Centenaire de la naissance de Karl Jaspers, 1883-1969

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Jalons Jaspersiens
Centenaire de la naissance de
KARL JASPERS
1883 - 1969
Philosophe
Unesco
Paris 17 juin 1983
Composé par Arditec, Paris
Imprimé dans les ateliers de l'Unesco
® Unesco 1983
Printed in France
Table des matières
Remerciements
5
Jalons jaspersiens
7
I.
L'humanisme médical
II.
8
L'idylle philosophique
10
III.
Limites et promesses d u savoir
12
IV.
Pour un nouveau mode de pensée
19
L'engagement dans les affaires du monde
21
Ouverture sur les cultures
29
V.
VI.
Témoignages
37
Programme de la Célébration
41
Liste des participants
43
Catalogue de l'exposition
47
3
Remerciements
L'un des objectifs fondamentaux de V Unesco est la diffusion de la
culture et de l'éducation, ainsi que la libre poursuite de la vérité
objective et le libre échange des idées et des connaissances. Et l'un
des moyens pour y parvenir est l'hommage qu'elle rend à la pensée
vivante en célébrant les hommes et les œuvres qui concrétisent la
vocation universelle des cultures et la volonté d'échange et de compréhension mutuelle entre elles. Nul doute que Karl Jaspers, né il y a
cent ans, figure parmi les philosophes qui répondent à cette exigence. C'est pourquoi, à l'initiative de son Directeur général, l'Organisation s'est associée à la commémoration de la naissance de ce
philosophe qui considère l'humanisme comme affaire d'éducation.
A cette occasion, nous remercions vivement la Fondation Karl
Jaspers de Bâle, Mademoiselle Jeanne Hersch, sa Présidente, ainsi
que le Docteur Hans Saner, éditeur du Nachlass de Karl Jaspers, de
nous avoir gracieusement aidés à organiser cette manifestation et
l'exposition qui l'accompagne. Puissent-ils trouver ici l'expression de
nos remerciements.
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Jalons jaspersiens
7
I. L'humanisme médical
Assistant à la clinique psychiatrique de Heidelberg (de 1908 à 1915),
Jaspers, dans ses recherches en psychopathologie, appréhende
l'homme comme une totalité; il s'efforce de le saisir en évitant de
séparer l'un de l'autre les différents aspects de la vie somatique et
spirituelle. En explorant les voies qui rendent accessibles à la recherche un objet qui est aussi un sujet, il montre le rôle des formes
supérieures de la communication : comprendre autrui.
Le rôle du médecin
Devant les deux limites opposées aux efforts de la psychothérapie : les conditions
et le caractère inné du malade, le médecin se retrouve toujours obligé, finalement,
de se faire une conception philosophique de son devoir. S'il choisit d'éclairer le
malade plutôt que de l'aveugler, il faut qu'il apprenne à être modeste, sache
renoncer aussi bien que saisir les possibilités favorables — cela n'appartient ni à la
psychologie ni à la médecine et ne s'accomplira que grâce à une attitude foncière de
foi philosophique où s'allient médecin et patient.
Cette relation entre le malade et celui qui le soigne comporte, nous l'avons v u ,
une autorité qui peut être salutaire. Dans les cas rares où une communication
véritable s' établit, elle ne se maintiendra que si 1 ' on renonce totalement à l'autorité.
Mais là où celle-ci est indiquée—et c'est fréquent—il ne faut jamais que le médecin
se prévale de ses avantages physiques, sociaux, psychologiques, pour se donner
une supériorité, c o m m e si le malade n'était pas son semblable. S o n autorité,
c o m m e sa qualité d'observateur scientifique, fait partie de la relation du médecin
avec son patient, mais elle ne saurait suffire.
E n matière de psychothérapie, l'exigence relative à l'engagement personnel du
médecin est immense, tellement qu'elle ne sera satisfaite — si m ê m e c'est possible
— que dans des cas isolés. Weizsäcker l'exprime ainsi : « C e n'est que lorsque,
chez le médecin, la nature m ê m e est touchée par la maladie, contaminée, é m u e ,
frappée, ébranlée, quand cette maladie lui est transmise et se poursuit en lui, puis
revient au sujet à travers sa conscience, c'est seulement alors, et dans la mesure où
cela s'est produit, qu'il lui est loisible de la vaincre. »
8
Mais la communication est le plus souvent défigurée par les besoins typiques du
patient. U n e relation d ' h o m m e à l ' h o m m e , des plus importantes pour le psychologue, fut décrite par Freud : c'est le transfert des élans d'amour, de vénération, mais
aussi d'hostilité que le malade reporte sur le médecin. E n psychothérapie, le
transfert est inévitable ; c'est également un défilé dangereux si l'on n'arrive pas à le
reconnaître et à le dépasser. Plus d'un médecin se targue réellement de la supériorité que lui octroie son malade ; beaucoup d'autres s'efforcent de combattre cette
disposition, cette soumission, cet état de dépendance et cette relation unilatérale
teintée de passion, pour lui en substituer une autre, la seule souhaitable, celle d'une
communication d'égal à égal ; mais leur effort échoue à cause des besoins élémentaires du sujet qui veut pouvoir aimer son sauveur.
