‘pur jeu’, tandis que le niveau
des acteurs qui réfléchissent sur leur condition devient la seule ‘vraie réalité’. Il en
résulte que la ‘condition de l’acteur’, l’‘être acteur s’impose comme la condition
humaine même. La ‘vie’ devient ‘du théâtre’ ou, autrement dit, le théâtre est la vie.
C’est la réflexion de ce jeu dialectique entre ‘vie’ et ‘théâtre’ qui est au centre
même d’Une pièce espagnole.
Vie vs. théâtre – le ‘rôle’ comme mise en forme du vide
Dans Une pièce espagnole, la structure du ‘théâtre dans le théâtre’ suggère
immédiatement la métaphore de la vie comme théâtre, la question du rapport entre
‘vie’ et ‘théâtre’ est posée s la première scène, dans laquelle l’acteur qui joue
Fernan proclame l’incompatibilité entre ‘vie’ et ‘théâtre’: „Les qualités humaines
habituelles dans le monde normal sont contraires au bien de l’acteur“.16 C’est
cette opposition entre ‘vie’ et ‘théâtre’ qui revient tel un leitmotiv dans les répliques
des acteurs qui, en réfléchissant sur leur métier, en pèsent les avantages et les
désavantages. En général ils préfèrent le ‘théâtre’ à la ‘vie’. C’est encore l’acteur
qui joue Fernan qui donne le ton:
Je me flatte, n’est-ce pas, de n’être, dans la vie réelle, ni bon ni ennuyeux la diffé-
rence du personnage qu’il joue]. Bien que je ne puisse dire exactement en quoi
consiste la vie elle. Quand tu quittes un personnage et ses alentours, tu as plus de
nostalgie que si tu avais quitté un lieu réel. La vie réelle est lente et vide
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