9 9ñ0 1 s n sIQQi \hU ¿ 0 JAN. i«?*** STY 89 ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L'EDUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE MODERNISATION ET VALEURS CULTURELLES DE DIVERSES SOCIETES D'ASIE ET DU PACIFIQUE • rni - ^ % ,2022 "9 •^ ', «"L rs. / Processeur SteDhen H.K. YEH Université d'Hawaii Manoa (Hawaii, Etats-Unis) Unesco 1989 Les idées et opinions exprimées dans le présent document sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues de 1'Unesco. Nombreux.sont les chemins qui" mènent au sommet de la montagne, et nombreuses .les-montagnes qui; mènent au ciel. Herman Kahn I. :•• INTRODUCTION . - . ..,',' Aux term'es du mandat qui nous a été assigné, notre tâche, dans le cadre du présent document,' consiste à entreprendre une étude comparative sur les modalités d'interaction entre modernisation et valeurs culturelles au sein de différentes sociétés, à analyser, dans ce contexte, l'interaction entre les modes de vie, les formes d'organisation sociale et les différents stylés dé développement, puis à étudier- les: interrelations entre les aspects économiques, sociaux, politiques et spirituels d'une-approche intégrée et mültidimensionhelle du développement, et enfin,, .à voir quels» enseignements peuvent étire tirés de cette comparaison, compte tenu de la pertinence des théories et des exigences de la réalité. Etant donné -l'ampleur de la tâcher nous avons pris la liberté d'organiser notre réflexion autour des grands axes suivants : (1) mesure' dans laquelle la vision systémique du monde-• capitaliste permet de mieux ' comprendre le changement social à l'échelon d'un pays ; (2) analyse, à partir de cette vision, des voies du développement au Japon et en" Chine ; (3) évaluation de l'expérience de développement, de l'Asie de l'Est, à la lumière des relations entre les institutions économiques, politiques et culturelles (confucianistes) ; (4) évolution récente de. la Thaïlande en matière d'économie politique, résultant de l'interaction de la démocratie et du capitalisme ; enfin, (5) brève discussion de la conception intégrée ou unifiée de l'analyse du développement, à partir des modalités ' réelles et souhaitées, du développement aux Philippines. II.. L'EVOLUTION DES APPROCHES THEORIQUES Au cours des 30 dernières années, les approches théoriques du développement ont changé à mesure que changeaient la réalité historique* des processus de développement, les relations entre pays développés et ' pays en développement et qu'évoluait le débat qui divise les spécialistes des sciences sociales. Dans ce chapitre, nous tenterons, sans toutefois prétendre à 1'exhaustiyité, de" synthétiser brièvement l'évolution des théories qui sous-tendent une analyse,plus approfondie de la nature du développement. Notre tour d'horizon commence par la théorie de la modernisation, apparue à la fin des années 50 et au début des années 60, qui procédait de la position hégémonique acquise depuis peu par l'Amérique sur la scène internationale, et du souci de résoudre les problèmes des pays pauvres. Vers "la fin des années 60, toutefois, en raison notamment de l'engagement américain au Viet Nàm et de 1 ' échec des programmes de modernisation, naît l'école marxiste de la dépendance, opposée à l'école de la modernisation, à laquelle certains intellectuels extrémistes reprochent même : de faire l'apologie de l'impérialisme. Peu à peu cependant, l'affrontement entre tenants de la modernisation et théoriciens de la dépendance devient moins- virulent, et le débat sur le développement du tiers monde moins idéologique et passionnel. Les théoriciens du changement1 social s'emploient à dégager une perspective nouvelle qui transcenderait à la fois la théorie de la modernisation et celle de la dépendance. C'est dans ce contexte historique que Wallerstein élabore l'idée de système-monde, qui doit beaucoup aux écrits marxistes sur le développement mais aussi aux historiens de l'école des Annales qui critiquaient la spécialisation trop poussée des chercheurs et universitaires contemporains. Dans sa première formulation, cette notion était visiblement influencée par la théorie de la dépendance et c'est pourquoi elle a souvent été - 2 citée en liaison avec cette dernière. Mais au fur et à mesure que la théorie du système-monde se précisait, les chercheurs intéressés par le changement social ont commencé à souligner les différences décisives existant entre les deux théories, et entre celles-ci et la théorie de la modernisation, quant aux structures théoriques, aux axes de la recherche et à leurs conséquences en termes d'action. Les tenants de la théorie de la modernisation s'intéressent surtout au tiers monde et à la manière d'en favoriser le développement, tout en gardant implicitement le monde développé comme modèle. Selon cette théorie, les nations du tiers monde souffrent d'un vice -fondamental qui explique leur retard économique. Ainsi les sociologues soulignent-ils la persistance des institutions et des valeurs traditionnelles, cependant, que les psychologues mettent en avant le faible niveau d'aspiration, que les démographes s'alarment de l'explosion démographique, que les spécialistes des sciences politiques dénoncent l'inefficacité et la corruption de la bureaucratie et que les économistes, enfin, incriminent le manque d'investissements jproductifs. A cet égard, on peut dire que la théorie de la modernisation fournit une explication "interne" des problèmes de développement du tiers monde. La théorie de la modernisation comporte une dimension structurelle et une dimension psychologique, qui ne forment pas un ensemble nécessairement cohérent. Sur le plan structurel, elle postule une conception evolutionniste et uniforme du développement économique, social et politique, selon la voie suivie par le monde industriel, lequel s'est édifié sur le capitalisme et la démocratie. C'est sans doute Rostow qui a donné à cette théorie sa formulation la plus concrète et la plus connue, avec ses cinq fameuses étapes : économie traditionnelle ; adoption de la technologie moderne ; accumulation rapide du capital et débuts de l'industrialisation ; industrialisation très poussée s'accompagnant d'un niveau de vie bas ; enfin, avènement de la société de consommation. Sur le plan sociopsychologique, elle explique l'essor de l'Occident par la très grande exigence des Occidentaux, en particulier des protestants, en matière de rationalité et de réussite. Ainsi, les possibilités de développement d'une société dépendraient, au moins partiellement, du profil psychologique de ses membres. L'ain des points faibles de cette hypothèse est qu'elle ne tient pas compte des variables structurelles, importantes, qui orientent la motivation des individus. Une autre thèse sociopsychologique affirme que le contact avec les institutions modernes engendrent l'homme "moderne", mais cela n'explique pas pourquoi il y a davantage d'institutions modernes au Japon qu'en Indonésie, par exemple. Les théoriciens de la dépendance ont, fondamentalement, les mêmes préoccupations que les tenants de la modernisation, et souhaitent, comme eux, promouvoir le développement du tiers monde ; mais ils proposent un modèle théorique différent et expliquent le stade de développement du tiers monde par des facteurs non pas "internes" mais "externes". En résumé, ils affirment que le retard économique des pays du tiers monde est dû non pas au caractère traditionnel de leurs institutions et de leurs valeurs, mais au fait qu'ils sont exploités par les pays capitalistes avancés. Leur situation à la "périphérie" n'est pas le résultat d'une évolution naturelle ; bien au contraire, c'est le produit historique de plusieurs siècles de domination coloniale. Par conséquent, dans les pays qui composent aujourd'hui le tiers monde, il n'y a pas non-développement, mais bien sous-développement dû aux nations du "centre". C'est le "centre" qui maintient le tiers monde dans son sousdéveloppement, grâce à un système qui restructure l'économie de la périphérie en privilégiant la monoculture d'exportation, l'extraction des minéraux et matières premières, et en éliminant les industries autochtones - de sorte que l'excédent dégagé par l'économie puisse être systématiquement transféré de la périphérie vers le centre. - 3 A la différence aussi bien de la théorie de la modernisation que de celle de la dépendance, l'approche systémiquë mondiale ne se préoccupe guère de savoir si les causes du sous-développement sont internes où externes. En revanche, elle insiste sur la nécessité pour les sciences sociales de prendre l'ensemble du monde comme unité d'analyse et s'assigne un champ d'étude beaucoup plus large, comprenant non seulement la "périphérie" sous-développée mais aussi les "centres" du capitalisme avancé, les nouveaux Etats socialistes, ainsi que l'essor, le développement et l'avenir de toute l'économie mondiale capitaliste. Cette insistance sur l'étude du système mondial dans son ensemble a ses racines dans la formation théorique et la méthode historique de Wallerstein (1). Pour lui, la réalité sociale est en état de flux dynamique : "Nous essayons de capturer, dans notre terminologie, une réalité mouvante. Ce faisant, nous avons tendance à oublier que la réalité change à mesure, et du fait même, que nous la résumons dans une formule", souligne-t-il. Pour saisir cette réalité en perpétuel changement, Wallerstein propose d'étudier une série d'ensembles provisoirement stables et de grande ampleur, à l'intérieur desquels les concepts ont un sens. "Ces ensembles doivent pouvoir prétendre à une intégrité et une autonomie spatiotemporelle relatives ... je qualifierais ces. ensembles de "système historique" ... c'est-à-dire un système qui a une genèse, un développement historique et un terme (destruction, désintégration ou transformation)". Pour illustrer l'approche systémiquë mondiale, nous prendrons l'exemple d'Hawaii. L'Etat d'Hawaii est constitué d'un archipel de petites îles au milieu du Pacifique. Ses habitants ont la réputation d'avoir un esprit de clocher et de se désintéresser de ce qui se passe dans le reste du monde. Toutefois, ce repli sur soi est totalement illusoire dans la perspective mondialiste. Dans la mesure où il appartient au système mondial capitaliste, l'Etat d'Hawaii subit nécessairement l'impact des événements mondiaux. Ainsi, le conflit du Moyen-Orient dans les années 80 s'est répercuté au moins de deux façons sur l'économie locale. D'une part, il a effrayé les touristes qui, plutôt que de se rendre en Europe, se sont parfois rabattus sur Hawaii, d'autre part, dans la mesure où l'archipel abrite une importante base militaire américaine, les Marines qui se rendaient au Moyen-Orient y ont dépensé beaucoup d'argent. Ainsi, lé conflit du Moyen-Orient a contribué à la croissance du tourisme et des services à Hawaii. L'approche systémiquë mondiale ne permet pas seulement de mieux comprendre le développement national, elle éclaire aussi d'un jour nouveau de nombreux phénomènes que là sociologie étudie de longue date, par exemple les relations de classe. Dans cette perspective, la lutte de classes n'est pas circonscrite dans les limites d'un Etat-nation, elle peut être source de conflits à l'échelle internationale. Dès lors s'explique la bataille perdue d'avance que livrent certains secteurs de la classe ouvrière américaine contre les sociétés transnationales, qui non seulement déplacent leurs industries manufacturières vers le tiers monde mais emploient aussi une main-d'oeuvre bon marché et clandestine, venue d'Amérique centrale. Une fois posé que l'unité d'analyse n'est plus un Etat ou un peuple mais le système mondial, on aboutit à des conclusions fort différentes. Ce ne sont plus les attributs spécifiques des Etats qui sont au centre de nos préoccupations mais les relations qui existent entre eux, et les classes ou groupes sociaux ne sont plus envisagés comme fonctionnant à l'intérieur d'un Etat, mais dans le cadre d'une économie à l'échelle mondiale. Comparaison des structures théoriques. Après ces remarques introductives, nous allons procéder à une analyse comparative des grandes, orientations des théories de la modernisation, de la dépendance et: du système-monde, en mettant l'accent sur cette dernière, qui peut être utile pour nous permettre d'approfondir notre compréhension dès phénomènes et d'élaborer une théorie du changement social. Il ne s'agit pas de remplacer totalement la théorie de la modernisation, mais plutôt de repenser certaines pratiques et opinions bien établies, à la lumière des dimensions nouvelles du changement social au niveau mondial, national et infranational que les recherches récentes ont fait apparaître. - 4 Dans sa version classique, la théorie de la modernisation a une structure essentiellement bipolaire : elle oppose la société moderne à la société traditionnelle. Les nations occidentales sont modernes, tandis que les pays du tiers monde sont traditionnels. Les différentes versions de cette théorie sont toutes mélioristes, en ce sens qu'elles admettent la possibilité d'accélérer les changements souhaitables grâce notamment à l'aide étrangère, au transfert de technologie, à la réforme des institutions juridiques et économiques, à une action psychologique tendant à renforcer le sens de l'universalisme ou les mobiles de réussite ou à une combinaison de ces différents facteurs. Le mérite d'avoir développé cette théorie revient en partie à Parsons qui, à partir de l'oeuvre de Weber et de Durkheim, a procédé à une reconstruction complexe de la tradition classique du XIXe siècle, définissant un surcroît de "rationalité" comme un mouvement vers la modernité ou le progrès, et s'inspirant de l'analyse culturelle weberienne des motivations sous-tendent l'entreprise capitaliste, formulée dans son fameux discours sur l'éthique protestante et le capitalisme. Pour Parsons, certaines structures normatives et axiologiques sont indispensables à tout progrès économique, social et politique sur la voie du modèle occidental; Ainsi, pour qu'il puisse y avoir changement dans le sens du progrès, les particularismes doivent être remplacés par l'universalisme, et les "rentes de situation" par la réussite. En outre, Parsons emprunte à Durkheim un élément central de sa thèse, à savoir que le développement des sociétés industrielles passe fondamentalement par une différenciation croissante des fonctions. Les tenants de la modernisation partagent aussi l'inquiétude de Durkheim en ce qui concerne les ruptures ou les déséquilibres provoqués par l'industrialisation. Préserver l'unité organique de la société en pleine mutation structurelle a été l'un des grands problèmes des pays européens en voie d'industrialisation. Pour les théoriciens de la modernisation, le tiers monde est aujourd'hui confronté à la même difficulté. A mesure que les normes et valeurs "modernes" se diffusent dans la société, les orientations traditionnelles sont à certains égards menacées. Plus grave, les normes consensuelles de la société sont minées. C'est pourquoi le courant idéaliste au sein de l'école de la modernisation offre une sorte de "guide" des conditions socioculturelles préalables au développement. Durkheim avait posé un diagnostic des problèmes que les sociétés traditionnelles risquent de rencontrer sur la route de la modernité. Pour les théoriciens de la modernisation, en conséquence, la stratégie de développement à adopter pour les pays du tiers mondé, et ceux qui souhaitent les aider, consiste à faire en sorte que les premiers assimilent les valeurs et les normes de l'Occident capitaliste en évitant de se laisser submerger par les conflits qu'un changement aussi radical de leur système de valeurs pourrait entraîner. La théorie de la modernisation a exercé une forte influence sur les plans nationaux de développement de nombreux pays du tiers monde, ainsi que sur l'aide au développement fournie par des organismes internationaux, notamment diverses institutions du système des Nations Unies. Elis se heurte toutefois aujourd'hui à un certain nombre de critiques, du fait de l'évolution de la réalité historique au cours des 30 dernières années et de l'intérêt croissant que suscite l'analyse comparative. On a notamment fait valoir que le développement au XXe siècle pourrait revêtir des foritfes radicalement différentes des modèles antérieurs, auquel cas une réflexion nouvelle s'imposerait à la fois sur la signification du développement et sur la possibilité d'un développement qui emprunterait des voies multiples. Ceux qui avancent cet argument critiquent la tendance à proposer comme objectif du développement une image idéalisée de la société occidentale contemporaine, d'autant que les sociétés occidentales elles-mêmes sont en pleine évolution. De façon analogue, vouloir imposer le modèle "capitalisme-démocratie" en en donnant comme exemple l'expérience occidentale ou américaine crée une impression d'ethnocentrisme excessif dans la mesure où toute variation par rapport au modèle occidental est considérée comme une déviation qui doit être corrigée. Quel sort réserver, dans ces conditions, aux cultures spécifiques du tiers monde qui semblent faire obstacle à la modernisation ? - 5 La théorie de la modernisation admet certes que l'irrégularité du processus de développement puisse donner lieu à des conflits et des tensions, mais elle n'analyse pas de façon satisfaisante le rôle des divers acteurs du conflit (différents groupes ou différentes classes). Plus précisément, elle tend à considérer les conflits qui se posent en termes d'ajustements plutôt que ceux qui ont des conséquences à long terme pour la société et les divers groupes qui la constituent. Enfin, elle accorde peu de place à l'économie politique mondiale. On ne saurait négliger l'importance des influences externes sur le changement social à l'intérieur d'une société ou d'une nation. La diffusion de valeurs et d'idées modernes, extérieures à la société considérée, est l'un des meilleurs moyens de faire éclater une structure sociale traditionnelle possédant une cohérence interne. La théorie de la modernisation ne tient pas compte du fait qu'il peut y avoir des conflits d'intérêts bien réels entre pays en développement et pays développés. Il ne faut pas oublier non plus que les problèmes et les possibilités de développement d'un pays dépendent, dans une certaine mesure, de sa position au sein d'un système plus vaste d'interrelations entre nations. Les pays dont le passé colonial est récent peuvent difficilement accepter que l'on fasse abstraction de ce facteur, qui a profondément marqué leur histoire et explique partiellement certains de leurs problèmes. La théorie de la dépendance a elle aussi une structure essentiellement bipolaire : elle oppose le "centre" à la "périphérie" (2). Les pays industrialisés, en majorité occidentaux, constituent le centre et les pays du tiers monde la périphérie. La thèse qu'elle soutient est que le centre exploite la périphérie dans son propre intérêt. Ce sont le colonialisme en tant que phase historique et l'utilisation des excédents produits par la périphérie qui ont entraîné le sous-développement des pays de la périphérie, selon un processus que l'on a appelé "développement du sous-développement". Tant que le centre exercera sa domination, il est peu probable que les pays de la périphérie puissent jamais connaître un développement autonome. C'est ce qui explique que les théoriciens de la dépendance sont dans l'ensemble pessimistes quant à l'avenir du tiers monde, estimant qu'il continuera d'être "à la traîne" du centre, et que de ce fait les inégalités iront s'accusant au sein du monde. L'économie politique internationale occupe une place centrale dans le modèle proposé par l'école de la dépendance. La lutte, au sein des pays du tiers monde, entre les diverses classes et autres groupes d'intérêt est fonction de la relation que chacun de ces pays entretient avec les pays fortement industrialisés qui constituent le "centre". Les protagonistes étrangers sont donc inévitablement impliqués dans les luttes de classes et les alliances qui se nouent au sein des pays de la "périphérie". Pour les théoriciens de la dépendance, les contacts entre le centre et la périphérie, au lieu de favoriser un développement plus rapide, sont en fait source de régression pour le tiers monde.. En d'autres termes, les liens avec les pays industrialisés, loin d'être la solution du problème, en constituent l'origine. C'est pour cette raison, entre autres, que les pays en développement ne sauraient suivre la voie qu'ont empruntée les pays industrialisés. Ceux-ci, après avoir gravi les différents échelons de l'industrialisation et. s'être dotés de puissantes structures étatiques, sont désormais en mesure d'exploiter le tiers monde et de l'empêcher de suivre une voie analogue. Le principal obstacle au changement dans ces pays ne tient pas à un attachement irrationnel aux valeurs traditionnelles mais bien au souci parfaitement rationnel des élites locales et de leurs alliés étrangers de défendre leurs intérêts propres. La théorie de la dépendance s'est élaborée à partir d'études de cas historiques comportant une étude intégrée de l'action des protagonistes nationaux et internationaux. Aux niveaux tant national qu'international, elle met l'accent sur les intérêts (richesse, pouvoir, prestige) plutôt que sur les valeurs et les normes, sur les institutions économiques et politiques plutôt que sur les schémas culturels. Elle a, de ce fait, mis en lumière l'importance des études historiques comparatives qui, dans le cadre d'une réorientation de la recherche, ont contribué à jeter les bases de la théorie du système mondial. - 6 Celle-ci se différencie des théories de la modernisation et de la dépendance, en ce que, au lieu d'opposer la tradition à la modernité ou le centre à la périphérie, elle postule l'existence d'une structure à trois niveaux, à savoir : le centre (les pays industrialisés occidentaux), la périphérie (les pays non industrialisés du tiers monde) et la semi-phériphérie, qui regroupe les pays qui se situent entre le centre et la périphérie et présentent certaines caractéristiques propres à l'un et à l'autre. ;La semi-phériphérie ne peut être définie autrement que de manière relative. Par rapport au centre, elle peut n'être qu'une simple "périphérie" alors que par rapport à la "périphérie", elle joue le rôle d'un centre et la domine. La formulation du concept de semi-périphérie constitue un progrès sur le plan théorique dans la mesure où elle permet au chercheur d'appréhender la complexité et le caractère évolutif du système-monde capitaliste. Le modèle à trois niveaux admet la possibilité d'une mobilité aussi bien vers le haut que vers le bas. Il permet d'établir un rapport entre cette mobilité et les contradictions et les crises inhérentes au fonctionnement même du système mondial capitaliste et donc d'échapper au déterminisme de la théorie de la dépendance qui veut que les pays de la périphérie soient inévitablement condamnés au sous-développement et que les pays du centre ne puissent être délogés de leur situation privilégiée que par la lutte armée. Dès lors, l'approche systémique mondiale, sans plus s'attacher à définir la voie du "développement authentique" du tiers monde, peut contribuer à orienter la réflexion vers un certain nombre de questions intéressantes : par exemple pourquoi un petit nombre de pays- d'Asie de l'Est parviennent-ils à transcender leur statut de pays de la périphérie et à réussir leur industrialisation en cette fin du XXe siècle ? La théorie de Wallerstein met par ailleurs en lumière la dynamique historique de l'économie mondiale capitaliste, qui s'est développée de façon autonome grâce à quatre processus qui se sont déroulés sur des siècles : incorporation, commercialisation des produits agricoles, industrialisation et prolétarisation. L'incorporation, c'est le processus d'expansion du système mondial capitaliste qui s'adjoint progressivement de nouvelles zones géographiques. Dès qu'une zone donnée est incorporée au système, le processus d'intensification des relations capitalistes s'engage : ses zones rurales sont affectées à des cultures de rapport, ses matières premières sont transformées en produits semi-finis destinés aux pays du centre et les producteurs directs se voient contraints de vendre leur travail pour assurer leur subsistance. \ Parallèlement à ces tendances séculaires, l'économie mondiale capitaliste connaît des cycles d'expansion et' de stagnation qui sont le résultat du déséquilibre entre l'offre et la demande effectives de marchandises dans le monde. Lorsque l'offre excède la demande, il faut fermer des usines et licencier du personnel. L'économie mondiale entre par conséquent dans la phase B de stagnation économique. Durant cette phase de fléchissement, le contrôle exercé par les pays du centre sur les pays de la périphérie se relâche, ce qui donne aux seconds une chance de connaître un développement autonome et de rattraper les premiers. La phase B joue par conséquent le rôle d'une période de redistribution des excédents mondiaux du centre vers la périphérie. Toutefois, au terme d'une période de récession, la production des pays du centre se ressaisit du fait de l'augmentation de la demande des pays en développement de la périphérie et du progrès technologique. Lorsque la demande mondiale excède l'offre, on entre alors dans une autre phase ascendante (phase A) d'expansion économique. Durant cette phase, les pays du centre cherchent à regagner leur puissance perdue et à renforcer le contrôle qu'ils exercent sur les pays périphériques afin de dominer le marché mondial. Mais cet essor, qui ne saurait être éternel, conduit au bout du compte à la surproduction. Il semble que les phases que Wallerstein appelle phase d'expansion (phase A) et phase de stagnation (phase B) se soient jusqu'à ce jour succédé selon des cycles de 40 à 55 ans. A chacune de ces phases que traverse l'économie mondiale, - 7 la possibilité existe, pour les pays de la périphérie, de rattraper les pays du centre ou, pour ces derniers, de prendre du retard, l'économie mondiale entrant par conséquent dans une nouvelle phase