L e psychiatre responsable fera de sa propre psychologie, de celle du médecin,
l'objet d'une réflexion consciente. Entre lui et son patient, la relation n'est pas
simple : l'un renseigne l'autre, professionnellement, ou bien il l'aide amicalement
en se plaçant à son niveau, ou bien il use d'autorité et impose ses ordonnances, tout
cela a des sens très différents. Entre le médecin et le patient, une lutte s'engage
souvent, quelquefois pour la prédominance, quelquefois pour la clarté. Toute
pénétration lumineuse et profonde n'est possible que grâce à une autorité absolue à
laquelle on croit ou grâce à une réciprocité, de sorte que le médecin doit éclairer sa
propre â m e aussi bien que celle du malade.
C e que devrait être le psychiatre moderne ne peut faire l'objet adéquat d'un
enseignement. Il sera en tout cas philosophe, consciemment ou non, avec discipline ou sans ordre, méthodiquement ou au hasard, avec sérieux ou légèreté, en
vertu d'un absolu ou en s'adaptant aux conjonctures sociales. Cela ne s'explique
pas, on ne peut que prêcher l'exemple. Ici, l'art de guérir, d'aborder le malade,
toute la conduite, ne peuvent se ramener à des règles. L ' o n ne saurait dire à
l'avance comment la raison, l'humanité, la réflexion et la sincérité se manifesteront
et exerceront leur influence. L a possibilité la plus haute est exprimée dans l'axiome
d'Hippocrate : wiTpàç <piAo<j«çoç taoÔtoç.
La psychothérapie
Étude critique. 1955*
* Les dates indiquées sont celles des parutions originales qui ne sont pas systématiquement celles
d*où les textes sont extraits.
9
II. L'idylle philosophique
Philosophie ( 1932), analyse notamment les rapports de l'existence et
de la transcendance. Dans la réalité humaine, l'être apparaît dans la
tension entre deux puissances. Il se manifeste ainsi, et cette manifestation est, selon Jaspers, existentielle : la Norme du Jour et la
Passion pour la Nuit en sont l'illustration.
L'antinomie du jour et de la nuit
La Norme du Jour ordonne notre réalité humaine ; elle exige clarté, conséquence,
fidélité ; elle assujettit à la raison et à l'Idée, à l'Un et à nous-mêmes ; elle c o m mande de réaliser dans le m o n d e , d'édifier dans le temps, de parfaire la réalité
humaine sur une voie infinie. Mais à la limite du Jour parle quelque chose d'autre.
L'avoir rejeté, ne procure aucun repos. La passion de la Nuit transperce tous les
ordres. Elle se précipite dans l'intemporel abîme du Néant, qui attire tout dans son
tourbillon. Toute construction dans le temps, c o m m e manifestation historique, lui
apparaît c o m m e une illusion superficielle. Pour elle, la clarté ne peut frayer en rien
l'essentiel ; ou plutôt, s'oubliant elle-même, c'est l'obscurité qu'elle saisit c o m m e
la ténèbre intemporelle de l'Authentique. Par un Falloir inconcevable, qui ne
cherche m ê m e pas la possibilité de se justifier, elle devient incroyable et infidèle
envers le Jour. Ni devoirs ni buts ne parlent pour elle ; elle est vertige et désir de se
ruiner dans le m o n d e pour s'accomplir dans la profondeur d'une abolition de tout
monde.
L a N o r m e du Jour connaît la mort c o m m e une limite; pourtant au fond, elle ne
croit pas la mort, dès que l'existence se garantit son immortalité dans l'essor. E n
agissant, je pense à la vie, non pas à la mort. M'orientant sûr l'édification de l'être
dans la réalité humaine, sur sa continuité historique, je pense encore, dans la mort,
à cette réalité humaine ; je pense à y agir, c o m m e si la mort n'était pas là devant moi.
L a N o r m e du Jour fait risquer la mort, elle ne fait pas la chercher. J'ai le courage de
la mort ; pourtant, elle ne m'est ni amie ni ennemie. Tandis que la passion de la Nuit
a avec la mort un rapport d'amie ou d'ennemie, amour ou frisson. Elle en a la
nostalgie, tout en s'efforçant de l'arrêter ; la mort l'appelle, et elle fait de la mort sa
compagne. L a douleur d'une réalité humaine vivant sans possibilité, aussi bien que
l'allégresse vitale en l'abolition de tout u n m o n d e , toutes deux, douleur et allégresse, au fond de leur nuit, aiment la mort. L a passion connaît l'exaltation
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triomphante dans la mort ; l'ultime écroulement de cette exaltation, c'est encore la
conscience du repos tant attendu dans la tombe, après tous les égarements et toutes
les souffrances. Cette passion est, en tout cas, trahison envers la vie, infidélité
envers toute réalité, toute visibilité. L ' E m p i r e des ombres devient pour elle la
patrie, dans laquelle elle vit véritablement.
Si je ne suis pas, dès l'origine, étranger à la réalité humaine, si je ne répugne ni à la
raison ni au Construire, alors l'empire de la Nuit devient pour moi dans la séquence
de la vie, lorsque je m ' e m p a r e du Jour, u n m o n d e qui s'accroît. Je m e familiarise
avec lui, fût-il encore lointain; à la fin, il m e reçoit c o m m e mémorial-intérieur
(Erinnerung) de la vie, lorsque, vieillissant, je suis éliminé d'un m o n d e de réalité
humaine devenu étranger. L a N o r m e du Jour peut perdre pour moi son contenu, en
s'épuisant pour moi. M o n être dans la réalité humaine peut se lasser, et la passion
de la Nuit devenir la fin.
