LA PHILOSOPHIE POLITIQUE ANALYTIQUE Introduction L’histoire de la philosophie politique analytique commence par une longue absence. Pendant toute la première moitié du vingtième siècle, tandis que se constitue, s’enrichit et se complexifie la réflexion sur les questions du langage, de la logique, de l’épistémologie ou encore du rapport corps-esprit, les interrogations politiques restent pour l’essentiel absentes de la philosophie analytique. Préfaçant en 1956 une anthologie de philosophie politique et sociale, Peter Laslett pouvait résumer la situation par une formule souvent citée et abondamment discutée : « Pour le moment, en tout cas, la philosophie politique est morte »1 . Laslett ne se contentait pas de prononcer cette nécrologie ; il pointait également un doigt accusateur : « [Cette situation] est le fait des positivistes logiques »2 . Par « positivistes logiques », il entendait alors Russell, Wittgenstein, Ayer et Ryle. Semblable étiologie est naturellement contestable, tout comme la réunion cavalière de ces différents philosophes sous l’étiquette du « positivisme logique ». Pour autant, le constat de fond était difficilement discutable : dans les pays marqués par la tradition analytique, au milieu du vingtième siècle, la philosophie politique n’avait pas vu paraître de travaux importants et novateurs. L’utilitarisme semblait avoir prononcé le dernier mot sur les questions normatives. Pourtant, à partir de la fin des années cinquante, la situation changea. Il suffit de rappeler quelques textes significatifs pour prendre la mesure de l’évolution : Rawls fit paraître en 1955 l’article « Two Concepts of Rules » qui met explicitement en œuvre une méthode analytique pour l’étude de concepts normatifs3 ; dans sa célèbre conférence prononcée en 1958, « Two Concepts of Liberty », Isaiah Berlin fustigeait Introduction, dans Peter Laslett (dir.), Philosophy, Politics and Society, New York, Macmillan, 1956, p. vii (« For the moment, anyway, political philosophy is dead »). 1 2 Ibid., p. ix (« The Logical Positivists did it »). 3 « Two Concepts of Rules », Philosophical Review, 1955, vol. 64, no 1, p. 3-32. l’absence d’intérêt de ses collègues pour la philosophie politique 4 ; avec son livre, Political Argument paru en 1965, Brian Barry entreprenait de remédier à une telle situation 5. Mais le jalon le plus important fut bien sûr posé en 1971 par Rawls avec la parution de l’ouvrage qui est considéré comme l’acte de renaissance officiel de la philosophie politique en langue anglaise, la Théorie de la justice6 . Ce dernier ouvrage marque le moment pivot où la philosophie politique redevint un centre d’intérêt majeur chez les philosophes qui se définissent comme « analytiques » par leur formation, leur méthode et leurs intérêts. Le développement de ces discussions à partir de Rawls et des critiques nombreuses que sa théorie a suscitées est désormais bien connu en France. Aussi cet article propose-t-il d’aborder cette riche tradition par un angle particulier : on voudrait dégager la part qui revient à l’approche analytique dans la philosophie politique (essentiellement anglophone) au vingtième siècle et demander ce qui rassemble les travaux par ailleurs si variés de philosophes comme Rawls, Nozick, Dworkin ou encore Pettit. C’est également une façon de comprendre plus précisément la racine de leur différence avec à la fois des critiques plus ou moins radicales issues du féminisme, du communautarisme, de l’écologie ou encore du cosmopolitisme, et avec les productions de la philosophie politique allemande ou française de la même période. On reviendra tout d’abord sur les raisons de cette longue absence de la philosophie politique dans la tradition analytique. Puis, en observant les débats majeurs qui ont marqué la philosophie politique analytique depuis un demi-siècle, on essaiera de mettre en lumière les caractéristiques de la pratique analytique dans ce domaine : y a-t-il une particularité du style analytique en philosophie politique, et si oui, en quoi consiste-t-elle ? Qu’est-ce que cela peut signifier pour des philosophes politiques contemporains que de se placer dans le sillage de figures comme Frege, Russell ou Wittgenstein ? 4 dans Four Essays on Liberty, London, Oxford University Press, 1959. Publié originalement en 1965. Voir Political Argument: A Reissue, Berkeley, University of California Press, 1990. 5 6 trad. Catherine Audard, Paris, Seuil « Points », 1987. 1. Les raisons d’une longue absence L’absence de travaux analytiques majeurs dans le domaine de la philosophie politique pendant la première moitié du vingtième siècle ne relève évidemment pas du hasard. Elle trouve ses raisons de fond dans une certaine compréhension du travail de la philosophie et de l’analyse logique tels qu’ils avaient été définis dans le sillage de Frege, Russell ou encore Wittgenstein. Ainsi la philosophie politique analytique s’estelle à la fois définie dans la continuité d’un style philosophique et en rupture avec certaines de ses thèses initiales. Pourquoi les questions normatives, et plus particulièrement les questions politiques, étaient-elles donc négligées ou même explicitement reléguées hors de la philosophie par les premiers analyticiens ? On peut assigner deux motifs principaux à ce désintérêt : (a) une certaine compréhension du statut des propositions évaluatives d’une part ; (b) la domination de l’utilitarisme d’autre part. Par contrecoup, c’est la remise en cause de ces deux éléments qui ouvrira de nouveau les questions politiques aux interrogations des philosophes à partir de la fin des années cinquante. Avant de s’arrêter un peu plus longuement sur chacun de ces deux points, il faut souligner que l’absence de la philosophie politique n’est donc pas liée à la mise en valeur de l’analyse comme telle, ou à l’insistance placée sur la clarté et l’argumentation, en réaction contre une certaine philosophie romantique et hégélienne. Ce n’est pas le modèle de l’analyse linguistique comme tel qui faisait obstacle au développement de la philosophie politique analytique, mais plutôt ces deux thèses fondamentales relatives à la caractérisation des propositions évaluatives d’une part, à l’homogénéité des valeurs, d’autre part. L’analyse conceptuelle et le statut des propositions évaluatives Quelle est donc la conception du travail philosophique privilégiée par les premiers penseurs analytiques qui explique l’exclusion de fait des questionnements politiques ? Que les philosophes analytiques aient défini leur tâche comme celui de l’analyse conceptuelle ne suffit pas à expliquer le déclin de l’intérêt pour les questions normatives. Si les concepts politiques et moraux se sont trouvés écartés du champ, c’est en raison de thèses méta-éthiques défendues par les premiers penseurs de la philosophie analytique définissant le statut des propositions normatives. Un des obstacles essentiels au développement d’une philosophie politique avait une portée plus générale et touchait en réalité les propositions normatives comme telles : non seulement la philosophie politique, mais l’éthique et l’esthétique également se trouvaient désavouées au motif que les propositions évaluatives n’étaient pas signifiantes. Ainsi, lorsque A. J. Ayer, représentant du positivisme logique anglais, affirmait en 1936 dans Langage, vérité et logique que les propositions normatives n’étaient pas susceptibles d’être vraies ou fausses, mais renvoyaient à des réactions affectives ou émotives du sujet, il exprimait une opinion influente qui faisait de la