I. Les Sociétés philosophico-religieuses du début du XXè siècle à

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I. Les Sociétés philosophico-religieuses du début du XXè siècle à Moscou et à
Saint-Pétersbourg
Leur rôle positif dans la diffusion des problématiques philosophiques.
Les Sociétés philosophico-religieuses qui virent le jour à Saint-
Petersbourg et à Moscou, après la révolution de 1905 et qui marquèrent la vie
culturelle de ces deux villes jusqu'à la révolution bolchévique de 1917, eurent un
rôle essentiellement positif pour la philosophie, dans le sens elles étaient des
lieux de rencontre, c'est-à-dire non pas des lieux l'on apprenait à faire de la
philosophie, mais des lieux par l'intermédiaire desquels la philosophie entrait en
contact avec les autres domaines de la culture.
La société philosophico-religieuse de Saint-Petersbourg, qui fut créée en
1907 gardait certaines caractéristiques des réunions philosophico-religieuses qui
avaient eu lieu entre 1901 et 1903 dans le salon de Merejkovski : elle rassemblait en
son sein non pas seulement des philosophes, mais des intellectuels dont l'activité
pouvait s'exercer dans des domaines très différents. On pouvait y rencontrer autant
des artistes, des écrivains, des poètes, des peintres que des ecclésiastiques ou de
véritables philosophes professionnels. Tous se réunissaient dans le but de
discuter des questions se rapportant à l'Eglise et à la philosophie. Pour les
philosophes qui fréquentaient la société - et il y en avait parmi eux d'éminents (S.
Alekseev (Askoldov), Rozanov, Berdiaev, Struve, A.A. Meyer, Preobrajenski - il ne
s'agissait donc pas de faire de la philosophie en professionnel, mais de participer à
des discussions sur des thèmes qui entretenaient d'une façon ou d'une autre
un rapport avec la religion. La même chose se passait à Moscou, dans une
société similaire qui avait pris le nom de Vladimir Soloviev et qui, par là, voulait,
encore plus que celle de Saint-Petersbourg marquer son attachement à la tradition
religieuse russe
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. Mais quelles que fussent les différences, dans un cas comme
dans l'autre, ces sociétés permettaient aux idées philosophiques de se répandre
dans le milieu intellectuel. Par leur intermédiaire la philosophie académique pouvait
atteindre les écrivains, les poètes, les artistes; les nouvelles tendances en
philosophie pouvaient participer de façon fondamentale à l'évolution des arts et de la
littérature. C'est ainsi qu'à la place de s'interroger toujours sur l'évolution de la vie
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La société philosophico-religieuse du nom de V. Soloviev (1905-1918): issue de la section philosophico-religieuse de la société historico-
philologique des étudiants, organisée par S.N. Troubetskoi, en 1902, près l'université de Moscou. Organisateurs: E. Troubetskoi, soutenu
financièrement par M.K. Morozova
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culturelle en Russie à partir de l'étude des mouvements littéraires et des écoles
poétiques et artistiques, et d'en venir, par l'évocation des "sociétés philosophico-
religieuses", à une approche succincte de ce que pouvait être la philosophie, il serait
intéressant de pratiquer une démarche d'inversion et de rechercher les
conséquences du développement de la philosophie sur l'évolution des arts et de la
littérature. Des oeuvres comme celles de Kandinski, de Scriabine, de Pasternak, de
Mandelstam, de Khlebnikov, de Maîakovski et tant d'autres en recevraient alors un
éclairage nouveau qui les mettraient en rapport avec les autres régions du savoir et
avec les problématiques fondamentales de l'évolution de la culture. Ce rôle que
jouèrent les sociétés philosophico-religieuses dans la vie culturelle de la
Russie se perpétua jusqu'au moment de la révolution, indépendamment d'un
autre rôle plus négatif qu'elles purent jouer aussi par rapport au développement de la
philosophie en tant que domaine spécifique et particulier du savoir. C'est lui, en
particulier qui, en favorisant l'intégration des philosophes et de leur
problématique dans le contexte culturel général de l'époque, permit aux
philosophes de réagir à la répression des "Glorificateurs du Nom"
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et de
développer, dans la philosophie russe, une problématique du nom qui, un jour
ou l'autre, pourrait révéler sa pertinence dans l'évolution de la philosophie. La
condamnation de N.Berdiaev témoigna de l'engagement des philosophes en
faveur d'orientations spirituelles qui renvoyaient à des problématiques très
anciennes, spécifiques des fondements-mêmes de la culture russe. Les oeuvres
de S. Boulgakov et de P. Florenski sur la "philosophie du nom", puis celle, plus
tardive d'A. Losev, témoignèrent, quant à elles, des échos que des événements
culturels pouvaient avoir dans le domaine de la philosophie fondamentale
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Ce mouvement qui en russe portait le nom de Imjaslavie ou Imeslavie, eut comme point de part le livre du
moine ermite Ilarion, Na gorah kavkaza. Beseda dvuh starcev-podvižnikov o vnutrennem edinenii s
Gospodom, ili duhovnaja dejatel'nost' sovremennyh pustynnikov (1ère éd.: 1907, 2ème éd.: 1910, 3ème éd.