de développement. Il s'agit là d'un modèle dynamique dans la mesure où les Etats-nations sont toujours sur le point, à chaque nouveau cycle de développement, de passer du centre à la périphérie ou inversement. Notons en passant que, dans les années 50, les tenants de la modernisation ont eu tendance à ne prendre en compte que la phase A d'expansion et à prédire de façon optimiste que l'économie mondiale se porterait de mieux en mieux. A la fin des années 60 en revanche, les théoriciens de la dépendance semblent avoir axé leur étude sur la phase B de stagnation, ce qui les amène à prédire qu'elle ira de mal en pis. En fait, au cours de son développement, l'économie mondiale capitaliste a connu tantôt des cycles d'expansion, tantôt des cycles de stagnation. L'important est d'étudier les moments décisifs où les chances sont les plus grandes pour les Etats-nations de voir leurs positions relatives se modifier. Pour les théoriciens de la modernisation, la solution aux problèmes du tiers monde passe par un renforcement des liens entre les pays occidentaux industrialisés et les pays traditionnels du tiers monde. Les partisans de la théorie de la dépendance font valoir, quant à eux, que l'existence de liens étroits avec le centre est à l'origine du sous-développement des pays de la périphérie, et que, par conséquent, ceux-ci, pour accéder à un développement autonome, devraient relâcher les liens qu'ils entretiennent avec le centre, voire couper les ponts. Cette rupture ne peut intervenir que si une révolution socialiste fait prévaloir le modèle de 1'autosuffisance. Dans la perspective du système-monde, en revanche, il n'y a pas de solution unique aux problèmes de développement des pays du tiers monde. Leur degré de participation à l'économie mondiale capitaliste ne saurait faire l'objet d'une quelconque prescription, puisque cette participation a pour eux des conséquences à la fois bénéfiques et néfastes. Tout pays peut, soit s'élever dans la hiérarchie internationale pour accéder au centre soit régresser à la périphérie. Etant donné qu'il n'y a pas de schéma unique, il faut étudier de façon concrète l'histoire de chaque cas et procéder à une analyse comparative avant de formuler une quelconque généralisation. En ce sens, la perspective systémique n'est rien de plus que cela : une perspective, une façon de poser des questions nouvelles et d'envisager de nouvelles recherches, plutôt qu'une théorie énonçant dès hypothèses précises et des généralisations vérifiées. Quelle est donc la marche à suivre pour procéder à une analyse menée dans cette perspective ? Il nous faut tout d'abord nous interroger sur la nature de la dynamique du système mondial dans la période de l'histoire qui nous intéresse. Cette période correspond-elle à une phase ascendante ou à une phase descendante de l'économie mondiale capitaliste ? Sommes-nous en présence d'une hégémonie exercée par une superpuissance, autrement dit de la domination d'un seul Etat central sur les autres Etats centraux telle que celle exercée par les Etats-Unis dans les années 50 et les années 60 ? Ou plusieurs Etats centraux se font-ils concurrence pour exercer leur hégémonie comme ce fut le cas, par exemple, des Etats-Unis, de l'Union soviétique et du Japon dans les années 80 ? Y a-t-il concurrence entre plusieurs pays de la périphérie désireux d'attirer l'aide et les investissements étrangers ? Si la concurrence entre les pays du centre est de nature à accroître le pouvoir de négociation des pays de la périphérie désireux de se développer, la concurrence entre les pays de la périphérie renforce quant à elle le contrôle exercé par les pays du centre. Il importe de tenir compte de cette dynamique du système mondial lorsque l'on étudie les problèmes de développement du tiers monde, ainsi que du- fait que les pays "développés" ne cessent d'évoluer, ce que négligent de faire, en règle générale, aussi bien la théorie de la modernisation que l'école de la dépendance. - 8 Etant donné que l'étude de cette dynamique du système mondial ne sert qu'à cerner les contraintes structurelles extérieures qui font obstacle au développement, la voie que doit suivre tout Etat-nation pour assurer son développement est, dans une très large mesure, fonction des réactions découlant, au sein de chaque pays, des rapports entre les classes et l'Etat. Ce sont la population, les classes sociales, les divers groupes (ethniques, religieux) et 1'Etat-nation qui s'efforcent de contourner ou de lever ces contraintes. Et c'est ainsi que se fait l'histoire et que se construit le développement d'un pays. Le stade suivant de la recherche consiste donc à étudier les interactions constantes entre les .principales institutions existant au sein de 1'Etat-nation - les classes, les groupes de statut, les ménages et l'Etat lui-même .- et la dynamique du système mondial. Allant plus loin que-les marxistes traditionnels pour lesquels l'histoire procède essentiellement de l'analyse des classes, l'analyse mondialiste considère que ces principales institutions coexistent et sont interdépendantes ; loin d'être isolées et separables, elles sont souvent intimement mêlées de manière complexe voire contradictoire. S'agissant de l'institution Etat, par exemple, Wallerstein, souligne que "les classes, les groupes ethniques/ nationaux et les ménages sont définis par l'Etat, à travers l'Etat, par rapport à l'Etat et, à leur tour, créent et transforment l'Etat. Il s'agit d'un maelstrom structuré, en mouvement perpétuel, dont les paramètres peuvent être mesurés grâce à certains phénomènes réguliers qui se répètent, mais dont chaque constellation demeure toujours unique". L'étude de la dynamique historique permet de concevoir les classes sociales comme étant en re-création perpétuelle et par conséquent changeant constamment de forme et de composition au sein de l'économie mondiale capitaliste. En d'autres termes, les classes sociales n'ont aucune réalité permanente. Elles se constituent, se consolident, se désintègrent ou se désagrègent et se reconstituent, en mouvement perpétuel. Un exemple pris à Taiwan peut illustrer ce concept évolutif de classe, qui vaut pour d'autres groupes nationaux. En 1988, on a pu constater une poussée de fièvre nationaliste chez les paysans de Taiwan qui avaient des difficultés à écouler leur production après que les autorités eurent permis aux Etats-Unis de vendre à bas prix leurs céréales sur le marché local. Du coup, les agriculteurs de Taiwan en voulurent non seulement aux autorités d'avoir ouvert le marché intérieur mais aussi aux Américains d'écouler leurs produits à Taiwan. Unis dans leur antiaméricanisme les agriculteurs du pays organisèrent des manifestations publiques de protestation, qui débouchèrent sur des scènes 'de violence lorsque les autorités cherchèrent à y mettre fin. Cet exemple montre bien comment les conflits de classe (entre les agriculteurs de Taiwan et ceux des Etats-Unis) peuvent facilement dégénérer en conflits nationaux (antiaméricanisme) et en conflits avec l'Etat (agriculteurs contre l'Etat à Taiwan). Deux des critiques formulées à 1'encontre de l'approche systémique mondiale portent sur la façon dont elle aborde l'analyse des classes et la passivité qu'elle attribue à la périphérie. La première consiste à lui reprocher de ne pas envisager les rapports de classes dans le contexte de l'exploitation au .point de production mais plutôt dans celui des flux d'excédents sur le marché mondial, et de concevoir la lutte des classes non pas comme visant à éliminer l'exploitation mais comme une tentative de'chaque classe de s'approprier une plus grande part des excédents mondiaux, trahissant ainsi la conception marxiste fondamentale des classes sociales. Sans nier que l'approche systémique mondiale doive approfondir son analyse des classes sociales, nous tenons ici à rappeler que l'une des principales sources de désaccord est la diversité des conceptions de la classe sociale. Pour Wallerstein, la classe sociale n'est pas un attribut mais est toujours un ensemble de relations changeantes avec d'autres classes dans un contexte historique donné et ne saurait donc se définir étroitement par rapport à.la sphère de production. En d'autres termes, les critiques tendent à envisager les classes sociales du strict point de vue de l'économie politique, en termes de relations - 9 économiques définies en fonction de la répartition des excédents au niveau de la production. Si cette façon de voir les choses est, dans une certaine mesure, correcte, on peut aussi avancer qu'elle ne tient pas compte des multiples aspects que revêtent les relations de classes dans le système mondial capitaliste, où la classe est aussi une entité socioculturelle résultant de processus qu'il n'est possible d'étudier que sur une période extrêmement longue de l'histoire. Le deuxième reproche que l'on fait à l'approche systémique mondiale est d'exagérer le pouvoir du système mondial capitaliste au point de considérer que sa dynamique peut déterminer la nature du développement d'un pays indépendamment des rapports de classes au sein de ce dernier, donnant ainsi l'image d'un monde au plus haut point déterminé par le capitalisme et en particulier par ceux qui contrôlent les Etats capitalistes du centre, image qui ne peut que susciter le fatalisme dans la mesure où on voit mal comment un quelconque élément d'un système dont les parties sont aussi étroitement imbriquées pourrait échapper à son emprise. Il est vrai que les tenants de l'approche systémique mondiale exagèrent parfois l'impact du système mondial capitaliste sur le développement local. Pour rendre cette approche plus plausible, il nous faut donc admettre qu'à une seule et même dynamique du système mondial correspondent de nombreuses formes de pénétration du capitalisme dans des structures de classe préexistantes différentesr au sein desquelles elles produisent des effets d'une nature et d'une intensité différentes. Il s'ensuit que les formes et les voies du développement national peuvent être aussi très variées. La question n'est pas de savoir si la dynamique du système mondial est plus importante que les forces locales ou vice versa : de toute évidence, les deux sont importantes. Il est plus utile de se demander comment ces deux forces agissent l'une sur l'autre et aboutissent à une forme particulière de développement national, de façon à mieux comprendre le processus du changement social et du développement. Dans le chapitre suivant, nous illustrerons brièvement, en prenant l'exemple du Japon et de la Chine, la façon dont l'interaction de la dynamique du système mondial avec les institutions nationales et l'Etat détermine un mode où un style de développement particulier. - 10 NOTES La théorie du système-monde donne lieu à une littérature de plus en plus abondante due à Immanuel Wallerstein et à d'autres auteurs. Voir, par exemple, d'I. Wallerstein, The Capitalist World-Economy, Cambridge University Press, 1979 et The Politics of the Capitalist World-Economy. Cambridge University Press, 1984. Il y a aussi une masse d'écrits sur la théorie de la dépendance. Voir par exemple James Petras : Critical Perspective on Imperialism and Social Class in the Third World, New York : Monthly Review, 1978. - 11 III. LE JAPON ET LA CHINE DANS LA PERSPECTIVE D'UN SYSTEME MONDIAL On a souvent parlé du "miracle japonais". Au cours des années 60 et jusqu'au début des années 70, le taux de croissance annuel du PNB japonais n'a jamais été inférieur à 10 %. A la fin des années 70, dans bon nombre de secteurs tels que la sidérurgie, l'automobile ou l'électronique, l'industrie japonaise avait déjà distancé ses concurrents américains. Vers 1985, le Japon est devenu le deuxième pays du monde pour le PNB par habitant, et pourrait bien dépasser les Etats-Unis d'ici à une vingtaine d'années. Dans son célèbre ouvrage Le Japon médaille d'or, Ezra Vogel donne du miracle économique japonais trois explications essentielles qui relèvent, toutes de la perspective de la modernisation (3). D'abord, Vogel souligne le rôle de l'Etat nippon. Contrairement aux responsables politiques des Etats-Unis, incapables d'élaborer des politiques économiques à long terme en raison des pressions électorales, le gouvernement japonais dispose en permanence d'un mécanisme institutionnel, compétent avec le Ministère du commerce international et de l'industrie (sigle anglais MITI). Animé par les meilleurs spécialistes de la planification économique et à l'abri de toute considération de politique électorale, le MITI a joué un rôle essentiel dans la formulation des stratégies de développement à long terme qui a fait du Japon un des pays développés du centre. Le deuxième facteur est l'existence des zaibatsu, ces gigantesques conglomérats d'entreprises liées entre elles par dès associations complexes. Si les zaibatsu représentent les milieux d'affaires, leurs motivations se situent au-delà de l'intérêt immédiat de ces milieux : ils collaborent étroitement avec le MITI à la planification à long terme de l'économie japonaise. Là encore, cette relation harmonieuse entre les milieux d'affaires et les dirigeants politiques nippons contraste avec ce qui se. passe aux Etats-Unis, où les lois antitrust travaillent contre les géants de l'industrie américaine. Le troisième facteur est. la fidélité à l'entreprise pour laquelle les travailleurs japonais sont célèbres. Contrairement à leurs équivalents américains qui n'hésitent pas à changer fréquemment d'emploi, les travailleurs japonais s'identifient étroitement à leur . entreprise, s'investissent énormément dans leur travail , et prévoient généralement de faire toute leur carrière dans le même zaibatsu. En contrepartie, les zaibatsu ont élaboré un style de gestion paternaliste qui consiste à prendre en charge les travailleurs en leur offrant la sécurité de l'emploi, de bons salaires et bien d'autres avantages et-à tout faire pour préserver l'harmonie dans les relations de travail. Cette sollicitude ne se limite d'ailleurs pas au lieu de travail mais s'étend à la vie communautaire, l'entreprise participant au financement des logements et des écoles de, voisinage et favorisant les activités sociales des travailleurs et de leur famille. Comme les travailleurs bénéficient de la sécurité d'emploi, les syndicats s'opposent rare-ment à l'introduction de technologies nouvelles. Libérés de tout souci concernant les relations de travail, les zaibatsu peuvent concentrer toute leur énergie sur l'innovation technologique, la conquête de nouveaux marchés et le renforcement de l'efficacité de l'organisation. La main-d'oeuvre japonaise est réputée pour sa haute productivité. En bref, pour Vogel, la liberté de manoeuvre: de l'Etat japonais, l'es relations harmonieuses entre les zaibatsu et le MITI et le code moral qui lie les travailleurs à l'entreprise sont les facteurs qui expliquent que le Japon soit devenu le numéro un mondial. Ces explications ne sortent pas du cadre de la théorie de la modernisation, dans la mesure où les causes invoquées sont des facteurs essentiellement "internes". Dans la perspective d'un système mondial, ces explications sont valables mais insuffisantes. Il faut aller plus loin et se demander pourquoi en premier lieu ces facteurs se sont trouvés réunis au. Japon. Pourquoi l'Etat japonais bénéficie-t-il d'une telle marge d'initiative et - 12 contribue-t-il activement à la promotion de l'économie ? Pourquoi entretient-il d'aussi bons rapports avec le patronat ? Et pourquoi les zaibatsu ont-ils adopté une attitude paternaliste envers les travailleurs japonais ? En d'autres termes, pour expliquer la rapidité du développement japonais, il nous faut examiner l'histoire du Japon dans le contexte de l'économie mondiale capitaliste et étudier l'interaction entre l'Etat et la société japonaise et l'économie mondiale. Dans une telle perspective, on constate que le Japon a connu en fait deux phases de développement distinctes, avant et après la deuxième guerre mondiale. Au début du. XIXe siècle, le Japon a adopté une politique de repli sur soi. Isolé du reste du monde, il demeure "à l'extérieur" de l'économie mondiale capitaliste. C'est également à l'époque une société féodale, où l'empereur occupe le sommet d'une hiérarchie aux échelons suivants de laquelle se situent, dans l'ordre, les daimyo, les samouraïs, les paysans et les artisans, les commerçants occupant le bas de l'échelle sociale. La stabilité est assurée par un système . de castes très rigide, qui réduit la mobilité sociale au minimum. Au milieu du XIXe siècle,: toutefois, la menace du colonialisme fait son apparition. Après la révolution industrielle en Europe occidentale, les pays du centre commencèrent à se tourner vers. l'Extrême-Orient à la recherche de matières premières, de nouveaux marchés et de main-d'oeuvre. Lorsque les Européens débarquèrent en Extrême-Orient vers 1830, ils s'intéressèrent d'abord bien plus à la Chine qu'au Japon, pays peu étendu et aux ressources limitées. En conséquence, les efforts des Occidentaux visèrent à ouvrir les portes du marché chinois. Après que la Grande-Bretagne eut pris la tête du mouvement en déclenchant la guerre de l'opium à la fin des années 1830, d'autres nations ne tardèrent pas à imposer à leur tour à la Chine des traités de commerce draconiens. L'expérience de la Chine fut profondément ressentie au Japon comme un exemple à ne pas suivre. Un sentiment d'urgence .ne tarda ; pas à gagner toute la société japonaise, persuadée que le pays devait se moderniser dans les plus brefs délais s'il ne voulait pas connaître le même sort que la Chine. Pour beaucoup de Japonais, il fallait saisir la chance de se moderniser avant le tournant du siècle pour échapper à la colonisation. Ce sentiment d'urgence explique en partie pourquoi la transition entre le féodalisme et le capitalisme monopolistique a pu se faire aussi rapidement au Japon, dans la mesure où il a " accéléré*! i'eclosión d'un vif. sentiment, nationaliste. Pendant l'ère Meiji de restauration, l'Etat japonais ne fit que prendre en charge'la modernisation économique du pays. Au lieu d'attendre patiemment l'émergence d'une bourgeoisie industrielle nationale, les dirigeants japonais de l'époque se comportèrent comme s'ils étaient eux-mêmes cette bourgeoisie. La paysannerie fut lourdement taxée afin de dégager des capitaux propres ; l'Etat se.lança dans une planification économique à long terme et dans une série de projets de grande envergure pour créer l'infrastructure ; . il importa des technologies de pointe et mit en place des barrières commerciales pour protéger sa jeune industrie, encourageant activement le développement de secteurs clés comme le textile (notamment les soieries) et les industries liées à la défense. Les responsables politiques n'hésitèrent pas à créer dans de nouveaux secteurs industriels des entreprises que l'Etat revendait à bas prix à des hommes d'affaires fortunés lorsqu'elles étaient devenues rentables. Ainsi, l'Etat nippon subventionnait les milieux d'affaires en assumant les risques de l'accumulation du capital. Ce rôle de promoteur actif de l'Etat explique non seulement que le Japon ait pu devenir en quelques .décennies une grande puissance industrielle, mais aussi qu'il ait pu faire l'impasse de la phase du capitalisme compétitif et passer directement au stade monopolistique. Au Japon, la grande industrie n'est pas née - 13 de la concentration des petites entreprises mais de l'initiative et des subventions de l'Etat. Le secteur privé s'est contenté de prendre la direction des grandes entreprises créées par l'Etat pour constituer les zaibatsu. A cet égard, les milieux d'affaires japonais ont entretenu dès le départ les relations les plus cordiales avec l'administration. Cette "transition rapide" explique également que les vieilles valeurs féodales du Japon : sens de la hiérarchie, allégeance et discipliné aient été transposées telles quelles dans le monde du capitalisme industriel. Comme le souligne la théorie du décalage culturel, il faut parfois plusieurs générations avant que les vieilles valeurs culturelles soient complètement éradiquées. Le Japon s'était industrialisé si rapidement que ses valeurs féodales n'avaient pas eu vraiment le temps d'être remplacées par des valeurs occidentales comme l'individualisme, l'objectivité et l'autonomie. Les zaibatsu japonais se sont contentés de récupérer les valeurs traditionnelles pour les adapter aux nouvelles entreprises industrielles. Souvent, il s'agissait simplement de transférer, dans des usines des -groupes de paysans habitués à travailler ensemble dans les rizières et de leur apprendre à coopérer dans un environnement nouveau. Au lieu de faire appel à leur sentiment de loyauté envers la communauté, le zaibatsu demandait à ses ouvriers de se montrer solidaire de leur entreprise et les récompensait en conséquence (4). Doté d'une industrie nationale dynamique, mais manquant de débouchés et de ressources, le Japon ne tarda pas à se sentir à l'étroit dans ses frontières exiguës. La logique de l'industrialisation l'incita donc à envahir ses voisins plus faibles pour étendre son territoire. C'est ainsi que Taiwan, la Corée et la .Mandchourie devinrent des colonies japonaises qui contribuèrent à accélérer encore le rythme d'industrialisation du Japon,- la Mandchourie offrant ses ressources minières, Taiwan, les produits de son agriculture et la Corée une main-d'oeuvre bon marché. Dès le début du XXe siècle le Japon entreprit d'industrialiser ses nouvelles colonies afin d'utiliser au. mieux leurs ressources en matières premières et en main-d'oeuvre. Cette expansion coloniale allait également influencer le mode de gestion corporatiste et paternaliste des entreprises japonaises. En premier lieu, les énormes profits réalisés dans les colonies avaient considérablement enrichi les zaibatsu, au point qu'ils pouvaient se permettre d'acheter la paix sociale en pratiquant de hauts salaires. Deuxièmement, la production des colonies et l'ouverture des marchés coloniaux contribuaient également ä accélérer l'industrialisation du Japon, entraînant une pénurie de main-d'oeuvre. Les patrons cherchèrent donc à attacher les travailleurs à l'entreprise-en leur consentant des salaires élevés et d'autres avantages, en adoptant la pratique de l'emploi à vie et en s'appuyant sur le sentiment féodal de loyauté. En outre, . la modernisation du Japon étant intervenue "tardivement", les zaibatsu avaient eu l'occasion de constater les effets néfastes des conflits sociaux opposant en Europe le capital et le travail. Constatant que les revendications sociales pouvaient perturber, la production et l'aliénation des travailleurs diminuer la productivité, ils souhaitaient éviter le développement des luttes de classe au Japon. C'estce qui les amena d'une part à étouffer dans l'oeuf l'agitation sociale par les avantages consentis et la répression policière et d'autre part à élaborer un modèle de gestion paternaliste mettant l'accent sur le bienêtre social des travailleurs. Encore faut-il préciser que seuls les travailleurs japonais bénéficiaient de cette sollicitude du patronat, à l'exclusion des ressortissants d'autres nations. En fait, les zaibatsu avaient mis au point une véritable division ethnique du travail, les emplois les plus qualifiés étant réservés, aux Japonais. L'expansion, territoriale japonaise eut pour conséquence logique la montée du militarisme aboutissant à la.deuxième guerre mondiale. Le pays sortit de la guerre très affaibli avec une économie paralysée, et de nombreuses villes en ruine. Et - 14 là, une autre question se pose : comment le Japon a-t-il réussi à récupérer et, en trois décennies seulement, à devenir un géant industriel capable de défier les Etats-Unis ? L'histoire du Japon d'après-guerre est étroitement liée à l'évolution de la politique américaine. En tant que nation victorieuse, les Etats-Unis avaient d'abord énoncé toute une série, de mesures destinées à museler le Japon. D'abord, il fallait démanteler l'appareil militaire japonais et le placer sous la tutelle des Américains. En deuxième lieu, Washington souhaitait doter le Japon d'un gouvernement pluraliste et démocratique, en partie pour empêcher tout retour du militarisme. Troisièmement, les Etats-Unis voulaient modifier la structure du pouvoir dans les campagnes par méfiance des grands propriétaires terriens qui avaient fortement soutenu le parti de la guerre. En conséquence, ils imposèrent la réforme agraire, redistribuant aux petits agriculteurs les terres confisquées aux gros propriétaires. Cette réforme, accomplie avec succès, entraîna une augmentation, de la productivité agricole et libéra un excédent de main-d'oeuvre qui allait émigrer vers les villes. Quatrièmement, pour tenter de se débarrasser du pouvoir des zaibatsu, les Américains avaient envisagé de morceler ces conglomérats géants en entreprises plus petites. Enfin, les Etats-Unis entendaient bien profiter du développement du marché japonais (5). Telle est la politique que le gouvernement des Etats-Unis avait entrepris d'appliquer à la fin des années 40. Mais l'évolution politique de l'Asie allait l'obliger à changer de stratégie d'une façon assez soudaine. La révolution communiste qui éclatait en Chine en 1949 gagnait rapidement la Corée, aboutissant au début des années 50 à la guerre de Corée. De leur côté, les travailleurs japonais ne restaient pas indifférents, multipliant grèves et manifestations. Si cette agitation persistait, le mouvement communiste risquait" de gagner rapidement d'autres pays d'Asie. En conséquence, les Américains estimèrent' qu'il fallait un Etat fort en Asie pour empêcher les progrès.du communisme. C'est ainsi que les Etats-Unis furent amenés à modifier radicalement leur attitude envers le Japon. Au lieu d'un pays sous tutelle, ils souhaitaient désormais construire, un Etat japonais fort, doté d'une économie robuste pour pouvoir en faire un élément de leur:stratégie en Asie. Ce rapport avec l'Amérique a contribué à définir la voie japonaise du développement dans l'économie mondiale capitaliste depuis les années 50. Telles sont les raisons qui amenèrent les Etats-Unis à adopter à' la fin des années 50 une