philosophie politique et morale un projet mort-né. Ayer distinguait en effet parmi les propositions celles qui sont a priori (les propositions de la logique et des mathématiques pures) et les propositions empiriques soumises au critère de vérifiabilité. Mais les propositions évaluatives tombent pour leur part dans la catégorie des « pseudo-propositions »7 . Le seul travail analytique possible sur les concepts évaluatifs est alors d’ordre purement négatif : il consiste à révéler le véritable statut de propositions qui, tout en ayant l’apparence de propositions descriptives à propos d’un état du monde, ne sont en réalité que le reflet de préférences subjectives et affectives de leur auteur. Ayer consacre le chapitre 6 de son ouvrage à expliciter cette condamnation de la philosophie normative : dans la mesure où les jugements de valeur sont signifiants, ils sont ordinairement des jugements « scientifiques », et (...) dans la mesure où ils ne sont pas scientifiques, ils ne sont pas littéralement parlant signifiants, mais sont simplement des expressions de l’émotion qui ne peuvent être ni vraies ni fausses8. « Si d’un autre côté la proposition supposée est de telle nature que l’affirmation de sa vérité ou de sa fausseté n’est liée à aucune affirmation quelconque concernant la nature de son expérience future, alors pour autant qu’il s’agit de cette personne, elle est, si ce n’est une tautologie, une pure pseudoproposition. L’énonciation qui l’exprime peut avoir un sens émotionnel pour elle, mais elle n’a pas de sens littéral » (Langage, vérité et logique [1936], trad. Joseph Ohana, Paris, Flammarion, 1956, p. 42-43). 7 8 Ibid., p. 144. Une fois révélé le véritable statut des propositions évaluatives, le philosophe n’avait apparemment plus rien à en dire : le travail de l’argumentation rationnelle tournait court. Pour qu’une philosophie politique analytique soit possible, il fallait que les théories méta-éthiques comme l’émotivisme de Ayer soient solidement remises en question en même temps que la thèse d’une distinction nette entre les faits et les valeurs. La domination de la philosophie utilitariste et le monisme dans la question des fins La thèse d’une séparation nette entre propositions factuelles et propositions évaluatives n’était pas seule à faire obstacle à l’épanouissement d’une philosophie politique analytique : l’influence durable de l’utilitarisme, associée à la distinction entre questions conceptuelles et questions empiriques, était un deuxième obstacle de taille. Les travaux de Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Henry Sidgwick avaient en effet constitué une solide tradition de philosophie politique centrée autour de trois piliers principaux : l’importance de la liberté individuelle, l’égalité de principe de chaque individu (chaque individu comptant « pour un et seulement pour un », selon l’expression benthamienne) et, bien sûr, la thèse utilitariste selon laquelle les institutions politiques peuvent s’évaluer à l’aune du critère de l’utilité qu’elles garantissent au plus grand nombre. Cette ligne de pensée puissante et cohérente semblait avoir quadrillé et clos l’ensemble des questions philosophiques en théorie politique. Le fait que l’utilitarisme ne rencontre pas de contradicteur solide donnait l’impression que la philosophie politique était un champ clos : les seules questions politiques qui restaient à résoudre étaient des questions d’application qui ne relevaient pas de la réflexion conceptuelle, mais des sciences empiriques, d’une connaissance purement factuelle du fonctionnement des institutions et des réactions des individus. Les questions de fins ultimes semblaient réglées. Or, comme le souligne Brian Barry, « l’adhésion à l’utilitarisme rend la philosophie politique très ennuyeuse, parce qu’une fois le but établi (...) tout le reste consiste simplement à débattre des moyens les plus efficaces pour atteindre cette fin »9. L’utilitarisme se caractérise par une forme de monisme dans la définition des fins de la communauté politique et des valeurs qui lui servent de fil conducteur. Si l’on considère (i) que l’utilitarisme a réglé la question des fins ; et (ii) qu’il est possible de distinguer clairement entre questions conceptuelles et questions d’application, alors les questions philosophiques portant sur la politique sont résolues. La réouverture d’une question et la naissance d’un style analytique en philosophie politique Quel est donc le changement dans le paysage philosophique de la fin des années cinquante qui a permis de rouvrir à l’interrogation philosophique les questions qui touchent à la constitution de l’ordre social et à son évaluation normative ? Ce changement n’a pas trait à l’abandon des prétentions d’une analyse conceptuelle fondée sur le langage, menée de manière claire et argumentée. Il tient en revanche (i) dans le domaine de la philosophie politique, à la remise en cause de l’utilitarisme et de l’idée de l’unicité de la valeur ; (ii) dans le domaine de la philosophie analytique du langage et de la logique, à la remise en cause, au fil des travaux de Quine, Davidson, Goodman, etc., des « deux dogmes de l’empirisme » qui prétendaient distinguer rigoureusement propositions analytiques et synthétiques, questions conceptuelles et questions empiriques. (i) L’utilitarisme bridait la philosophie politique en imposant l’idée que les questions de valeur étaient définitivement réglées : il n’y avait pas de discussion substantielle possible sur la question des objectifs que doit viser une société humaine juste. Au contraire, la fin des années cinquante voit l’apparition de plaidoyers pour le pluralisme des valeurs. Or, s’il existe des valeurs plurielles et incommensurables, se pose la question philosophique de savoir comment les agencer et les arbitrer dans notre vie collective. Il est donc tout à fait révélateur que certains des premiers Political Argument: A Reissue, op. cit., p. xxxv (« Adherence to utilitarianism makes for very boring political philosophy, because once the goal has been postulated (...) everything else is a matter of arguing about the most efficacious means to that end »). 9 travaux invitant la philosophie analytique à se ressaisir des questions politiques soient également des entreprises de défense d’un pluralisme des valeurs. La célèbre conférence prononcée en 1958 par Isaiah Berlin, « Two Concepts of Liberty », en est un excellent exemple : à ses yeux, la philosophie politique trouve sa raison d’être dans le désaccord persistant des êtres humains sur la question des fins normatives. C’est dans le constat de l’efficacité souvent redoutable des idées politiques qu’il fondait l’urgence de leur examen critique : « négliger le champ de la pensée politique (...) revient simplement à s’abandonner à des croyances politiques primitives et non critiques »10 . Mais cette urgence de la réflexion politique se doublait de la conviction qu’il s’agissait par excellence d’un travail philosophique et non d’une matière qu’on pourrait laisser à un examen simplement empirique, précisément parce qu’il n’y a pas d’accord sur les fins. « Si nous posons la question kantienne : “Dans quelle sorte de monde, seulement, la philosophie politique - c’est-à-dire le type de discussion et de raisonnement qui la constitue - est-elle possible ?” la réponse doit être : “Seulement dans un monde où les fins entrent en conflit” »11 . (ii) La deuxième source de libération de la philosophie politique analytique est une conséquence de la critique de ce que Quine a appelé les « deux dogmes de l’empirisme ». Pareille critique minait en effet l’idée qu’il pouvait exister une distinction nette entre faits et valeurs. Si les énoncés normatifs ne sont plus rejetés en bloc dans la catégorie des propositions non-signifiantes, il redevient possible d’en proposer une analyse rationnelle qui ne soit pas purement négative. D’autre part, la distinction entre questions conceptuelles et questions empiriques n’est plus si nette et interdit de considérer les questions politiques comme l’objet des seules sciences empiriques. Ces débats méta-éthiques qui marquent la « préhistoire » de la philosophie politique analytique ont largement influencé son développement ultérieur. Celle-ci s’est montrée bien plus sensible que d’autres traditions de pensée politique à des questionnements typiques de la méta-éthique : quel est le statut des art. cit. (« to neglect the field of political thought (...) is merely to allow oneself to remain at the mercy of primitive and uncritised political beliefs »). 