La philosophie politique néo-républicaine

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LA PHILOSOPHIE POLITIQUE ANALYTIQUE
Introduction
L’histoire de la philosophie politique analytique commence par une longue absence.
Pendant toute la première moitié du vingtième siècle, tandis que se constitue,
s’enrichit et se complexifie la réflexion sur les questions du langage, de la logique, de
l’épistémologie ou encore du rapport corps-esprit, les interrogations politiques
restent pour l’essentiel absentes de la philosophie analytique. Préfaçant en 1956 une
anthologie de philosophie politique et sociale, Peter Laslett pouvait résumer la
situation par une formule souvent citée et abondamment discutée : « Pour le
moment, en tout cas, la philosophie politique est morte »1 . Laslett ne se contentait
pas de prononcer cette nécrologie ; il pointait également un doigt accusateur :
« [Cette situation] est le fait des positivistes logiques »2 . Par « positivistes logiques »,
il entendait alors Russell, Wittgenstein, Ayer et Ryle. Semblable étiologie est
naturellement contestable, tout comme la réunion cavalière de ces différents
philosophes sous l’étiquette du « positivisme logique ». Pour autant, le constat de
fond était difficilement discutable : dans les pays marqués par la tradition analytique,
au milieu du vingtième siècle, la philosophie politique n’avait pas vu paraître de
travaux importants et novateurs. L’utilitarisme semblait avoir prononcé le dernier mot
sur les questions normatives.
Pourtant, à partir de la fin des années cinquante, la situation changea. Il suffit de
rappeler quelques textes significatifs pour prendre la mesure de l’évolution : Rawls fit
paraître en 1955 l’article « Two Concepts of Rules » qui met explicitement en œuvre
une méthode analytique pour l’étude de concepts normatifs3 ; dans sa célèbre
conférence prononcée en 1958, « Two Concepts of Liberty », Isaiah Berlin fustigeait
Introduction, dans Peter Laslett (dir.), Philosophy, Politics and Society, New York, Macmillan, 1956,
p. vii (« For the moment, anyway, political philosophy is dead »).
1
2
Ibid., p. ix (« The Logical Positivists did it »).
3
« Two Concepts of Rules », Philosophical Review, 1955, vol. 64, no 1, p. 3-32.
l’absence d’intérêt de ses collègues pour la philosophie politique 4 ; avec son livre,
Political Argument paru en 1965, Brian Barry entreprenait de remédier à une telle
situation 5. Mais le jalon le plus important fut bien sûr posé en 1971 par Rawls avec la
parution de l’ouvrage qui est considéré comme l’acte de renaissance officiel de la
philosophie politique en langue anglaise, la Théorie de la justice6 . Ce dernier ouvrage
marque le moment pivot où la philosophie politique redevint un centre d’intérêt
majeur chez les philosophes qui se définissent comme « analytiques » par leur
formation, leur méthode et leurs intérêts.
Le développement de ces discussions à partir de Rawls et des critiques nombreuses
que sa théorie a suscitées est désormais bien connu en France. Aussi cet article
propose-t-il d’aborder cette riche tradition par un angle particulier : on voudrait
dégager la part qui revient à l’approche analytique dans la philosophie politique
(essentiellement anglophone) au vingtième siècle et demander ce qui rassemble les
travaux par ailleurs si variés de philosophes comme Rawls, Nozick, Dworkin ou encore
Pettit. C’est également une façon de comprendre plus précisément la racine de leur
différence avec à la fois des critiques plus ou moins radicales issues du féminisme, du
communautarisme, de l’écologie ou encore du cosmopolitisme, et avec les
productions de la philosophie politique allemande ou française de la même période.
On reviendra tout d’abord sur les raisons de cette longue absence de la philosophie
politique dans la tradition analytique. Puis, en observant les débats majeurs qui ont
marqué la philosophie politique analytique depuis un demi-siècle, on essaiera de
mettre en lumière les caractéristiques de la pratique analytique dans ce domaine : y
a-t-il une particularité du style analytique en philosophie politique, et si oui, en quoi
consiste-t-elle ? Qu’est-ce que cela peut signifier pour des philosophes politiques
contemporains que de se placer dans le sillage de figures comme Frege, Russell ou
Wittgenstein ?
4
dans Four Essays on Liberty, London, Oxford University Press, 1959.
Publié originalement en 1965. Voir Political Argument: A Reissue, Berkeley, University of California
Press, 1990.
5
6
trad. Catherine Audard, Paris, Seuil « Points », 1987.
1. Les raisons d’une longue absence
L’absence de travaux analytiques majeurs dans le domaine de la philosophie politique
pendant la première moitié du vingtième siècle ne relève évidemment pas du hasard.
Elle trouve ses raisons de fond dans une certaine compréhension du travail de la
philosophie et de l’analyse logique tels qu’ils avaient été définis dans le sillage de
Frege, Russell ou encore Wittgenstein. Ainsi la philosophie politique analytique s’estelle à la fois définie dans la continuité d’un style philosophique et en rupture avec
certaines de ses thèses initiales.
Pourquoi les questions normatives, et plus particulièrement les questions politiques,
étaient-elles donc négligées ou même explicitement reléguées hors de la philosophie
par les premiers analyticiens ? On peut assigner deux motifs principaux à ce
désintérêt : (a) une certaine compréhension du statut des propositions évaluatives
d’une part ; (b) la domination de l’utilitarisme d’autre part. Par contrecoup, c’est la
remise en cause de ces deux éléments qui ouvrira de nouveau les questions politiques
aux interrogations des philosophes à partir de la fin des années cinquante.
Avant de s’arrêter un peu plus longuement sur chacun de ces deux points, il faut
souligner que l’absence de la philosophie politique n’est donc pas liée à la mise en
valeur de l’analyse comme telle, ou à l’insistance placée sur la clarté et
l’argumentation, en réaction contre une certaine philosophie romantique et
hégélienne. Ce n’est pas le modèle de l’analyse linguistique comme tel qui faisait
obstacle au développement de la philosophie politique analytique, mais plutôt ces
deux thèses fondamentales relatives à la caractérisation des propositions évaluatives
d’une part, à l’homogénéité des valeurs, d’autre part.
L’analyse conceptuelle et le statut des propositions évaluatives
Quelle est donc la conception du travail philosophique privilégiée par les premiers
penseurs analytiques qui explique l’exclusion de fait des questionnements politiques ?
Que les philosophes analytiques aient défini leur tâche comme celui de l’analyse
conceptuelle ne suffit pas à expliquer le déclin de l’intérêt pour les questions
normatives. Si les concepts politiques et moraux se sont trouvés écartés du champ,
c’est en raison de thèses méta-éthiques défendues par les premiers penseurs de la
philosophie analytique définissant le statut des propositions normatives.
