LA PHILOSOPHIE POLITIQUE ANALYTIQUE
Introduction
L’histoire de la philosophie politique analytique commence par une longue absence.
Pendant toute la première moitié du vingtième siècle, tandis que se constitue,
s’enrichit et se complexifie la réflexion sur les questions du langage, de la logique, de
l’épistémologie ou encore du rapport corps-esprit, les interrogations politiques
restent pour l’essentiel absentes de la philosophie analytique. Préfaçant en 1956 une
anthologie de philosophie politique et sociale, Peter Laslett pouvait résumer la
situation par une formule souvent citée et abondamment discutée!: «!Pour le
moment, en tout cas, la philosophie politique est morte!»1. Laslett ne se contentait
pas de prononcer cette nécrologie!; il pointait également un doigt accusateur!:
«![Cette situation] est le fait des positivistes logiques »2. Par «!positivistes logiques!»,
il entendait alors Russell, Wittgenstein, Ayer et Ryle. Semblable étiologie est
naturellement contestable, tout comme la réunion cavalière de ces différents
philosophes sous l’étiquette du «!positivisme logique!». Pour autant, le constat de
fond était difficilement discutable!: dans les pays marqués par la tradition analytique,
au milieu du vingtième siècle, la philosophie politique n’avait pas vu paraître de
travaux importants et novateurs. L’utilitarisme semblait avoir prononcé le dernier mot
sur les questions normatives.
Pourtant, à partir de la fin des années cinquante, la situation changea. Il suffit de
rappeler quelques textes significatifs!pour prendre la mesure de l’évolution!: Rawls fit
paraître en 1955 l’article «!Two Concepts of Rules!» qui met explicitement en œuvre
une méthode analytique pour l’étude de concepts normatifs3!; dans sa célèbre
conférence prononcée en 1958, «!Two Concepts of Liberty!», Isaiah Berlin fustigeait
1 Introduction, dans Peter Laslett (dir.), Philosophy, Politics and Society, New York, Macmillan, 1956,
p.!vii («!For the moment, anyway, political philosophy is dead »).
2 Ibid., p.!ix («!The Logical Positivists did it »).
3 «!Two Concepts of Rules!», Philosophical Review, 1955, vol.!64, no!1, p.!3-32.
l’absence d’intérêt de ses collègues pour la philosophie politique4!; avec son livre,
Political Argument paru en 1965, Brian Barry entreprenait de remédier à une telle
situation5. Mais le jalon le plus important fut bien sûr posé en 1971 par Rawls avec la
parution de l’ouvrage qui est considéré comme l’acte de renaissance officiel de la
philosophie politique en langue anglaise, la Théorie de la justice6. Ce dernier ouvrage
marque le moment pivot la philosophie politique redevint un centre d’intérêt
majeur chez les philosophes qui se définissent comme «!analytiques!» par leur
formation, leur méthode et leurs intérêts.
Le développement de ces discussions à partir de Rawls et des critiques nombreuses
que sa théorie a suscitées est désormais bien connu en France. Aussi cet article
propose-t-il d’aborder cette riche tradition par un angle particulier!: on voudrait
dégager la part qui revient à l’approche analytique dans la philosophie politique
(essentiellement anglophone) au vingtième siècle et demander ce qui rassemble les
travaux par ailleurs si variés de philosophes comme Rawls, Nozick, Dworkin ou encore
Pettit. C’est également une façon de comprendre plus précisément la racine de leur
différence avec à la fois des critiques plus ou moins radicales issues du féminisme, du
communautarisme, de l’écologie ou encore du cosmopolitisme, et avec les
productions de la philosophie politique allemande ou française de la même période.
On reviendra tout d’abord sur les raisons de cette longue absence de la philosophie
politique dans la tradition analytique. Puis, en observant les débats majeurs qui ont
marqué la philosophie politique analytique depuis un demi-siècle, on essaiera de
mettre en lumière les caractéristiques de la pratique analytique dans ce domaine!: y
a-t-il une particularité du style analytique en philosophie politique, et si oui, en quoi
consiste-t-elle ? Qu’est-ce que cela peut signifier pour des philosophes politiques
contemporains que de se placer dans le sillage de figures comme Frege, Russell ou
Wittgenstein!?
4 dans Four Essays on Liberty, London, Oxford University Press, 1959.
5 Publié originalement en 1965. Voir Political Argument: A Reissue, Berkeley, University of California
Press, 1990.
6 trad. Catherine Audard, Paris, Seuil «!Points!», 1987.
1. Les raisons d’une longue absence
L’absence de travaux analytiques majeurs dans le domaine de la philosophie politique
pendant la première moitié du vingtième siècle ne relève évidemment pas du hasard.
Elle trouve ses raisons de fond dans une certaine compréhension du travail de la
philosophie et de l’analyse logique tels qu’ils avaient été définis dans le sillage de
Frege, Russell ou encore Wittgenstein. Ainsi la philosophie politique analytique s’est-
elle à la fois définie dans la continuité d’un style philosophique et en rupture avec
certaines de ses thèses initiales.
Pourquoi les questions normatives, et plus particulièrement les questions politiques,
étaient-elles donc négligées ou même explicitement reléguées hors de la philosophie
par les premiers analyticiens!? On peut assigner deux motifs principaux à ce
désintérêt!: (a) une certaine compréhension du statut des propositions évaluatives
d’une part!; (b) la domination de l’utilitarisme d’autre part. Par contrecoup, c’est la
remise en cause de ces deux éléments qui ouvrira de nouveau les questions politiques
aux interrogations des philosophes à partir de la fin des années cinquante.