nouvelle attitude vis-à-vis du Japon. En premier lieu, il apparaissait désormais moins urgent de promouvoir la démocratie et la participation populaire que de construire un Etat bureaucratique fort et autonome. Aux yeux des Américains, seul un Etat fort pourrait remettre l'économie sur pied, réprimer l'agitation sociale et faire barrière au communisme en Extrême-Orient. Deuxièmement, les Etats-Unis renonçaient à démanteler les zaibatsu, s'efforçant au contraire de renforcer leur influence et celle de la droite conservatrice pour mieux combattre l'agitation sociale au Japon. Parallèlement, les Etats-Unis encouragèrent la reconstitution d'une structure d'entreprise capable d'intégrer et de légitimer le travail en faisant appel au loyalisme d'entreprise. Troisièmement, au lieu de s'opposer à l'industrialisation du Japon, le gouvernement américain allait l'encourager activement, allant jusqu'à offrir aux industriels nippons la possibilité d'accéder aux technologies occidentales de pointe à des conditions très favorables. Entre 1950 et 1978, les Etats-Unis et le Japon ont signé quelque 32.000 contrats de transfert de technologie qui ont largement consolidé les assises matérielles et économiques du Japon. Mais la politique d'approvisionnement en matériel militaire suivie par les Etats-Unis pendant la guerre de Corée a également contribué à ce résultat. Du jour au lendemain, le - 15 Japon, devint l'arsenal de la machine de guerre américaine en Extrême-Orient, la firme Toyota fournissant en jeeps et en camions l'armée américaine. Ces relations étroites entre le Ministère de la défense des Etats-Unis et les zaibatsu japonais allaient favoriser l'essor rapide de l'industrie lourde et de l'industrie chimique, aboutissant à la création d'un gigantesque complexe industriel autour des villes de Tokyo, Osaka et Nagoya (6). Enfin, les Etats-Unis souhaitaient ouvrir le marché japonais à leurs produits agricoles. En effet, le Japon ne peut suffire à ses besoins alimentaires et doit faire appel aux importations. La stratégie des Américains constituait à exporter leur production agricole au Japon et à offrir en contrepartie aux produits japonais l'accès à leur propre marché. Cet arrangement reposait sur un déséquilibre dans la mesure où le coût des produits manufacturés exportés par le Japon est supérieur à celui des denrées qu'il achète en échange. C'est ainsi que depuis deux décennies, le solde de ses échanges avec les Etats-Unis est excédentaire. Depuis que le Japon s'est lancé dans un effort d'industrialisation axé sur l'exportation, les zaibatsu s'emploient avec leur efficacité coutumière à conquérir une bonne part du marché non seulement aux Etats-Unis, mais aussi en Europe, en Asie et dans le reste du monde. Depuis les années 70, l'empire des zaibatsu japonais a gagné d'autres secteurs que l'industrie lourde et l'automobile ; il englobe désormais les industries de pointe utilisant une main-d'oeuvre hautement qualifiée qui excelle notamment dans la fabrication de puces d'ordinateurs, de semi-conducteurs et de circuits intégrés. Dans le domaine de l'audiovisuel (télévision, stéréo, cinéma et photographie), les produits japonais sont désormais supérieurs aux produits américains^ et le Japon est rapidement devenu le premier pays exportateur du monde. A mesure que les marchés d'outre-mer se développent et que la productivité s'accroît, les salaires réels des travailleurs japonais augmentent également. L'industrie japonaise dispose donc d'un marché intérieur considérable de plus de 110 millions de consommateurs. Par contre, ce marché s'ouvre difficilement.,aux importations étrangères. Jusqu'à une période récente, des barrières douanières très strictes empêchaient les entreprises étrangères de pénétrer le secteur japonais de la distribution et de la vente au détail, favorisant la prolifération d'une multitude de petites et moyennes entreprises locales. La prochaine étape du développement économique du Japon allait être l'exportation de capitaux. A quoi bon réaliser un énorme excédent commercial grâce aux exportations industrielles, si l'on ne réinvestit pas les capitaux ainsi dégagés ? Depuis la fin des années 60, les zaibatsu investissent donc méthodiquement en Asie du Sud-Est afin de s'assurer le contrôle de matières premières, de minerais et de gisements de gaz naturel. Dans les années. 70, ils ont. largement. financé des projets de grande envergure eh Extrême-Orient, comme la contruction du métro de Hong Kong. Mais depuis une dizaine d'années, cette politique d'investissements ne se limite plus à l'Extrême-Orient, les Japonais rachetant des chaînes hôtelières, des immeubles résidentiels de luxe, des complexes de bureaux et des obligations aux Etats-Unis, au Canada et en Australie. En 1987, par exemple, année où.le Japon a dégagé un excédent commercial de 96 milliards! de dollars, .ses achats nets d'obligations étrangères se sont élevés à 88 milliards de dollars, soit une augmentation de 4 milliards de dollars par rapport à 1980. La plus grande partie de cet excédent a été placée dans des bons du trésor des Etats-Unis mais de plus en plus les Japonais diversifient leurs achats vers d'autres actions et obligations étrangères. . On a donc assisté dans les années 80 à une lutte acharnée entre le Japon et les Etats-Unis pour la domination du centre. Cette compétition fait penser à une course de fond : les Etats-Unis ont conservé la tête pendant trois décennies, mais d'autres pays sont en train de les rattraper. Cette rivalité s'exprime tant dans le domaine politique qu'économique. - 16 Militairement, le Japon fait figure de "petit frère" des Etats-Unis. Ceux-ci disposent d'une base militaire dans l'archipel qu'ils "protègent" en vertu d'un traité de sécurité. De même, la politique étrangère du Japon reste considérablement tributaire de celle des Etats-Unis. Pourtant, l'activité croissante du Japon sur la scène internationale depuis la fin des années 80 prouve qu'il est bel et bien devenu une superpuissance. Il a par exemple lancé en 1988 un.programme d'aide aux nations du tiers monde d'un montant de 50 milliards de dollars qui fait de lui le premier pays donateur mondial. Qui plus est, le Japon multiplie les initiatives politiques, renonçant au plafonnement de ses dépenses militaires à 1 % de son PNB (qu'il s'était lui-même imposé), offrant sa médiation pour l'évacuation du Kampuchea par les Vietnamiens, participant aux opérations de maintien de la paix de l'ONU en Afghanistan ou assumant la direction de l'OMS. Au plan économique, la compétition entre le Japon et les Etats-Unis s'est traduite par une tension accrue qui prend même parfois des allures de conflit, comme en témoigne le différend commercial entre les deux pays. En 1986, le déficit des échanges des Etats-Unis avec le Japon a atteint 58 milliards de dollars, soit plus de six fois le montant de 1980, avec un accroissement moyen de 35 % par an. Constatant que bon nombre de leurs industries ne pouvaient plus faire face à la concurrence, les Américains ont adopté des mesures protectionnistes comme le relèvement des taxes et des contingents tout en faisant pression sur le Japon pour qu'il ouvre plus largement son marché intérieur aux produits américains. Sous l'effet à la fois de ces pressions américaines, et de la prise de conscience de ses intérêts à plus long terme, le Japon a progressivement infléchi sa politique économique à partir de la fin des années 80, préconisant une plus grande ouverture des marchés, l'accroissement des importations, la poursuite de la libération financière et l'encouragement de la consommation intérieure, ce qui a déjà un impact significatif sur le mode de vie des Japonais. Les Etats-Unis veulent à la fois protéger leur propre marché et conquérir le marché japonais, deux objectifs difficiles à concilier. La solution de. compromis consiste à encourager les patrons japonais à investir aux Etats-Unis dans le secteur des industries de transformation ; cela créera de nouveaux emplois pour les travailleurs américains et permettra aux produits fabriqués aux Etats-Unis sous licence japonaise d'échapper aux barrières douanières. Bon nombre de grands noms de l'industrie japonaise comme Honda, Sanyo, Mazda ou Hitachi ont été séduits par cette solution et investissent aux Etats-Unis. De source japonaise (estimations du MITI), les industriels nippons employaient en 1988 250.000 travailleurs aux Etats-Unis et les investissements japonais devraient créer 840.000 emplois supplémentaires au cours de la prochaine décennie. Au risque de simplifier à l'excès, nous avons tenté d'illustrer la façon dont l'approche systémique mondiale permet d'expliquer le développement du Japon depuis_. deux siècles. Nous avons essayé de montrer que c'est la menace de colonisation extérieure qui a provoqué une transition rapide du féodalisme au monopole des zaibatsu et que c'est la révolution communiste en Chine qui a incité les EtatsUnis à vouloir un Japon économiquement et politiquement fort au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Ce faisant, nous avons brièvement évoqué les interactions entre les institutions économiques, le système politique et certaines valeurs traditionnelles, interactions qui ont déterminé le processus de modernisation ou le style de développement tout à fait originaux du Japon. Etant donné qu'il s'agit surtout ici d'illustrer les applications possibles de l'approche systémique mondiale, nous nous sommes abstenus d'évoquer l'évolution du mode de vie des Japonais, bien que les grandes lignes en soient familières. C'est là que peut utilement intervenir la micro-analyse des changements sociaux en tant qu'instrument précieux d'étude de la dynamique interne. - 17 Chine. Dans un article publié en 1981, Antony Jones distingue trois grands modèles de développement socialistes (7). Le premier, ou "modèle d'économie politique", part du postulat que si dans les pays socialistes les biens de production sont la propriété de l'Etat, la bureaucratie officielle y est devenue parasitaire et dépend des intérêts opposés à ceux de la classe ouvrière. Privilégiant le rôle de la bureaucratie, ce modèle tend à caractériser les Etats socialistes par des formules telles que capitalisme bureaucratique d'Etat, socialisme bureaucratique ou Etat socialiste dégénéré. Le second type, dit "modèle politique", privilégie le système politique au détriment des biens entre les institutions politiques et économiques. Ce modèle voit avant tout dans les pays socialistes des Etats totalitaires caractérisés par une idéologie officielle érigée en dogme, le gouvernement par la terreur et la dictature du parti unique. Le troisième type, qualifié par Jones de "modèle de société industrielle", souligne la réalité industrielle qui constitue la base des Etats socialistes et constate que grâce aux progrès scientifiques et technologiques, les Etats socialistes avancés ont obtenu des avancées industrielles et sociales qui sont tout à fait comparables à celles des Etats capitalistes avancés. Tous ces modèles partent du .postulat qu'un Etat socialiste dispose d'une grande liberté de manoeuvre pour réaliser ses idéaux politiques. En d'autres termes, ils supposent que les pays socialistes sont suffisamment autonomes pour que leur économie politique puisse être étudiée isolément de celles des autres Etats.. Dans la perspective d'un système économique mondial, une telle supposition apparaît pour le moins problématique. En effet, chaque Etat socialiste n'est qu'un élément du système mondial ; ses activités subissent la contrainte du système des relations internationales au sein d'une économie mondiale de type capitaliste. Autrement dit, l'interaction entre les Etats socialistes et le système mondial capitaliste détermine, à des degrés divers et selon des modalités variables, le mode de développement de ces Etats socialistes. Nous plaçant une fois encore dans la perspective d'un système économique mondial, nous voudrions montrer comment l'évolution de la structure des classes sociales en Chine est liée aux différents modes d'articulation de la Chine avec l'économie mondiale capitaliste. Ce faisant, nous distinguerons dans l'histoire récente de la .Chine deux phases : le retrait de l'économie mondiale depuis les années 50 jusqu'au milieu des années 70 et la réinsertion dans cette économie à partir de la fin des années 70 jusqu'à nos jours. Dans les deux phases, nous étudierons en priorité les implications au niveau dé la structure des classes (8). Au début des années 40, le parti communiste (PC) chinois avait adopté une plate-forme politique modérée qui insistait au moins autant sur le rassemblement populaire anticolonialiste que sur la révolution, de classe. Pendant la deuxième guerre mondiale,- le PC chinois constitue un front uni avec le Kuomintang (KMT) au pouvoir pour tenter de rassembler une masse de résistance populaire aussi large que possible face à l'envahisseur japonais. A l'extérieur, le PC chinois exprimait le désir d'établir des relations amicales avec les Etats-Unis. A' la fin de la guerre, Washington s'était d'ailleurs entremis pour une tentative de réconciliation entre le PC chinois et le KMT qui tourna court. A l'issue de la guerre civile, le KMT est chassé de Chine continentale à la fin des années 40. Inquiets de la montée de l'étoile rouge en Extrême-Orient, les pays capitalistes du centre et d'abord les Etats-Unis vont tenter d'abattre le nouveau régime socialiste chinois par divers moyens : mise au banc des Nations Unies, embargo décrété sur les produits chinois, etc. La flotte américaine patrouille dans le détroit de Taiwan et l'armée américaine affronte directement l'armée rouge en Corée. En cette période de guerre froide, l'image des Etats socialistes ' qui prévaut en Occident est celle de pays ou règne la terreur : les pays capitalistes du centre sont prêts à utiliser la force militaire pour enragyer la montée du communisme. - 18 Confrontée à l'hostilité croissante du centre capitaliste, la Chine n'a guère d'autre choix que de sortir du système économique mondial capitaliste. Les relations diplomatiques avec l'Occident sont rompues ; la Chine renonce à commercer avec les pays occidentaux (sauf par l'intermédiaire de Hong Kong) ; elle ne peut par ailleurs compter sur les investisseurs des pays capitalistes, dont la plupart ont rapatrié leurs capitaux au moment de la guerre de Corée. Pour renforcer le pouvoir de l'Etat, le PC chinois va devoir renforcer son assise sociale. A l'extérieur, il sollicite l'aide de l'Union soviétique. A l'intérieur, il s'appuie sur les paysans et les ouvriers. Mais comment mobiliser les masses au lendemain d'une révolution communiste ? La réponse à cette question permet peut-être de comprendre pourquoi le PC chinois va.brusquement abandonner sa plate-forme modérée d'union nationale des années 40 pour, une politique radicale de mobilisation permanente des masses dans les années 50. Au plus fort de la guerre de Corée, le PC chinois va donner un considérable coup d'accélérateur à la réforme agraire pour mieux se concilier la paysannerie. Pendant cette campagne, les paysans sont encouragés à exprimer leurs vieux griefs et à réquisitionner directement les terres des grands feudataires. Au cours de confrontations parfois violentes, les paysans pauvres vont progressivement acquérir culture politique et conscience de classe. La réforme agraire fut considérée par le PC chinois comme un grand succès, car elle avait non seulement satisfait la demande de terre des paysans mais également favorisé une mobilisation politique active de la base, permettant au PC de renforcer son emprise sur les campagnes. Toutefois, le fait de distribuer la terre aux paysans ne suffisait pas à assurer l'égalité sociale. Si toutes les familles paysannes disposaient d'un lopin de terre à cultiver, celles qui étaient nombreuses s'étaient vu attribuer davantage de ressources et beaucoup s'étaient considérablement enrichies par rapport aux familles plus petites. Dès le milieu des années 50, les responsables du PC chinois constataient l'aggravation des inégalités au sein des populations rurales. Beaucoup de paysans s'enrichissaient, alors que les plus pauvres voyaient s'aggraver leur retard tant social qu'économique. Le PC chinois réagit en lançant deux mots d'ordre : collectivisation des campagnes et communes rurales. La propriété privée du sol était supprimée,, la terre et les instruments agricoles devenaient propriété collective ; les paysans tréivaillaient. collectivement dans les équipes de production des communes. La rétribution n'était plus fonction de la propriété du sol mais calculée selon le travail de chacun au sein de l'équipe de production. Cette politique collectiviste visait à éliminer les paysans riches pour transformer la paysannerie en une classe homogène et motivée.Parallèlement, à son action dans les campagnes, le PC chinois entreprenait de nationaliser les industries afin notamment. d'en finir avec la classe des capitalistes, même si on leur versait des compensations et si bon nombre d'entre eux étaient maintenus à des postes de direction. Après la nationalisation, l'étape suivante allait être la planification centrale, destinée à lutter contre l'inflation et garantir le plein emploi, deux mesures visant à renforcer l'appui des travailleurs des villes. Après avoir éliminé les capitalistes, le PC prit pour cible les intellectuels. Au début des années 50, ceux-ci avaient été relativement bien traités par le Parti. Mais une fois calmée la fièvre révolutionnaire, les intellectuels qui avaient été imprégnés des idées démocratiques, et: individualistes occidentales, constatant que leurs conditions de vie ne s'amélioraient pas, commencèrent à se montrer plus critiques envers la politique socialiste du PC. Aussi, lorsque les intellectuels décidèrent d'élever la voix en 1957 au cours de la campagne des 100 fleurs, on n'hésite pas à leur imposer silence par diverses mesures répressives. Confronté à l'hostilité du centre capitaliste, le PC chinois ne pouvait pas tolérer la remise en cause de son autorité par un groupe de dissidents. - 19 Après le retrait des investissements soviétiques à la fin des années 50 (du fait de divergences entre les deux pays), la Chine ne pouvait plus compter que sur elle-même. En conséquence, le PC chinois élabora un modèle spécifique d'autodéveloppement et s'efforça de parvenir à une quasi-autarcie, notamment dans le domaine économique. Au milieu des années 60, alors que la guerre du Viet Nam avait porté à son comble l'hostilité des pays du centre, le Parti communiste chinois allait encore radicaliser sa politique pour mieux mobiliser les masses. A ce stade, pratiquement toutes les classes représentant l'ordre ancien (capitalistes étrangers, propriétaires terriens, paysans riches, bourgeois, intellectuels) avaient été laminées ou réduites à l'impuissance. C'est alors que les maoïstes de la Révolution culturelle découvrirent dans la bureaucratie chinoise une nouvelle classe d'exploiteurs. Une nouvelle campagne de mobilisation dénonça les abus des bureaucrates dont beaucoup furent limogés et expédiés dans les campagnes pour y être rééduqués par les paysans et les travailleurs. Par contre, on ouvrait largement les rangs du parti et de l'administration aux paysans et aux ouvriers et l'on favorisait également l'entrée de leurs enfants au collège ou à l'université. En bref, nous cherchons à montrer comment l'hostilité du centre et l'isolement économique de la Chine ont incité ses dirigeants à se lancer dans une politique de mobilisation radicale. Pour entretenir l'ardeur révolutionnaire des masses, le PC chinois s'est lancé dans une politique niveleuse et égalitaire cherchant à éliminer tous les privilèges de classe au seul profit des paysans et des ouvriers. Au plus fort de la révolution culturelle, par exemple, le recrutement au sein du Parti s'effectuait uniquement sur la base de l'origine sociale et de l'engagement politique. Les bureaucrates étaient recrutés dans le peuple pour servir le peuple. Il est difficile de concevoir un Etat plus orienté vers l'égalitarisme et la révolution permanente que la Chine pendant la révolution culturelle. Comment dès lors expliquer le désir de la Chine de réintégrer l'économie mondiale capitaliste à la fin des années .70 ? Pour répondre à cette question, il nous faut examiner la conjoncture économique et politique dans les pays du centre aussi bien que dans la Chine communiste. A la fin des années 70, l'hostilité des Etats du centre envers la Chine diminue progressivement. Après avoir tenté pendant bien des années de renverser le régime communiste, ils commencent à réaliser la.vanité de leurs efforts.. En outre, ils avaient intérêt à attirer à nouveau la Chine au sein du système économique mondial capitaliste qui se trouvait alors en crise. La Chine pouvait. en effet jouer un rôle important dans une éventuelle relance en fournissant une maind'oeuvre bon marché, de grandes possibilités d'investissement et un gigantesque marché potentiel aux produits des pays du centre. Cette réinsertion dans l'économie mondiale capitaliste présentait également un intérêt économique pour la Chine. L'économie chinoise avait souffert de près de trois décennies d'isolement pendant lesquelles on avait négligé tout souci de rentabilité. La stagnation économique de la Chine, offrait un désolant contraste avec la prospérité de Taiwan, de la Corée du Sud et de Hong Kong, pour ne rien dire dû Japon. Pour améliorer sa productivité et sortir de la stagnation, la Chine avait besoin des capitaux et des réalisations scientifiques et technologiques de pointe des pays du centre avancés. Mais il n'était pas pensable que la Chine réintégrât les circuits de l'économie mondiale sans procéder à quelques ajustements idéologiques et politiques. D'où l'adoption, vers la fin des années 70, par les réformateurs économiques chinois d'une nouvelle politique dite de la porte ouverte, ainsi définie par le premier ministre Zhao : "A l'avenir, nous devons nous engager plus hardiment sur la scène économique mondiale, définir des stratégies correctes d'exportation, - 20 d'importation et d'utilisation des fonds étrangers, développer notre commerce et notre coopération économique et technologique avec d'autres pays ... nous devons faire des efforts vigoureux pour développer les industries exportatrices et des produits compétitifs et susceptibles de rapporter rapidement des bénéfices élevés ... il faut donner la priorité à l'importation de technologies de pointe et d'équipements clés ... il est nécessaire de renforcer et d'intensifier la politique d'ouverture au monde extérieur qui se dessine actuellement et de l'étude progressivement des zones économiques spécialisées aux villes portuaires puis à tout le littoral et enfin à l'ensemble du pays". A la faveur de cette politique de la porte ouverte, les intérêts des capitalistes étrangers ont progressivement fait leur réapparition dans la Chine socialiste. Cela signifie que le marché chinois s'ouvre aux produits occidentaux qui concurrencent la production iocale, obligeant les Chinois à offrir à des prix compétitifs des produits de meilleure qualité pour conserver leur part du marché. Les années 80 ont été marquées par une importante restructuration de l'économie. Les mots d'ordre de collectivisation et de communisation des campagnes ont été abandonnés, au profit d'un nouveau système fondé sur la responsabilité individuelle : chaque famille paysanne reçoit un lopin de terre à cultiver et est responsable des bénéfices et des pertes de l'exploitation. Le but de cette politique est d'encourager la paysannerie à être plus productive et à s'adapter aux exigences et aux mécanismes du marché. Cette politique engendrera inévitablement de nouvelles inégalités dans les campagnes avec l'émergence d'une nouvelle classe des paysans riches "à 10.000 dollars" dont le revenu annuel est au moins 20 fois supérieur à celui de leurs voisins moins fortunés. Dans les villes, la réforme économique porte notamment sur la régénération des entreprises industrielles vieillisantes. Aux yeux des réformateurs, l'Etat a péché par excès de réglementation de l'économie dans le passé, les entreprises se contentant d'atteindre les contingents fixés par l'administration sans se soucier du rendement. Cette inefficacité découlant du centralisme bureaucratique au niveau de la planification a fréquemment acculé à la faillite des entreprises industrielles. Une réduction de l'emprise du mécanisme central de planification s'impose donc. A la fin des années 80, on prévoyait que 30 % seulement de l'économie chinoise dépendrait de la planification centrale, le reste étant probablement régi par les forces du marche. En outre, on opère un distinguo entre la propriété collective des biens de production et la gestion économique des entreprises afin de donner à ces -dernières une autonomie réelle en matière de gestion. Tout comme les exploitations familiales, les entreprises industrielles chinoises sont désormais des unités indépendantes de production et de gestion. L'initiative privée est non seulement tolérée mais fermement encouragée. Cette politique contribue à recréer une "bourgeoisie" à la chinoise dont le seul objectif en matière de production est de maximaliser les profits de l'entreprise. Soucieux d'appuyer le développement économique sur les progrès de la science et de la technologie, les réformateurs chinois ont donné la priorité des priorités au développement de la recherche scientifique et technique et à l'éducation. L'enseignement secondaire se développe rapidement ; les meilleures universités sont classées hiérarchiquement et un concours national leur permet de recruter les étudiants les plus doués. Les intellectuels ont retrouvé leur prestige, de bons revenus et des conditions -de travail satisfaisantes ; certains occupent même des postes importants au sein du parti ou de l'administration. Il n'est pas impossible que cette nouvelle "classe" exerce une certaine influence politique à l'avenir. Toutes ces réformes, économiques et autres, entraînent des changements politiques dont le dernier en date consiste à dissocier le Parti du gouvernement. On dissuade désormais les membres du parti d'exercer des responsabilités gouvernementales, comme cela se faisait couramment autrefois et l'on met en garde l'appareil du PC contre toute ingérence dans l'activité du gouvernement. Aux yeux des réformateurs, il faut que les responsables de l'action gouvernementale soient des - 21 gestionnaires compétents pour pouvoir agir efficacement. Cela s'accompagne d'une tendance à la bureaucratisation. Les futurs fonctionnaires seront obligatoirement recrutés par concours ouverts à tous. La promotion, le limogeage, la récompense ou la punition reposeront essentiellement sur leur performance. • Ces réformes contribuent à asseoir l'autorité des bureaucrates professionnels dont la légitimité s'apprécie désormais davantage en fonction de leur compétence technique et des règlements administratifs que de leur adhésion à l'idéal communiste. On le voit, la réinsertion de la Chine dans l'économie mondiale capitaliste a profondément modifié les rapports de classes dans le pays. La politique de la porte ouverte, avec l'ouverture de zones économiques spécialisées et la création de coentreprises, a : fait revenir les investisseurs capitalistes étrangers. La décollectivisation et l'initiative individuelle rendue aux paysans ont créé une paysannerie riche. Les réformes économiques - réintroduction des forces du marché, fin de la mainmise de l'Etat sur l'économie, et responsabilisation des entreprises - contribuent à l'émergence d'une nouvelle bourgeoisie. La revalorisation de l'éducation, restituant aux intellectuels là dignité de travailleurs, les auréole de prestige en tant que groupe. Finalement, la séparation du parti et de l'Etat, le professionnalisme et la bureaucratisation sont en train de créer une classe de technocrates. Par contre, les deux classes sociales qui consituaient pendant la phase d'autarcie, la base populaire du PC chinois et le fer de lance de la lutte de classe, à savoir les paysans pauvres et les ouvriers peu qualifiés, se trouvent désormais quelque peu relégués à l'arrière plan. Depuis que les pays du centre sont passés de l'hostilité à la coopération, on assiste à une certaine dépolitisation des masses. Désormais, le mot d'ordre serait plutôt la recherche de l'épanouissement personnel et de la promotion sociale que l'incitation à la lutte de classes. Dans la Chine des années 80, les masse.