Un des obstacles essentiels au développement d’une philosophie politique avait une
portée plus générale et touchait en réalité les propositions normatives comme telles :
non seulement la philosophie politique, mais l’éthique et l’esthétique également se
trouvaient désavouées au motif que les propositions évaluatives n’étaient pas
signifiantes. Ainsi, lorsque A. J. Ayer, représentant du positivisme logique anglais,
affirmait en 1936 dans Langage, vérité et logique que les propositions normatives
n’étaient pas susceptibles d’être vraies ou fausses, mais renvoyaient à des réactions
affectives ou émotives du sujet, il exprimait une opinion influente qui faisait de la
philosophie politique et morale un projet mort-né. Ayer distinguait en effet parmi les
propositions celles qui sont a priori (les propositions de la logique et des
mathématiques pures) et les propositions empiriques soumises au critère de
vérifiabilité. Mais les propositions évaluatives tombent pour leur part dans la
catégorie des « pseudo-propositions »7 . Le seul travail analytique possible sur les
concepts évaluatifs est alors d’ordre purement négatif : il consiste à révéler le
véritable statut de propositions qui, tout en ayant l’apparence de propositions
descriptives à propos d’un état du monde, ne sont en réalité que le reflet de
préférences subjectives et affectives de leur auteur. Ayer consacre le chapitre 6 de
son ouvrage à expliciter cette condamnation de la philosophie normative :
dans la mesure où les jugements de valeur sont signifiants, ils sont ordinairement des jugements
« scientifiques », et (...) dans la mesure où ils ne sont pas scientifiques, ils ne sont pas littéralement
parlant signifiants, mais sont simplement des expressions de l’émotion qui ne peuvent être ni vraies ni
fausses8.
« Si d’un autre côté la proposition supposée est de telle nature que l’affirmation de sa vérité ou de sa
fausseté n’est liée à aucune affirmation quelconque concernant la nature de son expérience future,
alors pour autant qu’il s’agit de cette personne, elle est, si ce n’est une tautologie, une pure pseudoproposition. L’énonciation qui l’exprime peut avoir un sens émotionnel pour elle, mais elle n’a pas de
sens littéral » (Langage, vérité et logique [1936], trad. Joseph Ohana, Paris, Flammarion, 1956,
p. 42-43).
7
8
Ibid., p. 144.
Une fois révélé le véritable statut des propositions évaluatives, le philosophe n’avait
apparemment plus rien à en dire : le travail de l’argumentation rationnelle tournait
court.
Pour qu’une philosophie politique analytique soit possible, il fallait que les théories
méta-éthiques comme l’émotivisme de Ayer soient solidement remises en question en
même temps que la thèse d’une distinction nette entre les faits et les valeurs.
La domination de la philosophie utilitariste et le monisme dans la question des fins
La thèse d’une séparation nette entre propositions factuelles et propositions
évaluatives n’était pas seule à faire obstacle à l’épanouissement d’une philosophie
politique analytique : l’influence durable de l’utilitarisme, associée à la distinction
entre questions conceptuelles et questions empiriques, était un deuxième obstacle de
taille. Les travaux de Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Henry Sidgwick avaient en
effet constitué une solide tradition de philosophie politique centrée autour de trois
piliers principaux : l’importance de la liberté individuelle, l’égalité de principe de
chaque individu (chaque individu comptant « pour un et seulement pour un », selon
l’expression benthamienne) et, bien sûr, la thèse utilitariste selon laquelle les
institutions politiques peuvent s’évaluer à l’aune du critère de l’utilité qu’elles
garantissent au plus grand nombre. Cette ligne de pensée puissante et cohérente
semblait avoir quadrillé et clos l’ensemble des questions philosophiques en théorie
politique.
Le fait que l’utilitarisme ne rencontre pas de contradicteur solide donnait
l’impression que la philosophie politique était un champ clos : les seules questions
politiques qui restaient à résoudre étaient des questions d’application qui ne
relevaient pas de la réflexion conceptuelle, mais des sciences empiriques, d’une
connaissance purement factuelle du fonctionnement des institutions et des réactions
des individus. Les questions de fins ultimes semblaient réglées. Or, comme le souligne
Brian Barry, « l’adhésion à l’utilitarisme rend la philosophie politique très ennuyeuse,
parce qu’une fois le but établi (...) tout le reste consiste simplement à débattre des
moyens les plus efficaces pour atteindre cette fin »9. L’utilitarisme se caractérise par
une forme de monisme dans la définition des fins de la communauté politique et des
valeurs qui lui servent de fil conducteur. Si l’on considère (i) que l’utilitarisme a réglé
la question des fins ; et (ii) qu’il est possible de distinguer clairement entre questions
conceptuelles et questions d’application, alors les questions philosophiques portant
sur la politique sont résolues.
La réouverture d’une question et la naissance d’un style analytique en philosophie
politique
Quel est donc le changement dans le paysage philosophique de la fin des années
cinquante qui a permis de rouvrir à l’interrogation philosophique les questions qui
touchent à la constitution de l’ordre social et à son évaluation normative ? Ce
changement n’a pas trait à l’abandon des prétentions d’une analyse conceptuelle
fondée sur le langage, menée de manière claire et argumentée. Il tient en revanche
(i) dans le domaine de la philosophie politique, à la remise en cause de l’utilitarisme
et de l’idée de l’unicité de la valeur ; (ii) dans le domaine de la philosophie
analytique du langage et de la logique, à la remise en cause, au fil des travaux de
Quine, Davidson, Goodman, etc., des « deux dogmes de l’empirisme » qui
prétendaient distinguer rigoureusement propositions analytiques et synthétiques,
questions conceptuelles et questions empiriques.
(i) L’utilitarisme bridait la philosophie politique en imposant l’idée que les questions
de valeur étaient définitivement réglées : il n’y avait pas de discussion substantielle
possible sur la question des objectifs que doit viser une société humaine juste. Au
contraire, la fin des années cinquante voit l’apparition de plaidoyers pour le
pluralisme des valeurs. Or, s’il existe des valeurs plurielles et incommensurables, se
pose la question philosophique de savoir comment les agencer et les arbitrer dans
notre vie collective. Il est donc tout à fait révélateur que certains des premiers
Political Argument: A Reissue, op. cit., p. xxxv (« Adherence to utilitarianism makes for very boring
political philosophy, because once the goal has been postulated (...) everything else is a matter of arguing about the most efficacious means to that end »).
9
travaux invitant la philosophie analytique à se ressaisir des questions politiques soient
également des entreprises de défense d’un pluralisme des valeurs.
La célèbre conférence prononcée en 1958 par Isaiah Berlin, « Two Concepts of
Liberty », en est un excellent exemple : à ses yeux, la philosophie politique trouve sa
raison d’être dans le désaccord persistant des êtres humains sur la question des fins
normatives. C’est dans le constat de l’efficacité souvent redoutable des idées
politiques qu’il fondait l’urgence de leur examen critique : « négliger le champ de la
pensée politique (...) revient simplement à s’abandonner à des croyances politiques
primitives et non critiques »10 . Mais cette urgence de la réflexion politique se doublait
de la conviction qu’il s’agissait par excellence d’un travail philosophique et non d’une
matière qu’on pourrait laisser à un examen simplement empirique, précisément parce
qu’il n’y a pas d’accord sur les fins. « Si nous posons la question kantienne : “Dans
quelle sorte de monde, seulement, la philosophie politique - c’est-à-dire le type de
discussion et de raisonnement qui la constitue - est-elle possible ?” la réponse doit
être : “Seulement dans un monde où les fins entrent en conflit” »11 .