10 11 Isaiah Berlin, « La théorie politique existe-t-elle ? », Revue de science politique, 1961, no 2, p. 316. jugements normatifs sur lesquels se fonde notre raisonnement sur le juste ? de quelle nature est la normativité en politique ? qu’est-ce qu’une bonne justification de nos valeurs politiques ? La disparition de ces deux obstacles a donc rouvert un champ peu fréquenté pendant la première moitié du siècle. À partir de ce moment, les questions politiques vont attirer l’attention de philosophes formés dans la tradition analytique et donner lieu à des développements originaux. La tradition d’analyse du langage influence fortement la manière dont les philosophes formés dans la tradition analytique vont aborder les questions de justice, de pouvoir et d’organisation de la vie collective. C’est cette démarche philosophique commune que l’on va tenter de dégager et de caractériser dans la section suivante. 2. Quarante ans de philosophie politique analytique Comment qualifier la philosophie politique analytique ? Essayer de caractériser frontalement la philosophie politique analytique n’est sans doute pas le meilleur moyen d’obtenir une réponse vraiment intéressante. En particulier, si l’on demande aux philosophes politiques analytiques eux-mêmes de définir leur pratique et leur manière d’aborder les questions de la philosophique politique, les réponses obtenues sont souvent extrêmement polémiques 12. Elles donnent l’impression d’assimiler d’emblée philosophie politique analytique et « bonne » philosophie politique. Ainsi, dans un célèbre article, G. A. Cohen, figure marquante du courant dit du « marxisme analytique » opposait-il cavalièrement la philosophie politique analytique au « bullshit »13 , qui marquait à ses yeux les travaux Voir, par exemple, la remarque de Marc Fleurbaey dans sa recension de Qu’est-ce qu’une société juste ? de Philippe Van Parijs : « La plupart des auteurs analytiques caractériseraient probablement avant tout leur approche par sa rigueur dans l’argumentation et sa clarté dans la définition des concepts, l’opposant à la philosophie “continentale” qui élabore des propositions obscures et multivoques sur des concepts non définis. Une question de style en somme, voire de sociologie universitaire », Revue économique, 1992, vol. 43, no 5, p. 950. 12 G. A. Cohen, « Deeper into Bullshit » (2002), dans Hardcastle & Reich, Bullshit and Philosophy, Chicago, Open Court, 2006. 13 des marxistes français des années soixante. Plus récemment, Philip Pettit propose une qualification qui, pour être plus policée et mesurée, n’en est pas moins fortement tranchée elle aussi : il propose en effet de voir dans la philosophie analytique la continuatrice du projet critique et rationnel des Lumières, contre le romantisme14, et souligne la centralité d’une analyse exempte de toute acceptation irrationnelle du préjugé. Une telle caractérisation est à la fois instructive puisqu’elle permet de repérer des filiations significatives, mais elle est encore loin de justifier le fait que la conception de la rationalité privilégiée par la philosophie politique analytique exclue la démarche de penseurs comme Rousseau ou Hegel. En d’autres termes, en posant la question directement aux philosophes politiques analytiques, on risque de n’obtenir qu’une caractérisation relativement décevante parce qu’elle affirme la supériorité d’une conception de la raison et de l’analyse philosophique sans toujours en proposer une justification complète. Il est sans doute plus instructif d’observer les œuvres mêmes produites par les philosophes politiques dans le champ analytique, pour mettre en lumière leurs méthodes, leurs présupposés et l’objectif qu’ils assignent à leur travail. Ce faisant, on verra également ce que les définitions évoquées ci-dessus ont de juste : la philosophie politique analytique se caractérise bien par une certaine manière de concevoir l’argumentation et la raison dans les concepts politiques et un certain rapport à l’empirie, qu’on essaiera de qualifier et dont on montrera à la fois la très grande fécondité mais aussi, sur certaines questions, les angles morts. La philosophie politique analytique : un monde post-rawlsien La philosophie politique analytique s’est d’abord développée au fil d’approfondissements et de critiques plus ou moins radicales de la Théorie de la justice de Rawls. Revenir rapidement sur ce texte fondamental permet de donner une première esquisse du visage propre à la philosophie politique analytique. Voir Philip Pettit, « Analytical Philosophy », dans Robert Goodin & Philip Pettit, A Companion to Contemporary Political Philosophy, Oxford, Blackwell, 1993, p. 7-38. 14 John Rawls se donnait en effet dans son ouvrage de 1971 un objectif et une méthode bien précis. Son objectif était d’établir la justification la plus rigoureuse et rationnelle possible des principes de justice qui doivent définir le fonctionnement des institutions dans une société marquée par l’équité 15. Un des points essentiels consistait notamment à déterminer une répartition des biens premiers au sein de la société qui, d’une part, respecte la liberté des individus et, d’autre part, garantisse à chacun, équitablement, la possibilité de réaliser sa propre conception du bien. Rawls aboutit alors à la formulation des fameux « deux principes de justice », hiérarchiquement ordonnés, qu’il énonce de la manière suivante : Premier principe : chaque personne a droit à un ensemble parfaitement adéquat de libertés de base égales, compatible avec le même ensemble de libertés pour les autres. Second principe : les inégalités économiques et sociales satisfont deux conditions : d’abord, elles se rapportent à des postes ou fonctions ouverts à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent exister pour le plus grand bénéfice des membres les moins avantagés de la société.16 Au-delà de l’énoncé des principes de justice, l’aspect méthodologique de la démonstration tenait dans l’ouvrage de Rawls un rôle particulièrement important. Tout l’enjeu consistait à montrer la validité d’une réflexion philosophique qui dépasse le cadre utilitariste sans tomber pour autant dans l’intuitionnisme. Cette démarche méthodologique consistait en deux éléments essentiels : l’équilibre réfléchi et l’hypothèse du voile d’ignorance. L’idée d’« équilibre réfléchi » exprime une idée simple, mais controversée : le philosophe politique doit chercher une harmonie entre les principes de justice dégagés par sa réflexion théorique et nos intuitions morales bien pesées. Lorsqu’il existe un conflit entre les principes et ces intuitions bien pesées, c’est le signe que les uns ou les autres doivent être amendés. Le « voile d’ignorance » est une ré-interprétation de la tradition contractualiste : on parviendra à formuler des principes de justice véritablement équitables si l’on s’efforce d’imaginer quels principes adopteraient des individus qui ignorent aussi bien leur situation sociale que leurs caractéristiques personnelles. Pour Rawls, il est Il s’agit de « [faire] notre possible pour rendre cohérentes et justifiées nos convictions quant à la justice sociale » (Théorie de la justice, op. cit., §4, p. 47). 