*? laborieuses ont cessé de constituer une classe unifiée s'exprimant dans des actions de classe. En conclusion, il est nécessaire de souligner une fois de plus que les paramètres de la dynamique du système mondial : colonialisme, hostilité du centre, concurrence sur la marché mondial, pour importants qu'ils soient, ne sont sans doute pas les seuls facteurs qui déterminent le développement national d'un pays, qu'il soit socialiste ou non. La dynamique du système mondial se fait généralement sentir dans chaque contexte socionational en conjonction avec d'autres facteurs. Mais l'intérêt de l'approche systémique mondiale est d'aider à mieux comprendre en profondeur la complexité et la diversité des changements sociaux sans pour autant exclure d'en proposer des explications ayant valeur générale. - 22 NOTES Ezra Vogel, Le Japon médaille d'or : leçons pour l'Amérique et l'Europe. Paris, Gallimard, 1983. Ronald Dore, British Factory - Japanese Factory. University of California Press, 1973. Jon Livingston, et al.. Postwar Japan 1945 to the Present. Panthéon, 1973. Paul Sweezy, "Japan in Perspective", Monthly Review, vol. 31, n° 9 (1980) ; Baosen Chen, "U.S. - Japan Trade Friction", Beijing Review, vol. 11 (1987). Anthony Jones, "Work, Workers and Modernization in the USSR", Research in the Sociology of Work, vol. 1 (1981). L'auteur s'est notamment inspiré des ouvrages suivants : Richard Kraus, "Withdrawl from the World-System : Self Reliance and Class Structure in China", in Walter Goldfrank, The World-System of Capitalism : Past and Present. Sage, 1979 ; Mark Blecher, China : Politics. Economics, and Society, Lynne Rienner Publishers, 1986 ; John Burns et Stanley Rosen, Policy Conflicts in Post-Mao china. M.E. Sharpe Press, 1986 ; et Christopher Chase-Dunn, Socialist States in the World-System. Sage, 1982. - 23 IV. EXISTE-T-IL UN MODELE DE DEVELOPPEMENT PROPRE A L'ASIE DE L'EST ? Depuis les années 70, l'attention des spécialistes des sciences sociales et de ceux qui s'intéressent à la planification du développement a convergé de manière croissante sur les expériences en matière de. développement qui se déroulent en Asie de l'Est. La réussite du Japon, mais aussi des quatre autres nouveaux pays et territoires industriels que. sont la Corée, Taiwan, Hong Kong et Singapour, également appelés les "quatre dragons", suscite un intérêt toujours plus vif. Certains décideurs et planificateurs d'autres régions sont particulièrement désireux de savoir d'abord de quoi est faite la dynamique du succès de ces nations, et ensuite si elle est transposable dans d'autres contextes. Du point de vue des sciences sociales, ces expériences présentent .un caractère suffisamment distinct, en particulier s'agissant du contexte culturel, pour que l'on puisse commencer à y voir un "second type" de modernité capitaliste, différent du modèle occidental bien connu. Il n'est pas nécessaire d'illustrer à l'aide de statistiques détaillées les résultats remarquables des expériences de l'Asie de l'Est qui se sont soldées par un développement économique rapide, durable et relativement équitable, alors qu'à la fin de la deuxième guerre mondiale, le revenu par habitant y était très faible. Si elles témoignent d'une réussite, ces caractéristiques ne l'expliquent cependant pas. L'idéal serait de disposer d'un modèle non pas descriptif mais explicatif, qui identifie clairement les principales variables économiques, politiques et socioculturelles ainsi que leurs multiples relations de cause à effet. A cet égard, nous sommes encore loin du compte, et bien des études restent à faire avant que nous puissions élaborer un modèle de développement propre à l'Asie de l'Est. Dans cette partie du document, nous examinerons brièvement un certain nombre de faits et de thèses et déterminerons, du même coup le champ des recherches futures. La dimension économique. D'aucuns soutiennent que la valeur de l'expérience de développement de l'Asie de l'Est est essentiellement fonction de l'existence d'un modèle économique identifiable expliquant pour l'essentiel sa réussite au plan économique. Ils s'opposent ainsi à ceux qui attribuent principalement cette réussite aux facteurs culturels : valeurs, structures institutionnelles, et relations sociales. Le modèle évoqué, à caractère principalement économique, est également connu sous le nom de "modèle coréen", le Japon étant déjà développé et Taiwan, Hong Kong et Singapour étant tenus pour atypiques parce qu'ils présentent des caractéristiques particulières. Selon une thèse qui a largement cours, le développement des pays et: territoires de l'Asie -de l'Est s'expliquerait par le fait que tous sont pauvres . en ressources naturelles et doivent donc travailler ériergiquement, épargner abondamment et faire preuve d'un esprit novateur et d'entreprise s'ils veulent se développer. Cette explication pèche toutefois sur un point : nombreuses en effet sont les nations, dont les ressources naturelles sont rares et qui ne se sont pas développées pour autant. Autre hypothèse couramment avancée : ces pays appliquent une stratégie capitaliste. Cette explication présente le même défaut que la précédente : de nombreuses autres nations, en particulier en Amérique latine, peuvent être décrites comme des systèmes fondés sur la libre entreprise mais sont caractérisées par une croissance faible et des inégalités croissantes. En outre, exception faite du cas de Hong Kong, affirmer que l'intervention du gouvernement est minimale dans les quatre autres pays revient à donner au mot capitalisme un sens passablement élargi. Du reste, au Japon et en Corée, au moins, les pouvoirs publics et les milieux d'affaires sont étroitement imbriqués. Pendant leur période de croissance accélérée, les cinq pays de l'Asie de l'Est ont tous enregistré des taux d'investissement supérieurs à la moyenne, et qui se situaient pour certains d'entre eux parmi les plus élevés du monde. Toutefois, l'origine de ces taux d'investissement très élevés, on trouve trois variables dont, l'incidence n'a pas été la même dans chacun d'entre eux : le taux - 24 d'épargne intérieur, l'aide étrangère et l'investissement privé étranger. Le Japon a enregistré un taux d'épargne inhabituellement élevé depuis la deuxième guerre mondiale qui lui a permis non seulement de. financer des investissements intérieurs mais également, plus récemment, des investissements à l'étranger. Toutefois, on a parfois tendance à oublier que le Japon, lui aussi, a largement fait appel aux ressources étrangères dans la phase initiale de sa croissance économique, après la guerre. De même, tant la Corée que Taiwan ont fincincé plus de la moitié de leurs investissements grâce à l'aide étrangère dans les années 50. Tout au long de son histoire récente, Singapour a aussi largement eu recours aux capitaux étrangers, tant sous forme d'investissements que d'emprunts. En tout état de cause, il est important de bien voir que ces cinq nations ont pris des mesures destinées à inciter les épargnants privés à financer un taux d'investissement élevé depuis le milieu des années 60 au moins, en dépit des risques et des incertitudes que chacune d'entre elles a connus à diverses époques. Trois facteurs contribuent à expliquer leur capacité de générer un taux d'investissement élevé. Tout d'abord, elles ont toutes profité d'un cycle favorable caractérisé par une forte croissance facilitant un niveau d'épargne et d'investissement élevé, lesquels à leur tour, engendrent une croissance forte. Ensuite, toutes les cinq ont accepté, voire favorisé, un taux de rendement élevé des investissements privés. Les politiques économiques adoptées ont permis à certains de s'enrichir rapidement sans craindre d'être nationalisés ou exposés à d'autres risques susceptibles de priver arbitrairement les investisseurs de leurs bénéfices. Enfin, toutes étaient, du moins à une époque, des sociétés austères où le prestige des hommes d'affaires était fonction, non pas d'une consommation ostentatoire, mais de leur aptitude à développer leurs activités. On a supposé qu'une gestion économique efficace avait largement contribué à un taux de croissance élevé, lequel engendre à son tour un taux d'investissement élevé et vice versa. Le sous-développement se caractérise essentiellement par une pénurie de capital matériel et de main-d'oeuvre qualifiée pour l'industrie moderne, parallèlement à une abondance de main-dloeuvre non qualifiée, dont une partie doit être absorbée par le secteur industriel. Une stratégie de développement efficace suppose donc des politiques qui encouragent le développement des industries manufacturières à forte proportion de main-d'oeuvre de produits destinés à l'exportation, ainsi que la substitution de productions nationales aux importations. Les entreprises commerciales et industrielles feront largement appel à la main-d'oeuvre bon marché en économisant les facteurs plus onéreux. Les prix étant susceptibles d'être affectés de distorsions, les quatre gouvernements d'Asie, à l'exception de Hong Kong, ont adopté des politiques visant à compenser les faiblesses du secteur privé. De nombreux gouvernements du tiers monde ont maintenu un taux de change élevé. Cette politique a eu pour résultat d'encourager les importations et de décourager les exportations. Dans le même temps, les coûts relatifs des industries exportatrices se sont élevés. Aucun des cinq gouvernements d'Asie dont il est ici question n'a imposé de telles contraintes à son économie. Au lieu de gêner les exportations, la plupart d'entre eux appliquent délibérément un> taux de change ainsi qu'un système de subventions - la plupart du temps déguisées - visant à encourager les exportations- et à décourager les importations. Les subventions "implicites" accordées aux industries exportatrices de produits manufacturés et autres produits non traditionnels ont compensé les dépenses que ces derniers ont dû encourir pour effectuer leur percée sur le marché mondial, et en subventionnant les industries à forte intensité de main-d'oeuvre, les gouvernements ont indirectement subventionné la main-d'oeuvre non qualifiée qu'elles emploient. Si l'on excepte Hong Kong et Singapour pour lesquels ce n'était probablement pas possible, les trois autres gouvernements ont certes protégé leur industrie naissante. Mais le niveau de cette protection a cessé de croître une fois les - 25 industries bien implantées. Ce qui signifie que les entreprises, parvenues à maturité, se sont trouvées en concurrence, du point de . vue des prix et de la qualité, avec ce que le monde avait de mieux à offrir, et la distinction entre les entreprises publiques et les grosses entreprises privées a été moins marquée dans ces pays qu'ailleurs. La pression de la concurrence a donc engendré une efficacité accrue, à la différence de ce qui s'est passé dans certains pays du tiers monde dont les gouvernements ont protégé leurs entreprises publiques presque totalement des effets de la concurrence. En outre, dans les quatre territoires autres que Hong Kong, le gouvernement a également procédé à des investissements très importants dans l'éducation, la formation professionnelle et la recherche d'adaptation afin de pallier la nécessité, pour les entrepreneurs investissant dans des domaines nouveaux, de se rendre à l'étranger pour acquérir les connaissances pratiques voulues. Enfin, tous avaient une stratégie de développement industriel à moyen ou à long terme, consistant à décider des secteurs industriels dans lesquels il était souhaitable d'investir dans l'avenir proche et à faire bénéficier ensuite ces secteurs de mesures d'encouragement ou de subventions déguisées, tout en compensant les faiblesses du secteur privé. Le secteur de pointe dans les cinq cas a donc été la production de biens manufacturés destinés à l'exportation. La croissance industrielle a été le facteur qui non seulement a le plus contribué à l'augmentation du revenu national, mais aussi a permis l'apport de devises indispensable au développement. La composition des exportations est un autre point essentiel. Au fur et à mesure que la maind'oeuvre excédentaire a été absorbée, que les salaires ont augmenté et que l'éducation, la formation et des taux d'épargne élevés ont accru l'offre,de personnel qualifié et de capitaux, les pays sont passés à la production de biens à forte intensité de capital et de savoir-faire. Les exportations se sont de plus en plus différenciées et spécialisées. La nature de cette spécialisation dépend en partie de la situation du pays où s'est développé un secteur industriel et en partie de son régime économique. Le Japon et la Corée par exemple sont les mieux placés pour développer l'industrie automobile en raison de leurs, marchés intérieurs plus importants, tandis que Hong Kong; et Singapour mettent à profit leur situation géographique pour développer des industries de service. Certes, ce parcours n'a pas été sans fautes. La Corée a certainement opté trop tôt pour les industries à forte intensité de capital et d'énergie dans les années 70 et Singapour est passée trop rapidement aux industries à forte intensité de capital dans les années 80, ce qui s'est traduit par une récession qui a duré trois ans. L'économiste Papaneck a identifié trois grands domaines qui peuvent influer sur le comportement de l'économie et qui sont plus ou moins sensibles à une action des pouvoirs publics (9). L'importance relative de ces domaines déterminera largement la mesure dans laquelle l'expérience positive de l'Asie de l'Est pourra être transposée ailleurs. Ces grands domaines sont les suivants : (1) la politique économique gouvernementale, qu'il est facile de modifier ; (2) certains éléments de l'économie et de la société sur lesquels les pouvoirs publics peuvent exercer une influence à long terme, par exemple l'éducation et l'intégration des femmes dans la population active ; et (3) la culture au sens large, sur laquelle l'action gouvernementale n'a guère de prise, du moins à moyen terme. D'après Papaneck, l'élément principal de la réussite économique des pays d'Asie de l'Est a été la stratégie qu'ils ont adoptée et qui peut être reproduite dans d'autres régions. Les principales composantes de cette stratégie sont les suivantes : (1) un ensemble de mesures d'encouragement grâce auxquelles il a été rentable d'investir dans des activités, à forte proportion de main-d'oeuvre en économisant des capitaux et une main-d'oeuvre qualifiée peu abondants ; (2) une large intervention des pouvoirs publics dans l'économie, destinée à contrebalancer les distorsions susceptibles de se produire dans une économie de marché ; - 26 (3) l'acceptation des contraintes qu'implique le libre jeu de la concurrence, se traduisant essentiellement par des mesures destinées à inciter l'industrie à être concurrentielle sur le marché mondial et donc à faire preuve d'efficience ; et (4) une forte rentabilité des investissements et un milieu politique et administratif où les décisions prises sont rarement arbitraires et dictées par des considérations personnelles (10). En même temps, les gouvernements doivent jouer un rôle important dans la promotion de l'éducation et de l'intégration des femmes dans la population active, même si leur action à cet égard doit rester sans grands effets à court terme. Les gouvernements d'Asie de l'Est ont massivement investi dans l'éducation à partir des années 50. Qui plus est, le système éducatif de ces sociétés semble mieux adapté aux besoins de l'économie en général, en partie du fait des pressions du marché et en partie du fait de l'approche plus autoritaire adoptée par les gouvernements. De ce point de vue, on ne saurait trop insister sur l'importance de la planification de la main-d'oeuvre par les pouvoirs publics. Leur attitude différente à l'égard de l'éducation des filles, de la part non seulement de la société dans son ensemble, mais aussi des pouvoirs publics, s'est traduite par une intégration accrue des femmes dans la population active industrielle. Au début des années 80, la proportion des femmes dans la population active industrielle en Asie de l'Est était approximativement trois fois plus élevée qu'en Inde et sept fois plus élevée qu'au Pakistan. D'où la possibilité pour les pays d'Asie de l'Est de faire appel à une population active beaucoup plus importante, et plus faiblement rémunérée qui, de plus, n'entraîne pas de coûts supplémentaires en ce qui concerne les infrastructures urbaines, la plupart des femmes étant déjà membres d'une familíe résidant en ville. Cependant, Papaneck ne prétend pas que l'adoption par d'autres pays d'une stratégie semblable leur permettra d'atteindre les mêmes taux de croissance ou le même degré d'équité, étant donné que d'autres facteurs entrent en jeu et que les circonstances seront différentes. Il tient compte en effet dans une certaine mesure du rôle de facteurs autres qu'économiques tels que les forces historiques qui s'exercent sur l'action gouvernementale ou la culture d'influence chinoise. Cela étant, s'il juge nécessaire d'analyser les caractéristiques culturelles défavorables aussi bien que favorables à une >croissance économique rapide, il estime que les facteurs autres qu'économiques ne jouent qu'un rôle mineur dans la réussite de ces pays, et ce pour trois raisons. Premièrement, les principes de base qu'ils appliquent dans le domaine économique sont sains et cohérents. Deuxièmement, leur performance économique rie s'est améliorée qu'après qu'ils eurent modifié leur stratégie, dans ce domaine, et cette amélioration s'est produite en l'absence de tout changement d'ordre culturel. Troisièmement, d'autres pays ayant des cultures totalement différentes sont eux aussi parvenus à la croissance et à l'équité en appliquant une stratégie analogue. Enfin, il ne semble pas qu'il existe un. moyen satisfaisant de distinguer clairement l'incidence qu'ont sur le taux de croissance les variables culturelles d'une part et les variables relatives aux politiques économiques d'autre part. La dimension politique. Il est plus facile de classer les nations d'Asie de l'Est dont nous parlons dans une catégorie économique que politique. L'évolution des régimes politiques du Japon, de la Corée et de Taiwan diffère sensiblement, pour ne rien dire de Singapour et de la colonie de Hong Kong. La- façon dont chaque gouvernement gère sa propre économie varie aussi considérablement. La manière dont le MITI (Ministère du commerce international et • de l'industrie) du Japon influe sur l'économie japonaise est incontestablement différente de celle dont le gouvernement de Séoul dirige les grandes sociétés industrielles coréennes et de la manière dont le Ministère des finances de Taiwan se comporte avec les entreprises plus petites mais plus nombreuses de l'île. Les interventions du gouvernement de Hong Kong sont très limitées alors que dans le cas de Singapour on peut parler de véritable dirigisme. - 27 Néanmoins, on s'intéresse de plus en plus dans les autres pays à élucider le rôle de l'Etat dans la croissance économique engendrée par les exportations dans les pays d'Asie de l'Est, en particulier au Japon et en Corée, et exception faite de Hong Kong. Il s'agit de savoir si, malgré le caractère hétérogène de l'économie politique de ces pays, certains traits politiques communs sous-tendent leur croissance économique. Selon Pye, deux des quatre gouvernements d'Asie de l'Est ont en commun deux facteurs politiques : (1) tous ont une tradition culturelle confucéenne et (2) tous sont étroitement tributaires de l'intervention directe des Etats-Unis sous forme d'assistance économique et militaire et/ou de l'accès au marché américain. De ces deux facteurs, le caractère confucéen des quatre systèmes politiques mérite d'être étudié plus avant ; Pye a élaboré un modèle descriptif qui se présente comme suit (11). I. Dans le cadre d'un paternalisme bienveillant, l'exercice de l'autorité par une élite est censé aller de pair avec l'obligation pour cette élite d'assurer le bien-être général. La hiérarchie est respectée mais les dirigeants doivent veiller aux besoins de tous les éléments de la société qui, à leur tour, doivent reconnaître dans le gouvernement la forcé dirigeante de la société. II. Au gouvernement par une élite cultivée - qui constitue l'idéal confucéen - s'est substitué le gouvernement par des technocrates instruits, bien informés et qui s'intéressent à tous les éléments de la société. Ils doivent aussi se montrer respectueux à l'égard des dirigeants politiques. III. Le paternalisme bienveillant prend essentiellement les formes suivantes : protection des industries nationales contre la concurrence étrangère, promotion des exportations dans le cadre d'une vigoureuse politique nationaliste et promotion d'un esprit de consensus national réunissant notamment la maind'oeuvre et le patronat. IV. Les gouvernements estiment qu'ils devraient avoir le droit de limiter les dissensions véritables afin de permettre l'épanouissement d'un esprit corporatiste dans toute la société. Ils font en sorte que les antagonismes s'expriment discrètement et que les auteurs de critiques apprennent les avantages du conformisme. Le favoritisme est possible mais la corruption flagrante ne peut plus avoir cours. V. Ceux qui exercent le pouvoir politique doivent définir les priorités et les objectifs nationaux et mobiliser les ressources et l'opinion publique aux fins de l'accomplissement de tâches collectives. Le gouvernement se considère comme l'incarnation du destin national et a donc l'obligation de dire à chacun ce qu'il doit faire et de censurer les idées et les initiatives conflictuelles. VI. Sauf au Japon, le pouvoir politique est exercé par un personnage dominant qui constitue l'autorité suprême dans tous les domaines. La question de sa succession peut donc se révéler dangereuse pour la stabilité du système tout entier. VII. Alors que le confucianisme traditionnel méprisait l'activité commerciale, la légitimité politique en Asie de l'Est est de plus en plus fonction du progrès économique ininterrompu de la nation. Plus le gouvernement est vulnérable, plus importantes sont.les pressions qui s'exercent sur l'industrie pour qu'elle se développe. Toute période prolongée de stagnation peut entraîner une crise de gouvernement. VIII. Au paternalisme du pouvoir en Asie de l'Est fait pendant un esprit de dépendance de la population qui, semble-t-il, rend acceptables certaines pratiques apparemment autoritaires aussi longtemps que le bien-être matériel est assuré. Mais au moindre signe de défaillance du pouvoir, une explosion de colère risque de se produire. - 28 IX. La prévisibilité nécessaire à la prospérité économique repose moins sur un système législatif que sur la volonté des dirigeants de mettre en oeuvre les politiques et les principes qu'ils ont énoncés. L'esprit de chicane qui caractérise le système juridique occidental apparaît comme source d'inconsistance en regard de la cohérence des analyses de ceux qui restent longtemps aux affaires. X. En Corée et à Taiwan, l'armée est reconnue comme une institution puissante, encore qu'il existe une profonde ambivalence en ce qui concerne son rôle dans l'avenir, peut-être parce que l'on ne sait pas exactement si les armées grèvent l'économie d'un pays ou contribuent à sa croissance. L'institution militaire a, par le passé, servi de moyen d'accès au pouvoir politique mais l'exercice direct du pouvoir par les militaires n'est plus acceptable. Il semble, à en juger par ce qui précède, qu'en Asie de L'Est," le système politique soit largement influencé par le confucianisme, lequel toutefois a subi diverses adaptations si bien que nous ne sommes plus aujourd'hui en présence du confucianisme classique mais, aussi bien dans le domaine politique que dans la sphère socio-économique, de ce que l'on a appelé le