(ii) La deuxième source de libération de la philosophie politique analytique est une
conséquence de la critique de ce que Quine a appelé les « deux dogmes de
l’empirisme ». Pareille critique minait en effet l’idée qu’il pouvait exister une
distinction nette entre faits et valeurs. Si les énoncés normatifs ne sont plus rejetés
en bloc dans la catégorie des propositions non-signifiantes, il redevient possible d’en
proposer une analyse rationnelle qui ne soit pas purement négative. D’autre part, la
distinction entre questions conceptuelles et questions empiriques n’est plus si nette
et interdit de considérer les questions politiques comme l’objet des seules sciences
empiriques. Ces débats méta-éthiques qui marquent la « préhistoire » de la
philosophie politique analytique ont largement influencé son développement
ultérieur. Celle-ci s’est montrée bien plus sensible que d’autres traditions de pensée
politique à des questionnements typiques de la méta-éthique : quel est le statut des
art. cit. (« to neglect the field of political thought (...) is merely to allow oneself to remain at the
mercy of primitive and uncritised political beliefs »).
10
11
Isaiah Berlin, « La théorie politique existe-t-elle ? », Revue de science politique, 1961, no 2, p. 316.
jugements normatifs sur lesquels se fonde notre raisonnement sur le juste ? de quelle
nature est la normativité en politique ? qu’est-ce qu’une bonne justification de nos
valeurs politiques ?
La disparition de ces deux obstacles a donc rouvert un champ peu fréquenté pendant
la première moitié du siècle. À partir de ce moment, les questions politiques vont
attirer l’attention de philosophes formés dans la tradition analytique et donner lieu à
des développements originaux. La tradition d’analyse du langage influence fortement
la manière dont les philosophes formés dans la tradition analytique vont aborder les
questions de justice, de pouvoir et d’organisation de la vie collective. C’est cette
démarche philosophique commune que l’on va tenter de dégager et de caractériser
dans la section suivante.
2. Quarante ans de philosophie politique analytique
Comment qualifier la philosophie politique analytique ?
Essayer de caractériser frontalement la philosophie politique analytique n’est sans
doute pas le meilleur moyen d’obtenir une réponse vraiment intéressante. En
particulier, si l’on demande aux philosophes politiques analytiques eux-mêmes de
définir leur pratique et leur manière d’aborder les questions de la philosophique
politique, les réponses obtenues sont souvent extrêmement polémiques 12. Elles
donnent l’impression d’assimiler d’emblée philosophie politique analytique et
« bonne » philosophie politique. Ainsi, dans un célèbre article, G. A. Cohen, figure
marquante du courant dit du « marxisme analytique » opposait-il cavalièrement la
philosophie politique analytique au « bullshit »13 , qui marquait à ses yeux les travaux
Voir, par exemple, la remarque de Marc Fleurbaey dans sa recension de Qu’est-ce qu’une société juste ? de Philippe Van Parijs : « La plupart des auteurs analytiques caractériseraient probablement avant
tout leur approche par sa rigueur dans l’argumentation et sa clarté dans la définition des concepts,
l’opposant à la philosophie “continentale” qui élabore des propositions obscures et multivoques sur des
concepts non définis. Une question de style en somme, voire de sociologie universitaire », Revue économique, 1992, vol. 43, no 5, p. 950.
12
G. A. Cohen, « Deeper into Bullshit » (2002), dans Hardcastle & Reich, Bullshit and Philosophy, Chicago, Open Court, 2006.
13
des marxistes français des années soixante. Plus récemment, Philip Pettit propose une
qualification qui, pour être plus policée et mesurée, n’en est pas moins fortement
tranchée elle aussi : il propose en effet de voir dans la philosophie analytique la
continuatrice du projet critique et rationnel des Lumières, contre le romantisme14, et
souligne la centralité d’une analyse exempte de toute acceptation irrationnelle du
préjugé. Une telle caractérisation est à la fois instructive puisqu’elle permet de
repérer des filiations significatives, mais elle est encore loin de justifier le fait que la
conception de la rationalité privilégiée par la philosophie politique analytique exclue
la démarche de penseurs comme Rousseau ou Hegel.
En d’autres termes, en posant la question directement aux philosophes politiques
analytiques, on risque de n’obtenir qu’une caractérisation relativement décevante
parce qu’elle affirme la supériorité d’une conception de la raison et de l’analyse
philosophique sans toujours en proposer une justification complète.
Il est sans doute plus instructif d’observer les œuvres mêmes produites par les
philosophes politiques dans le champ analytique, pour mettre en lumière leurs
méthodes, leurs présupposés et l’objectif qu’ils assignent à leur travail. Ce faisant, on
verra également ce que les définitions évoquées ci-dessus ont de juste : la philosophie
politique analytique se caractérise bien par une certaine manière de concevoir
l’argumentation et la raison dans les concepts politiques et un certain rapport à
l’empirie, qu’on essaiera de qualifier et dont on montrera à la fois la très grande
fécondité mais aussi, sur certaines questions, les angles morts.
La philosophie politique analytique : un monde post-rawlsien
La philosophie politique analytique s’est d’abord développée au fil
d’approfondissements et de critiques plus ou moins radicales de la Théorie de la
justice de Rawls. Revenir rapidement sur ce texte fondamental permet de donner une
première esquisse du visage propre à la philosophie politique analytique.
Voir Philip Pettit, « Analytical Philosophy », dans Robert Goodin & Philip Pettit, A Companion to Contemporary Political Philosophy, Oxford, Blackwell, 1993, p. 7-38.
14
John Rawls se donnait en effet dans son ouvrage de 1971 un objectif et une méthode
bien précis. Son objectif était d’établir la justification la plus rigoureuse et
rationnelle possible des principes de justice qui doivent définir le fonctionnement des
institutions dans une société marquée par l’équité 15. Un des points essentiels
consistait notamment à déterminer une répartition des biens premiers au sein de la
société qui, d’une part, respecte la liberté des individus et, d’autre part, garantisse à
chacun, équitablement, la possibilité de réaliser sa propre conception du bien. Rawls
aboutit alors à la formulation des fameux « deux principes de justice »,
hiérarchiquement ordonnés, qu’il énonce de la manière suivante :
Premier principe : chaque personne a droit à un ensemble parfaitement adéquat de libertés de base
égales, compatible avec le même ensemble de libertés pour les autres.
Second principe : les inégalités économiques et sociales satisfont deux conditions : d’abord, elles se
rapportent à des postes ou fonctions ouverts à tous dans des conditions d’égalité équitable des
chances ; ensuite, elles doivent exister pour le plus grand bénéfice des membres les moins avantagés
de la société.16
Au-delà de l’énoncé des principes de justice, l’aspect méthodologique de la
démonstration tenait dans l’ouvrage de Rawls un rôle particulièrement important.
Tout l’enjeu consistait à montrer la validité d’une réflexion philosophique qui dépasse
le cadre utilitariste sans tomber pour autant dans l’intuitionnisme.