15 Libéralisme politique, (1993), trad. Catherine Audard, Paris, PUF, 1995, p. 347. On donne ici la version des deux principes énoncée non pas dans la Théorie de la justice, mais sous leur forme révisée pour intégrer certaines critiques. 16 cohérent de supposer que des individus placés dans une telle situation ne seront pas soumis à des biais intéressés et chercheront à améliorer la situation du plus mal loti, qui pourrait fort bien leur échoir. En d’autres termes, la formulation des principes de justice obéira alors à un principe de maximin (maximiser la situation du plus mal loti) et la répartition des droits et des biens premiers sera équitable. Ce premier travail, qu’on ne peut évoquer ici que de manière rudimentaire 17, marque durablement la philosophie politique analytique qui va se définir dans son sillage : même les opposants de Rawls ne pourront développer de conception alternative qu’en présentant d’abord les raisons de s’écarter de ce qui constitue le cadre de référence pour les décennies suivantes. Le débat présente à partir de ce moment pivot quelques caractéristiques remarquables : (a) au départ, la philosophie politique analytique se développe essentiellement comme une réflexion sur les principes de la justice dans une société démocratique (et non pas centralement, par exemple, autour de la question du pouvoir, ou de la souveraineté, ou de la légitimité, même si ces problématiques seront également abordées). De plus, cette réflexion sur la justice se déroule pour l’essentiel dans le cadre dessiné par les principes du libéralisme politique : l’individu et sa liberté sont pris comme des éléments fondamentaux, et la question théorique qui se pose à la philosophie politique analytique consiste à préciser la place respective de valeurs comme l’égalité, les droits, la justice ; (b) le débat va prendre la figure d’une interprétation de l’exigence d’égalité entre les membres d’une société politique. Notamment, au fil d’un débat fameux sur lequel on va revenir dans un instant, les philosophes ont rivalisé pour proposer une réponse satisfaisante à la question « égalité de quoi ? ». Qu’est-ce qu’une société libérale juste doit s’efforcer de répartir également entre ses membres : les biens premiers, les opportunités de vie, les résultats, certains droits ? (c) la philosophie politique analytique se développe au fil d’une réinterprétation libre de la tradition historique. Une idée répandue veut que la philosophie analytique Pour une introduction, voir par exemple Vanessa Nurock, Rawls. Pour une démocratie juste, Paris, Michalon, 2008. 17 ignore superbement l’histoire de la philosophie : c’est souvent faux, tout particulièrement dans le cas de la philosophie politique, où les philosophes s’appuient souvent largement sur une lecture fine des auteurs passés. En revanche, il est vrai que ces derniers ne sont pas traités de la même manière et que le choix des auteurs est particulièrement révélateur d’une certaine conception du travail de la philosophie : les auteurs de la tradition libérale et de la tradition des Lumières sont largement représentés et discutés (Locke, Hume, Kant essentiellement). À l’inverse, Aristote, Rousseau ou les Romantiques constituent des références moins fréquentes et plus controversées ; (d) ce travail de reconstruction et de mise en cohérence des principes qui travaillent les sociétés libérales s’appuie sur les concepts et les mots disponibles plutôt que sur une description empirique ou sociologique des sociétés ou des conditions de vie. C’est un effort pour donner une cohérence aux intuitions sur le juste qui ont cours dans une société, en s’appuyant sur le vocabulaire et les concepts disponibles. Une comparaison permettra sans doute de mieux faire apparaître l’importance théorique de ce choix de méthode : la démarche analytique, dans ce rapport particulier au langage, constitue un effort tout à fait différent de celui, par exemple, qui caractérise la théorie critique allemande lorsqu’elle s’efforce de mettre au jour des situations d’injustices invisibles socialement et de formuler des situations qui n’ont pas d’expression acceptée dans le vocabulaire courant. Pour résumer rapidement, c’est un effort de mise en cohérence du langage existant plus qu’un travail pour donner une expression publique à des injustices invisibles. Le travail du philosophe politique est alors conçu comme un travail de réflexion abstrait qui se déroule consciemment et volontairement à distance des réalités sociologiques. C’est par exemple ce qu’exprime de manière révélatrice Philip Pettit lorsqu’il présente ainsi le travail du philosophe politique : [la philosophie politique] est une forme d’enquête réflexive, plutôt qu’empirique. Cela signifie que les données qu’elle doit examiner dans la poursuite de son but ne sont pas les matériaux de l’observation qui devraient être recherchés dans un laboratoire ou sur le terrain. Pour que le philosophe politique ait accès à ces objets avec lesquels sa théorie, sa description du critère de la justice, doit s’accorder, il doit adopter une démarche de réflexion et non d’enquête18 . La méthode en question L’effort de Rawls a donc consisté à proposer une méthode rationnelle d’examen de nos principes de justice qui échappe au monisme utilitariste sans tomber pourtant dans une forme d’intuitionnisme. Pour autant, les méthodes de l’équilibre réfléchi et du voile d’ignorance n’ont pas séduit unanimement, loin de là : des discussions critiques animées ont précisément porté sur ces éléments méthodologiques. De fait, la méthode de Rawls n’a pas toujours été au goût de philosophes qui se concevaient les plus radicalement analytiques, en particulier la méthode de l’équilibre réfléchi et son recours à nos « intuitions bien pesées ». Pareille démarche semblait à certains soit franchement circulaire soit peu rigoureuse. On a en effet reproché à ce principe d’équilibre réfléchi d’être tout simplement circulaire : semblable méthode ne permettrait pas de justifier, au sens strict, les principes. Les principes énoncés ne seraient que la formulation explicite d’une conception de la justice portée par nos intuitions morales communes et notre conception de l’agent19. Mais un travail d’explicitation ne vaut pas justification. Par exemple, il est tout à fait intéressant de voir comment l’œuvre a été reçue par le philosophe R. M. Hare, critiquant vertement le recours de Rawls à l’intuition dans sa méthode de l’équilibre réfléchi, où Hare ne voyait rien de plus qu’un subjectivisme déguisé. La critique n’a rien d’anecdotique : elle révèle un élément très profond dans la conception que les philosophes politiques analytiques se font de leur rôle. Hare considère que le travail philosophique est un travail d’analyse conceptuelle, stricto sensu, ou plus exactement qu’« une description soigneuse de la signification des mots » moraux est « la seule chose qui puisse établir les règles logiques qui Judging Justice, London, Routledge and Kegan Paul, 1980, p. 31. (« [political philosophy] is a reflective, rather than an empirical, form of enquiry. What is meant by this is that the data which it has to investigate in the pursuit of its goal are not materials of observation such as would have to be sought out in the laboratory or the field. In order for the political philosopher to gain access to those matters with which this theory, his account of the criterion of justice, will have to accord, he has to go in for reflection, not research ») 18 Voir H. L. A. Hart, « Rawls on Liberty and its Priority », The University of Chicago Law Review, 1973, vol. 40, no 3, p. 534-555. 