néo-confucianisme. Plusieurs de ces adaptations ont été déterminantes pour l'évolution de l'organisation politique en Asie de l'Est. En premier lieu, le groupe, qui l'emporte traditionnellement, dans la pensée confucéenne, sur l'individu, ne se limite plus à la famille mais s'étend à la nation. Le puissant nationalisme actuel plonge ses racines dans l'importance traditionnellement accordée au groupe, élargi à la nation sous l'effet de l'influence occidentale, c'est-à-dire l'arrivée d'un Occident technologiquement avancé privilégiant 1'Etat-nation en tant qu'unité politique de base. Les Chinois, les Japonais et ultérieurement les Coréens ont tous réagi de la même manière : ils ont cherché à établir une distinction entre leurs valeurs culturelles fondamentales et la "simple" technologie, considérée comme un aspect moindre de la culture. Cette distinction a débouché sur la stratégie suivante : la technologie occidentale pouvait être utilisée pour promouvoir la croissance économique, mais les valeurs traditionnelles devaient être protégées. Le slogan japonais "wakon yosaï" (esprit japonais, technologie occidentale) a été utilisé pour appeler à la mobilisation nationale au cours de l'ère Meiji. Ce nationalisme de l'Asie de l'Est issu du confucianisme s'est exprimé dans un premier temps pour la quête de la richesse et du pouvoir. Le Japon a «idopté le slogan "fukoku Kyohei" (une nation riche, une armée forte) et la Chine "fu-min ch'iang Kuo" (un peuple riche, une nation forte). Il subsiste toutefois un paradoxe qui appelle une explication,' puisque le nationalisme en vigueur en Asie de l'Est met l'accent sur la croissance économique alors que le confucianisme classique méprisait les commerçants et les acquisitions matérielles. Cette contradiction apparente s'explique notamment par le fait que, dans la tradition confucéenne, le gouvernement, pour respecter le fondement éthique de sa légitimité, doit utiliser le pouvoir avec pragmatisme pour améliorer la situation de la population. L'accent traditionnel placé à une époque sur l'érudition pure a nui à la croissance économique, mais cette situation a changé, les responsables gouvernementaux, convaincus qu'il est politiquement important d'améliorer le niveau de vie, se dotant désormais des connaissances techniques-voulues pour promouvoir la croissance économique. En outre, le confucianisme traditionnel présentait une ambivalence quant aux critères définissant la place de l'individu dans la hiérarchie, à savoir la vertu ou le mérite'. La première a été plus importante au départ, mais le mérite a joué un rôle beaucoup plus grand ultérieurement, lorsqu'il est apparu que la technocratie était un élément fondamental de la croissance économique. Le raisonnement suivi est tout à fait clair : l'éducation produit des technocrates méritants qui contribuent à la croissance économique et sont vertueux, ou du moins ne sont pas corrompus. Un autre élément de la doctrine confucéenne est encore à prendre en considération : il s'agit de la valeur accordée à l'harmonie qui, transposée dans le domaine politique, se traduit par la recherche du consensus et l'exigence de conformisme, ainsi que par le mépris à 29 l'égard de ceux dont les opinions dissidentes sont de nature à remettre en cause l'ordre social. Dans le même temps, étant donné que la cohésion du groupe est primordiale, l'individualisme est considéré comme une manifestation de vulgaire égoïsme. L'importance attribuée à l'harmonie dans la culture politique devient de ce fait un obstacle au changement et joue en faveur du statu quo. Le passage du paternalisme au patronage d'Etat constitue un autre aménagement de la morale confucéenne traditionnelle. C'est au sein du système paternaliste japonais qu'est apparue pour la première fois l'idée d'utiliser le pouvoir politique aux fins du développement économique en ayant recours au patronage d'Etat. L'exemple couramment cité, et dont il a été question plus haut, est l'apparition des zaibatsu. On se doit de souligner une fois encore que le rôle joué par le gouvernement à l'égard d'entreprises privées méritantes mais financièrement dépendantes est parfaitement conforme à l'idéal confucéen. L'une des principales caractéristiques du patronage d'Etat est la disposition des gouvernements à assumer une grande partie des risques qui sont habituellement pris par le secteur privé en système capitaliste. La promotion du nationalisme dans un esprit paternaliste implique également la crainte de l'échec, ce qui explique que les gouvernements de la Corée, de Taiwan et de Singapour ont poussé leurs industries à s'engager toujours plus avant dans les domaines de pointe de la technologie. Par ailleurs, ce sentiment puissant de nationalisme s'est traduit par une prise de conscience de la frontière existant entre étrangers et compatriotes. En vérité, le sentiment d'une division profonde entre "nous" et "les étrangers" dans les cultures de l'Asie de l'Est a fait que, pour les populations concernées, le mercantilisme est devenu une seconde nature. Ce sentiment du "nous", ou de cohésion nationale, est renforcé lorsque des relations harmonieuses existent entre la main-d'oeuvre, le secteur industriel et le gouvernement, et se traduit alors , par une sorte de corporatisme national unique en son genre. Dans le cadre d'une analyse à la fois rétrospective et prospective du processus de développement de l'Asie de l'Est, il importe aussi de signaler que le modèle général appliqué ne va pas sans difficultés et problèmes, dont certains ne lui sont pas spécifiques. Tout d'abord, un pouvoir fort a été associé à une classe dirigeante faible : la Corée et Taiwan en fournissaient jusqu'à une époque récente un bon exemple. Un système qui concentre le pouvoir entre les mains d'un homme fort ou d'un président est par essence vulnérable parce qu'il implique la convergence de toutes les doléances sur le détenteur unique du pouvoir et est en contradiction totale avec le style de gouvernement démocratique occidental. Depuis quelque temps toutefois, le culte de la personnalité et la centralisation du pouvoir ont tendance à diminuer dans les nations dont, il est ici question. Il est difficile de dire dans quelle mesure l'institutionnalisation progressive des mécanismes de succession est source d'instabilité politique. La transition s'est effectuée sans crise au Japon pour au moins deux raisons. La première est l'existence de la constitution élaborée par les Etats-Unis et que ceux-ci ont imposée au pays après la deuxième guerre mondiale. La deuxième tient au fait que les hommes politiques au pouvoir ont établi des relations solides avec leurs administrés dans leurs circonscriptions respectives. Bien que la légitimité qui était celle de son Empereur-Dieu n'existe plus, le Japon a trouvé une source tout aussi puissante de justification de l'autorité du gouvernement dans- la synthèse d'un système imposé par l'étranger et de novations internes qui lui sont- propres. S'agissant de l'avenir du paternalisme politique de l'Asie de l'Est, se pose encore la question de savoir si, avec le temps, les gouvernements concernés se sentiront obligés d'assurer à leur population une protection sociale d'un niveau au moins équivalent à celle que garantit l'Etat providence en Occident, où elle est quelque peu limitée par une éthique plus individualiste. Au Japon, en Corée et à Taiwan, les coûts relatifs aux pensions, aux soins de santé et à d'autres services sociaux ont déjà enregistré une forte hausse parallèlement à la croissance - 30 économique accélérée. Le gouvernement de Singapour a anticipé ce problème et pris des mesures visant à répercuter une partie au moins des coûts des services sociaux sur le secteur privé. En tout état de cause, il risque d'y avoir un problème si la demande de services sociaux accrus assurés par le gouvernement s'intensifie avant que ne se développe le pluralisme politique, auquel cas la réaction de l'Etat consistera vraisemblablement à. insister encore davantage sur la nécessité du consensus, étant donné qu'en règle générale, l'un des postulats de base du paternalisme pratiqué en Asie de l'Est est que, dans une population convenablement socialisée, la dépendance doit engendrer la conformité. En d'autres termes, l'esprit de dépendance traditionnelle par rapport à l'Etat peut devenir une force explosive si. les autorités au pouvoir n'assurent pas les avantages accrus escomptés. On pourrait imaginer une solution du type de celle élaborée par les Japonais, à base d'obligations et . de respect mutuels entre des dirigeants paternalistes et des administrés dépendants mais en mesure de s'exprimer. Cette solution est-elle toutefois applicable dans un contexte autre que japonais, à supposer même qu'elle soit jugée souhaitable ? En même temps, y a-t-il un quelconque signe d'une éventuelle évolution des institutions politiques japonaises elles-mêmes ? JLa dimension socioculturelle. S'agissant d'analyser la réussite de l'Asie de l'Est, l'un des domaines d'étude les plus passionnants, les plus difficiles,-mais aussi l'un des plus négligés, concerne l'identification correcte des facteurs culturels intervenant dans le processus de développement capitaliste. Cette question a donné lieu jusqu'à présent à des débats intéressants et riches d'enseignements mais, pour l'essentiel, de portée générale et théorique. Il existe bien quelques ouvrages consacrés au paternalisme d'entreprise japonais et à ses effets sur le comportement des chefs d'entreprise, mais rares sont les études empiriques qui mettent en rapport, les facteurs culturels et le dynamisme macro-économique. En fait, nous n'avons pu trouver d'étude de ce type dans la documentation que nous avons consultée. Par ailleurs, il serait inconcevable de nier totalement le rôle des facteurs culturels dans le développement économique de l'Asie de l'Est. On est en droit de penser que les facteurs culturels ayant un fondement confucéen tels que l'éthique professionnelle, le souci de l'épargne, le zèle, le respect pour l'instruction, le souci d'éviter les conflits ouverts dans les relations sociales, la loyauté à l'égard de la hiérarchie, l'importance attribuée à l'ordre et à l'harmonie sont pour beaucoup dans le dynamisme de l'économie. D'un autre côté, on ne saurait non plus soutenir que la réussite enregistrée est uniquement attribuable à des facteurs culturels. Comme nous l'avons dit plus haut, il est malaisé de distinguer clairement les effets des facteurs culturels de ceux des autres facteurs. En d'autres termes, il ne s'agit plus de trancher entre deux thèses, l'une "politique" et l'autre "culturelle" mais de comprendre comment s'est opérée la fusion du politique et du culturel. C'est pourquoi, dans la section du présent document consacrée à la dimension politique, nous avons fourni certaines explications relatives à l'interaction qui s'exerce entre les institutions politiques et économiques d'une part, et la tradition confucéenne, d'autre part. Bien entendu, la tradition culturelle dans chacun des cas étudiés n'est pas homogène et le confucianisme classique n'est que l'un des éléments d'une base culturelle beaucoup plus Vaste qui peut inclure le bouddhisme, le shintoïsme, des pratiques religieuses populaires, voire le christianisme. En outre, dire que la culture au sens large a nécessairement des rapports avec le développement économique n'apporte pas grand-chose ; l'important est de déterminer quels sont les éléments culturels propres à l'Asie de l'Est susceptibles de conférer à cette dernière, en matière de développement économique, un "avantage comparatif". Malheureusement, il semblerait que les racines culturelles spécifiques du capitalisme moderne en Asie n'aient pas encore été identifiées. - 31 Lorsqu'on envisage, avec toutes les réserves voulues, la "thèse culturelle" dans le cadre des relations complexes entre les domaines culturel, politique et économique, le culturel ne doit pas être ramené au comportement social des individus dans la vie quotidienne, mais entendu comme un ensemble d'arrangements cohérents institutionnalisés au niveau de la société. C'est à ce niveau que nous devons établir un lien entre le comportement/culturel et les activités macroéconomiques. Même à ce niveau, le rôle des facteurs culturels est probablement celui d'un "déclencheur", en ce sens qu'ils ne pourraient avoir une action propre si n'étaient pas réunies un certain nombre de conditions politiques et économiques particulières'. Une autre question importante est celle des liens existant entre le comportement culturel des individus et l'élaboration des politiques à l'échelon national. Au cours des dernières décennies par exemple, les politiques gouvernementales en matière de croissance économique* ont été présentées à la population, et en particulier aux chefs d'entreprise, comme des possibilités vraisemblables et raisonnables qui ont été acceptées en tant que telles. On peut penser que les responsables de leur élaboration n'avaient guère d'autre choix compte tenu de la situation extérieure et intérieure ; mais on peut aussi penser que sans l'acquiescement de l'ensemble de la population, la politique adoptée aurait pu ne pas être la "bonne". Le fait que la population ait. été prête à adhérer aux politiques gouvernementales est peut-être dû aux facteurs culturels mentionnés plus haut. Mais peut-on en être sûr ? Un des nombreux moyens de voir comment lléthique et les valeurs confucéennes se sont manifestées dans le développement de l'Asie de l'Est consiste à examiner attentivement l'organisation de deux institutions clés de la structure sociale : le travail et la famille, ce qui nous permettra d'illustrer de façon empirique l'incidence des facteurs institutionnels ou structurels et des facteurs culturels sur l'entreprenariat en Asie de l'Est et du Sud-Est, pour nous pencher ensuite sur le cas particulier de l'entreprenariat familial. Il convient d'abord de définir précisément la fonction d'entreprise, qui suppose une nouvelle combinaison des moyens de production, et cinq éléments : introduction d'un nouveau produit, introduction d'une nouvelle méthode de production, ouverture d'un nouveau- marché, découverte d'une nouvelle source d'approvisionnement et mise en place d'une nouvelle organisation dans une branche d'activité donnée. En d'autres termes, la fonction d'entreprise englobé la perception d'une nouvelle activité économique (produit, processus de production ou marché), l'évaluation de la rentabilité, l'acquisition et le contrôle des ressources financières, la supervision, le recrutement et la formation du personnel et les relations avec les pouvoirs publics, les fournisseurs et les clients. L'entrepreneur n'a pas à s'acquitter de toutes ces fonctions ou de l'une quelconque d'entre elles ; son rôle est de veiller à ce que toutes soient exécutées. L'entrepreneur innove en lançant une nouvelle activité économique ; le directeur d'entreprise veille au bon déroulement des activités en cours. Cela étant, l'entrepreneur remplit en général certaines fonctions de gestion. C'est pourquoi il est utile de distinguer dans la fonction d'entreprise deux éléments : l'innovation et la coordination. L'importance de l'entreprenariat dans la croissance économique tient moins à sa fonction d'innovation qu'à sa fonction de coordination. Idéalement, ce qu'il faut expliquer n'est pas la façon dont, on trouve des chefs d'entreprise mais la façon dont les entreprises existantes se développent. En d'autres termes, le plus important est, non pas de démarrer une activité ou de produire en quantité mais de développer la production et de veiller à sa qualité ; non pas d'innover mais de savoir organiser. Il apparaît, à la lumière d'une étude des facteurs associés à la fonction d'entreprise en Asie de l'Est et du Sud-Est réalisée à partir des données limitées, qu'en Corée et au Japon les facteurs institutionnels et les facteurs culturels jouent les uns et les autres en faveur des deux principaux aspects de cette fonction, soit l'innovation et la coordination (13). - 32 En Corée, la capacité de croissance des entreprises a été attribuée à deux forces principales que l'on observe depuis les années 60. Tout d'abord, du fait de l'importance attachée par le gouvernement à la-croissance économique, les possibilités d'apprentissage par la pratique se sont multipliées. Ensuite, les diverses fonctions du chef d'entreprise se sont différenciées et ont été assumées.de façon croissante par des employés, des spécialistes, les pouvoirs publics et le marché. L'amélioration qualitative des entreprises est donc le fait d'un système au sein duquel l'entrepreneur a naturellement trouvé sa place, et semble due essentiellement à la capacité de gérer,la coordination. Certains éléments laissent à penser que le cas du Japon est comparable à celui de la Corée. Au cours du processus de croissance économique de l'aprèsguerre, de grandes sociétés se sont développées grâce à l'introduction d'innovations technologiques sur une grande échelle qui leur ont permis de bénéficier des avantages de la production et de la commercialisation de masse. Ce processus de croissance rapide s'est accompagné d'une évolution des structures industrielles et d'une diversification;des besoins des consommateurs qui ont contribué à ouvrir de nombreux débouchés à la production, en petites quantités et par de petites entreprises, d'une vaste gamme•de biens divers, créant des conditions favorables à la croissance et au développement d'établissements de toutes tailles et notamment de petites entreprises. Les communautés chinoises d'outre-mer, à savoir celles de Singapour, de Taiwan, de Hong Kong, d'Indonésie, de Malaisie et des Philippines, constituent un secteur économique très important dans leurs contextes nationaux respectifs et peuvent être considérées comme un seul groupe parce que leur comportement en affaires est largement le. même dans toute la région. L'étude conclut que les Chinois ont des valeurs familiales traditionnelles qui facilitent la phase de démarrage . d'une entreprise mais empêchent celle-ci d'attendre aux niveaux supérieurs de coordination nécessaires à sa croissance ultérieure. Ce point sera développé plus avant dans la section suivante. Pour remédier dans une certaine mesure à cet état de choses, les Chinois ont toutefois mis au point une forme hybride de coordination : les entreprises restent de petite taille mais constituent avec d'autres entreprises des réseaux fondés sur des relations étroites. Il est difficile de généraliser pour ce qui est des facteurs institutionnels dans le cas des Chinois d'outre-mer du- fait de la diversité des contextes politiques et économiques. On peut toutefois penser que, du moins actuellement, ces contextes sont dans l'ensemble favorables au lancement comme ' à la coordination d'activités à Singapour, Taiwan et Hong Kong ; la situation est moins nette en ce qui concerne l'Indonésie, la Malaisie et les Philippines. Un certain nombre d'études ont été consacrées aux qualités d'entrepreneurs des populations autochtones d'Indonésie, de Malaisie et des Philippines. La conclusion générale qui s'en dégage est que les valeurs socioculturelles font obstacle à.l'esprit d'initiative que requiert la première phase, essentielle, de lancement des activités tandis que les effets des facteurs institutionnels sur la coordination sont plus confus (14). Nous pouvons, en résumé, avancer l'hypothèse suivante : il y a d'une part relation univoque de cause à effet entre un ensemble de valeurs culturelles (esprit de risque, réussite, richesse, propriété de l'entreprise) et le processus de lancement d'activités et d'autre part interaction entre celui-ci et les facteurs institutionnels. Il y a aussi, semble-t-il, relation univoque entre certains facteurs culturels (confiance, coopération, esprit de famille, professionnalisme) et la fonction de coordination, et, là encore, interaction entre celle-ci et un grand nombre de forces institutionnelles. C'est ce système d'interactions qui détermine les résultats économiques de 1 ' en.treprenariat ; il peut, être représenté de manière simple à l'aide du schéma suivant. - 33 Entreprenariat Facteurs culturels 1. Lancement ;.—J Facteurs institutionnels Coordination Performance économique " , L'entreprenariat familial. La prédominance, dans les communautés chinoises d'outre-mer, des entreprises familiales appelle des observations supplémentaires en raison de leur importance à la fois théorique, pour l'analyse du développement par les sciences sociales, et économique dans le développement national. Max Weber, on le sait, avait décrété il y a longtemps qu'.il y.a incompatibilité entre la conception de la famille dans la tradition chinoise, pour laquelle rien, ou presque, n'est aussi important que les relations parentales, et le développement économique. La, raison en est essentiellement que la famille et le clan traditionnels constituent un système bienveillant et paternaliste qui assure la subsistance de tous ses membres, quels que soient les apports individuels. Les: membres de la famille qui travaillent sont censés faire bénéficier toute la famille de leurs gains et l'épargne individuelle est découragée. La loyauté et les obligations à l'égard de la famille l'emportent sur toutes les autres. La famille élargie a donc tendance à diluer les motivations qui, pourraient pousser les individus à travailler, épargner et investir. La famille confucéenne-, est donc une structure extrêmement "particulariste" qui fait obstacle à l'industrialisation d'au moins deux manières, son influence s'exerçant dans deux . domaines : l'emploi, caractérisé par un népotisme tenant davantage compte de la situation conférée par la naissance que de la réussite personnelle ; le maintien de relations efficaces avec des groupes autres que la párentele, nécessaire aux fins de l'organisation sociale dans une société industrielle. Du point de vue de la planification du développement, cette analyse négative, qui jouit d'une large:acceptation, a indéniablement exercé une. influence sur les élites chinoises modernisatrices, quelle que soit leur idéologie politique. Dès 1931, l'un' des principaux objectifs du code civil était de desserrer l'emprise excessive de la famille sur ses membres. Vingt ans plus tard, le gouvernement de la République populaire de Chine promulguait une nouvelle loi sur le mariage visant à supprimer la gérontocratie et l'inégalité entre les sexes. De toute évidence aussi, le gouvernement, chinois .était déterminé à édifier une société industrielle fondée sur des principes socialistes et.