Dans la marche assurée d'un Etre historique progressant dans la réalité humaine,
c'est vers l'Etre-révélé (Offenbarwerden) que gouverne la volonté; le « Q u a n d
m ê m e » s'enfermant en un défi, se cabre contre toute révélation ; mais la passion de
la Nuit ne peut pas se révéler, m ê m e si elle le voulait. Elle saisit le destin qu'elle
veut et ne veut pas, en le voyant, et qui pour cette raison lui apparaît à la fois et libre
et nécessaire. Elle peut dire : « C'est u n Dieu qui l'a fait, » tout c o m m e elle peut
dire : « C'est m o i - m ê m e qui l'a fait ». Elle risque tout, non seulement dans le
m o n d e des buts de la réalité humaine, mais là justement où elle semble ruiner
l'existence elle-même, en transgressant les ordres, en violant lafidélitéet son être
personnel. L afin(Ziel) est cette profondeur de l'Etre qui pose l ' h o m m e en dehors
de la réalité humaine et qui l'anéantit. C'est le saut dans l'absurde. Dans l'angoisse
de se trouver poussé à u n destin absolument propre, réflexion et choix semblent
être abolis, alors que tout est bien, pourtant, réfléchi et choisi c o m m e en un m o d e
insurpassable. Rien ne semble égaler la résolution de cette passion, résolution qui,
demeurant invisible pour les autres, retient tout m o u v e m e n t enclos en elle-même.
L'Anéantir prend possession de l ' h o m m e tout entier. M ê m e , la volonté de construire qui subsiste encore, est mise en service, lorsqu'elle semble opérer le
contraire de ce qu'elle semblait vouloir.
L a passion reste originairement obscure. L'obscurité est sa torture, mais aussi le
secret capable de rompre tous les prestiges du Prohibé et du Voilé. Elle cherche
tous les dévoilements et toutes les clartés, pour apercevoir en toute pureté le vrai,
l'indévoilable mystère, à la différence du caprice qui instaure u n mystère artificiel,
et qui par des nuées empêche le dévoilement d'une effectivité empirique banale.
Dans l'obscurité pourtant, elle a bien sûrement de l'angoisse, mais c'est l'angoisse
infinie dans la nécessité de ce destin où elle brise toutefidélité,et où le mystère
absolu la pousse obscurément dans la mort.
Ainsi, en se saisissant elle-même, sûre de son Etre dans le Néant, bienheureuse
et malheureuse, elle expie par sa mort ce qu'elle trahit et détruit dans la réalité
humaine. C'est à la seule condition de vouloir la mort, qu'elle se connaît en m ê m e
temps c o m m e vérité, et demeure vraie pour celui-là qu'elle n ' a pas entraîné ellem ê m e dans sa transcendance.
Philosophie. 1932
11
III. Limites et promesses du savoir
« Connaître tout ce qui peut être connu » ne suffit pas au philosophe,
mais lui est nécessaire, indispensable, incontournable. Dans sa réflexion critique sur les méthodes du savoir, Jaspers exige une pensée
consciente de ses démarches, de ses preuves, de son universalité.
Une pensée capable de délimiter l'étendue du savoir, d'indiquer ce
qui lui échappe de manière essentielle. Le rôle de l'université à cet
égard exige qu'elle soit reconsidérée, réédifiée, reconstruite.
Renouveau de l'Université
Il y a des problèmes qu'on ne peut résoudre. Si on les soumet au calcul scientifique
et à la systématisation, on arrive à un point qu'il faut abandonner avec une crainte
respectueuse. D e tels problèmes sont nombreux par exemple dans les questions du
libre arbitre, dans les calculs de probabilité des accidents, m ê m e dans la thérapeutique courante. Mais dans le domaine de l'insoluble, on peut être clair. Cette clarté
apparaîtra partout où l'on se basera sur les deux grands principes de la médecine.
Ces deux principes sont lafidélitéà la vérité et le respect de la personne humaine ;
autrement dit, la science et l'humanité. Si ces deux principes avaient gardé leur
fermeté, le National-Socialisme n'aurait pas p u s'intégrer dans les affaires de la
médecine.
L'esprit scientifique consiste à connaître les limites de ses connaissances et de
son ignorance. L e savoir dogmatique n'est pas scientifique. Avoir l'esprit scientifique, c'est baser sa science sur des principes; en être privé, c'est se servir
d'opinions toutes faites. L a connaissance est scientifique lorsqu'elle ne cesse de
considérer les limites du savoir, mais nul savoir encyclopédique — c o m m e si l'on
pouvait avoir des notions précises sur tout! — n'est scientifique. L a critique et
l'auto-critique illimitées, le fait de se poser continuellement de nouvelles questions
pour aller de l'avant, sont scientifiques ; mais craindre que ces questions continuelles puissent paralyser la recherche, ce n'est pas scientifique. Scientifique est la
marche méthodique qui se rend, pas à pas, jusqu'au terme sur le chemin de
l'expérience ; au contraire, accepter toute opinion toute possibilité et tout ce qui se
raconte, n'est pas scientifique.