Cette démarche méthodologique consistait en deux éléments essentiels : l’équilibre
réfléchi et l’hypothèse du voile d’ignorance. L’idée d’« équilibre réfléchi » exprime
une idée simple, mais controversée : le philosophe politique doit chercher une
harmonie entre les principes de justice dégagés par sa réflexion théorique et nos
intuitions morales bien pesées. Lorsqu’il existe un conflit entre les principes et ces
intuitions bien pesées, c’est le signe que les uns ou les autres doivent être amendés.
Le « voile d’ignorance » est une ré-interprétation de la tradition contractualiste : on
parviendra à formuler des principes de justice véritablement équitables si l’on
s’efforce d’imaginer quels principes adopteraient des individus qui ignorent aussi bien
leur situation sociale que leurs caractéristiques personnelles. Pour Rawls, il est
Il s’agit de « [faire] notre possible pour rendre cohérentes et justifiées nos convictions quant à la
justice sociale » (Théorie de la justice, op. cit., §4, p. 47).
15
Libéralisme politique, (1993), trad. Catherine Audard, Paris, PUF, 1995, p. 347. On donne ici la version des deux principes énoncée non pas dans la Théorie de la justice, mais sous leur forme révisée
pour intégrer certaines critiques.
16
cohérent de supposer que des individus placés dans une telle situation ne seront pas
soumis à des biais intéressés et chercheront à améliorer la situation du plus mal loti,
qui pourrait fort bien leur échoir. En d’autres termes, la formulation des principes de
justice obéira alors à un principe de maximin (maximiser la situation du plus mal loti)
et la répartition des droits et des biens premiers sera équitable.
Ce premier travail, qu’on ne peut évoquer ici que de manière rudimentaire 17, marque
durablement la philosophie politique analytique qui va se définir dans son sillage :
même les opposants de Rawls ne pourront développer de conception alternative qu’en
présentant d’abord les raisons de s’écarter de ce qui constitue le cadre de référence
pour les décennies suivantes. Le débat présente à partir de ce moment pivot quelques
caractéristiques remarquables :
(a) au départ, la philosophie politique analytique se développe essentiellement
comme une réflexion sur les principes de la justice dans une société démocratique (et
non pas centralement, par exemple, autour de la question du pouvoir, ou de la
souveraineté, ou de la légitimité, même si ces problématiques seront également
abordées). De plus, cette réflexion sur la justice se déroule pour l’essentiel dans le
cadre dessiné par les principes du libéralisme politique : l’individu et sa liberté sont
pris comme des éléments fondamentaux, et la question théorique qui se pose à la
philosophie politique analytique consiste à préciser la place respective de valeurs
comme l’égalité, les droits, la justice ;
(b) le débat va prendre la figure d’une interprétation de l’exigence d’égalité entre les
membres d’une société politique. Notamment, au fil d’un débat fameux sur lequel on
va revenir dans un instant, les philosophes ont rivalisé pour proposer une réponse
satisfaisante à la question « égalité de quoi ? ». Qu’est-ce qu’une société libérale
juste doit s’efforcer de répartir également entre ses membres : les biens premiers,
les opportunités de vie, les résultats, certains droits ?
(c) la philosophie politique analytique se développe au fil d’une réinterprétation libre
de la tradition historique. Une idée répandue veut que la philosophie analytique
Pour une introduction, voir par exemple Vanessa Nurock, Rawls. Pour une démocratie juste, Paris,
Michalon, 2008.
17
ignore superbement l’histoire de la philosophie : c’est souvent faux, tout
particulièrement dans le cas de la philosophie politique, où les philosophes s’appuient
souvent largement sur une lecture fine des auteurs passés. En revanche, il est vrai
que ces derniers ne sont pas traités de la même manière et que le choix des auteurs
est particulièrement révélateur d’une certaine conception du travail de la
philosophie : les auteurs de la tradition libérale et de la tradition des Lumières sont
largement représentés et discutés (Locke, Hume, Kant essentiellement). À l’inverse,
Aristote, Rousseau ou les Romantiques constituent des références moins fréquentes et
plus controversées ;
(d) ce travail de reconstruction et de mise en cohérence des principes qui travaillent
les sociétés libérales s’appuie sur les concepts et les mots disponibles plutôt que sur
une description empirique ou sociologique des sociétés ou des conditions de vie. C’est
un effort pour donner une cohérence aux intuitions sur le juste qui ont cours dans une
société, en s’appuyant sur le vocabulaire et les concepts disponibles. Une
comparaison permettra sans doute de mieux faire apparaître l’importance théorique
de ce choix de méthode : la démarche analytique, dans ce rapport particulier au
langage, constitue un effort tout à fait différent de celui, par exemple, qui
caractérise la théorie critique allemande lorsqu’elle s’efforce de mettre au jour des
situations d’injustices invisibles socialement et de formuler des situations qui n’ont
pas d’expression acceptée dans le vocabulaire courant. Pour résumer rapidement,
c’est un effort de mise en cohérence du langage existant plus qu’un travail pour
donner une expression publique à des injustices invisibles. Le travail du philosophe
politique est alors conçu comme un travail de réflexion abstrait qui se déroule
consciemment et volontairement à distance des réalités sociologiques. C’est par
exemple ce qu’exprime de manière révélatrice Philip Pettit lorsqu’il présente ainsi le
travail du philosophe politique :
[la philosophie politique] est une forme d’enquête réflexive, plutôt qu’empirique. Cela signifie que les
données qu’elle doit examiner dans la poursuite de son but ne sont pas les matériaux de l’observation
qui devraient être recherchés dans un laboratoire ou sur le terrain. Pour que le philosophe politique ait
accès à ces objets avec lesquels sa théorie, sa description du critère de la justice, doit s’accorder, il
doit adopter une démarche de réflexion et non d’enquête18 .
La méthode en question
L’effort de Rawls a donc consisté à proposer une méthode rationnelle d’examen de
nos principes de justice qui échappe au monisme utilitariste sans tomber pourtant
dans une forme d’intuitionnisme. Pour autant, les méthodes de l’équilibre réfléchi et
du voile d’ignorance n’ont pas séduit unanimement, loin de là : des discussions
critiques animées ont précisément porté sur ces éléments méthodologiques.
De fait, la méthode de Rawls n’a pas toujours été au goût de philosophes qui se
concevaient les plus radicalement analytiques, en particulier la méthode de
l’équilibre réfléchi et son recours à nos « intuitions bien pesées ». Pareille démarche
semblait à certains soit franchement circulaire soit peu rigoureuse.
On a en effet reproché à ce principe d’équilibre réfléchi d’être tout simplement
circulaire : semblable méthode ne permettrait pas de justifier, au sens strict, les
principes. Les principes énoncés ne seraient que la formulation explicite d’une
conception de la justice portée par nos intuitions morales communes et notre
conception de l’agent19. Mais un travail d’explicitation ne vaut pas justification.
