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précarité “déconstructible” des frontières et des axiomes qu’il voulait à tout prix protéger,
restaurer ou “conserver” ». Cette remarque m’a intrigué car je me suis demandé ce que voulait
bien dire Derrida lorsqu’il parlait des « frontières des concepts et des pays ». Était-ce une
simple juxtaposition : les frontières conceptuelles, les frontières des idées, d’un côté, les
frontières étatiques de l’autre, ou y avait-il une relation plus profonde entre les unes et les
autres, entre, pour le dire autrement, l’ordre géopolitique international et l’ordre des savoirs ?
Pour répondre à cette question il fallait se tourner vers un des textes majeurs de
Schmitt, publié en 1950, Le Nomos de la terre : dans le Droit des Gens du Jus Publicum
Europeaum , un ouvrage dans lequel Schmitt s’attache à rendre compte de la construction, au
lendemain de la Découverte du Nouveau Monde et au fur et à mesure de la colonisation, de la
« prise » comme il dit, des terres extra-européennes, d’un ordre global « interétatique et
européocentrique »… avant de rendre compte, pour la déplorer, de sa destruction-
déconstruction à partir de la fin du XIXe siècle. Or pour Schmitt, la genèse de cet ordre global
a été indissociable de la (re)construction de l’ordre conceptuel du droit des gens, du droit
international, à cette époque qui représente à ses yeux l’âge d’or de la science juridique. Car,
pour aller un peu vite, le tour de force des grands théoriciens du droit des gens selon Schmitt a
été de démontrer que tout concept juridique authentique avait un lieu (historique et
géographique), qu’il y avait un « domaine propre à certains concepts », autrement dit que
« tout droit ne vaut qu’au bon endroit ». Citant la fameuse formule des Pensées de Pascal :
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », Schmitt déclare que cette affirmation n’a rien
à voir avec un quelconque « scepticisme universel et relativiste », mais qu’elle témoigne de la
reconnaissance par Pascal de l’abîme déjà creusé à cette époque entre l’Ancien Monde et le
Nouveau Monde, « entre la liberté, c’est-à-dire l’absence de droit au sein d’un état de nature
et le domaine d’un état “civil” ordonné ». D’un côté l’Amérique, de l’autre l’Europe, entre
elles ces nouvelles « Pyrénées » qu’était l’Océan Atlantique. Or ces limites spatiales étaient
aussi les limites des concepts juridiques, les limites du droit… au-delà desquelles toute limite
à l’appétit d’expansion des puissances européennes étaient abolie. Il y a donc bel et bien chez
Schmitt une étroite correspondance, allant jusqu’à l’identification, entre les frontières des
pays et les frontières des concepts : l’ordre global interétatique et européocentrique, autrement
dit l’ordre impérial, s’offre inséparablement comme un ordre (géo)politique et un ordre
épistémique, un ordre des savoirs.
J’ai alors fait une hypothèse, encouragé par des remarques incidentes de Schmitt lui-même, à
savoir que cette superposition, cette coïncidence, qui n’avait rien de fortuite, s’était étendu
bien au-delà de la seule science juridique pour gouverner tout un ensemble de formations
théoriques hétérogènes, donnant lieu à ce qu’empruntant librement une notion issue de la
théorie décoloniale latino-américaine, j’ai appelé une géopolitique coloniale de la
connaissance. Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, il fallait donc interroger les relations
de réciprocité qui ont uni, et unissent encore sous bien des aspects, une certaine configuration
(géo)politique internationale d’un côté et, de l’autre, la structure intime et les frontières géo-
épistémiques de tout un ensemble de savoirs, même lorsque ceux-ci paraissent au premier
abord tout à fait étrangers au problème colonial ou postcolonial. Pour cela, il fallait en revenir