O r , j'ose prétendre qu'un courant dépourvu de tout esprit scientifique passe sur
la plus grande partie de nos ouvrages de science et en particulier de médecine. C'est
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l'esprit anti-scientifique qui ouvrit les portes au National-Socialisme parce qu'il y
trouva un terrain de compréhension. Voici un exemple pour éclairer cette affirmation. L a théorie raciale a évidemment trait à un phénomène qui joue un très grand
rôle dans la constitution de l ' h o m m e , mais le concept de race lui-même n'est pas
clair; ce qui chaque année était enseigné sur la théorie raciale n'était, en partie,
qu'une duperie. Néanmoins, il en résulta d'abord un mythe scientifique néfaste
parce qu'il détruisait la notion traditionnelle de l'être humain, puis tous ces actes
criminels qui consistaient à faire disparaître les races déclarées inférieures.
L a loi de l'hérédité appartient aux découvertes les plus grandioses de ces dernières décades dans le domaine des sciences naturelles. L'étude des œuvres remarquables des généticiens nous conduit à remarquer avec étonnement ce dont est
capable la connaissance humaine. Mais l ' h o m m e est, au point de vue biologique, le
sujet le moins apte aux recherches sur l'hérédité ; on ne peut que tenter de lui
appliquer des connaissances acquises d'autre part. D e telles applications ont certes
donné quelques résultats dans des formes de maladies qui s'y prêtaient particulièrement, bien que les conclusions théoriques des généticiens n'aient jamais été
confirmées par les faits dans tous leurs détails. Dans u n plus large domaine —
surtout dans l'étude de l'hérédité au point de vue psychiatrique — on a voulu aller
plus avant par un jeu de calculs interminables et, c o m m e cela arrive en pareil cas,
les recherches improductives ont traîné en longueur sans aboutir à rien. Les
résultats sont si maigres qu'une application pratique, m ê m e si l'on voulait accepter
les conséquences inhumaines, serait dans la plupart des cas contraire à tous les
principes de la science.
L'autre grand principe, à côté de l'esprit scientifique, est l'humanité, c'est-à-dire
le respect de la personne humaine. Chaque h o m m e est u n être infini. Aucune
conception scientifique ne peut donc l'atteindre c o m m e un tout : l ' h o m m e n'est
jamais défini par ce que l'on sait de lui. C'est pourquoi le psychiatre et l'aliéniste ne
doivent pas perdre de vue l'élément insondable et énigmatique de l ' h o m m e . Ils
doivent toujours l'avoir présent à l'esprit dans des cas qui, au premier abord, leur
apparaissent normaux et courants.
Cet élément insondable recouvre de mystère l ' h o m m e proprement dit devant la
connaissance scientifique. L a liberté de l ' h o m m e est sa réalité la plus essentielle,
mais pour la connaissance scientifique expérimentale, il n'y a pas de liberté.
Ainsi, concevoir l ' h o m m e d'une façon vraiment humaine, c'est, au delà du
visible, se rendre compte de ce qu'il est et de ce qu'il pourrait être. Toutes les
Facultés contribuent à créer cette image de l ' h o m m e . Obtenir cette image en sa
plénitude, voilà pour tout h o m m e , et particulièrement pour le médecin, la condition
première de tout savoir et de tout pouvoir. Or cette image était dans une très large
mesure perdue et, surtout, dans une grande partie de la littérature médicale,
déformée. Sans Dieu, il n'est pas d'image de l ' h o m m e . C'est cette véritable image
de l ' h o m m e qu'il nous faut retrouver.
Esprit scientifique et humanité s'appellent l'un l'autre. L e médecin vraiment
humain ne demande pas à la science plus qu'elle ne peut lui donner, mais il veut
obtenir ce résultat en toute certitude et conscience. L e médecin doué d'esprit
scientifique sait que la science seule ne suffit pas dans la pratique. Au-delà de ce qui
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est scientifiquement possible, il aide tout m e m b r e de la communauté humaine
plongé dans la souffrance, et il se lie à son destin.
Esprit scientifique et humanité sont indissolublement liés. Si on abandonne
l'esprit scientifique, la fantaisie et l'illusion viennent remplacer la foi et lient ceux
qui errent à leur fanatisme bien plus qu'à Dieu ; le manque d'esprit scientifique est le
lieu de l'inhumain. Pour une nouvelle stabilisation de ces éléments essentiels,
esprit scientifique et humanité, toute l'Université est nécessaire. L a médecine
aussi doit, c o m m e tout savoir et tout pouvoir, émaner de la vérité tout entière ; elle
doit s'inclure à la fois dans le m o n d e des sciences et se manifester par des échanges
vivants entre chercheurs. L'Université entière doit vivre, si l'on veut que l'enseignement et la recherche soient profitables dans les différents domaines. O n n'a pas
le droit de nous diviser.
Billroth, chirurgien de réputation mondiale, écrivait, entre 1870 et 1880, que la
théologie n'appartenait pas à proprement parler à l'Université. U n médecin ne
devrait donc assister à aucun cours de théologie et un théologien qui assisterait à un
cours de médecine, courrait le risque de perdre la foi. Sa piété lui demandait
cependant de ne pas exiger la suppression de la Faculté de théologie. Billroth,
formé à l'école de l'humanisme, ne put garder le silence sur des idées de scission si
catastrophiques ; ces idées paraissaient alors presque normales et elles ont eu des
répercussions jusqu'à nos jours. Mais si on ne tient compte ni de Dieu ni de l'âme,
on en arrive au meurtre des aliénés.