19 gouvernent le raisonnement moral »20. C’est dans l’analyse logique et rationnelle des implications des mots « bons » ou « juste » que se trouvent les réponses aux questionnements philosophiques sur la justice. D’après Hare, en introduisant un recours à nos « intuitions bien pesées », Rawls introduisait également un élément contingent, injustifiable et subjectiviste dans une analyse qui devait conserver sa pureté conceptuelle. Cette réaction touche en réalité un problème de fond, qui traverse l’ensemble de la philosophie politique analytique, et qu’on peut exprimer comme le problème du bon rapport à l’empirie : dans quelle mesure une réflexion de philosophie politique peutelle s’en tenir à l’analyse des concepts, ou doit-elle au contraire introduire des considérations contextuelles, historiques, sociologiques, par lesquelles des concepts comme « bon » ou « juste » prennent sens ? Les théories de la justice distributive : égalité de quoi ? D’autres critiques de Rawls tiennent non pas à sa méthode mais aux principes qu’ils dégagent. La réaction la plus célèbre peut-être et la plus représentative à cet égard est celle de Robert Nozick. Si ce dernier reconnaît volontiers sa dette immense à l’égard du travail de Rawls en déclarant que « Désormais, les philosophes politiques doivent, soit travailler dans le cadre de la théorie de Rawls, soit dire pourquoi ils s’y refusent »21 , il ne s’en oppose pas moins radicalement aux principes de justice dégagés dans la Théorie de la justice et refuse le principe même d’une redistribution étatique. Nozick illustre une veine importante dans la philosophie politique analytique puisqu’il est l’exemple de son versant libertarien22. Défendant un État minimal contre l’interventionnisme rawlsien, il s’appuie sur un droit fondamental de chaque individu R. M. Hare, « Rawls’ Theory of Justice », The Philosophical Quarterly, avril 1973, vol. 23, no 91, p. 144-155. L’article est consultable en ligne : <http://www.ditext.com/hare/rawls1.html>. La citation originale est : « There is in fact a vast hole in his 600-page book which should be occupied by a thorough account of the meanings of these words, which is the only thing that can establish the logical rules that govern moral argument. » 20 21 Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia, New York, Basic Books, 1974, p. 183. Pour une présentation de l’œuvre de Nozick en français, voir Patrick Savidan, « Le libertarisme de Hayek et de Nozick », dans Alain Renaut (dir.), Histoire de la philosophie politique, t. V « Les philosophies politiques contemporaines », Paris, Calmann-Lévy, 1999. 22 à disposer de lui-même et de ses biens : la redistribution rawlsienne apparaît alors comme une violation directe de ce droit. Alors que Rawls propose d’évaluer la justice d’un état social en l’observant à un instant donné, indépendamment du processus qui y a conduit, Nozick met en œuvre une démonstration qu’on peut qualifier de « généalogique » : à ses yeux, une répartition donnée des biens sociaux est juste si et seulement si elle est le résultat d’un processus qui, à chacune de ses étapes, a respecté strictement les droits des individus, sans empiéter sur leur liberté et leur libre disposition d’eux-mêmes. À ce titre, la démarche est une réinterprétation originale des droits individuels avancés par Locke, dans la ligne de ce que C. B. Macpherson a désigné comme la tradition de « l’individualisme possessif »23. Même si l’on peut contester ces principes libertariens de la propriété de soi et la description de la justice qu’ils impliquent, Anarchie, État et utopie demeure un exemple brillant du type de rigueur argumentative de la philosophie politique analytique née dans le sillage de Rawls. Mais Nozick n’est pas le seul à avoir repris la méthode mise en œuvre dans la Théorie de la justice pour tenter de proposer une théorie substantielle de la justice radicalement différente. Car s’il représente une critique libertarienne de Rawls, la méthode analytique développée par ce dernier a également inspiré des penseurs tout à fait opposés au paradigme conceptuel de l’individualisme possessif. En effet, l’un des développements originaux de la philosophie politique analytique à partir des années 1980 réside dans les propositions du « marxisme analytique » sous la houlette notamment de G. A. Cohen 24, John Roemer25 et Jon Elster 26 dans les années 1980 qui, tout en s’appuyant évidemment sur des principes tout à fait différents, obéissent à la même logique argumentative et méthodologique. L’idée est bien d’appliquer les C. B. Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif (1962), trad. Michel Fuchs, Paris, Gallimard « Folio Essais », 2004. 23 24 Voir par exemple Karl Marx’s Theory of History (1978), Princeton, Princeton University Press, 2000. 25 John Roemer (dir.), Analytic Marxism, Cambridge & New York, Cambridge University Press, 1986. En français, voir par exemple de Jon Elster, Karl Marx, une interprétation analytique, Paris, PUF, 1989. 26 méthodes de l’analyse logique du langage pour voir jusqu’où on peut rendre de la sorte justice aux arguments de Marx. Une telle démarche est également révélatrice d’une certaine forme d’indifférence de la philosophie politique analytique au style, ou plus exactement d’une méfiance à l’égard de ce qui relève apparemment de la rhétorique et non de l’argumentation. Cette approche indifférente, voire radicalement hostile à ce que le travail du style peut apporter à un argument philosophique, caractérise une approche analytique des problèmes de la philosophie politique qui gagne en rigueur, mais dont on peut se demander si elle ne perd pas également en visibilité pure et simple de certains phénomènes d’injustice. Malgré ces divergences considérables dans la conception de la justice, on a pu soutenir qu’il existait en réalité un dénominateur commun profond entre l’analyse de Rawls, celle de Nozick et celles d’autres penseurs, comme Dworkin ou Sen, qui ont travaillé à partir de ce paradigme. Tous acceptent le principe libéral d’égalité des personnes et cherchent à définir la justice comme une égale répartition entre les membres d’une société. Le noeud de la controverse consiste à déterminer le bon objet de cette égalité. Dans la Théorie de la justice, l’égalité s’établissait par la répartition de ce que Rawls qualifiait de « biens premiers » : une société juste devait répartir de manière équitable ces biens essentiels sans lesquels un individu ne saurait mettre en œuvre sa conception de la vie bonne, ces biens que « tout homme rationnel est supposé désirer »27 . Au titre de ces biens premiers figurent alors « les droits, les libertés et les possibilités offertes à l’individu, les revenus et la richesse »28 ainsi que « le respect de soi-même »29 . On voit, notamment par la place que Rawls accorde aux « bases sociales de l’estime de soi » que les biens premiers ne sont pas conçus de manière étroite, mais englobent largement tous les éléments, psychologiques autant que 27 Théorie de la justice, op. cit., §11, p. 93. 