Avant de s’arrêter un peu plus longuement sur chacun de ces deux points, il faut
souligner que l’absence de la philosophie politique n’est donc pas liée à la mise en
valeur de l’analyse comme telle, ou à l’insistance placée sur la clarté et
l’argumentation, en réaction contre une certaine philosophie romantique et
hégélienne. Ce n’est pas le modèle de l’analyse linguistique comme tel qui faisait
obstacle au développement de la philosophie politique analytique, mais plutôt ces
deux thèses fondamentales relatives à la caractérisation des propositions évaluatives
d’une part, à l’homogénéité des valeurs, d’autre part.
L’analyse conceptuelle et le statut des propositions évaluatives
Quelle est donc la conception du travail philosophique privilégiée par les premiers
penseurs analytiques qui explique l’exclusion de fait des questionnements politiques!?
Que les philosophes analytiques aient défini leur tâche comme celui de l’analyse
conceptuelle ne suffit pas à expliquer le déclin de l’intérêt pour les questions
normatives. Si les concepts politiques et moraux se sont trouvés écartés du champ,
c’est en raison de thèses méta-éthiques défendues par les premiers penseurs de la
philosophie analytique définissant le statut des propositions normatives.
Un des obstacles essentiels au développement d’une philosophie politique avait une
portée plus générale et touchait en réalité les propositions normatives comme telles!:
non seulement la philosophie politique, mais l’éthique et l’esthétique également se
trouvaient désavouées au motif que les propositions évaluatives n’étaient pas
signifiantes. Ainsi, lorsque A.!J. Ayer, représentant du positivisme logique anglais,
affirmait en 1936 dans Langage, vérité et logique que les propositions normatives
n’étaient pas susceptibles d’être vraies ou fausses, mais renvoyaient à des réactions
affectives ou émotives du sujet, il exprimait une opinion influente qui faisait de la
philosophie politique et morale un projet mort-né. Ayer distinguait en effet parmi les
propositions celles qui sont a priori (les propositions de la logique et des
mathématiques pures) et les propositions empiriques soumises au critère de
vérifiabilité. Mais les propositions évaluatives tombent pour leur part dans la
catégorie des «!pseudo-propositions!»7. Le seul travail analytique possible sur les
concepts évaluatifs est alors d’ordre purement négatif!: il consiste à révéler le
véritable statut de propositions qui, tout en ayant l’apparence de propositions
descriptives à propos d’un état du monde, ne sont en réalité que le reflet de
préférences subjectives et affectives de leur auteur. Ayer consacre le chapitre 6 de
son ouvrage à expliciter cette condamnation de la philosophie normative!:
dans la mesure les jugements de valeur sont signifiants, ils sont ordinairement des jugements
«!scientifiques!», et (...) dans la mesure ils ne sont pas scientifiques, ils ne sont pas littéralement
parlant signifiants, mais sont simplement des expressions de l’émotion qui ne peuvent être ni vraies ni
fausses8.
7 «!Si d’un autre côté la proposition supposée est de telle nature que l’affirmation de sa vérité ou de sa
fausseté n’est liée à aucune affirmation quelconque concernant la nature de son expérience future,
alors pour autant qu’il s’agit de cette personne, elle est, si ce n’est une tautologie, une pure pseudo-
proposition. L’énonciation qui l’exprime peut avoir un sens émotionnel pour elle, mais elle n’a pas de
sens littéral!» (Langage, vérité et logique [1936], trad. Joseph Ohana, Paris, Flammarion, 1956,
p.!42-43).
8 Ibid., p.!144.
Une fois révélé le véritable statut des propositions évaluatives, le philosophe n’avait
apparemment plus rien à en dire!: le travail de l’argumentation rationnelle tournait
court.
Pour qu’une philosophie politique analytique soit possible, il fallait que les théories
méta-éthiques comme l’émotivisme de Ayer soient solidement remises en question en
même temps que la thèse d’une distinction nette entre les faits et les valeurs.
La domination de la philosophie utilitariste et le monisme dans la question des fins
La thèse d’une séparation nette entre propositions factuelles et propositions
évaluatives n’était pas seule à faire obstacle à l’épanouissement d’une philosophie
politique analytique!: l’influence durable de l’utilitarisme, associée à la distinction
entre questions conceptuelles et questions empiriques, était un deuxième obstacle de
taille. Les travaux de Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Henry Sidgwick avaient en
effet constitué une solide tradition de philosophie politique centrée autour de trois
piliers principaux!: l’importance de la liberté individuelle, l’égalité de principe de
chaque individu (chaque individu comptant «!pour un et seulement pour un!», selon
l’expression benthamienne) et, bien sûr, la thèse utilitariste selon laquelle les
institutions politiques peuvent s’évaluer à l’aune du critère de l’utilité qu’elles
garantissent au plus grand nombre. Cette ligne de pensée puissante et cohérente
semblait avoir quadrillé et clos l’ensemble des questions philosophiques en théorie
politique.
Le fait que l’utilitarisme ne rencontre pas de contradicteur solide donnait
l’impression que la philosophie politique était un champ clos!: les seules questions
politiques qui restaient à résoudre étaient des questions d’application qui ne
relevaient pas de la réflexion conceptuelle, mais des sciences empiriques, d’une
connaissance purement factuelle du fonctionnement des institutions et des réactions
des individus. Les questions de fins ultimes semblaient réglées. Or, comme le souligne
Brian Barry, «!l’adhésion à l’utilitarisme rend la philosophie politique très ennuyeuse,
parce qu’une fois le but établi (...) tout le reste consiste simplement à débattre des
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