A l'origine, l'Université formait vraiment un tout. Pour poser les assises de notre
être humain, trois Facultés avaient été fondées ; pour le bien de l'âme, la Faculté de
théologie; pour l'ordre de la communauté terrestre, la Faculté de droit; pour la
santé du corps, la Faculté de médecine. Ces trois Facultés supérieures avaient
elles-mêmes c o m m e base celle de philosophie. Celle-ci englobe tout le m o n d e des
sciences, les sciences les plus fondamentales sur lesquelles repose tout agir.
C e fut un malheur que dans la seconde moitié du 19e siècle cette unité vint à se
perdre, tout d'abord dans l'idée m ê m e qu'on se faisait de la formation universitaire,
puis dans l'organisation extérieure de l'Université. Il en résulta d'une part la
dispersion des sciences, qui favorise à son tour le manque d'esprit scientifique, car
chaque science tendait à se considérer c o m m e u n tout indépendant. Cela devait
mener en fin de compte à la désagrégation qui atteignit son plus haut point dans les
conceptions insensées du National-Socialisme. Autre conséquence : L'incapacité
d'intégrer les nouvelles forces effectives du siècle, particulièrement de la technique, et, par suite, d'aller de l'avant. U n e réforme de base de l'Université devrait
élargir l'esprit de l'Université en l'orientant vers toutes les grandes préoccupations
humaines de notre siècle et surtout lui redonner son unité. Elle rattraperait ainsi le
temps perdu depuis des siècles. C e travail de rénovation est tout à fait dans le sens
de notre vocation. Peut-être la fondation d'une faculté technique à côté des facultés
de théologie, de droit et de médecine, et le rétablissement de l'unité ancienne
sont-ils les deux plus grands problèmes d'organisation extérieure de l'Université.
Ils ne pourront être convenablement résolus que si notre m o n d e dans sa totalité est
présent, c o m m e une réalité vivante, dans chacune de nos recherches particulières...
14
U n tel renouveau de l'Université, avec la mentalité qui s'y développerait, saisirait l ' h o m m e dans sa plénitude. Il en résulterait que la véritable idée de l'Etat
commencerait à se faire jour et pourrait se répandre. U n Etat véritablement humain
limite la puissance m ê m e , parce qu'il applique le droit. Il tire son sens de la manière
de penser habituelle à ses citoyens, de leur solidarité. C o m m e toute vie de l'esprit,
il se corrige continuellement lui-même. Sa liberté s'exprime dans cette émulation
des esprits qui se fait sous le contrôle des lois ; bien que radicalement différents
entre eux, ils demeurent unis par une tâche c o m m u n e . L'Etat vit de l'effort de toute
science et trouve par là-même, dans l'activité intellectuelle de son Université, non
seulement la plus claire des prises de conscience de soi, mais encore la source de
l'éducation de ses citoyens. Mais cela ne peut être que si l'Université est un tout qui
englobe toutes les disciplines et non un agrégat de branches spécialisées. L'idée
d'Université est incompatible avec l'idée de dictature, c o m m e l'a prouvé le National-Socialisme. Elle contribue à créer un Etat respectueux des droits des h o m m e s
libres. C e sont là de nobles buts.
Documents.
Cahier 6 (1947)
En deçà du vrai et du faux, au delà du vrai et du faux, il y a des
domaines que le savoir n'embrasse pas, mais où peut-être il s'enracine.
L'exigence scientifique
Je voudrais rappeler ici une idée essentielle et très simple qui, une fois saisie,
transforme notre conception m ê m e du savoir. C'est celle-ci : tout savoir dans le
m o n d e s'acquiert à l'aide de méthodes définies et à partir de points de vue définis
également. C'est pourquoi il est faux d'ériger un savoir quel qu'il soit en connaissance totale et d'en faire un absolu.
Cette erreur cependant résulte d'une illusion à quoi nous s o m m e s toujours
enclins : celle qui consiste à prendre ce que l'on a reconnu c o m m e l'être objectif
pour l'être absolu, à considérer les choses c o m m e des choses en soi et l'objet pour
l'être lui-même. Il nous faut à tout prix nous délivrer de cette obnubilation ; elle se
produit justement quand notre connaissance atteint son m a x i m u m de précision, et
dès que nous tenons le sens de notre vision particulière dans le m o n d e pour la
connaissance de l'être m ê m e , — alors que cette vision était due à un savoir
15
apodictique, acquis sur ce qui nous était devenu un objet. C'est vraiment une
opération philosophique qui seule pourra nous arracher à ces liens de l'objectivité
et nous laisser apercevoir, bien plus haut, l'englobant*.
C'est facile à dire et difficile à faire. Il y a là un principe que l'on peut aisément
saisir sans jamais peut-être parvenir à s'élever jusque-là. Car la clarté de l'englobant ne nous illumine qu'à travers l'objectivité définie et tangible que nous rencontrons dans la scission entre le sujet et l'objet. L'englobant lui-même, nous ne
pouvons le saisir, sinon indirectement, et à l'intérieur de cette scission où tout être
devient forcément objectif pour notre conscience. D e toutes nos forces, nous
cherchons l'être; mais, sous l'aspect de la connaissance scientifique, nous ne le
possédons qu'au nombre des objets qui nous le voilent aussitôt, dès que nous
tendons à en faire des absolus.