Par exemple, il est tout à fait intéressant de voir comment l’œuvre a été reçue par le
philosophe R. M. Hare, critiquant vertement le recours de Rawls à l’intuition dans sa
méthode de l’équilibre réfléchi, où Hare ne voyait rien de plus qu’un subjectivisme
déguisé. La critique n’a rien d’anecdotique : elle révèle un élément très profond dans
la conception que les philosophes politiques analytiques se font de leur rôle. Hare
considère que le travail philosophique est un travail d’analyse conceptuelle, stricto
sensu, ou plus exactement qu’« une description soigneuse de la signification des
mots » moraux est « la seule chose qui puisse établir les règles logiques qui
Judging Justice, London, Routledge and Kegan Paul, 1980, p. 31. (« [political philosophy] is a reflective, rather than an empirical, form of enquiry. What is meant by this is that the data which it has to
investigate in the pursuit of its goal are not materials of observation such as would have to be sought
out in the laboratory or the field. In order for the political philosopher to gain access to those matters
with which this theory, his account of the criterion of justice, will have to accord, he has to go in for
reflection, not research »)
18
Voir H. L. A. Hart, « Rawls on Liberty and its Priority », The University of Chicago Law Review, 1973,
vol. 40, no 3, p. 534-555.
19
gouvernent le raisonnement moral »20. C’est dans l’analyse logique et rationnelle des
implications des mots « bons » ou « juste » que se trouvent les réponses aux
questionnements philosophiques sur la justice. D’après Hare, en introduisant un
recours à nos « intuitions bien pesées », Rawls introduisait également un élément
contingent, injustifiable et subjectiviste dans une analyse qui devait conserver sa
pureté conceptuelle.
Cette réaction touche en réalité un problème de fond, qui traverse l’ensemble de la
philosophie politique analytique, et qu’on peut exprimer comme le problème du bon
rapport à l’empirie : dans quelle mesure une réflexion de philosophie politique peutelle s’en tenir à l’analyse des concepts, ou doit-elle au contraire introduire des
considérations contextuelles, historiques, sociologiques, par lesquelles des concepts
comme « bon » ou « juste » prennent sens ?
Les théories de la justice distributive : égalité de quoi ?
D’autres critiques de Rawls tiennent non pas à sa méthode mais aux principes qu’ils
dégagent. La réaction la plus célèbre peut-être et la plus représentative à cet égard
est celle de Robert Nozick. Si ce dernier reconnaît volontiers sa dette immense à
l’égard du travail de Rawls en déclarant que « Désormais, les philosophes politiques
doivent, soit travailler dans le cadre de la théorie de Rawls, soit dire pourquoi ils s’y
refusent »21 , il ne s’en oppose pas moins radicalement aux principes de justice
dégagés dans la Théorie de la justice et refuse le principe même d’une redistribution
étatique. Nozick illustre une veine importante dans la philosophie politique analytique
puisqu’il est l’exemple de son versant libertarien22. Défendant un État minimal contre
l’interventionnisme rawlsien, il s’appuie sur un droit fondamental de chaque individu
R. M. Hare, « Rawls’ Theory of Justice », The Philosophical Quarterly, avril 1973, vol. 23, no 91,
p. 144-155. L’article est consultable en ligne : <http://www.ditext.com/hare/rawls1.html>. La citation
originale est : « There is in fact a vast hole in his 600-page book which should be occupied by a thorough account of the meanings of these words, which is the only thing that can establish the logical
rules that govern moral argument. »
20
21
Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia, New York, Basic Books, 1974, p. 183.
Pour une présentation de l’œuvre de Nozick en français, voir Patrick Savidan, « Le libertarisme de
Hayek et de Nozick », dans Alain Renaut (dir.), Histoire de la philosophie politique, t. V « Les philosophies politiques contemporaines », Paris, Calmann-Lévy, 1999.
22
à disposer de lui-même et de ses biens : la redistribution rawlsienne apparaît alors
comme une violation directe de ce droit. Alors que Rawls propose d’évaluer la justice
d’un état social en l’observant à un instant donné, indépendamment du processus qui
y a conduit, Nozick met en œuvre une démonstration qu’on peut qualifier de
« généalogique » : à ses yeux, une répartition donnée des biens sociaux est juste si et
seulement si elle est le résultat d’un processus qui, à chacune de ses étapes, a
respecté strictement les droits des individus, sans empiéter sur leur liberté et leur
libre disposition d’eux-mêmes. À ce titre, la démarche est une réinterprétation
originale des droits individuels avancés par Locke, dans la ligne de ce que
C. B. Macpherson a désigné comme la tradition de « l’individualisme possessif »23.
Même si l’on peut contester ces principes libertariens de la propriété de soi et la
description de la justice qu’ils impliquent, Anarchie, État et utopie demeure un
exemple brillant du type de rigueur argumentative de la philosophie politique
analytique née dans le sillage de Rawls.
Mais Nozick n’est pas le seul à avoir repris la méthode mise en œuvre dans la Théorie
de la justice pour tenter de proposer une théorie substantielle de la justice
radicalement différente. Car s’il représente une critique libertarienne de Rawls, la
méthode analytique développée par ce dernier a également inspiré des penseurs tout
à fait opposés au paradigme conceptuel de l’individualisme possessif. En effet, l’un
des développements originaux de la philosophie politique analytique à partir des
années 1980 réside dans les propositions du « marxisme analytique » sous la houlette
notamment de G. A. Cohen 24, John Roemer25 et Jon Elster 26 dans les années 1980 qui,
tout en s’appuyant évidemment sur des principes tout à fait différents, obéissent à la
même logique argumentative et méthodologique. L’idée est bien d’appliquer les
C. B. Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif (1962), trad. Michel Fuchs, Paris, Gallimard « Folio Essais », 2004.
23
24
Voir par exemple Karl Marx’s Theory of History (1978), Princeton, Princeton University Press, 2000.
25
John Roemer (dir.), Analytic Marxism, Cambridge & New York, Cambridge University Press, 1986.
En français, voir par exemple de Jon Elster, Karl Marx, une interprétation analytique, Paris, PUF,
1989.
26
méthodes de l’analyse logique du langage pour voir jusqu’où on peut rendre de la
sorte justice aux arguments de Marx. Une telle démarche est également révélatrice
d’une certaine forme d’indifférence de la philosophie politique analytique au style,
ou plus exactement d’une méfiance à l’égard de ce qui relève apparemment de la
rhétorique et non de l’argumentation. Cette approche indifférente, voire
radicalement hostile à ce que le travail du style peut apporter à un argument
philosophique, caractérise une approche analytique des problèmes de la philosophie
politique qui gagne en rigueur, mais dont on peut se demander si elle ne perd pas
également en visibilité pure et simple de certains phénomènes d’injustice.
Malgré ces divergences considérables dans la conception de la justice, on a pu
soutenir qu’il existait en réalité un dénominateur commun profond entre l’analyse de
Rawls, celle de Nozick et celles d’autres penseurs, comme Dworkin ou Sen, qui ont
travaillé à partir de ce paradigme. Tous acceptent le principe libéral d’égalité des
personnes et cherchent à définir la justice comme une égale répartition entre les
membres d’une société. Le noeud de la controverse consiste à déterminer le bon
objet de cette égalité.
