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A la différence aussi bien de la théorie de la modernisation que de celle de
la dépendance, l'approche systémiquë mondiale ne se préoccupe guère de savoir si
les causes du sous-développement sont internes où externes. En revanche, elle
insiste sur la nécessité pour les sciences sociales de prendre l'ensemble du monde
comme unité d'analyse et s'assigne un champ d'étude beaucoup plus large, compre-
nant non seulement la "périphérie" sous-développée mais aussi les "centres" du
capitalisme avancé, les nouveaux Etats socialistes, ainsi que l'essor, le dévelop-
pement et l'avenir de toute l'économie mondiale capitaliste.
Cette insistance sur
l'étude
du système mondial dans son ensemble a ses
racines dans la formation théorique et la méthode historique de Wallerstein (1).
Pour lui, la réalité sociale est en état de flux dynamique : "Nous essayons de
capturer, dans notre terminologie, une réalité mouvante. Ce faisant, nous avons
tendance à oublier que la réalité change à mesure, et du fait même, que nous la
résumons dans une formule", souligne-t-il. Pour saisir cette réalité en perpétuel
changement, Wallerstein propose d'étudier une série d'ensembles provisoirement
stables et de grande ampleur, à l'intérieur desquels les concepts ont un
sens.
"Ces ensembles doivent pouvoir prétendre à une intégrité et une autonomie spatio-
temporelle relatives ... je qualifierais ces. ensembles de "système histo-
rique"
... c'est-à-dire un système qui a une genèse, un développement historique
et un terme (destruction, désintégration ou transformation)".
Pour illustrer l'approche systémiquë mondiale, nous prendrons l'exemple
d'Hawaii. L'Etat d'Hawaii est constitué d'un archipel de petites îles au milieu du
Pacifique. Ses habitants ont la réputation d'avoir un esprit de clocher et de se
désintéresser de ce qui se passe dans le reste du monde. Toutefois, ce repli sur
soi est totalement illusoire dans la perspective mondialiste. Dans la mesure où il
appartient au système mondial capitaliste,
l'Etat
d'Hawaii subit nécessairement
l'impact des événements mondiaux. Ainsi, le conflit du Moyen-Orient dans les
années 80
s'est
répercuté au moins de deux façons sur l'économie locale.
D'une
part,
il a effrayé les touristes qui, plutôt que de se rendre en Europe, se sont
parfois rabattus sur Hawaii, d'autre part, dans la mesure où l'archipel abrite une
importante base militaire américaine, les Marines qui se rendaient au Moyen-Orient
y ont dépensé beaucoup d'argent. Ainsi, lé conflit du Moyen-Orient a contribué à
la croissance du tourisme et des services à Hawaii.
L'approche systémiquë mondiale ne permet pas seulement de mieux comprendre le
développement national, elle éclaire aussi d'un jour nouveau de nombreux phéno-
mènes que là sociologie étudie de longue date, par exemple les relations de
classe.
Dans cette perspective, la lutte de classes n'est pas circonscrite dans
les limites d'un Etat-nation, elle peut être source de conflits à l'échelle inter-
nationale. Dès lors s'explique la bataille perdue d'avance que livrent certains
secteurs de la classe ouvrière américaine contre les sociétés transnationales, qui
non seulement déplacent leurs industries manufacturières vers le tiers monde mais
emploient aussi une main-d'oeuvre bon marché et clandestine, venue d'Amérique
centrale.
Une fois posé que
l'unité
d'analyse n'est plus un Etat ou un peuple mais
le système mondial, on aboutit à des conclusions fort différentes. Ce ne sont plus
les attributs spécifiques des Etats qui sont au centre de nos préoccupations mais
les relations qui existent entre eux, et les classes ou groupes sociaux ne sont
plus envisagés comme fonctionnant à l'intérieur d'un Etat, mais dans le cadre
d'une
économie à l'échelle mondiale.
Comparaison des structures théoriques. Après ces remarques introductives,
nous allons procéder à une analyse comparative des grandes, orientations des
théories de la modernisation, de la dépendance et: du système-monde, en mettant
l'accent sur cette dernière, qui peut être utile pour nous permettre d'approfondir
notre compréhension dès phénomènes et d'élaborer une théorie du changement social.
Il ne
s'agit
pas de remplacer totalement la théorie de la modernisation, mais
plutôt de repenser certaines pratiques et opinions bien établies, à la lumière des
dimensions nouvelles du changement social au niveau mondial, national et infrana-
tional que les recherches récentes ont fait apparaître.