Si nous avons compris cela, nous voyons se modifier dans sa structure le sens du
savoir, — mais non pas celui de la connaissance de fait dans les sciences elles-mêm e s . C e dernier ne nous apparaît plus c o m m e la possibilité d'une théorie unique
englobant l'être entier, d'une image dogmatique de la connaissance totale (inachevée peut-être mais virtuelle et dont nous n'aurions plus qu'à poursuivre la construction) ; non, ce n'est plus qu'une méthodologie systématique, nous enseignant
par quelles voies et quels moyens nous découvrirons tel ou tel objet défini. Lorsqu'on est conscient de ce caractère méthodologique du savoir, on est à l'abri de la
tentation d'ériger en absolu une connaissance particulière. O n est libéré des théories particulières parce que l'on conçoit clairement la portée de la théorie en
général.
Cette méthodologie consciente peut en particulier nous préserver d'une confusion qui s'impose à nous malgré nous et à laquelle nous risquons de succomber.
Notre connaissance scientifique ne va que jusque-là où nos catégories et nos
méthodes ont prise sur la réalité. Ces prémisses nécessaires au développement des
sciences expérimentales ne signifient en aucune façon que nous sachions ce qu'est
l'expérience dans sa totalité. Je peux bien étendre à l'infini m e s connaissances, à
partir de ces hypothèses et de toutes celles qui surgiront encore, mais je ne puis pas
concevoir l'infini par anticipation, pour en faire un objet soi-disant connu dans son
ensemble et dans ses traits essentiels.
Seule une méthodologie consciente, en matière de science, m e permet de savoir
ce queje connais et ce que j'ignore. A l'aide de critères particuliers et adéquats,
j'acquiers une connaissance empirique des choses qui sont dans le m o n d e .
* Qu'est-ce que cette idée de l'englobant? Il y a toujours autour d'une de nos idées, autour d'un de
nos sentiments, autour d'une de nos perceptions, quelque chose de beaucoup plus vaste, il y a toujours
un horizon plus vaste qui entoure notre paysage intellectuel ou affectif déterminé de tel ou tel m o m e n t .
O r , il doit y avoir quelque chose qui entoure tous ces horizons, un horizon des horizons, c'est
l'Umgreifend, l'englobant, c'est l'être à partir duquel s'avancent sur lequel se détachent tous les
horizons, c'est ce qui n'est jamais objet, étant au delà de tous les objets, mais c'est ce qui est l'amorce et
l'annonce de tous les objets. C'est l'objet des objets et l'horizon des horizons. Aussi, l'acte philosophique est-il l'acte parlequel nous allons vers ce terme que nous ne pouvons pas saisir, puisqu'il embrasse et
comprend tout, vers ce que la philosophie classique nommait l'infini.
16
Il y a une différence entre le fait de s'orienter entre quatre murs ou celui de se
trouver à ciel ouvert devant le m o n d e illimité, avec toutes ses perspectives.
Lorsque j'eus compris cette idée, dans m a jeunesse, je m'efforçai de l'appliquer
dans m o n manuel de psychopathologie, à la lumière d'une méthode et non pas en
reproduisant d'une façon dogmatique la s o m m e des connaissances psychiatriques.
Je considère ce livre c o m m e scientifique quant à sa matière et, en m ê m e temps,
c o m m e philosophique dans la forme que je lui ai volontairement donnée. C e que
beaucoup de gens ont perdu, c'est la notion de la science et le sentiment évident de
sa nécessité morale. Pour les retrouver, il nous faut remonter à d'autres sources que
celles qui découlent de la science elle-même.
Il n'est pas aisé de comprendre ce qu'elle est. Il faut en avoir la pratique pour
savoir toujours ce qu'elle signifie. Si ce n'est pas le cas, si l'on s'arrête à des
questions extérieures, à des déviations, si l'on prend les moyens de la recherche
pour un but, si on la réduit à ses applications techniques, on la méconnaît, c o m m e le
firent Scheler et Keyserling, en n'y voyant que l'expression de la volonté de
puissance. O n la croit alors dirigée seulement par la technique, suscitée par la
volonté de puissance qui est le propre de cette dernière ; on y verra m ê m e une
altération de l'esprit de vérité, d'une importance historique funeste. U n e interprétation aussi fausse est un attentat à la raison m ê m e , dont la science est solidaire. O n
a vu les suites fâcheuses de cet asservissement ; ce sont encore la raison et la
science qui serviront à les combattre. Mais, à l'origine de la science, nous ne
trouvons pas la volonté de dominer la nature (quand m ê m e il peut aussi y avoir là un
stimulant), mais avant tout le besoin de vérité. A u nombre des grands chercheurs et
des savants de ces derniers siècles,figurentles h o m m e s les plus dignes de respect
et les moins ambitieux, ceux qu'anima un amour désintéressé du savoir (et m ê m e ,
parmi eux, certains c o m m e Bacon et Descartes qui sont bien en quelque mesure
responsables de ce malentendu). L a passion pour la vérité, dignité de l ' h o m m e , est
le facteur premier de la science moderne ; c'est sa liberté souveraine qui le rend
capable de connaître.
Seul un certain aveuglement sur le sens de la science explique ces assertions
dépréciatives ; elles émanent aussi en partie d'esprits qui désespèrent de l'histoire,
qui ne veulent plus s'attendre àrienqu'à lafindu m o n d e ; leur attitude ne peut se
justifier ou se combattre que par la philosophie et les arguments de la raison. D e
notre temps, cet état d'esprit s'est répandu de façon à déterminer, chez ceux qui
prévoient la catastrophe, le comportement qui peut le mieux l'accélérer. Ils restent
à l'écart de la vie réelle, ou s'ils y prennent part, c' est avec un fanatisme tumultueux
et aveugle, qui contribue à provoquer le désastre auquel ils croient.