Dans la Théorie de la justice, l’égalité s’établissait par la répartition de ce que Rawls
qualifiait de « biens premiers » : une société juste devait répartir de manière
équitable ces biens essentiels sans lesquels un individu ne saurait mettre en œuvre sa
conception de la vie bonne, ces biens que « tout homme rationnel est supposé
désirer »27 . Au titre de ces biens premiers figurent alors « les droits, les libertés et les
possibilités offertes à l’individu, les revenus et la richesse »28 ainsi que « le respect de
soi-même »29 . On voit, notamment par la place que Rawls accorde aux « bases
sociales de l’estime de soi » que les biens premiers ne sont pas conçus de manière
étroite, mais englobent largement tous les éléments, psychologiques autant que
27
Théorie de la justice, op. cit., §11, p. 93.
28
Ibid.
29
Voir §67.
matériels, qui permettent à un individu de fonctionner socialement et de mettre en
œuvre cette vision particulière du bien qui est aux yeux de Rawls le signe de la
personnalité morale.
Pourtant, différents philosophes ont contesté que les biens premiers forment la cible
convenable du souci d’égalité et ont proposé des solutions alternatives. La question
de la juste dimension d’application du souci d’égalité a ainsi suscité un débat animé
dans la philosophie politique analytique, dont on peut citer quelques-unes des
contributions majeures.
Par exemple, Ronald Dworkin, également important théoricien du droit, a développé
au fil de plusieurs articles30 et dans l’ouvrage Sovereign Virtue, une défense de
l’égalité des ressources. La racine de cette conception est une distinction que
Dworkin met en place dès le premier article de 1981 : ce n’est pas la même chose que
de traiter les gens également ou de les traiter « comme des égaux ». C’est cette
dernière attitude qui est pertinente politiquement et qu’une théorie de la justice
politique doit s’efforcer de préciser. La discussion de Ronald Dworkin permet
également de mettre au premier plan un débat important sur la question du mérite et
de la responsabilité personnelle des individus dans le sort qui leur échoit socialement.
L’idée principale est donc, selon Dworkin, que la justice doit compenser ces aspects
fondamentaux de la situation qui ne relèvent pas de la responsabilité des individus et
qui pourtant peuvent constituer de sérieux obstacles à la réalisation de ce qui a du
prix à leurs yeux.
L’économiste Amartya Sen, avec son article de 1979, « Égalité de quoi ? »31
développait également cette question et proposait sa propre contribution au débat en
introduisant le concept de « capabilité ». Les capabilités sont les possibilités de vie
offertes aux individus : pouvoir être en bonne santé, être capable de lire, avoir les
moyens de prendre part à la vie politique de sa communauté, pouvoir exercer un
culte religieux de son choix, etc. Pour Amartya Sen, les capabilités sont le bon objet
Voir aussi le double article paru dans Philosophy and Public Affairs, 1981, vol. 10 : «What is Equality? ».
30
« Equality of What? », Tanner Lecture on Human Values, 1979. Consultable en ligne :
<http://www.tannerlectures.utah.edu/lectures/documents/sen80.pdf>.
31
de l’attention égalitariste d’une société juste : d’une part, parce qu’elles témoignent
d’une attention poussée aux conditions matérielles et concrètes de la réalisation
d’une vie bonne ; d’autre part, parce qu’elles respectent la liberté de l’individu :
garantir la capabilité, ce n’est pas contraindre l’individu à l’exercer, mais simplement
lui ouvrir une possibilité d’action qu’il est libre, ensuite, de réaliser ou non.
Le travail d’Amartya Sen illustre également un des aspects importants de la
philosophie politique analytique, à savoir son croisement souvent très fécond avec les
approches économiques. Ce croisement se fait à la fois sur des questions de méthode
et des questions de contenu. En effet, outre les discussions substantielles avec les
économistes sur la compréhension et la qualification des principes de justice, la
discussion s’est également portée sur l’usage de principes méthodologiques comme le
modèle du choix rationnel ou les questions de comparaison interpersonnelles du bienêtre 32. Le développement de l’économie du bien-être a ainsi marqué un des
croisement réussi de l’économie normative et de la philosophie politique 33.
Questions de méthode : choix rationnel et individualisme méthodologique
Le croisement avec l’économie s’est donc également noué au fil d’un débat sur la
portée du modèle du choix rationnel : la philosophie politique ne peut se passer d’un
modèle dont l’individu procède à des choix et oriente ses préférences. La question se
posait donc de savoir si le modèle du choix rationnel développé notamment autour
des théories de Kenneth Arrow pouvait fournir un point de départ pertinent pour une
réflexion sur le juste. De fait, si David Gauthier dans Morals by Agreement34, essayait
de montrer comment des principes de justice pouvaient se développer à partir de
relations contractuelles fondées sur le seul principe de l’intérêt personnel bien
compris, la pertinence de ce modèle est pourtant remis en cause. Certains
Pour un examen croisé de la philosophie politique et de l’économie sur les questions de justice, voir
notamment John Roemer, Theories of Distributive Justice, Harvard, Harvard University Press, 1998.
32
Pour ce type de démarche, voir également Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ?, Paris, Seuil, 1991.
33
34
Oxford, Oxford University Press, 1986.
philosophes politiques, comme par exemple Philip Pettit 35, sans nier les vertus
opératoires de ce modèle, ont également tenté de le compléter par une analyse du
rôle de la réputation ou de l’estime dans le développement de relations politiques et
sociales. L’enjeu profond, qui a suscité bon nombre de développements intéressants
dans la philosophie politique analytique, est donc de comprendre quelle modélisation
du comportement de l’individu permet d’asseoir une réflexion sur la justice politique.
Une autre controverse méthodologique particulièrement animée tourne autour du
problème de l’individualisme méthodologique. La philosophie politique analytique
repose en effet largement sur un présupposé explicatif de type individualiste, qui est
également, comme on le verra plus bas, au cœur de la critique formulée par les
penseurs communautariens qui ont vu dans la philosophie politique analytique une
pensée de l’individu déraciné.
Cette question de l’individualisme et de sa justification est à l’origine d’un
développement particulièrement intéressant au sein de la philosophie politique
analytique, illustré notamment par le travail de Philip Pettit. On a souligné plus haut
que la philosophie politique analytique s’est toujours montré sensible aux
interrogations méta-éthiques. Avec Philip Pettit, notamment, elle a développé une
réflexion qui lie la métaphysique de l’individu et de la société aux thèses sur la
justice et la normativité. Ce travail, développé notamment dans le monumental
ouvrage The Common Mind, est un excellent exemple de la fécondité du style
analytique, dans sa capacité à distinguer finement certains concepts facilement
confondus. La remarque de Pettit est simple dans son principe : elle consiste à
remarquer que la controverse autour de l’individualisme méthodologique recouvre en
réalité deux questions, et non pas une seule.
(1) Le débat individualisme/collectivisme concerne la question de savoir « si la
société suppose la présence de régularités ou de forces qui compromettent la
Voir par exemple son travail avec l’économiste Geoffrey Brennan, The Economy of Esteem. An Essay
on Civil and Political Society, Oxford & New York, Oxford University Press, 2004.