1912). Ce livre mettait en valeur le lien avec la tradition patristique, l'importance de la prière de Jésus et se
rattachait donc au mouvement hésychaste. L'ouvrage d'Ilarion n'avait pas une portée dogmatique et cherchait
seulement à décrire une expérience personnelle. Néanmoins il servit de prétexte à l'apparition d'une dispute
théologique qui a reçu par la suite le nom de Afonskaja smuta (La rébellion du Mont Athos). Le fond de la
dispute portait sur le Nom de Dieu : est-il d'essence divine ou une énergie divine, ou bien n'est-il ni l'un ni l'autre,
mais seulement une dénomination donnée par l'homme et toute divinisation d'un nom est une hérésie. Les
partisans du premier point de vue furent les moines-ermites du monastère Panteleimon du Mont Athos, en
particulier l'ermite Antoine (Bulatovitch) qui affirmait que "chaque nom divin en tant que vérité de la vélation
est Dieu lui-même et que Dieu est présent en chacun d'eux par tout son être du fait que son être ne peut pas être
divisé". La position des détracteurs (imjaborčestvo), soutenue par les représentants de l'Eglise officielle (Antoine
Krapovitski, Nikon Rojdestvenski) devint la position du Saint Synode. Le mouvement des "glorificateurs du
nom" fut accusé d'hérésie, le 29 août 1913. Des militaires furent envoyés au Mont Athos pour chasser les
moines-ermites et les disperser dans différents monastères russes.
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jusqu'à pouvoir éclairer de façon nouvelle, grâce à l'expérience culturelle
russe, certaines questions déjà anciennes de la philosophie. Les sociétés
philosophico-religieuses avaient participé à créer un contexte la philosophie en
tant que telle se faisait partie intégrante de la vie.
Enfin à ce rôle positif joué par les sociétés philosophico-religieuses dans
l'expansion et même parfois l'approfondissement du savoir philosophique, doit être
rapportée l'activité éditoriale qui leur était en général rattachée. Ainsi la maison
d'édition Put' à Moscou, subventionnée par M. Morozova permit une bonne
diffusion de textes fondamentaux qui devaient s'avérer importants dans l'histoire de
la philosophie russe de cette riode. A côté de l'édition d'auteurs nationaux qui,
dans la lignée de V. Soloviev, prônaient la réalisation d'un idéal chrétien (par
exemple : publication des oeuvres de Tchaadaev et de Kireevski par Guerchenson
en 1912 et 1913, études de Berdiaev sur Khomiakov et de V. Ern sur Skovoroda en
1912), on y publia des traductions d'ouvrages de la tradition catholique (non
seulement les classiques tels que Les confessions de Saint-Augustin et Les
pensées de Pascal, mais aussi des textes de contemporains comme L'histoire de
l'Eglise ancienne de Mgr Duchesne, Les conceptions de morale économique
des Pères de l'Eglise de Mgr Seipel, Dogme et critique d' E. Leroy). Il s'agissait
d'activités tout à fait en accord avec le travail d'approfondissement et d'érudition
qui était poursuivi dans les séminaires universitaires.
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II.