28 Ibid. 29 Voir §67. matériels, qui permettent à un individu de fonctionner socialement et de mettre en œuvre cette vision particulière du bien qui est aux yeux de Rawls le signe de la personnalité morale. Pourtant, différents philosophes ont contesté que les biens premiers forment la cible convenable du souci d’égalité et ont proposé des solutions alternatives. La question de la juste dimension d’application du souci d’égalité a ainsi suscité un débat animé dans la philosophie politique analytique, dont on peut citer quelques-unes des contributions majeures. Par exemple, Ronald Dworkin, également important théoricien du droit, a développé au fil de plusieurs articles30 et dans l’ouvrage Sovereign Virtue, une défense de l’égalité des ressources. La racine de cette conception est une distinction que Dworkin met en place dès le premier article de 1981 : ce n’est pas la même chose que de traiter les gens également ou de les traiter « comme des égaux ». C’est cette dernière attitude qui est pertinente politiquement et qu’une théorie de la justice politique doit s’efforcer de préciser. La discussion de Ronald Dworkin permet également de mettre au premier plan un débat important sur la question du mérite et de la responsabilité personnelle des individus dans le sort qui leur échoit socialement. L’idée principale est donc, selon Dworkin, que la justice doit compenser ces aspects fondamentaux de la situation qui ne relèvent pas de la responsabilité des individus et qui pourtant peuvent constituer de sérieux obstacles à la réalisation de ce qui a du prix à leurs yeux. L’économiste Amartya Sen, avec son article de 1979, « Égalité de quoi ? »31 développait également cette question et proposait sa propre contribution au débat en introduisant le concept de « capabilité ». Les capabilités sont les possibilités de vie offertes aux individus : pouvoir être en bonne santé, être capable de lire, avoir les moyens de prendre part à la vie politique de sa communauté, pouvoir exercer un culte religieux de son choix, etc. Pour Amartya Sen, les capabilités sont le bon objet Voir aussi le double article paru dans Philosophy and Public Affairs, 1981, vol. 10 : «What is Equality? ». 30 « Equality of What? », Tanner Lecture on Human Values, 1979. Consultable en ligne : <http://www.tannerlectures.utah.edu/lectures/documents/sen80.pdf>. 31 de l’attention égalitariste d’une société juste : d’une part, parce qu’elles témoignent d’une attention poussée aux conditions matérielles et concrètes de la réalisation d’une vie bonne ; d’autre part, parce qu’elles respectent la liberté de l’individu : garantir la capabilité, ce n’est pas contraindre l’individu à l’exercer, mais simplement lui ouvrir une possibilité d’action qu’il est libre, ensuite, de réaliser ou non. Le travail d’Amartya Sen illustre également un des aspects importants de la philosophie politique analytique, à savoir son croisement souvent très fécond avec les approches économiques. Ce croisement se fait à la fois sur des questions de méthode et des questions de contenu. En effet, outre les discussions substantielles avec les économistes sur la compréhension et la qualification des principes de justice, la discussion s’est également portée sur l’usage de principes méthodologiques comme le modèle du choix rationnel ou les questions de comparaison interpersonnelles du bienêtre 32. Le développement de l’économie du bien-être a ainsi marqué un des croisement réussi de l’économie normative et de la philosophie politique 33. Questions de méthode : choix rationnel et individualisme méthodologique Le croisement avec l’économie s’est donc également noué au fil d’un débat sur la portée du modèle du choix rationnel : la philosophie politique ne peut se passer d’un modèle dont l’individu procède à des choix et oriente ses préférences. La question se posait donc de savoir si le modèle du choix rationnel développé notamment autour des théories de Kenneth Arrow pouvait fournir un point de départ pertinent pour une réflexion sur le juste. De fait, si David Gauthier dans Morals by Agreement34, essayait de montrer comment des principes de justice pouvaient se développer à partir de relations contractuelles fondées sur le seul principe de l’intérêt personnel bien compris, la pertinence de ce modèle est pourtant remis en cause. Certains Pour un examen croisé de la philosophie politique et de l’économie sur les questions de justice, voir notamment John Roemer, Theories of Distributive Justice, Harvard, Harvard University Press, 1998. 32 Pour ce type de démarche, voir également Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ?, Paris, Seuil, 1991. 33 34 Oxford, Oxford University Press, 1986. philosophes politiques, comme par exemple Philip Pettit 35, sans nier les vertus opératoires de ce modèle, ont également tenté de le compléter par une analyse du rôle de la réputation ou de l’estime dans le développement de relations politiques et sociales. L’enjeu profond, qui a suscité bon nombre de développements intéressants dans la philosophie politique analytique, est donc de comprendre quelle modélisation du comportement de l’individu permet d’asseoir une réflexion sur la justice politique. Une autre controverse méthodologique particulièrement animée tourne autour du problème de l’individualisme méthodologique. La philosophie politique analytique repose en effet largement sur un présupposé explicatif de type individualiste, qui est également, comme on le verra plus bas, au cœur de la critique formulée par les penseurs communautariens qui ont vu dans la philosophie politique analytique une pensée de l’individu déraciné. Cette question de l’individualisme et de sa justification est à l’origine d’un développement particulièrement intéressant au sein de la philosophie politique analytique, illustré notamment par le travail de Philip Pettit. On a souligné plus haut que la philosophie politique analytique s’est toujours montré sensible aux interrogations méta-éthiques. Avec Philip Pettit, notamment, elle a développé une réflexion qui lie la métaphysique de l’individu et de la société aux thèses sur la justice et la normativité. Ce travail, développé notamment dans le monumental ouvrage The Common Mind, est un excellent exemple de la fécondité du style analytique, dans sa capacité à distinguer finement certains concepts facilement confondus. La remarque de Pettit est simple dans son principe : elle consiste à remarquer que la controverse autour de l’individualisme méthodologique recouvre en réalité deux questions, et non pas une seule. (1) Le débat individualisme/collectivisme concerne la question de savoir « si la société suppose la présence de régularités ou de forces qui compromettent la Voir par exemple son travail avec l’économiste Geoffrey Brennan, The Economy of Esteem. An Essay on Civil and Political Society, Oxford & New York, Oxford University Press, 2004. 