35
description des êtres humains comme agents intentionnels »36 . Autrement dit : est-ce
que les régularités que les sciences sociales exhibent (les « faits sociaux »
surplombants de Durkheim, dont l’existence montrait le bien-fondé d’une étude
scientifique de la société) signifient que l’intentionnalité des êtres humains n’est
qu’une apparence ? Selon l’option individualiste, qui a la faveur de Pettit, l’existence
de faits sociaux et d’entités sociales particulières comme les gouvernements, les
nations, etc. ne doit pas nous obliger à réviser notre compréhension de
l’intentionnalité et de la responsabilité de l’agent pour y voir une simple illusion.
(2) Le débat atomisme/holisme, d’autre part, concerne la question de savoir « dans
quelle mesure les relations sociales qu’entretiennent les gens importent pour leur
constitution en tant que sujets et agents »37 . La thèse holiste, que Pettit défend,
consiste à dire que les êtres humains dépendent de manière essentielle des relations
qu’ils entretiennent les uns avec les autres pour acquérir leur statut de sujet et
d’agent. Les individus ne deviennent le type de sujets qu’ils sont qu’en vertu des
interactions particulières avec d’autres individus.
Qu’on soit d’accord ou non avec l’option d’individualisme holiste défendue par Pettit,
ce développement particulièrement fécond au sein de la philosophie politique
analytique montre l’intérêt d’une réflexion qui articule la philosophie politique
proprement dite et la métaphysique sociale.
Extensions de l’approche rawlsienne : frontières de la justice
Les développements et les critiques de l’approche rawlsienne n’ont pas seulement
porté sur la méthode ou les principes de la justice. Ils ont également concerné la
portée générale d’une théorie que Rawls avait d’abord limité au cadre national.
Ainsi, bon nombre de disciples de Rawls ont au contraire proposé d’étendre
l’approche de la théorie de la justice à l’échelle mondiale, lançant une controverse
animée sur la manière de concevoir les problèmes de justice internationale. Thomas
Philip Pettit, The Common Mind. An Essay on Psychology, Society, and Politics, New York, Oxford University Press, 1993, p. 111 (« whether society involves the presence of any regularities or forces that
comproise the picture of human beings as intentional agents »).
36
Ibid. (« how far people’s social relationships with one another are of significance in their constitution as subjects and agents »).
37
Pogge et Charles Beitz sont sans doute les deux exemples les plus remarquables de
rawlsiens qui ont proposé d’étendre l’approche initiale dans une perspective
radicalement cosmopolitique : leur proposition repose sur l’idée que l’appartenance
nationale, parce qu’elle est contingente, devrait avoir le même statut que d’autres
caractéristiques personnelles qui tombent sous le « voile d’ignorance » lorsque nous
cherchons à définir les principes de justice. Alors même que Rawls lui-même limitait
la portée de sa théorie aux sociétés démocratiques dans leurs relations à leurs
propres citoyens, de telles extensions audacieuses ont ouvert largement le champ des
questions sur la justice internationale.
La réflexion s’est alors également portée sur la question des modes de gouvernement
à l’échelle mondiale, à un moment où le concept traditionnel de la souveraineté
nationale semblait poussé au point de rupture (on peut penser sur ce point aux
travaux sur la constitution de Bruce Ackerman, ou encore aux travaux sur la
souveraineté de Jean Louise Cohen).
Tandis qu’au fil d’une relecture des historiens et penseurs classiques, certains auteurs
(Skinner, Pocock, Pettit) ranimaient une conception républicaine de la liberté qui
venait compliquer le paradigme libéral jusque là accepté sans discussion, les
problématiques du multiculturalisme ont également pris le devant de la scène grâce
au travail d’auteurs comme Will Kymlicka. L’auteur canadien fournit également un
excellent exemple de la souplesse de l’approche analytique en philosophie politique,
puisque, tout en restant dans le cadre libéral, il s’efforçait de proposer une défense
de droits qui s’appliqueraient non plus directement aux individus, mais aux groupes
minoritaires. Si la philosophie politique analytique est en effet très largement une
philosophie libérale, hostile a priori à l’idée de droits collectifs, la défense des droits
collectifs a ainsi pu être développée hors d’une approche strictement
communautarienne : Multicultural Citizenship est un effort pour affronter avec les
outils de la philosophie politique libérale le problème de l’hétérogénéité culturelle
croissante des démocraties occidentales38.
Sur l’histoire de ce débat, voir le premier chapitre de Will Kymlicka, Politics in the Vernacular. Nationalism, Multiculturalism, and Citizenship, Oxford & New York, Oxford University Press, 2001.
38
3. Analyse et critique : fécondité et limites de l’approche analytique en
philosophie politique
Mais le débat animé en philosophie politique anglo-saxonne suscité par la parution de
la Théorie de la justice est loin de s’être limité à la démarche analytique. Et en
observant quelques-unes des critiques non-analytiques à cette démarche, on pourra
faire apparaître en creux certains de ses traits marquants. Pour s’en tenir aux deux
principales critiques, il faut mentionner la critique féministe d’une part, la critique
communautarienne de l’autre.
La critique féministe s’est déployée au départ comme une critique de certains
présupposés de la pensée rawlsienne qui reproduisaient les conditions d’une inégalité
de genres et prolongeaient son invisibilité. C’est ainsi, notamment, que Susan Moller
Okin a remarqué comment, dans la Théorie de la justice, Rawls considérait qu’il
suffisait de placer sous le voile d’ignorance des « chefs de famille » pour parvenir à la
formulation des principes de la justice comme équité : c’était supposer implicitement
que la famille elle-même ne relevait pas des problématiques de la justice. Or,
précisément, ce qu’Okin a voulu montrer, c’est que la sphère privée elle-même, ou
plus exactement la manière dont s’établit la distinction entre privé et public, était
grosse d’enjeux politiques. Pour pouvoir repérer les injustices faites aux femmes, il
fallait donc modifier l’analyse. Cette modification a été proposée, selon les auteurs,
de manière plus ou moins critique par rapport au courant de la philosophie politique
analytique. Si certaines développaient une critique s’inspirant des démarches postmodernes et des penseurs continentaux 39, d’autres penseurs s’employaient au
contraire à mettre en œuvre un féminisme analytique. On peut voir dans la réflexion
sur la justice à l’égard des femmes d’une philosophe comme Martha Nussbaum
On peut songer notamment à Judith Butler ou encore à certaines critiques de Sandra Harding sur
l’épistémologie empiriste au fondement de la philosophie politique analytique.
39
l’exemple d’un développement de ce thème au sein d’une démarche qui s’inscrit dans
le sillage de la théorie des capabilités de Sen40.