était conscient de l'incompatibilité existant entre une société de ce type et une structure axée sur la parenté. Il ressort de ce qui précède que les valeurs familiales propres à la tradition chinoise devraient être soit abandonnées, soit neutralisées aux fins du développement économique. Notre propos ici est de montrer que cette prescription n'a •apparemment pas été suivie par les communautés chinoises vivant à i'étranger en milieu capitaliste. Se peut-il' que les effets négatifs au plan économique des valeurs familiales traditionnelles aient été exagérés ? Est-il possible . que nous ayons omis de tenir compte de l'adaptabilité des valeurs traditionnelles dans des économies politiques de types différents ? Face à la croissance économique tout à fait substantielle de Taiwan, Singapour et Hong Kong (qui sont toutes des sociétés chinoises de fait), et à la relative supériorité économique .de la communauté chinoise en Asie du Sud-Est capitaliste,, il peut se révéler instructif d'examiner de plus près la nature de 1'entreprenariat familial. , - 34 Une étude empirique portant sur des entreprises chinoises à caractère familial a abouti à un certain nombre de conclusions (15). En premier lieu, le critère de parenté intervient peu au niveau des transactions de l'entreprise avec l'extérieur. Rien n'indique que l'honnêteté et la confiance n'existent qu'au sein du groupe familial et que des procédés déloyaux soient appliqués en dehors. L'existence, entre les entreprises, d'une solidarité non fondée sur la parenté s'explique facilement par le fait qu'il n'est guère possible de constituer des alliances commerciales par le biais de mariages et que des relations très étroites de réciprocité familiale limitent les options économiques. Par ailleurs, les liens familiaux sont intrinsèquement restrictifs et ne peuvent être facilement élargis. Dans la conduite de leurs affaires, les Chinois opèrent une distinction, non pas entre parent et étranger à la famille, mais entre le personnel et l'impersonnel. Les Chinois, et ce ne sont probablement pas les seuls parmi les Asiatiques, tendent à personnaliser leurs rapports. Outre la parenté, des caractéristiques communes telles que l'origine régionale ou les études suivies constituent souvent les bases d'une coopération. Deuxième conclusion : l'influence de la famille est en revanche beaucoup plus forte au niveau de l'organisation interne de l'entreprise, où elle se manifeste sous diverses formes : combinaisons différentes de théories et de pratiques paternalistes en matière de gestion, népotisme et propriété de l'entreprise par la famille. La quasi-totalité des employeurs de Hong Kong se caractérisent par un autoritarisme prononcé. Cette conception du management est conditionnée par des forces culturelles autant qu'économiques. L'image de'la famille fournit une justification culturelle toute faite permettant de légitimer l'autorité de la direction. Des relations "patron-client" sont en outre cultivées afin de s'assurer de la loyauté des subordonnés et de réprimer leur, tendance à. s'installer à leur compte et à devenir des concurrents. Sur le plan économique, le paternalisme bienveillant est l'un des moyens de garantir la stabilité de la main-d'oeuvre, employé également par le patronat japonais. En troisième lieu, on estime que la moitié des entreprises chinoises de Hong Kong pratiquent le népotisme, c'est-à-dire l'emploi préférentiel de membres de la famille. Cette généralisation appelle toutefois certaines réserves. Même lorsqu'il y a népotisme-, les parents ne représentent qu'une très faible proportion du personnel,- sauf dans les très petites entreprises, et ce sont généralement des membres de la famille proche de l'employeur plutôt que de sa parenté plus éloignée. Ce phénomène est connu sous le nom de népotisme "passif" parce que la plupart des Chinois ne sollicitent un emploi auprès des membres de. leur famille qu'en dernier recours. Dans la communauté chinoise de Hong Kong tout au moins, la famille n'a guère d'obligations économiques bien précises à l'égard de ses membres. Les propriétaires de grandes entreprises placent leurs fils à des postes de responsabilité essentiellement pour empêcher que le bien familial passe en d'autres mains et que les bénéfices aillent à des étrangers. Certaines observations laissent à penser que la présence de membres de la famille à des postes de direction n'a vraisemblablement guère d'effets préjudiciables sur les résultats de l'entreprise, cela, semble-t-il, essentiellement parce que les industriels chinois de Hong Kong veillent en général à ce que les membres de leur famille acquièrent, à l'université et sur le tas, la formation voulue pour exercer de telles responsabilités. En d'autres termes, il n'y a pas de corrélation entre le taux de croissance de l'entreprise et le népotisme.. Il est également important de savoir comment les entreprises chinoises se créent et évoluent. Un principe fondamental à cet égard est celui de la patrilinéalité, qui permet de constituer des sociétés familiales relativement plus durables aux fins de la gestion des ressources économiques. Une autre règle est celle qui veut que les héritiers mâles héritent de parts égales. Enfin, lorsqu'il y a répartition des biens au sein de la famille, celle-ci se déroule en plusieurs étapes. S'agissant de la répartition des biens familiaux aux fins de leur - 35 exploitation et de leur transmission, les fils doivent en général attendre la retraite ou le décès du chef de l'entreprise familiale. Lorsque les biens se présentent sous la forme d'actifs industriels nécessitant des économies d'échelle, un travail en équipe et des emprunts financiers, les héritiers ont souvent intérêt à reculer la fragmentation du patrimoine familial. En somme, on peut théoriquement soutenir que les valeurs familiales, telles qu'elles sont pratiquées à Hong Kong depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ne sont pas incompatibles avec le développement économique. Il semble au contraire qu'à Hong Kong et dans les autres communautés chinoises, l'entreprenariat familial ait son propre éthos, source de dynamisme économique : la famille est l'unité de base de la concurrence économique. C'est elle qui donne l'impulsion nécessaire à l'innovation et fournit le soutien nécessaire pour que des risques puissent être pris. L'entreprenariat familial est par ailleurs un phénomène que l'on retrouve dans l'ensemble de la société ou de la communauté, sans distinction de classe sociale. Même lorsqu'il ne dispose que d'un faible capital, le chef de famille veille à rassembler les maigres ressources disponibles et s'efforce de faire fructifier le capital humain dans l'intérêt de tous. Il ressort d'une étude portant sur les familles des classes moyenne et ouvrière de Hong Kong que tous les enfants qui travaillent consacrent l'essentiel de leurs gains à alimenter le budget familial. Dès que la famille a satisfait à ses besoins matériels fondamentaux, elle consacre invariablement une part croissante de ce budget à l'éducation des plus jeunes enfants. L'entreprenariat familial chinois a ses points forts et ses points faibles et présente trois: caractéristiques distinctives. La première est la combinaison d'un pouvoir très centralisé et d'une structure organisationnelle très souple. La deuxième est l'existence d'une force centrifuge interné. Propriétaires d'entreprises et travailleurs attachent la même importance à leur autonomie, et l'idéal de tout un chacun est de devenir son propre patron. La troisième est la fluidité du système économique : souvent, les entreprises familiales n'ont qu'une vie éphémère. Les entreprises sont peu susceptibles d'ententes, chacune étant jalouse de son indépendance. En conséquence, les fortunes familiales peuvent se faire puis se défaire rapidement. De ce point de vue, on peut même dire que le problème, en ce qui concerne l'entreprenariat familial chinois, n'est pas son manque de dynamisme économique, mais bien plutôt le risque de concurrence excessive. Dans une perspective plus large, peut-être certains spécialistes ont-ils établi une distinction trop marquée entre "l'universalisme" de là société industrielle et "le particularisme" de la société "familiale". Il ne fait pas de doute que certaines valeurs fondamentales de la société familiale traditionnelle telles que la solidarité, le culte des ancêtres et la piété filiale persistent dans les communautés chinoises d'outre-mer, qui n'en ont pas moins connu un développement économique remarquable. La thèse que nous avançons est que la famille chinoise en tant qu'institution socioculturelle peut être et est effectivement une force économiquement active. La façon dont s'exprime cette force culturelle est fonction de contraintes extérieures, y compris les événements qui se sont produits en Chine même. Il n'est pas exclu que, sous l'effet de la libéralisation économique et des réformes, nous voyions bientôt apparaître en Chine un entreprenariat familial dans les villes comme dans les campagnes. Une vision équilibrée. Notre étude a entre autres pour objectif de mettre en garde contre une explication réductrice et monocausale de l'influence des valeurs confucéennes sur le développement de plusieurs Etats d'Asie. Il ne nous est pas possible ici d'entrer dans les détails, mais il ne fait pour nous pas de doute que, pour expliquer de manière satisfaisante l'évolution sociale et le développement de toute nation,, y compris celles dont il est ici question, il faut prendre en compte l'interaction de trois principaux facteurs, à savoir : (1) le contexte politico-économique mondial, (2) le rôle joué par l'Etat dans les rapports entre le gouvernement et la population et (3) les éléments socioculturels - ces trois facteurs étant envisagés dans lé contexte de la dynamique historique de chaque pays ou région. - 36 Une fois encore, il est utile de se référer au Système mondial capitaliste pour tenter d'élaborer un modèle expliquant le développement de l'Asie de l'Est. L'économie mondiale - tout le monde s'accorde sur ce point - a obéi, à partir des années 60, à une dynamique propre. Par conséquent, le moment où lés nouveaux pays développés d'Asie (NIC) ont fait leur entrée sur le marché mondial doit être considéré comme un facteur déterminant, cette arrivée ayant eu lieu à un moment où l'économie mondiale (et en particulier l'économie des Etats-Unis) était en forte croissance. On peut aussi voir dans le fait que les Etats-Unis soient devenus le centre unique du système mondial capitaliste après la deuxième guerre mondiale un événement historique capital qui a considérablement influé sur le développement des NIC, compte tenu de leur situation géopolitique à cette époque. Au stade initial du développement, les élites dirigeantes de l'Asie de l'Est n'avaient guère d'autre choix que de considérer leur entrée dans l'économie mondiale comme une gageure, étant donné leur, vulnérabilité sur le plan de la sécurité, la faiblesse de leurs ressources et leur croissance démographique. Ils ont pris conscience par ailleurs qu'ils pouvaient tirer parti de l'appui économique et militaire des Etats-Unis. Une fois des liens établis avec l'extérieur, un genre de processus d'échange s'est mis en place qui a fonctionné au. profit des Etats périphériques. Ceci nous amène au deuxième facteur essentiel, le rôle de l'Etat. Dé l'avis quasi général, la dépendance à l'égard de l'étranger, loin d'affaiblir l'autonomie de l'Etat, l'aurait, semble-t-il, plutôt renforcée. A cet égard, la définition de l'Etat selon l'éthique confucéenne a contribué à renforcer l'orientation bienveillante adoptée par les gouvernements. Ceux-ci ont accepté les contraintes imposées par les réalités extérieures et tiré parti de certaines d'entre elles, par exemple l'ouverture du marché américain pour mobiliser des ressources aux fins dé la croissance économique. Sans un marché mondial favorable et sans l'appui des EtatsUnis, il est peu probable que les gouvernements eussent été aussi largement suivis par la population, dont le principal souci était d'accroître ses revenus. Par ailleurs, il faut reconnaître à ces gouvernements le mérite d'avoir élaboré un ensemble de politiques économiques efficaces. Que la culture ait joué un rôle important dans le développement de l'Asie de l'Est ne fait pas de doute ; le vrai problème est de savoir "comment" son action s'est exercée dans des contextes multiples. Or, si les hypothèses théoriques ne manquent pas, extrêmement rares sont les études empiriques consacrées à ce phénomène complexe, qui échappe en grande partie à toute mesure quantitative ou analyse statistique significatives. La thèse généralement avancée est que la pratique quotidienne de l'éthique confucéenne dans le contexte actuel est probablement différente de ce qu'elle était à l'époque classique, mais bien peu de recherches systématiques ont été effectuées sur 1'incidence .de ces facteurs et d'autres facteurs culturels tels que la religion. La complexité de l'expérience de développement de l'Asie de l'Est est telle que, pour la comprendre, il faut dépasser l'opposition entre ce que l'on peut appeler l'école "structurelle" (institutionnelle) et l'école "culturelle". Nous avons peut-être affaire à * un ensemble unique d'expériences, compte tenu de l'interaction des trois facteurs que sont le moment de l'entrée dans le système mondial capitaliste,- les considérations géopolitiques et les. éléments culturels.. L'"avantage comparatif" dont ont bénéficié les NIC à une époque se modifie en même temps, qu'évolue l'économie mondiale. Les trois phénomènes concomitants que constituent l'accès au centre du Japon, le déclin économique des Etats-Unis et l'évolution de la philosophie du développement professée par la Chine et l'Union soviétique pourraient se traduire par une nouvelle configuration du système mondial. Dans le même temps, les institutions politiques de certains NIC sont également en train d'évoluer vers un plus grand libéralisme. Enfin, nous devons - 37 admettre que les éléments culturels ne sont pas des invariants, mais ont leur dynamique propre et qu'ils peuvent soit s'adapter spontanément au contexte général soit faire l'objet d'interventions délibérées dans le cadre de politiques gouvernementales. - 38 NOTES Gustav Pápaneck, "The Effect on Income Distribution of Developement, the Grouwth Rate and Economic Strategy", Journal of Development Economics, vol. 21 (1986). Gustav Papaneck, "The New Asian Capitalism : An Economic Portrait", dans Peter Berger et Michael Hsiao (dir. publ.), In Search of an Asian Development Model, Transaction Books, 1988. Lucian Pye, "The New East Asian Capitalism : A Political Portrait", dans Peter Berger, op. cit. Voir à cet égard l'étude de Herman Kahn. Economie Development. 1979 and Beyond. Croom Helm, 1979, en particulier les chapitres 3 et 6. S.G. Redding, "The Role of the Entrepreneur in the New Asian Capitalism", dans Peter Berger, op. cit. ; et L.P. Jones et I.L. Sakong, Government. Business and Entrepreneurship in Economic Development : The Korean Case, Harvard University Press, 1980. K. Yoshihara, "Indigenous Entrepreneurs in the Singapore Economic Review, vol. 29, n° 2 (1984). ASEAN Countries", dans Siia-In Wang, "The Application of Asian Family Values to other Socio-cultural Settings", dans Peter Berger, op. cit. ; S.N. Chan, "Family Management in Hong Kong", Hong Kong Manager. n° 6 (1970) ; et S.K. Lau, "Employment Relations in Hong Kong : Traditional or Modern ?" dans T. Liu, et al. (dir. publ.) Hong Kong : Economic, Social and Political Studies in Development, M.E. Sharpe, 1979. - 39 V. DEMOCRATIE ET CAPITALISME : LE CAS DE LA THAÏLANDE Le capitalisme est un régime économique dans lequel la production est fondée sur le profit et la valeur d'échange et régie par le libre jeu des lois du marché. Le marché est un mécanisme social de distribution des biens qui ne fait pas appel à la planification centrale, à la différence de ce qui se passe dans le socialisme. En théorie, dans un régime de marché, chacun possède ses propres moyens de production et arrive donc sur le marché en tant qu'acheteur-vendeur dans des conditions d'égalité avec les autres. Outre l'économie de marché, le capitalisme repose sur le travail salarié et le profit. Certains, en effet, ne possèdent pas leurs' propres moyens de production et, n'ayant rien d'autre à vendre que leur force de travail, doivent effectuer un travail salarié pour le compte de ceux qui détiennent les moyens de production. Dans une économie capitaliste, le travail devient lui aussi une marchandise qui s'achète et se vend sur le marché. Les trayailleurs.se disputent donc les emplois, tout comme ils disputent aux détenteurs du capital des salaires . plus élevés. Les détenteurs du capital, de leur côté, se font concurrence pour réaliser des profits. Pour résumer, en régime capitaliste, tous les groupes (vendeurs, acheteurs, producteurs et travailleurs) se font concurrence. Ce processus peut se dérouler de façon plus ou moins pacifique : tantôt la concurrence se solde par un conflit ouvert, tantôt les problèmes sont réglés par des méthodes plus ou moins pacifiques. Les solutions adoptées varient selon les situations et le contexte historique. La démocratie est un régime politique dans lequel les gouvernés bénéficient des libertés civiques et exercent directement leur souveraineté. Plus précisément, la démocratie signifie que chaque membre de la société a son mot à dire, au même titre que les autres, quand il s'agit de prendre les décisions politiques. Lorsque la taille de la société exclut la participation politique directe, il faut recourir à une forme de démocratie représentative. Tant que les représentants parlent au nom de mandants dont les intérêts sont analogues aux leurs et qu'il y a une proportionnalité entre la taille de la population et le nombre de représentants, on peut dire que le principe de la démocratie est respecté. La relation entre capitalisme et démocratie n'est pas dénuée d'ambivalence. D'une part, historiquement, la démocratie est souvent allée de pair avec le capitalisme dans les nations occidentales développées. En fait, la démocratie a été l'instrument idéologique que la classe capitaliste en voie d'émergence a utilisé pour faire valoir ses intérêts contre les privilèges solidement établis de l'aristocratie féodale. D'autre part, on peut invoquer des exemples concrets aussi bien que des arguments théoriques pour dissocier démocratie et capitalisme. Ainsi, dans certains pays foncièrement capitalistes sévit une répression politique très forte. Sur le plan théorique, d'aucuns soutiennent que puisque le capitalisme concentre la richesse entre les mains d'une minorité au détriment de la majorité, et à supposer que la démocratie ne soit pas remise en question, la majorité finira par voter l'abolition du capitalisme. D'autres estiment au contraire qu'une meilleure répartition des revenus rendra cette éventualité moins probable. Or, c'est le scénario inverse qui s'est produit dans certaines nations en développement : la minorité au pouvoir s'est employée à saper la démocratie. En tout état de cause, dans de nombreux pays en développement, le rapport entre capitalisme et démocratie est d'autant plus complexe que ni le capitalisme ni la démocratie ne sont des produits endogènes : ils ont été importés ou imposés par les pays plus développés. Il est donc important de souligner qu'historiquement, le lien entre capitalisme et démocratie a évolué différemment dans les pays occidentaux développés et dans les pays en développement non occidentaux. En général, dans ces derniers, ce n'est pas la classe capitaliste autochtone mais, souvent, les classes moyennes (y compris les intellectuels), les paysans et la classe ouvrière qui se sont réclamés de l'idéologie démocratique pour promouvoir leurs intérêts politiques. Ces classes ayant généralement une orientation socialiste, il peut en résulter une contradiction plus flagrante entre capitalisme et démocratie. - 40 Le fait que les nations en développement se situent à la périphérie du système mondial capitaliste peut encore accentuer cette antinomie. En effet, comme les nations en développement sont plus pauvres que les nations développées, leurs classes inférieures se trouvent d'autant plus défavorisées lorsque la concentration des richesses atteint des niveaux comparables à ceux observés dans les pays développés. On a également soutenu que les industries des pays en développement, moins avancées sur le plan technologique, sont aussi moins compétitives au sein du système capitaliste mondial, ce qui les oblige, pour compenser ce handicap, à moins bien rémunérer les travailleurs. Pour beaucoup, la voie idéale de la modernisation ou du développement est un gouvernement de type démocratique associé à une économie capitaliste. Il est évident qu'un tel modèle, fondé sur l'évolution historique du monde occidental, est conditionné par les schémas occidentaux. Or, à examiner de façon empirique le mode de développement et l'évolution sociale dans les pays du tiers monde, on peut se demander s'il est faisable et souhaitable d'appliquer en bloc le modèle occidental aux autres Etats-nations. Les pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine ont fait différentes expériences de démocratie dont les résultats, non moins variés, caractérisent le mode d'évolution ou de développement propre à chacun d'eux. Gela prouve que la démocratie ne peut pas surgir ex nihilo : il faut qu'existe l'infrastructure politique qui lui permettra de se développer. Il est évident que dans chaque nation, cette infrastructure est déterminée par les structures économiques et sociales et les liens avec le système capitaliste mondial. La transplantation de la démocratie peut en fait se heurter à une vive opposition de la part d'éléments tels que les élites traditionnelles, l'aristocratie foncière, certaines couches de la bureaucratie ainsi que les masses apolitiques et illettrées. L'échec de la démocratie dû à l'instabilité politique peut en outre avoir une incidence défavorable sur l'économie, d'où le recours à d'autres systèmes politiques pour stimuler le développement économique :..variantes du régime socialiste, dictature militaire ou formule hybride caractérisée par un régime fort ou semiautoritaire et une économie de marché ou de type capitaliste qui peut avoir des taux de croissance variables. Certaines nations du tiers monde ont, de fait, renoncé jusqu'ici à un régime de participation politique au profit d'une structure de pouvoir centralisée qui vise à favoriser la stabilité politique, considérée par beaucoup comme l'une des conditions d'une croissance économique soutenue. Dans le cas de la Thaïlande, c'est ce modèle de développement qui semble avoir été adopté pour le moment. Dans la section qui suit, nous retracerons brièvement l'évolution politique de la Thaïlande et ses conséquences socio-économiques, qui aboutissent à ce que l'on pourrait définir comme une semi-démocratie allant de pair avec une économie capitaliste semi-périphérique. Notre' propos est d'attirer l'attention sur la diversité des schémas de développement dans le tiers monde et, par là même, de nous demander implicitement s'il n'existe pas d'autres modèles de développement souhaitables que le modèle occidental, compte tenu de la diversité des contextes historiques et culturels dans les autres nations. '• _ Le paternalisme bienveillant. Pendant une quarantaine d'années (1932-1973), ce n'est pas la démocratie,-mais un régime dominé par les militaires qui caractérisa la vie politique en Thaïlande (16). La phase importante commença en 1957, lorsque le Maréchal Sarit Thanarat prit le pouvoir à la faveur d'un coup d'Etat. Sarit et ses successeurs purent par la suite mettre en oeuvre un mode de développement national qui préparait le terrain pour des évolutions ultérieures. Sarit considérait très probablement la démocratie comme un régime inadapté à la société thaïlandaise de l'époque. Il songeait plutôt à une structure politique à trois niveaux : le gouvernement, la bureaucratie et le peuple. Il était également convaincu qu'il fallait en priorité faire régner la loi et l'ordre, la discipline, la stabilité politique et doter le pays d'un gouvernement fort avec un exécutif fort, afin de créer les conditions nécessaires au développement économique et à l'amélioration des conditions sociales. - 41 Sarit mit donc en chantier un programme de développement national privilégiant les aspects économiques et sociaux. Dans le domaine économique, on créa le. Conseil national de. développement économique et le Ministère du développement national, chargés de mettre en place les infrastructures nécessaires. On renforça les services de planification en faisant appel à des technocrates et à des universitaires compétents pour élaborer des plans à moyen terme (5-6 ans). Dans le domaine social, on améliora sensiblement l'enseignement et la formation professionnelle, sans négliger les problèmes de la criminalité et de la dégradation des moeurs. On' fit aussi des efforts pour que le développement ait des retombées au-delà de Bangkok, la capitale. Certains des plans, il est vrai, ne furent jamais exécutés et d'autres furent réalisés hâtivement ou mal conçus. De même, on ne sut pas toujours éviter les activités de développement qui faisaient double emploi ni le gaspillage des ressources. Il convient d'indiquer que les programmes de développement national en Thaïlande bénéficièrent d'un appui financier étranger, en particulier celui des Etats-Unis et du Japon. La guerre du Viet Nam permit, grâce à l'aide américaine, de moderniser les forces armées thaïlandaises et certaines infrastructures de base, tandis que d'autres types de dépenses provoquèrent un boom dans les industries du bâtiment et les activités tertiaires. En outre, diverses mesures furent prises pour attirer les capitaux étrangers dans des secteurs tels que le textile et le montage des automobiles. En tout état de cause, le régime, de Sarit favorisa d'importants changements économiques et sociaux, qui marquèrent la première phase de la modernisation de la Thaïlande. Comme il était prévisible, la croissance démographique, l'urbanisation et l'industrialisation rapides entraînèrent de profondes mutations dans la société thaïlandaise. La production de riz diminua par rapport aux autres cultures de rapport, tandis que les exportations de produits manufacturés augmentaient régulièrement. La population active dans le secteur non agricole augmenta à un rythme beaucoup plus rapide que. la main-d'oeuvre agricole : entre 1960 et 1970, les effectifs de l'administration, des services de direction et des cadres furent presque multipliés par 10. Le revenu par habitant augmenta lui aussi régulièrement mais on observait des disparités croissantes dans la répartition des ressources. Lé progrès et l'évolution économiques entraînèrent une différenciation plus poussée dans la structure des classes en Thaïlande. Les nouvelles couches sociales comprenaient trois groupes qui jouaient un rôle central dans la dynamique du développement. Le premier groupe, appartenant à la classe moyenne, était constitué par la bourgeoisie d'affaires. La croissance de l'économie et la manne des dépenses américaines pendant la période d'intensification de la guerre du Viet Nam avaient en effet engendré une classe de nouveaux riches, tout en renforçant la position financière des milieux d'affaires traditionnels. Parallèlement, l'alliance entre l'élite politique et le patronat se renforça elle aussi, la fusion de la richesse et de la puissance conférant à ce groupe un poids accru. Le deuxième groupe se composait des ouvriers et des travailleurs du secteur tertiaire. La promotion active de l'industrie dans le cadre du plan de développement national ainsi que l'urbanisation rapide favorisèrent l'émergence d'une classe ouvrière urbaine de plus en plus nombreuse. Enfin, le troisième groupe, numériquement très important, était composé des étudiants au chômage et des migrants des zones rurales que l'économie urbaine ne pouvait absorber. Alors que, jusque-là, la bureaucratie avait été en mesure d'employer la minorité instruite, elle n'offrait plus un débouché suffisant avec le développement rapide de l'enseignement. L'émergence de ces trois groupes contribua à accentuer la différenciation entre les classes en milieu urbain. - 42 Le système politique instauré par Sarit permit certes des réalisations non négligeables dans les sphères économiques et sociales mais la faille inhérente au régime militaire finit par engendrer un formidable décalage entre les bouleversements socio-économiques et l'évolution politique. Le régime de Sarit maintenait une stabilité politique forcée, gelant ainsi toute évolution, alors que la société était en pleine mutation. Le processus de restructuration socio-économique favorisa la mobilisation sociale, conséquence du développement de l'éducation, de , l'urbanisation, de l'amélioration des communications et des transports, de la plus large diffusion des moyens d'information et de l'importance croissante des professionnels qualifiés au sein de la classe moyenne. Tous ces facteurs contribuèrent à une prise de conscience politique qui déboucha sur des revendications plus pressantes en faveur de la justice sociale et d'une plus large participation à la vie politique. Mais, le régime autoritaire, dominé par les militaires, était mal. équipé pour satisfaire les exigences des nouvelles forces sociales ; de plus, il était affaibli par des dissensions politiques internes. Il fut finalement renversé en octobre 1973 au terme de manifestations dirigées par les étudiants (17). En résumé, l'analyse qui précède montre que la croissance économique et un certain degré de développement