Toutefois, de telles méprises ne seraient guère possibles si la science se suffisait à
elle-même. Mais à elle seule elle n'explique m ê m e pas le choix des objets de la
recherche. Sa propre raison d'être ne repose pas sur elle. Elle n'est pas en soi. Dès
qu'elle tente de se suffire, elle se perd dans un nombre infini de constatations
quelconques. L a recherche scientifique part toujours d'un acte premier, prémisse
de la science qui n'est pas la science, quand cet acte ne serait que le fait de
s'intéresser à quelque chose, dans l'acceptation banale du terme.
17
Celui qui ne se satisfait pas de la science prouve par là qu'il est animé d'un désir
de chercher la vérité, d'une volonté qui dépasse ce que la science peut nous offrir.
L e marxisme, la psychanalyse et tant d'autres courants de pensée n'auraient pas
l'influence qu'ils ont s'ils ne s'adressaient pas à ce besoin de vérité qui réclame son
dû. E n quoi consiste cette limite de la science, le point où ces doctrines viennent se
proposer à nous ? E n ceci : la science, quand elle est pure, n' est pas l'être lui-même,
elle n'embrasse pas la vérité dans sa totalité, mais seulement des objets dans le
m o n d e où elle peut progresser indéfiniment. D e par notre origine, nous exigeons
davantage.
C'est là le point décisif : ce quelque chose de plus, le chercherons-nous dans la
sensation, dans un clair-obscur, dans l'irrationnel c o m m e tel, ou bien aux sources
de nos possibles existentiels, avec l'aide de la raison?
Si c'est ce dernier chemin que nous choisissons, nous donnons libre cours à la
pensée pour éclairer ce qui n'est pas un savoir empirique et là aussi, nous appliquerons consciemment des méthodes, et notamment celles de la philosophie.
Alors, nous serons capables d'entendre le langage des choses, le mythe se
chargera de sens. L a poésie et l'art deviendront « l'instrument de la philosophie »,
selon le mot de Schelling. Mais nous ne confondrons pas le langage du mythe avec
celui du savoir.
Raison et Déraison de notre temps. 1950
18
IV. Pour un nouveau mode de pensée
Ce qu'impliquent les bombes atomiques, conçues et construites
comme armes de guerre, dépasse largement le concept de guerre.
« Nées de l'histoire, elles menacent, comme l'a dit un autre penseur
contemporain, de la clore... Conçues par l'homme, elles menacent
de l'annihiler ». Jaspers n'a pas « été insensible à cette némésis des
objectifs, des actes et des espoirs humains ». Pouvait-il l'être d'ailleurs, celui qui fut toute sa vie préoccupé par la question de l'origine
et du sens de l'histoire, du sens et du destin de l'homme ?
Einstein, dans son message de 1950 aux savants italiens, en montrant déjàqu'il était
techniquement possible de détruire toute vie terrestre (tout paraît se soumettre à ce
déroulement fatal des choses) indiquait la seule possibilité de salut : « L a puissance
déchaînée de l'atome a tout changé, à l'exception de notre façon de penser... Il nous
faut un m o d e de pensée essentiellement nouveau, si l'humanité doit survivre. » E n
quoi consistera-t-il ? « Il faut que les h o m m e s transforment radicalement leur
attitude les uns à l'égard des autres et la conception qu'ils se font de l'avenir. »
... L a « rénovation de la pensée », la « révolution logique » ne se fera pas, si
l'on continue à penser c o m m e par le passé, elle n'est ni dans la direction du
raisonnement scientifique et technique ni dans la direction d'une politique poursuivant des buts pratiques. Sur la voie de la pensée scientifique, qui a conduit à la
découverte de l'énergie atomique, impossible de résoudre les problèmes soulevés
par l'existence de la b o m b e atomique.
L a b o m b e atomique fait sortir de la léthargie philosophique où nous avait plongés
une croyance au progrès dont la confiance témoignait d'un optimisme insondable.
L e choc éveille le nouveau m o d e dépensée, mais il ne le produit pas. Convient-il de
se taire, quand on ne peut montrer aucune route ? Quand la pensée est entrée dans
tous les moules possibles du savoir objectif, qu'elle s'est transmise sous toutes les
formes de la communication et qu' elle est parvenue alors à la limite du saisissable et
aux bornes de toute certitude objective, s'arrête-t-elle alors? Et n'y a-t-il rien
au-delà?
Nullement. C'est ici que se fait le pas qui m è n e , de la simple pensée de l'entendement, à la pensée englobante de la raison. Avec elle c'est l'être humain qui se
transforme totalement. D e tout temps le nouveau m o d e de pensée est le revirement
19
qui s'est produit chez l ' h o m m e depuis qu'on a philosophé. Il faut que deux actes
s'accomplissent. L e premier consiste à comprendre la limite des modes de pensée
anciens et routiniers. Il devient alors évident qu'il est vain de prétendre se sauver en
continuant à penser sur le m ê m e plan. Mais le second acte consiste à faire l'expérience qu'en dépassant les limites qui lui étaient assignées jusqu'alors, la pensée ne
renonce pas, qu'il ne faut pas, qu'on ne doit pas s'en remettre ici à l'obscurité qu'on
invoque volontiers sous les notions de sentiment, d'instinct, d'intuition, mais qu'on
peut prendre conscience du fond c o m m u n qui s'étend à toute la pensée, d'où
l'entendement lui aussi avec sa recherche, ses plans, sa technique procède dans ses
démarches vers l'objectivité. M ê m e dans l'emploi des anciennes méthodes rationnelles, dont on ne peut jamais se dispenser, cette pensée nouvelle reste active en
tant que principe organisateur vivant de l'image consciente que l'on se fait du
monde.