Mais la critique qui permet sans doute le mieux de prendre la mesure du parti pris
méthodologique fort de la démarche analytique et de ses profondes conséquences sur
la théorie politique est la critique communautarienne. Différemment développée chez
des auteurs comme Walzer, Sandel, Taylor, MacIntyre 41 (dont tous ne se reconnaissent
d’ailleurs pas pleinement sous l’étiquette du « communautarisme »42 ), on peut
pourtant en repérer un important dénominateur commun : l’idée que la bonne
manière de développer les réflexions sur la justice ne consiste pas à prétendre
développer une réflexion abstraite et sub specie aeternitatis, mais au contraire à
travailler à l’intérieur du vocabulaire et des formes de vie propres à une société
donnée, située dans une histoire et un lieu. Une manière efficace de ressaisir le sens
de cette critique est d’y voir un plaidoyer pour la notion hégélienne de Sittlichkeit :
la bonne méthode pour réfléchir sur la justice est de prendre acte du fond commun
historique et contextuel d’une société au lieu de tenter (vainement selon ces auteurs)
de le mettre de côté pour développer une réflexion abstraite. Ce n’est pas le lieu de
rentrer dans les détails d’une pensée riche et diverse : il nous suffit ici de repérer ce
que cela indique par contraste sur le style de la philosophie politique analytique. Il
existe effectivement un parti pris méthodologique fort qui consiste à considérer que
l’analyse conceptuelle s’opposerait à une réflexion inscrite dans l’histoire et les vies
matérielles concrètes des individus en communauté.
Voir notamment Femmes et développement humain (2000), trad. Camille Chaplain, Paris, Éditions
des femmes, 2008.
40
Pour ne citer que quelques-unes des œuvres marquantes de ce débat : Michael Walzer, Sphères de la
justice (1983), trad. P. Engel, Paris, Seuil, 1997 ; Michael Sandel, Le Libéralisme et les limites de la
justice (1998), trad. Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999 ; Charles Taylor, La Liberté des modernes, ed.
et trad. Philippe de Lara, Paris, PUF 1999 ; Alasdair McIntyre, After Virtue, Notre Dame, Notre Dame
University Press, 1984.
41
Il y a un recoupement partiel mais intéressant entre les distinctions libéral/communautarien et analytique/non-analytique. C’est dire que, sur ces questions, la méthode est loin d’être étrangère aux
thèses philosophiques substantielles.
42
Un des signes marquant de ce parti-pris méthodologique est que la philosophie
politique analytique a développé des relations avec celles des sciences humaines qui
sont les plus « formelles », tout en entretenant un rapport distant avec la sociologie.
Et il faut en effet souligner combien tout ce qui est de l’ordre de la philosophie de la
culture ou du travail sur les représentations est soigneusement tenu à distance par les
philosophes politiques analytiques, alors même qu’ils travaillent souvent dans des
pays où les cultural studies sont particulièrement vivantes.
Si, par exemple, les rapports avec le droit et l’économie sont nombreux et féconds,
on peinerait à trouver une présence aussi forte de travaux de sciences sociales : la
philosophie se place à distance d’une description concrète des situations et contextes
où naissent les problèmes normatifs pour des communautés particulières. Le rapport
de la philosophie politique analytique à l’empirie reste donc distant, et l’usage des
exemples se fait notamment sur un mode largement stylisé : l’exemple est plus une
situation constituée abstraitement pour tester une hypothèse tout en contrôlant
soigneusement les paramètres et les variables, qu’un outil d’exploration de nos
concepts moraux.
Cette dernière remarque sur l’usage des exemples dans la philosophie politique
analytique appelle un commentaire sur la question du style. C’est en effet un lieu
commun de dire que la particularité de la philosophie politique analytique réside dans
son « style » : un style qui fait la part belle à une argumentation claire, à une
définition précise des concepts, loin de tout effet rhétorique. Mais dire cela, c’est
précisément prendre fortement parti sur une question philosophique fondamentale :
c’est affirmer, précisément, que le style ne compte pas - ou plus précisément qu’il ne
compte que négativement, à titre d’obstacle à la rigueur, d’outil de séduction qu’on
oppose à la clarté de l’argumentation. Le style analytique devrait être un style
transparent qui permet aux faits de « parler d’eux-mêmes »43 .
Cf. la manière dont Philip Pettit définit le travail de la philosophie politique analytique : « In this
exploration traditional preconceptions - in particular, traditional evaluative preconceptions - should
be suspended and the facts allowed to speak for themselves » (« Analytical Philosophy », dans Robert
Goodin & Philip Pettit [dir.], A Companion to Contemporary Political Philosophy, Oxford, Blackwell,
1993, p. 7)
43
On voudrait donc terminer cet aperçu de la philosophie politique analytique par une
double remarque. D’abord, il est évident que c’est en grande partie par ce souci
auto-proclamé de rigueur que s’explique la fécondité de la réflexion qui a connu sa
renaissance avec la Théorie de la justice. Mais, ensuite, on peut pourtant reconnaître
la légitimité d’une conception plus large de la rationalité, qui ne considère pas que
l’effort inventif de description d’une réalité concrète soit étranger au travail que doit
effectuer le philosophe politique. Il est en effet tout à fait réducteur de dire que le
travail effectué, par exemple, par un Foucault, ou par la théorie critique allemande,
n’est pas rationnel parce qu’il n’applique pas le style de la philosophie politique
analytique : il serait beaucoup plus exact de dire qu’il répond à une norme plus large
de la rationalité, où l’inventivité stylistique et le rapport à l’empirie sont mis au
service d’un travail philosophique conçu comme de description et de révélation de
situations de pouvoir et d’injustice. La question du style n’est donc pas anodine : elle
fait à la fois la fécondité de cette tradition de philosophie politique analytique et
permet également d’expliquer pourquoi une certaine forme de critique sociale
radicale tombe largement dans son angle mort.
Conclusion
La philosophie politique analytique s’est donné, depuis Rawls, un objectif clair :
expliciter nos principes de justice et tenter de les justifier avec la plus grande
cohérence possible, en employant une méthode d’analyse rigoureuse de nos concepts
politiques. Cette méthode a largement démontré sa fécondité : explicitation de nos
principes de justice et réflexion sur le bon objet du souci égalitariste, réflexion sur la
possibilité d’une justice globale, modification du concept de souveraineté à l’ère de
la mondialisation, débats sur la place des minorités et du multiculturalisme,
réflexions de métaphysique sociale sur la nature des agents collectifs... les acquis de
quarante ans de philosophie analytique depuis la Théorie de la justice sont nombreux
et solides.
Pour autant, on a également voulu suggérer que cette rigueur analytique n’était pas
sans créer une forme d’angle mort : la philosophie politique analytique procède
comme si le style philosophique idéal pouvait être neutre et l’analyse conceptuelle
indépendante d’un travail de description concret et contextuel des situations. Cela
explique en partie sa réticence à tirer profit d’une description sociologique du réel et
à aborder un rapport à l’empirie enraciné dans l’histoire. La philosophie politique
analytique s’interdit de la sorte la portée critique qui caractérise le travail d’un
Foucault, d’un Habermas44 , d’un Honneth, ou encore des critiques féministes ou
communautariennes développées au sein du monde anglophone. En faisant la
promotion d’une rigueur argumentative contre une description expressive du réel, la
philosophie politique analytique se définit par un style qui est également une thèse.
Solange Chavel.
Habermas a un statut particulier et particulièrement révélateur : philosophe héritier de l’école de
Francfort et inspiré d’abord par un certain marxisme, il a lu abondamment les philosophes analytiques
et il a été largement lu par eux en retour. Pourtant, entre le travail de Habermas et les travaux auxquels il a donné lieu dans un esprit purement analytique, il y a une différence qui n’est pas seulement
extérieure, mais substantielle. C’est le rôle critique de l’analyse philosophique qui est compris différemment.
44
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