social sont possibles dans le cadre d'un régime fort et autoritaire en Thaïlande - et ailleurs, en Corée, par exemple. Toutefois, nous avons vu également que les forces sociales engendrées par le progrès socioéconomique peuvent ensuite contester le régime autoritaire, provoquant ainsi l'effondrement du pouvoir qui avait contribué à leur émergence. Le régime de Sarit aurait dû s'adapter et relâcher sa mainmise sur le pouvoir pour satisfaire les revendications nées de la mobilisation sociale qu'avait favorisée sa propre politique de développement. La semi-démocratie. Octobre 1973 marque la fin d'une période de régime militaire à la Sarit, en même temps que le début d'une expérience démocratique qui dura environ trois ans, jusqu'en octobre 1976, et au cours de laquelle se succédèrent quatre gouvernements élus et un gouvernement semi-démocratique. Ces années ouvrent dans l'histoire de la vie politique thaïlandaise contemporaine une période de troubles et de violences, allant jusqu'à l'assassinat. Dans un tel climat, même les observateurs les plus optimistes auraient conclu que les jours de l'ouverture politique étaient comptés. On assistait à une polarisation croissante de l'idéologie politique entre la gauche et la droite.. L'analyse de Huntington sur les liens entre développement politique et déclin politique pourrait s'appliquer à cette phase de l'évolution thaïlandaise. Il y avait modernisation politique en ce sens que le niveau de conscience et de participation politiques était plus élevé mais, d'autre part, le développement politique restait insuffisant vu le manque d'institutions et de mécanismes qui- eussent pu réglementer cette participation. Le retard institutionnel était donc un facteur de "déclin". Un autre coup d'Etat sanglant, qui venait en fait en réaction contre cette période de troubles, eut lieu en octobre 1976 et ramena les militaires sur la scène politique. Quoique dirigé par un civil, le nouveau gouvernement était en réalité soutenu par les militaires. Ce gouvernement de façade dura moins d'un an, puis un autre coup d'Etat militaire vint y mettre fin. Cette succession d'événements montre que l'armée a été et reste une composante centrale dans la vie politique thaïlandaise, avec laquelle il faut compter (18). Par la suite, on a vu se mettre en place un nouveau régime politique qui prend en considération à la fois la prépondérance de l'armée sur l'échiquier, politique et les revendications des nouvelles forces sociales. Cette solution de compromis, que l'on a qualifiée de semi-démocratie, pourrait avoir encore un certain avenir dans le contexte thaïlandais. La semi-démocratie à la thaïlandaise a diverses caractéristiques qui lui sont propres. Lors de la promulgation de la nouvelle Constitution, des dispositions furent prises pour que le gouvernement reste au pouvoir aussi longtemps que - 43 possible. Tout d'abord, la constitution prévoyait que le Premier ministre n'avait pas besoin de se présenter aux élections dès lors qu'il avait le soutien du Parlement,, qui. se compose de la Chambre des représentants, dont les membres sont élus, et du Sénat, dont les membres sont nommés. Deuxièmement, la Constitution autorisait les fonctionnaires de carrière à conserver leur charge tout en assumant des fonctions dans l'appareil politique. Ces dispositions transitoires devaient s'appliquer pendant quatre ans, après quoi on se rapprocherait d'une démocratie authentique : les fonctionnaires de carrière et les militaires en activité ne seraient plus autorisés à cumuler leurs charges dans la bureaucratie et l'appareil politique, et le pouvoir du Sénat serait considérablement réduit. Bien que des tentatives de réforme constitutionnelle aient échoué à diverses reprises, la question du non-cumul des fonctions reste un problème politique. Cette semi-démocratie illustre bien le réalisme avec lequel procède la Thaïlande pour se doter de ses institutions, en fusionnant l'ancien et le nouveau. Malgré tous les changements intervenus, la structure du pouvoir et les institutions sociales sont restées en grande partie intactes. Cela est particulièrement vrai pour les bureaucraties militaires et civiles. Plusieurs facteurs expliquent cette stabilité. La Thaïlande n'a jamais été colonisée, si bien que les élites dirigeantes se sont maintenues au pouvoir sans solution de continuité. Aucune révolution sociale d'envergure, bouleversant les structures traditionnelles et éliminant les élites, ne l'a ébranlée. En outre, elle a été relativement épargnée par la deuxième guerre mondiale.: ni ses infrastructures ni ses institutions n'en ont pâti durablement. Pour toutes ces raisons, la structure du pouvoir et les élites perdurent en Thaïlande, représentant les éléments anciens dont le système politique doit s'accomoder. Parmi les éléments nouveaux, il faut compter avec le groupe désormais important des entrepreneurs et cadres de la classe moyenne et des intellectuels. Un autre groupe apparu depuis peu est celui des ouvriers syndicalisés, qui haussent de plus en plus la voix pour faire entendre leurs revendications. Dans le cadre des dispositions actuellement en vigueur, les membres de la Chambre des représentants sont élus tandis que les sénateurs sont nommés ; parmi des derniers, on compte un grand nombre d'officiers. Jusqu'ici, les premiers ministres ont été des militaires, ce qui est conforme à la tradition politique thaïlandaise, qui veut que l'on confie les rênes du pouvoir à des hommes forts. Depuis la mise, en place du gouvernement Prem Tinsulanond, on a vu se dessiner de nouvelles tendances qui ne manqueront pas d'influer sur l'avenir de la. politique thaïlandaise (19). Tout d'abord, le milieu des affaires, autrefois constitué essentiellement d'entreprises familiales, est maintenant dominé par une multitude de grandes sociétés possédant des actifs considérables, et dont beaucoup sont des entreprises en coassociation avec des capitalistes étrangers. Comme il se doit, ces sociétés ont instauré des relations de travail avec le gouvernement en place et ne sont guère favorables aux changements susceptibles de remettre en cause la stabilité politique. Le milieu.des affaires participe donc à la vie politique pour garantir sa propre survie. Outre les rapports traditionnels de clientélisme, les hommes d'affaires participent directement à la vie politique en adhérant à des partis, en se présentant aux élections, voire en occupant des fonctions ministérielles, formant ainsi une nouvelle élite politique. . Deuxièmement, il se peut que l'époque des coups d'Etat soit,à jamais révolue. Leur multiplication au cours de la période récente, en particulier entre 1973 et 1976, a peut-être fait prendre conscience aux Thaïlandais que l'édifice social ne peut plus supporter des bouleversements politiques aussi soudains. En outre,, comme l'appareil militaire est maintenant morcelé en plusieurs tendances et que les institutions traditionnelles interviennent, en période de crise, pour désamorcer les conflits, le succès d'un éventuel coup d'Etat est devenu politiquement beaucoup plus aléatoire, sinon impossible. La crainte d'un échec a favorisé la stabilité politique, aussi illusoire soit-elle. - 44 Troisièmement, la culture et la vie politiques thaïlandaises ont gagné globalement en maturité. Toutes les parties concernées ont désormais recours au compromis et la contestation s'exprime de façon plus élaborée et plus pacifique. Les politiciens évitent en général de s'aliéner l'appareil militaire. Il est fort possible, d'autre part, qu'il y ait eu un revirement parmi les militaires, dont beaucoup voient dans la démocratie un mode de gouvernement qu'il convient de promouvoir en Thaïlande. Enfin, l'affaiblissement du mouvement d'insurrection communiste, s'accompagnant de la reddition de nombreux cadres, a engendré un climat de paix et d'unité nationale. La modernisation ou le développement politique peut se définir de maintes façons. Les uns y voient un processus d'institutionnalisation, les autres mettent surtout l'accent sur les changements politiques qui vont dans la direction jugée souhaitable, le système occidental étant en l'occurrence la référence ; d'autres encore soutiennent que ce modèle ne peut être repris tel quel, chaque nation ayant son histoire et sa culture propres, et qu'il convient donc d'élaborer une variante dé la démocratie. L'égalité, la différenciation structurelle, la spécificité fonctionnelle et la capacité qu'a le régime politique d'être opérant dans une situation marquée par le "syndrome du développement" : telles sont certaines des notions fondamentales qui caractérisent le développement politique (20). On peut dire que le développement politique commence par le rapprochement de communautés composées de personnes appartenant à des classes, des ethnies, des religions et des cultures différentes, qui se fondent progressivement en une vaste entité appelée 1'Etat-nation. Cette première étape dans le processus d'édification nationale suppose qu'un effort soit fait pour unifier les territoires et les peuples en un tout cohérent, coiffé par un pouvoir central jugé acceptable ou capable de se faire obéir. L'action entreprise par le roi Chulalongkorn de Thaïlande pour transformer le royaume traditionnel en un Etat-nation plus moderne, s'inspirant du modèle occidental, illustre bien cette phase. Cependant, après l'unification nationale, le processus,de développement politique comporte deux étapes difficiles à franchir : l'adaptation et la participation. Par adaptation, on entend la capacité du régime politique de répondre aux exigences de la société. Les revendications les plus importantes et les plus évidentes portent sur les besoins essentiels tels que la nourriture et le logement. Mais les besoins .matériels sont relatifs. Alors que dans de nombreux pays du tiers monde, la nécessité immédiate est de réduire le niveau de La pauvreté absolue, ailleurs la croissance économique engendre des prétentions à un niveau de vie et à une qualité de vie toujours plus élevés. En outre, au sein d'une même nation, le dénuement relatif de certaines classes par rapport à d'autres fait naître de nouvelles revendications. Dans cette optique, le développement politique peut se définir comme la capacité du pouvoir de satisfaire les exigences des différents groupes. Mais les revendications ne portent pas uniquement sur les aspects matériels de l'existence ; elles englobent aussi des besoins plus abstraits tels que la citoyenneté, la garantie des libertés civiques et le droit de participer à la prise de décision. Ces éléments constitutifs des droits et des libertés font également partie des revendications qu'un gouvernement doit satisfaire. Paradoxalement, il semble que le progrès économique et la montée des revendications politiques aillent de pair dans certains pays comme la Corée : plus un régime politique réussit à satisfaire les besoins matériels du peuple, plus il devient vulnérable. Les revendications abstraites sont directement liées à la participation, autre condition du développement politique. Quelles que soient la' forme ou les modalités de cette participation, il s'agit fondamentalement de permettre aux membres de la société de jouer un rôle en élisant des représentants par l'intermédiaire desquels ils puissent, ou pensent qu'ils peuvent avoir un mot à dire dans - 45 la répartition des ressources. Certes, aucun régime n'offre de mécanisme de participation parfaite mais, en termes relatifs, les régimes politiques plus ouverts seront mieux à même de faire droit aux exigences de participation. Le cas de la Thaïlande représente un compromis entre l'ancien et le nouveau régimes politiques et une volonté de concilier les impératifs de croissance économique et de participation politique. Pour le moment, cette évolution correspond à une économie politique caractérisée par une semi-démocratie et un capitalisme périphérique. Cette semi-démocratie, qui repose sur l'appareil militaire, la bureaucratie et la nouvelle classe moyenne, fonctionne depuis huit ans. Certains soutiennent que la "Voie du milieu", tendance du Bouddhisme qui constitue l'héritage religieux des Thaïlandais, n'est pas sans avoir influencé cette formule de compromis. Toutefois, la dynamique créée par la double exigence d'adaptation et de participation restera un facteur de changement, qui contribuera à faire évoluer ce compromis. Economiquement, le problème de l'inégale répartition du revenu entre les zones urbaines et rurales et entre la ville de Bangkok et le reste du pays risque d'accentuer la polarisation de la structure sociale. La reprise que connaît depuis peu l'économie thaïlandaise, appelée à s'intégrer plus étroitement au système mondial capitaliste, pourrait bien aggraver ces disparités. Politiquement, il semble que l'on assiste à une fragmentation croissante au sein du Parlement, ce qui risque de compromettre la stabilité politique. En outre, la question de l'élection du Premier ministre au suffrage direct et celle d'une séparation plus nette des pouvoirs entre le législatif et l'exécutif restent très controversées. Certains réclament donc une amélioration du régime, afin qu'il réponde mieux aux besoins tout en garantissant une plus grande participation. Seul l'avenir dira si la Thaïlande peut continuer de tout concilier. A ce stade de son évolution politique, elle est plus ou moins parvenue à fusionner l'ancien et le nouveau, mais le succès de la prochaine étape dépendra du rôle dynamique que le pays jouera dans l'économie mondiale et dans la recherche de l'harmonie politique régionale (c'est-à-dire en Asie du Sud-Est), ces deux facteurs ayant une incidence sur son évolution nationale. - 46 NOTES 16. Toru Yano, "Sarit and Thailand's Economics, vol. 6, n° 3 (1968). Pro-American Policy", 17. Saneh Chamarik, "The October 14 Revolution", Thammasat University Journal, vol. 3, n° 3 (1974). 18. Ben Anderson, "Withdrawl Symptons : Social and Cultural Aspects of the October 6 Coup", Bulletin of Concerned Asian Scholars, vol. 9, n° 3 (1977). 19. Likhit Ohiravegin, Thai Politics : Selected Aspects Change, Bangkok, Tri-Sciences Publishing House, 1985. 20. Samuel Huntington, Political Order in Changing Societies. Yala University Press, 1975. of The Developing Development and - 47 VI. UNE VISION INTERNE DU DEVELOPPEMENT : LES PHILIPPINES En 1985, de nombreux spécialistes des secteurs public et privé des Philippines se sont réunis pour procéder à un examen . approfondi de la crise actuelle dans l'espoir de définir un nouveau cadre général destiné à orienter les activités ultérieures d'analyse, de planification et de mise en oeuvre du développement national. Ce projet visait aussi à favoriser un large échange de vues entre tous les secteurs de la société sur la question d'une idéologie nationale. Cette démarche s'apparente à ce qu'on appelle "Panchasila" en Indonésie et "Rukum Negara" en Malaisie, ou encore au processus de structuration de l'idéologie nationale à Singapour. Contrairement à ce qui se passe dans ces trois pays, où cette réflexion est organisée par l'Etat, aux Philippines, c'est le secteur privé qui en prend l'initiative. Nous nous efforcerons de résumer ici les principales caractéristiques du premier rapport auquel a donné lieu ce projet et de les relier à certains thèmes fondamentaux des études et de la planification du développement. D'une certaine manière, ce projet, destiné à dégager une certaine idée de la nation, a pour origine une étude novatrice réalisée en 1980 sur les indicateurs sociaux, dont il ressortait que l'on ne pouvait plus se satisfaire, pour évaluer le développement, des mesures économiques traditionnelles (21). Cependant, le projet dont il est question ici n'a pas pour objet d'élaborer des indicateurs mais de proposer une approche théorique du développement global en cherchant à définir un certain nombre d'objectifs en fonction d'une idéologie jugée souhaitable, et à établir une relation entre les macro-institutions et les micro-variables telles que la vie familiale et les modes de comportement individuels. A en juger par le cadre analytique proposé, il s'agit d'une approche axiologique et évolutionniste qui tend à harmoniser les besoins, les objectifs, les orientations et les valeurs afin d'instaurer un ordre social équilibré, et fait une place fondamentale au pluralisme et à l'entraide, l'Etat étant appelé à jouer un rôle de catalyseur en ouvrant la voie à l'initiative privée (22). La crise du développement. Le projet commence par une analyse des multiples dimensions de la crise à la lumière de l'histoire sociale des Philippines. L'un des problèmes socioculturels qui se posent actuellement dans ce pays est celui de l'intégration de la sous-culture moderne (celle de l'élite) et de la sous-culture de masse plus traditionnelle. Les modalités précises d'une telle intégration restent à définir, mais du moins a-t-on conscience que les institutions de base que sont la famille, l'école et l'église n'y suffisent plus. Le déséquilibre grandissant entre les deux sous-cultures s'exprime par le fait que la frustration des couches défavorisées croît au même rythme que son attente. Cette dualité de la structure sociale incite à s'interroger sur les aspects négatifs de la modernisation : peut-être l'influence économique occidentale, les médias occidentaux et les modes de vie de l'élite éduquée vont-ils à 1'encontre d'un "développement authentique". Les autres préoccupations sociales sont la corruption très répandue tant dans le secteur public que dans le secteur privé, l'augmentation constante de la criminalité et de la violence, l'abus des drogues, le mépris des lois relatives au mariage, la pornographie flagrante et le développement de l'industrie qui s'y rattache. Les problèmes économiques des Philippines sont bien connus : énormité de la dette extérieure, qui équivaut quasiment au produit national brut, déficit croissant de la balance des paiements, dépréciation constante de la monnaie. Le pouvoir d'achat n'a cessé de baisser et les taux de chômage et de sous-emploi sont très élevés. De plus, la répartition des richesses et des revenus est très déséquilibrée. Autres préoccupations : les facteurs socioculturels qui freinent la productivité, et la nécessité d'équilibrer les investissements en vue de la croissance industrielle et lés investissements destinés à soutenir les secteurs traditionnels de l'économie de subsistance. - 48 Un des thèmes abordés dans le cadre du projet est l'instabilité politique en général et en particulier celle qui a prévalu du temps de Marcos. A mesure que l'opposition populaire va croissant, la rue se substitue au Parlement et l'on voit naître des organisations de masse qui défendent telle ou telle cause. On observe aussi une militarisation accrue, faisant peser la menace constante d'insurrection. Les administrations publiques sont perçues comme incompétentes et corrompues et les violations des droits de l'homme sont monnaie! courante. Depuis l'arrivée au pouvoir du gouvernement Aquino, la situation politique est plus stable et le gouvernement jouit d'une légitimité accrue, mais les autres sujets de préoccupation demeurent, notamment l'incidence des relations de dépendance à l'égard du monde extérieur sur la perception de la souveraineté nationale. Le mode de développement des Philippines se caractérise par l'écart entre les aspirations et les besoins croissants de la population et la lenteur avec laquelle l'Etat et la société y répondent. Pour les tenants, la stratégie qui consiste à moderniser l'économie, cet écart peut être comblé grâce à l'aide économique, aux investissements et au transfert de technologie occidentale novatrice. Toutefois, les principaux bénéficiaires de la modernisation sont les élites urbaines, entre les mains desquelles sont souvent concentrées aussi les terres, cependant que, dans les secteurs de l'économie de subsistance, le principal changement enregistré à été l'augmentation rapide de la population, la dualité de la structure sociale, l'éloignement des points de pénétration des innovations occidentales et l'absence de véritable réforme agraire ayant empêché ces secteurs de bénéficier de la modernisation de l'agriculture. Plusieurs facteurs ont aggravé encore la situation : le manque d'homogénéité culturelle, le manque d'expérience historique d'ordres sociaux plus élaborés que la famille et le, clan, la faiblesse du contrôle exercé par l'Etat dans les domaines de l'économie, de l'éducation et de l'information, une certaine désinvolture à l'égard du travail que permettait, à l'origine, la richesse du milieu naturel, enfin l'attitude traditionnellement soumise des masses employées dans le secteur de l'économie de subsistance. Ce serait donc, de l'avis des responsables du projet, une erreur de croire que les seuls facteurs de production (hommes, ressources et capital) suffiront à assurer le développement des Philippines. Le sous-développement existe parce qu'il n'y pas eu synergie efficace des systèmes social, économique, politique et culturel. Après tout, des pays comme le Japon ou la Corée, bien moins riches en ressources, ont beaucoup mieux réussi à se développer dans des délais relativement plus courts. Le graphique qui figure à la page suivante, pour exagérément simpliste qu'il puisse être, résume la façon dont les auteurs du projet expliquent la ¿rise de la société philippine (23). La thèse soutenue est la suivante : la "modernisation" rapide de l'élite a partiellement déraciné une population mal préparée et a entraîné de vastes migrations vers les villes, où l'économie urbaine n'a pas été capable d'absorber une main-d'oeuvre en expansion rapide. L'éducation et la formation d'une grande partie de cette main-d'oeuvre ont été maintenues à un niveau minimal afin de justifier la politique officielle de bas salaires ; or, cette façon de procéder fait obstacle à une véritable industrialisation, qui suppose une main-d'oeuvre urbaine bien structurée et qualifiée à tous les niveaux. La faible productivité résulte donc d'un ensemble de facteurs - attitude peu satisfaisante envers le travail, manque de formation et salaires très bas - qui; par ailleurs, sont de nature à favoriser l'agitation sociale. Ces politiques et ces méthodes ont inévitablement creusé les écarts entre les classes sociales. Les pauvres deviennent encore plus pauvres et ce d'autant plus qu'ils perdent souvent tout contact avec le milieu rural où ils parvenaient à survivre. Par ailleurs, l'alliance de l'élite au pouvoir avec des éléments de l'élite économique aboutit à la constitution de monopoles et à une concentration accrue des richesses entre les mains de quelques-uns. Une consommation ostentatoire devient symbole dé prestige et les médias présentent ce mode de vie au reste de la population, dont la frustration croît au même rythme que son attente. CO tí Ol Xi u M cu •o cu w »CO •ri o o t-l n cu tí •ri O O fi •ri PH CO Ol c*» tí '. • • . »cu cu — fi > CU TJ cd t-l fi (!) 