35 description des êtres humains comme agents intentionnels »36 . Autrement dit : est-ce que les régularités que les sciences sociales exhibent (les « faits sociaux » surplombants de Durkheim, dont l’existence montrait le bien-fondé d’une étude scientifique de la société) signifient que l’intentionnalité des êtres humains n’est qu’une apparence ? Selon l’option individualiste, qui a la faveur de Pettit, l’existence de faits sociaux et d’entités sociales particulières comme les gouvernements, les nations, etc. ne doit pas nous obliger à réviser notre compréhension de l’intentionnalité et de la responsabilité de l’agent pour y voir une simple illusion. (2) Le débat atomisme/holisme, d’autre part, concerne la question de savoir « dans quelle mesure les relations sociales qu’entretiennent les gens importent pour leur constitution en tant que sujets et agents »37 . La thèse holiste, que Pettit défend, consiste à dire que les êtres humains dépendent de manière essentielle des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres pour acquérir leur statut de sujet et d’agent. Les individus ne deviennent le type de sujets qu’ils sont qu’en vertu des interactions particulières avec d’autres individus. Qu’on soit d’accord ou non avec l’option d’individualisme holiste défendue par Pettit, ce développement particulièrement fécond au sein de la philosophie politique analytique montre l’intérêt d’une réflexion qui articule la philosophie politique proprement dite et la métaphysique sociale. Extensions de l’approche rawlsienne : frontières de la justice Les développements et les critiques de l’approche rawlsienne n’ont pas seulement porté sur la méthode ou les principes de la justice. Ils ont également concerné la portée générale d’une théorie que Rawls avait d’abord limité au cadre national. Ainsi, bon nombre de disciples de Rawls ont au contraire proposé d’étendre l’approche de la théorie de la justice à l’échelle mondiale, lançant une controverse animée sur la manière de concevoir les problèmes de justice internationale. Thomas Philip Pettit, The Common Mind. An Essay on Psychology, Society, and Politics, New York, Oxford University Press, 1993, p. 111 (« whether society involves the presence of any regularities or forces that comproise the picture of human beings as intentional agents »). 36 Ibid. (« how far people’s social relationships with one another are of significance in their constitution as subjects and agents »). 37 Pogge et Charles Beitz sont sans doute les deux exemples les plus remarquables de rawlsiens qui ont proposé d’étendre l’approche initiale dans une perspective radicalement cosmopolitique : leur proposition repose sur l’idée que l’appartenance nationale, parce qu’elle est contingente, devrait avoir le même statut que d’autres caractéristiques personnelles qui tombent sous le « voile d’ignorance » lorsque nous cherchons à définir les principes de justice. Alors même que Rawls lui-même limitait la portée de sa théorie aux sociétés démocratiques dans leurs relations à leurs propres citoyens, de telles extensions audacieuses ont ouvert largement le champ des questions sur la justice internationale. La réflexion s’est alors également portée sur la question des modes de gouvernement à l’échelle mondiale, à un moment où le concept traditionnel de la souveraineté nationale semblait poussé au point de rupture (on peut penser sur ce point aux travaux sur la constitution de Bruce Ackerman, ou encore aux travaux sur la souveraineté de Jean Louise Cohen). Tandis qu’au fil d’une relecture des historiens et penseurs classiques, certains auteurs (Skinner, Pocock, Pettit) ranimaient une conception républicaine de la liberté qui venait compliquer le paradigme libéral jusque là accepté sans discussion, les problématiques du multiculturalisme ont également pris le devant de la scène grâce au travail d’auteurs comme Will Kymlicka. L’auteur canadien fournit également un excellent exemple de la souplesse de l’approche analytique en philosophie politique, puisque, tout en restant dans le cadre libéral, il s’efforçait de proposer une défense de droits qui s’appliqueraient non plus directement aux individus, mais aux groupes minoritaires. Si la philosophie politique analytique est en effet très largement une philosophie libérale, hostile a priori à l’idée de droits collectifs, la défense des droits collectifs a ainsi pu être développée hors d’une approche strictement communautarienne : Multicultural Citizenship est un effort pour affronter avec les outils de la philosophie politique libérale le problème de l’hétérogénéité culturelle croissante des démocraties occidentales38. Sur l’histoire de ce débat, voir le premier chapitre de Will Kymlicka, Politics in the Vernacular. Nationalism, Multiculturalism, and Citizenship, Oxford & New York, Oxford University Press, 2001. 38 3. Analyse et critique : fécondité et limites de l’approche analytique en philosophie politique Mais le débat animé en philosophie politique anglo-saxonne suscité par la parution de la Théorie de la justice est loin de s’être limité à la démarche analytique. Et en observant quelques-unes des critiques non-analytiques à cette démarche, on pourra faire apparaître en creux certains de ses traits marquants. Pour s’en tenir aux deux principales critiques, il faut mentionner la critique féministe d’une part, la critique communautarienne de l’autre. La critique féministe s’est déployée au départ comme une critique de certains présupposés de la pensée rawlsienne qui reproduisaient les conditions d’une inégalité de genres et prolongeaient son invisibilité. C’est ainsi, notamment, que Susan Moller Okin a remarqué comment, dans la Théorie de la justice, Rawls considérait qu’il suffisait de placer sous le voile d’ignorance des « chefs de famille » pour parvenir à la formulation des principes de la justice comme équité : c’était supposer implicitement que la famille elle-même ne relevait pas des problématiques de la justice. Or, précisément, ce qu’Okin a voulu montrer, c’est que la sphère privée elle-même, ou plus exactement la manière dont s’établit la distinction entre privé et public, était grosse d’enjeux politiques. Pour pouvoir repérer les injustices faites aux femmes, il fallait donc modifier l’analyse. Cette modification a été proposée, selon les auteurs, de manière plus ou moins critique par rapport au courant de la philosophie politique analytique. Si certaines développaient une critique s’inspirant des démarches postmodernes et des penseurs continentaux 39, d’autres penseurs s’employaient au contraire à mettre en œuvre un féminisme analytique. On peut voir dans la réflexion sur la justice à l’égard des femmes d’une philosophe comme Martha Nussbaum On peut songer notamment à Judith Butler ou encore à certaines critiques de Sandra Harding sur l’épistémologie empiriste au fondement de la philosophie politique analytique. 39 l’exemple d’un développement de ce thème au sein d’une démarche qui s’inscrit dans le sillage de la théorie des capabilités de Sen40. Mais la critique qui permet sans doute le mieux de prendre la mesure du parti pris méthodologique fort de la démarche analytique et de ses profondes conséquences sur la théorie politique est la critique communautarienne. Différemment développée chez des auteurs comme Walzer, Sandel, Taylor, MacIntyre 41 (dont tous ne se reconnaissent d’ailleurs pas pleinement sous l’étiquette du « communautarisme »42 ), on peut pourtant en repérer un important dénominateur commun : l’idée que la bonne manière de développer les réflexions sur la justice ne consiste pas à prétendre développer une réflexion abstraite et sub specie aeternitatis, mais au contraire à travailler à l’intérieur du vocabulaire et des formes de vie propres à une société donnée, située dans une histoire et un lieu. Une manière efficace de ressaisir le sens de cette critique est d’y voir un plaidoyer pour la notion hégélienne de Sittlichkeit : la bonne méthode pour réfléchir sur la justice est de prendre acte du fond commun historique et contextuel d’une société au lieu de tenter (vainement selon ces auteurs) de le mettre de côté pour développer une réflexion abstraite. Ce n’est pas le lieu de rentrer dans les détails d’une pensée riche et diverse : il nous suffit ici de repérer ce que cela indique par contraste sur le style de la philosophie politique analytique. Il existe effectivement un parti pris méthodologique fort qui consiste à considérer que l’analyse conceptuelle s’opposerait à une réflexion inscrite dans l’histoire et les vies matérielles concrètes des individus en communauté. Voir notamment Femmes et développement humain (2000), trad. Camille Chaplain, Paris, Éditions des femmes, 2008. 