Autre rôle joué par les Sociétés philosophico-religieuses dans le
développement de la philosophie comme savoir
Le deuxième rôle que jouèrent les sociétés philosophico-religieuses, en
particulier par rapport au développement de la philosophie comme science, fut par
contre moins positif. Du fait de leur caractère moins scientifique, de leur rôle plus
social, de leurs activités plus ouvertes à un large public, de leur tendance à faire
aussi dépendre la philosophie d'orientations politiques ou religieuses, les deux
Sociétés philosophico-religieuses de Saint-Petersbourg et de Moscou privilégièrent
parfois de façon extrême une orientation et entrèrent ainsi dans des polémiques
toujours nuisibles au véritable travail de recherche et révélatrices souvent elles-
mêmes d'un manque d'ouverture à l'autre ou d'un approfondissement insuffisant de
la pensée des autres. C'est ainsi que la société philosophico-religieuse de Saint-
Petersbourg fut très tôt, s l'année de sa création (1905), marquée par une
orientation politique de gauche, du fait qu'elle se trouvait fréquentée par les
bogostroiteli (constructeurs de Dieu) comme Lounatcharski et Bogdanov (avant
leur nouvel exil en 1906), par des écrivains comme A. Biély, puis, à partir de 1908,
par les bogoiskateli (chercheurs de Dieu) de retour d'émigration comme de
Hippius, Merejkovski, Filosofov. L'influence du néo-kantisme déjà fortement
représenté à l'université y accentua la tendance à remettre en cause la religion
officielle et à chercher des fondements de la vie sociale autre que seulement
chrétiens. L’intérêt pour le religieux demeurait mais il s’orientait davantage
vers les sectes, les vieux-croyants ou des tendances syncrétiques en
provenance d’Occident (Cf. Blavatskaja, Steine et la théosophie). Parmi les
hommes de lettres qui fréquentaient la Société philosophico-religieuse, cela donna
lieu à des orientations comme celles du "populisme religieux" (Merejkovski) et de
l'"anarchisme mystique" (Ivanov, Tchoulkov). Struve et Rozanov quittèrent
d'ailleurs la société en invoquant le rapprochement trop important des chercheurs de
Dieu et des constructeurs de Dieu, et, après la parution du recueil Les jalons, le
tournant à gauche de la société pétersbourgeoise provoqua encore les départs de
Berdiaev et d' Ivanov (1912). Merejkovski et Hippius, eux, étaient entrés en
pourparlers avec le Contemporain (1911) de M. Gorki qui, à Moscou, dans le cadre
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de sa maison d'édition Znanie, avait publié aussi les symbolistes
3
. Cette orientation
de la société cultivée de Saint-Petersbourg, hostile autant à l'Eglise officielle
orthodoxe qu'à la bourgeoisie occidentale, évolua vers le "scytisme" qui, à partir
de 1916, réunit des anciens S.R. comme Ivanov-Razoumnik, et des poètes,
écrivains ou philosophes de la Renaissance comme Biély, Brioussov, Kliouev,
Essenine, Chestov et plus tard A. Blok.
A Moscou, contrairement à Saint-Petersbourg, c'est l'orientation
religieuse qui l'emporte et le nom de V.Soloviev permet de rallier les orthodoxes
fervents et les chrétiens plus ouverts à l'universalisme. Mais l'opposition des
deux sociétés à laquelle s'ajoute la publication à Moscou de la revue Logos,
rattachée à la maison d'édition Musaget, plus représentative des tendances
dominantes à Saint-Petersbourg qu'à Moscou (exemple de Metner qui dirige la
revue), favorise le durcissement des positions. C'est ainsi que les auteurs des
Jalons finissent tous par quitter la société tersbourgeoise pour se rattacher
à celle de Moscou. Mais la polémique la plus grave et qui eut le plus de
retentissement fut celle qui opposa la rédaction de la revue Logos au penseur
religieux russe Vladimir Ern, membre fondateur de la Fraternité chrétienne du
combat, et profondément attaché aux valeurs de l'Orthodoxie traditionnelle.
V.Ern finit par s'en prendre à toute la philosophie occidentale et à fendre le
nationalisme orthodoxe russe contre l'internationalisme philosophique
4
.
D'autres philosophes éminents de l'époque n'échappèrent point à cette atmosphère
de polémiques sous-jacentes aux orientations philosophiques d'alors. Tel G. Chpet
qui s'en prit ouvertement à N. Berdiaev
5
et qui, jugeant ce dernier à partir de ce qui
se trouvait principalement retenu de lui par la majorité des gens, ne percevait pas ce
qui pouvait néanmoins être fondamentalement signifiant dans la forme et le contenu
de sa pensée. Dans l'atmosphère culturelle de l'époque, la faute en était plus, sans
aucun doute, à une vulgarisation des problèmes philosophiques qu'aux philosophes
eux-mêmes qui, bien que professionnels, se trouvaient d'une façon ou d'une autre,
nécessairement et inévitablement concernés par ce qui se passait et se disait dans la
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En 1915, suite aux insistances de Lénine qui demandait à Gorki d'abandonner l'hérésie bogdanovienne, celui-ci
fonda la revue Letopis' (Annales), rattachée à la maison d'édition Parus (Voile) et il y défendit le défaitisme
comme attitude face à la guerre.
4
Cf. en particulier, V. Ern, De Kant à Krupp, Bor'ba za Logos (La lutte pour le Logos), avec une opposition
marquée entre le Logos chrétien et la rationalité occidentale.
5
Cf. Stepoun F. : Byvšee i nebyvšeesja [Ce qui a été et ce qui n'a pas été], N.Y. , 1956, London, 1990, pp. 192,
193.
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