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S > •ri O rri 6 •ri CU P & •ri Pi cd fi M GO O •d fi »eu 4J 4J CU 4-1 X CMU cd •ri t-l cd •d o Di t-l •ri O t-l cd » »CU rri rri a »cu t-l CJ o 03 •ri cd 03 tí CU 4J »CU CU CU TJ • Ö tí o t-l P e p *d \ cu cd 4J t-l cu i-> t-l 03 > p cd 4-> •ri \ \ CU t-l > co > 4-> •ri cd tí cd o CJ cu «cu CJ •- tí cu cu tí U cd CO 03 •H O U CJ tJ co cu CJ CU rri CJ •d cd 4J cu t-l p •d •H t-l 03 P 03 fi p 03 /cd Q) ion •ri • cd E cu « '«• »CU co co cd D 03 4J O •ri tí cd cu 03 > O _ P O 4-> •ri O •ri cu u tion les e con nopol ferte - 50 Les efforts de l'Etat pour promouvoir le développement se caractérisent par une planification déséquilibrée, un manque de vigueur dans l'application des décisions, le clientélisme et l'irresponsabilité dans le domaine financier. Pour les populations qui vivent d'une économie de subsistance et les pauvres des zones urbaines, le contraste entre les images de luxe que projettent les médias, les promesses séduisantes des hommes politiques et l'absence quasi totale d'amélioration de leurs conditions de vie est source de frustrations considérables. L'esprit de tolérance, la nature pacifique et l'endurance traditionnelle du peuple philippin sont battus en brèche par les médias qui. ne cessent de présenter la brutalité et la violence comme des solutions aux problèmes. Aussi les auteurs du projet se déclarent-ils très préoccupés par les conséquences de tous ces déséquilibres qui pourraient, comme indiqué dans le diagramme, déboucher sur des scénarios de "développement", radicalement différents, dont certains se sont déjà concrétisés ailleurs. Le développement : postulats et objectifs. Reconnaissant que la stratégie traditionnelle de modernisation économique n'a réussi ni à satisfaire les besoins essentiels des masses défavorisées, ni à aider les différents secteurs de la société à mettre chacun au point une stratégie spécifique, fondée sur la culture, pour faire face au changement, les auteurs du projet ont identifié un certain nombre de postulats et d'objectifs jugés essentiels pour le développement de la société, ou développement "authentique". Les principaux postulats sont les suivants : (1) les objectifs de la société doivent être en rapport avec ses caractéristiques culturelles ; (2) les structures et processus caractérisant la société globale doivent trouver leur expression dans le comportement des institutions et des individus ; (3) il existe une éthique générale (ou conscience collective) qui vise au bien-être et de la société et de l'individu. Cette éthique s'appuie sur la notion de "bien commun", lequel peut être défini en termes de "solidarité" (coopération) et d'"entraide" (les forts aidant les.faibles) ; (4) la société a besoin d'un ensemble de valeurs culturelles favorisant l'intégration et susceptibles d'être élevées au rang d'idéologie nationale, les principales étant la justice sociale et l'intégrité culturelle, jugées l'une et l'autre indispensables à une plus grande coopération au sein de la société. A la justice sociale et à l'intégrité nationale ou culturelle correspondent en termes de développement des objectifs intermédiaires, tels que l'équilibre, la participation, la coopération, l'autonomie, l'accès, le pluralisme, les technologies appropriées et la productivité. Les auteurs du projet considèrent que les postulats et les objectifs qu'ils proposent doivent être évalués en fonction notamment de "l'approche des besoins essentiels", consistant à opérer des choix privilégiant les pauvres, des dualités socio-économiques et d'une approche progressive de la transformation des institutions sociales qui freinent la croissance. L'accent doit par ailleurs être mis sur les conséquences non seulement socioculturelles mais aussi économique du changement et sur la sensibilité à l'innovation culturelle, et plus particulièrement au transfert de technologie, aux systèmes d'apprentissage et à la diffusion de l'information. Les principaux objectifs identifies sont au nombre de cinq. Le premier est l'autonomie, autrement dit la capacité de la population de se mobiliser sans compter de façon excessive sur l'aide de l'Etat ou l'aide étrangère. L'autonomie doit avoir pour complément la coopération au sein de la société et un ordre social équitable. Le deuxième est 1'intégration, à savoir d'une part la réalisation harmonieuse et collective d'activités interdépendantes visant à atteindre des objectifs sociaux communs, et, d'autre part l'unité des objectifs poursuivis par divers groupes culturels et classes liés par des sentiments nationalistes. Le troisième objectif est la justice sociale, élément fondamental du développement social, qui se traduit par la répartition équitable des moyens de production et de la production proprement dite. Sur le plan politique, justice sociale signifie - 51 partage du pouvoir alors que sur-—lë~"pïân de l'ordre moral, elle signifie reconnaissance-de la dignité de l'homme ou respect des droits de l'homme. De plus, la justice sociale est égalitariste car elle exige un certain degré de discrimination inverse fondée sur le besoin et non pas sur le mérite, et implique en conséquence que les défavorisés, soient privilégiés. Le quatrième objectif est la participation considérée à la fois comme un but impliquant la répartition équitable du revenu national et l'égalité des chances, et comme un moyen au service du développement, la population prenant une large part à la prise des décisions. Enfin, le cinquième objectif est l'équité au regard de la qualité de la vie, dans ses aspects quantitatifs et qualitatifs. Une vision de l'avenir. Les auteurs du projet, tenant compte des principes énoncés ci-dessus et préconisant une approche evolutionniste et non pas révolutionnaire de la prochaine phase du développement des Philippines, ont élaboré à titre indicatif un modèle d'ordre social et de développement. L'ordre social général comprend l'Etat, les institutions et la population (qui regroupe le secteur en cours de modernisation et le secteur traditionnel). Les objectifs politiques, économiques, sociaux et écologiques intéressent toutes ces catégories à la fois. Sur le plan politique, la vision globale projetée est celle d'une démocratie représentative caractérisée par l'équilibre des pouvoirs de l'exécutif et du" Parlement, et une administration motivée, les institutions politiques centrales oeuvrant en coordination avec les autorités locales pour exercer une action à double sens : les élites doivent prendre des initiatives allant dans le sens de l'équité et de la participation, et les secteurs traditionnels doivent prendre une conscience accrue de la dimension institutionnelle ou nationale du développement. Sur le plan économique, les auteurs du projet envisagent une croissance de l'économie de marché assortie d'un partenariat social. Il incombe à l'Etat de prendre les mesures institutionnelles et juridiques nécessaires pour instaurer un tel partenariat dans les domaines de la production, de la distribution et de la consommation. Les élites peuvent jouer un rôle à cet égard en veillant à ce qu'un équilibre soit respecté entre l'intensification de la production destinée à l'exportation et la croissance du marché intérieur. La productivité des secteurs traditionnels doit être accrue pour permettre leur articulation plus étroite avec le secteur moderne. Sur le plan social, la priorité réside dans le renforcement de l'identité nationale et de sa cohésion. Dans cette perspective, l'Etat doit faciliter une évolution sociale équilibrée acceptable par les divers éléments de la population et, parallèlement, informer les jeunes et le public des objectifs de développement en partant des réalités socioculturelles. Les élites pourraient contribuer à accélérer le développement de la classe moyenne en diversifiant leurs activités économiques. Dans le secteur traditionnel, il importe, pour réduire les migrations excessives vers les villes, d'améliorer la qualité de la vie et l'idée qu'ont d'elles-mêmes les populations. Dans le domaine de l'environnement, il faut utiliser plus rationnellement les ressources naturelles et préserver l'équilibre écologique. Les pouvoirs publics doivent fournir le cadre d'une utilisation équitable des sols en assurant une planification et un contrôle efficaces au niveau régional. Les élites et le secteur traditionnel peuvent les uns et les autres contribuer à une meilleure utilisation des ressources naturelles aux fins d'une plus grande autonomie. Pour les chercheurs qui s'intéressent au développement, lés objectifs généraux précédemment résumés sont familiers, mais demeurent autant de formulations abstraites. Les décideurs et les planificateurs ont conscience de leur importance mais savent qu'ils ne peuvent être aisément traduits en actes. Quant aux esprits critiques, la toute première question qu'ils posent est de savoir qui doit 52 proceder à la réflexion globale sur le développement de la société qui doit nécessairement précéder la.mise en oeuvre d'une quelconque politique. Après tout, les politiciens, selon l'idée qu'on en a généralement, recherchent le pouvoir et obéissent à des intérêts à court terme. Les fonctionnaires ne sont pas suffisamment bien rémunérés pour se consacrer durablement et avec dévouement à l'accomplissement de leur tâche. Le secteur des affaires se préoccupe de faire des bénéfices et est largement dépourvu de toute conscience sociale. Les universitaires sont des experts dans leurs domaines mais ils sont mal à l'aise quand leurs idées sont confrontées à des réalités complexes et à des défis concrets qui appellent des décisions. Enfin et surtout, l'ensemble de la population a trop à faire pour simplement assurer sa survie et est trop peu instruite pour seulement formuler ses intérêts et revendications. La réponse la plus courante à la question posée plus haut est donc : le gouvernement. Cependant, dans le meilleur des cas et dans la plupart des nations, le gouvernement ne peut que faciliter les choses ; la tâche est trop complexe et exige la participation de nombreux secteurs. De plus, dans un pays comme les Philippines, où à l'absence d'homogénéité culturelle et à des héritages coloniaux successifs s'ajoutent les séquelles d'un développement fallacieux, il semble très difficile de trouver la masse critique voulue pour mener la tâche à bien. Cependant, tout n'est pas perdu. Le projet "Une certaine idée de la nation", loin de retomber dans l'oubli après avoir été lancé, a en fait connu un certain essor avec l'accession au pouvoir du gouvernement Aquino. Incontestablement, l'exercice du "pouvoir du peuple" qui a contribué à cette accession a témoigné d'un sens de l'unité qui suggère une renaissance de la nation. A l'initiative de la revue Solidarity, 11 séminaires consacrés à l'avenir des Philippines, qui ont attiré de nombreux participants, ont eu lieu de mars 1986 à février 1987 et ont débouché sur un rapport intitulé "A Filippino Agenda for the 21st Century" (Un programme pour les Philippins au XXIe siècle) (24). Un certain nombre de notions fondamentales figurant dans le rapport "Une certaine idée de la nation", sont reprises dans ce document, qui traite de questions aussi diverses que la culture, la langue, la communication, la réforme agraire, la sécurité militaire et nationale, la fonction publique, le système judiciaire,, l'avenir de l'environnement et le millénaire du Pacifique. A la différence du rapport, le "Programme" énonce une série de principes d'action à l'intention des secteurs public et privé. S'il est encore trop tôt pour dire quels seront les effets concrets de ce partenariat gouvernement-population sur le développement de la société, il semble bien qu'il existe désormais une masse critique favorable à la quête d'une identité nationale et d'une croissance équilibrée. En ce qui concerne la planification du; développement, de nombreux pays de par le monde ont, appris à leurs dépens que l'approche moniste de la modernisation économique a ses limites et qu'un "développement socioculturel" est indispensable. 'S'agissant de la prochaine étape, la question, du moins en principe, n'est pas de savoir que faire, mais comment le faire. Vers un développement intégré ? Il convient de distinguer entre le "développement réel", c'est-à-dire de façon dont les choses se passent effectivement dans une société nationale et le "développement jugé souhaitable", c'est-à-dire la façon dont certains des principaux acteurs sociaux souhaitent ou escomptent qu'elles se passeront. Aux Philippines et~ ailleurs, assimiler le développement souhaitable à la croissance économique est une démarche aujourd'hui trop discréditée pour qu'il soit -besoin de la réfuter longuement, quelle que soit la place qu'elle occupe encore dans le discours politique. De même l'amalgame entre développement et "industrialisation" ou "modernisation" fait depuis quelque temps l'objet de critiques justifiées. Adopter la première démarche, c'est mettre l'accent sur un impératif qui ne sert pas véritablement le développement quand on lui accorde une priorité absolue et aveugle. Quant aux conceptions traditionnelles de la "modernisation" elles ont des connotations ethnocentriques qui, une fois reconnues, sont devenues de plus en plus inacceptables. D'où l'intérêt croissant porté depuis quelques années à. l'approche "intégrée" ou "unifiée" de l'analyse et de la planification du développement, dont nous allons maintenant, en partant du cas des Philippines, tenter d'expliquer en quoi elle consiste de l'avis général. -.53 Une approche intégrée ou unifiée implique un effort d!identification et de compréhension des relations entre toutes les composantes significatives d'un système de développement national. Cette compréhension est considérée comme une condition indispensable à la formulation de politiques et.de stratégies qui permettront d'intervenir plus efficacement pour donner effet à des valeurs reconnues à l'échelon national et international. L'approche unifiée suppose deux façons complémentaires d'envisager le développement : (1) comme un progrès vers la réalisation d'objectifs, spécifiques fondés sur des valeurs sociétales ; et (2) comme l'ensemble des changements sociaux interdépendants qui rend le progrès possible. La première conception du développement suppose qu'une société a le droit et la capacité de faire des choix et d'imposer des sacrifices en recourant au consensus. La deuxième implique que le développement est un phénomène pouvant faire l'objet d'un diagnostic et d'hypothèses objectives concernant les relations entre tel et tel facteur et les conséquences du changement sur les principales composantes du système (25). De ce point de vue, le "développement" n'est ni un processus unique et uniforme ni une dimension du changement, et il ne peut signifier la transformation des nations dites "en développement" en répliques de pays aujourd'hui dits "développés". Toutes les sociétés nationales sont d'une certaine façon en développement et, en même temps, toutes essayent de résoudre des contradictions et de pallier des inconvénients qui résultent de leur propre évolution sociale. Il n'y a pas de raison de s'attendre que leurs efforts débouchent sur un avenir uniforme et que cet "avenir", quelle qu'en soit la définition, sera stable. Certains pensent qu'une des grandes difficultés que pose le développement consiste à équilibrer de façon satisfaisante les ressources consacrées aux objectifs économiques et celles qu'on alloue aux objectifs sociaux. Ce point de vue est peut-être trop simpliste, voire trompeur d'une certaine, façon car il détourne l'attention des véritables facteurs qui déterminent l'attribution de ces ressources. La véritable concurrence.est peut-être moins entre 1'économique et le social qu'entre ces deux domaines et certaines dépenses qui ne visent ni à favoriser la croissance ni à augmenter le bien-être, à savoir par exemple le surarmement, la construction de bâtiments publics et le financement de groupes d'intérêts puissants. De plus, les allocations de ressources sont, des moyens pour parvenir à des fins qu'en réalité et en dernière analyse, elles ne servent pas toujours de la façon escomptée. Il suffit pour s'en convaincre de songer aux difficultés que rencontrent certaines nations pour avoir soit privilégié l'économique, aggravant ainsi l'.agitation sociale et les inégalités, soit trop insisté sur le social, compromettant de ce fait la croissance économique. Peut-être, dans les deux cas, l'erreur commise a-t-elle été non pas d'avoir privilégié l'un ou l'autre aspect, mais de ne pas avoir mis l'accent là où il fallait, soit parce que l'on a considéré la production comme une fin en soi sans tenir suffisamment compte des mécanismes du marché, soit parce que l'on s'est attaché davantage à ce que les gens reçoivent sous la forme de services et de subventions qu'à ce qu'ils font. Exemple cité dans le rapport "Une certaine idée de la nation" : le système éducatif aliénant mis en place aux Philippines qui, faute d'une articulation suffisante avec le développement endogène et le monde du travail, a conduit à un académisme excessif, à une orientation trop marquée vers l'étranger et à l'exode des compétences. , L'approche intégrée n'implique pas l'existence d'un ensemble détaillé, de critères du développement universellement valables. Toutefois, il peut y avoir un minimum de critères généralement acceptés permettant d'évaluer les différents modes de développement, le principal étant la mesure dans laquelle ils permettent à une société de .fonctionner durablement pour le bien-être de tous ses membres. - 54 Dans le cas des Philippines, les critères retenus sont ; (1) l'autonomie nationale, (2) la participation, (3) la production, (4) la distribution, (5) la consommation, (6) l'environnement et (7) les relations humaines qui favorisent la solidarité, la sécurité, l'épanouissement de la personnalité et la liberté. La nature et la portée de chacun de ces critères varient naturellement selon les cas, de même que les relations complexes d'interdépendance existant entre eux. Ce sont ces relations complexes qui rendent délicate une analyse rationnelle du développement, qui suppose des choix au stade de la planification. Evalués en fonction de ces critères, certains modes de développement peuvent se révéler viables mais non acceptables par la société, et d'autres acceptables mais non viables. Autrement dit, s'il y a trop grande incompatibilité entre ces critères, le mode de développement ne sera pas viable. Par ailleurs, si les choix s'effectuent séparément, ils risquent d'être dangereusement contradictoires. La capacité de choisir un mode de développement autonome détermine la possibilité de faire des choix dans tous les autres domaines. Si une nation accepte la place qu'elle occupe dans l'ordre international existant, elle risque, à supposer que cette position soit défavorable, de ; connaître pendant longtemps un type de développement dépendant, les décisions concernant la production et la consommation lui échappant dans une large mesure. De plus, elle ne pourra peut-être pas tolérer des formes de participation qui risquent de remettre en cause les structures établies de la production et de la consommation. Un des problèmes qui, de l'avis général, se pose aux Philippines est le mode de développement passif et dépendant qui est le sien et qui conduit à1-s'interroger sur l'avenir à long terme" de la nation. Par ailleurs, aucune nation qui se veut réaliste ne peut opter pour l'autonomie totale ; elle doit manoeuvrer en fonction de la position qu'elle occupe de fait dans l'ordre international. Un style de développement qui combinerait une large autonomie, un large recours à l'aide économique extérieure et une large ouverture sur les autres formes de culture et de consommation constituerait un modèle idéal, trop idéal probablement pour être viable. La participation est l'un des domaines qui appellent les choix les plus difficiles et les plus fondamentaux; Elle pose aux décideurs et planificateurs politiques des questions très difficiles à résoudre : qui opère les choix ? Comment ces choix sont-ils appliqués ? La participation est-elle avant tout un moyen ou une fin ?: Quand la participation est imposée d'en haut, elle devient mobilisation. Quand elle naît de la base, elle vise en général essentiellement la distribution. La véritable participation est un processus qui fait prendre aux gens une conscience accrue des valeurs et des problèmes, les met «davantage en mesure de faire des choix, d'infléchir le contenu du développement, d'inventer de nouvelles façons de faire et aussi de sauvegarder leur droit à une part équitable des fruits du développement. Jusqu'à présent, aux Philippines et ailleurs, un tel processus reste à l'état d'idéal auquel on aspire. Il se pourrait bien cependant que la concrétisation de cet idéal soit, en dernière analyse, la condition essentielle d'un mode de développement acceptable. Les niveaux de production aux Philippines et dans de nombreuses autres régions du tiers monde sont trop bas pour être compatibles avec un mode de développement jugé souhaitable. Autrement dit, la production doit être beaucoup plus systématiquement axée sur la satisfaction des besoins essentiels de l'homme, tout en évitant au maximum la dégradation de l'environnement et le gaspillage des ressources naturelles. Cependant, pour accroître la production, il peut être nécessaire de procéder dans la société a des changements structurels difficiles à opérer. Les choix dans le domaine de la production supposent des choix compatibles en matière de distribution et de consommation, domaines dans lesquels les politiques suivies dans le passé sont loin d'avoir été cohérentes et équitables," la nature des biens et services produits et la répartition du. pouvoir, étant incompatibles avec une redistribution répondant aux besoins essentiels de la population ce, en particulier, en ce qui concerne les biens de consommation de fabrication industrielle, le logement et l'éducation. -ssii se peut que des choix visant à préserver un mode de vie "traditionnel", censé être en harmonie avec la nature et favoriser l'intégration sociale, ne soient en fait ni réalisables ni justifiés, eu égard à l'évolution rapide de l'environnement social. Dans ces conditions, une analyse, empirique très poussée s'impose afin de déterminer ce qu'il faut préserver et pourquoi, avant de se préoccuper des moyens de le faire. Comme l'ont souligné les responsables du projet "Une certaine idée de la nation", certains aspects de la culture traditionnelle ne sont pas compatibles avec le mode de développement et de transformation sociale jugé souhaitable.' • . - 56 VII. CONCLUSIONS Tout passage à un mode ou un rythme de développement plus acceptable suppose deux conditions. Premièrement, il faut élargir la conception même du processus de développement et considérer ce dernier comme un système complexe de changement de la société mettant en jeu une série de forces interdépendantes : sociales, politiques et économiques. A cet égard, le présent document appelle l'attention sur l'intérêt de la notion de système - monde capitaliste, qui permet de prendre en compte l'interaction de la dynamique interne de 1'Etat-nation et de la dynamique extérieure de l'ordre international pour mieux expliquer, fût-ce de façon partielle, le mode de développement réel. Cette approche systémique est illustrée par une brève étude des styles de développement du Japon et de la Chine, et complétée par une réflexion sur le modèle de développement de l'Asie de l'Est, dans laquelle nous avons tenté d'adopter une perspective plus équilibrée concernant le rôle de la culture dans le développement, en soulignant qu'il existe bien des relations complexes entre le contexte économico-politique mondial, les facteurs institutionnels ou les relations entre l'Etat et la société, et les traditions culturelles, en l'occurrence le néo-confucianisme. L'étude du développement récent de l'économie politique en Thaïlande montre comment la rencontre de l'Orient et de l'Occident produit, un modèle transitoire combinant de façon hybride démocratie et capitalisme. Nous avons pris l'exemple des Philippines et de leur mode de développement réel et souhaité pour illustrer brièvement certains aspects fondamentaux de la recherche d'une approche intégrée ou unifiée de l'étude du développement. Deuxièmement, une connaissance plus approfondie du processus de développement peut - et doit - déboucher sur l'application plus rationnelle de politiques et stratégies visant à réaliser un ensemble complexe d'objectifs, l'impératif global et primordial étant de faire en sorte que les "fruits de la croissance et du développement se traduisent par une meilleure qualité de vie de la population. La difficulté de l'approche intégrée consiste essentiellement à élaborer une structure de développement intégrant une multiplicité d'objectifs de telle façon que ces derniers (et les moyens mis en oeuvre), plutôt que de" s'opposer, se soutiennent et.se renforcent mutuellement. Dernière remarque : il y a deux façons d'envisager le développement, qui sont complémentaires. Selon la première conception, le "développement" est un processus de croissance et de- transformation interdépendantes qui intervient dans des sociétés délimitées par les frontières des Etats-nations et étroitement tributaires de l'ordre international. Ce processus qui, à certains égards, peut s'avérer uniforme et avoir des conséquences prévisibles, mais présente aussi des caractéristiques diverses selon chaque nation, qui résultent des structures historiques, des particularités et valeurs culturelles, des ressources dont la nation est dotée, de la structure interne des classes et des rapports de pouvoir ainsi que de la place qu'occupe la nation dans l'ordre international. La nation peut être ou ne pas être politiquement en mesure, à un moment donné, de choisir entre les différentes possibilités de développement: réel qui s'offrent à elle, et la capacité de choisir ainsi que la gamme des options possibles ne cessent de se modifier. En ce sens, le développement est nécessairement celui de. la société tout entière ; aux fins de l'analyse, les aspects d'ordre économique, politique et socioculturel sont de plus en plus considérés comme .un tout indissociable. La deuxième conception du "développement" traduit une aspiration à une société meilleure et, de ce fait, implique des choix motivés par des jugements de valeur sur la forme et le contenu d'une telle société. Elle implique aussi des jugements de valeur touchant le droit de la société existante de procéder, par la voie du consensus, à ces choix et de les mettre en oeuvre au moyen de politiques et de stratégies. Cette démarche suppose que les options envisagées ne soient pas utopiques, mais plus ou moins réalisables ; elles doivent s'inscrire dans les limites définies par les possibilités et le processus qui caractérisent le développement au sens premier que nous avons décrit précédemment. - 57 Si l'on combine ces deux conceptions et si l'on se place dans une perspective internationale, on peut conclure qu'il est légitime, possible et même inévitable qu'à des nations différentes correspondent des styles de développement différents. Toutes les nations sont confrontées à un certain nombre de choix, mais la gamme des options réalisables varie d'une nation à l'autre. Au plan des valeurs acceptées au plan international, le mode de développement choisi, quel qu'il soit, doit être compatible avec les critères minimaux d'évaluation évoqués plus haut. Il appartient donc à chaque nation de mettre au point un mode de développement conforme à ces critères, en explorant de façon plus réaliste et mieux documentée les. différentes options possibles. Ce n'est pas parce que l'on procédera à une analyse et à une prise des décisions rationnelles que l'on aboutira nécessairement à un mode de développement entièrement technocratique et harmonieux. Le choix sera toujours un processus politique, où le débat et les conflits auront légitimement leur place, débouchant soit sur un mode de développement cohérent imposé par un groupe dominant, soit sur un mode semi-cohérent issu du compromis entre des groupes ayant des objectifs fondamentalement compatibles, soit, encore sur une impasse quand aucun groupe n'est capable de s'imposer et quand les points de vue sont trop éloignés pour qu'un compromis viable soit possible. - 58 NOTES Pour une brève description du mouvement qui s'est dessiné aux Philippines en faveur des indicateurs sociaux, voir Stephen Y eh, "The Use of Indicators in Planning Context", Unesco, Socio-Economie Analysis and Planning : Critical Choice of Methodologies, 1986. L'analyse qui suit résume certains points du rapport initial de 1.000 pages sur le projet. Voir Bernardo Villegas et al. (dir. publ.), The Philippines at the Crossroads : Some Visions for the Nation. Manille : Center for Research and Communication, 1986. Bernardo Villegas, et al., op. cit.f p. 17. F. Sionil José (dir. publ.), A Filipino Agenda Manille : Solidaridad Publishing House, 1987. for the 21st Centuryf Pour une étude approfondie de l'approche unifiée, voir Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social (UNRISD), The Ouest for a Unified Approach to Development. 1980. Voir aussi Marshall Wolfe, Elusive Developmentf UNRISD et CEPAL, 1981.