40 Pour ne citer que quelques-unes des œuvres marquantes de ce débat : Michael Walzer, Sphères de la justice (1983), trad. P. Engel, Paris, Seuil, 1997 ; Michael Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice (1998), trad. Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999 ; Charles Taylor, La Liberté des modernes, ed. et trad. Philippe de Lara, Paris, PUF 1999 ; Alasdair McIntyre, After Virtue, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1984. 41 Il y a un recoupement partiel mais intéressant entre les distinctions libéral/communautarien et analytique/non-analytique. C’est dire que, sur ces questions, la méthode est loin d’être étrangère aux thèses philosophiques substantielles. 42 Un des signes marquant de ce parti-pris méthodologique est que la philosophie politique analytique a développé des relations avec celles des sciences humaines qui sont les plus « formelles », tout en entretenant un rapport distant avec la sociologie. Et il faut en effet souligner combien tout ce qui est de l’ordre de la philosophie de la culture ou du travail sur les représentations est soigneusement tenu à distance par les philosophes politiques analytiques, alors même qu’ils travaillent souvent dans des pays où les cultural studies sont particulièrement vivantes. Si, par exemple, les rapports avec le droit et l’économie sont nombreux et féconds, on peinerait à trouver une présence aussi forte de travaux de sciences sociales : la philosophie se place à distance d’une description concrète des situations et contextes où naissent les problèmes normatifs pour des communautés particulières. Le rapport de la philosophie politique analytique à l’empirie reste donc distant, et l’usage des exemples se fait notamment sur un mode largement stylisé : l’exemple est plus une situation constituée abstraitement pour tester une hypothèse tout en contrôlant soigneusement les paramètres et les variables, qu’un outil d’exploration de nos concepts moraux. Cette dernière remarque sur l’usage des exemples dans la philosophie politique analytique appelle un commentaire sur la question du style. C’est en effet un lieu commun de dire que la particularité de la philosophie politique analytique réside dans son « style » : un style qui fait la part belle à une argumentation claire, à une définition précise des concepts, loin de tout effet rhétorique. Mais dire cela, c’est précisément prendre fortement parti sur une question philosophique fondamentale : c’est affirmer, précisément, que le style ne compte pas - ou plus précisément qu’il ne compte que négativement, à titre d’obstacle à la rigueur, d’outil de séduction qu’on oppose à la clarté de l’argumentation. Le style analytique devrait être un style transparent qui permet aux faits de « parler d’eux-mêmes »43 . Cf. la manière dont Philip Pettit définit le travail de la philosophie politique analytique : « In this exploration traditional preconceptions - in particular, traditional evaluative preconceptions - should be suspended and the facts allowed to speak for themselves » (« Analytical Philosophy », dans Robert Goodin & Philip Pettit [dir.], A Companion to Contemporary Political Philosophy, Oxford, Blackwell, 1993, p. 7) 43 On voudrait donc terminer cet aperçu de la philosophie politique analytique par une double remarque. D’abord, il est évident que c’est en grande partie par ce souci auto-proclamé de rigueur que s’explique la fécondité de la réflexion qui a connu sa renaissance avec la Théorie de la justice. Mais, ensuite, on peut pourtant reconnaître la légitimité d’une conception plus large de la rationalité, qui ne considère pas que l’effort inventif de description d’une réalité concrète soit étranger au travail que doit effectuer le philosophe politique. Il est en effet tout à fait réducteur de dire que le travail effectué, par exemple, par un Foucault, ou par la théorie critique allemande, n’est pas rationnel parce qu’il n’applique pas le style de la philosophie politique analytique : il serait beaucoup plus exact de dire qu’il répond à une norme plus large de la rationalité, où l’inventivité stylistique et le rapport à l’empirie sont mis au service d’un travail philosophique conçu comme de description et de révélation de situations de pouvoir et d’injustice. La question du style n’est donc pas anodine : elle fait à la fois la fécondité de cette tradition de philosophie politique analytique et permet également d’expliquer pourquoi une certaine forme de critique sociale radicale tombe largement dans son angle mort. Conclusion La philosophie politique analytique s’est donné, depuis Rawls, un objectif clair : expliciter nos principes de justice et tenter de les justifier avec la plus grande cohérence possible, en employant une méthode d’analyse rigoureuse de nos concepts politiques. Cette méthode a largement démontré sa fécondité : explicitation de nos principes de justice et réflexion sur le bon objet du souci égalitariste, réflexion sur la possibilité d’une justice globale, modification du concept de souveraineté à l’ère de la mondialisation, débats sur la place des minorités et du multiculturalisme, réflexions de métaphysique sociale sur la nature des agents collectifs... les acquis de quarante ans de philosophie analytique depuis la Théorie de la justice sont nombreux et solides. Pour autant, on a également voulu suggérer que cette rigueur analytique n’était pas sans créer une forme d’angle mort : la philosophie politique analytique procède comme si le style philosophique idéal pouvait être neutre et l’analyse conceptuelle indépendante d’un travail de description concret et contextuel des situations. Cela explique en partie sa réticence à tirer profit d’une description sociologique du réel et à aborder un rapport à l’empirie enraciné dans l’histoire. La philosophie politique analytique s’interdit de la sorte la portée critique qui caractérise le travail d’un Foucault, d’un Habermas44 , d’un Honneth, ou encore des critiques féministes ou communautariennes développées au sein du monde anglophone. En faisant la promotion d’une rigueur argumentative contre une description expressive du réel, la philosophie politique analytique se définit par un style qui est également une thèse. Solange Chavel. Habermas a un statut particulier et particulièrement révélateur : philosophe héritier de l’école de Francfort et inspiré d’abord par un certain marxisme, il a lu abondamment les philosophes analytiques et il a été largement lu par eux en retour. Pourtant, entre le travail de Habermas et les travaux auxquels il a donné lieu dans un esprit purement analytique, il y a une différence qui n’est pas seulement extérieure, mais substantielle. C’est le rôle critique de l’analyse philosophique qui est compris différemment. 44