Il y a à ce tournant un double mouvement à accomplir : d'abord passer de la
planification, de la connaissance précise des possibilités que renferme l'événement, à la pensée philosophique issue de l'englobant—, et ensuite revenir de là à la
pensée dans ce m o n d e de la connaissance et de la planification. L e premier
tournant conduit en pensée à transformer l ' h o m m e au m o y e n de cette pensée, le
second à réaliser cette transformation dans le m o n d e avec pour conséquence un
changement de direction dans le cours des événements. L ' u n des tournants n'est
pas possible sans l'autre. L a raison présuppose l'entendement. L'entendement qui
voudrait se suffire à lui-même, resterait vide de contenu.
D e la pensée rationnelle résulte (non par voie de conséquence logique d'axiomes
mais dans la réalité existentielle de l ' h o m m e qui pense de la sorte) la conduite de sa
pensée objective et méthodique. Cette pensée trouve sa confirmation dans la
réalité, elle ne chemine pas de son côté sans rapport avec celle-ci.
La bombe atomique et l'avenir de l'homme. 1958
20
V . L'engagement dans les affaires du monde
« Tension entre deux pôles », telle apparaît, aux yeux de Jaspers, le
politique : tension entre violence possible et coexistence nécessaire.
Celle-ci mène à l'ordre mondial; celle-là à un impérialisme universel.
Le rôle du politique, selon la vérité, est d'abolir la violence, d'instaurer le droit, de promouvoir la liberté personnelle, V espérance irrésistible, la fidélité aux valeurs.
Ethique politique et droits de l ' h o m m e
Tout comportement politique, et par là toute situation politique, résultent de la
conduite morale de la plupart des individus, de larges cercles populaires, dans la vie
de tous les jours. Mais réciproquement, la vie de l'individu se trouve conditionnée
par une situation politique issue de l'histoire, réalisée par l'éthique et la politique de
ses ancêtres, et rendue possible par la situation mondiale. Ici s'ouvrent deux
possibilités schématiquement opposées :
L'éthique politique se fonde sur le principe d'une vie de l'Etat à laquelle tous
participent par leur conscience, leur savoir, leurs opinions et leurs volontés. C'est
la vie dans la liberté politique, sans cesse en m o u v e m e n t entre le déclin et le
progrès. C e qui rend cette vie possible, c'est que tous doivent et peuvent assumer
leur part de responsabilité.
O u bien la situation est telle que la plupart des h o m m e s sont étrangers à la réalité
politique. L e pouvoir de l'Etat n'est pas senti c o m m e étant l'affaire de chacun. O n
ne se sait pas co-responsable ; on regarde ce qui se passe sans agir politiquement, on
travaille et on agit dans une obéissance aveugle. O n a bonne conscience, aussi bien
dans l'obéissance que dans le sentiment de n'être pour rien dans les décisions et les
actes de ceux qui détiennent la force. O n subit la réalité politique c o m m e quelque
chose d'étranger, on cherche avec ruse à l'utiliser à son avantage personnel, ou
bien on vit dans l'ivresse aveugle du sacrifice. Lorsque les h o m m e s ne se mettent
pas d'accord entre eux, la décision appartient à la force. Tout ordre constitutionnel
tend à maîtriser cette force, mais elle subsiste pourtant : à l'intérieur, dans la
mesure où le droit est imposé par la force ; à l'extérieur, sous forme de guerre. Ces
faits, aux époques paisibles, furent presque oubliés.
21
Quand la guerre inaugure le règne de la force, le droit se trouve suspendu. N o u s ,
Européens, nous avons m ê m e alors essayé de maintenir un reste de droit et de
légalité par les dispositions du droit international qui restent valables jusque dans la
guerre, et qui furent enfin consignées dans les Conventions de L a H a y e et de
Genève. Il semble que ce fut en vain.
Le recours à la violence appelle la violence. Il appartient au vainqueur de décider
du sort du vaincu. Ici règne le vae victis. Il ne reste au vaincu qu'un seul choix :
mourir, ou bien agir et souffrir au gré du vainqueur. Il a de tout temps préféré la vie
(c'est ici que se fonde la relation fondamentale de maître à esclave, c o m m e Hegel
l'a montré avec tant de profondeur).
Le droit, c'est la noble pensée des hommes qui veulent donner à leur vie un
fondement; celui-ci doit, certes, être assuré par la force, mais non pas être
déterminé par elle. Quand les hommes deviennent conscients de leur qualité
d'hommes,
quand ils reconnaissent la personne humaine comme telle, ils recourent aux droits de l'homme et s'appuient sur un droit naturel auquel tous peuvent
recourrir, vainqueurs et vaincus.
Dès que surgit l'idée du droit, il devient possible de négocier, afin de découvrir le
véritable droit par la discussion et une procédure méthodique.
Dans le cas d'une victoire totale, la part du droit réglant les rapports de
vainqueur à vaincu, aussi bien que celle revenant à ce dernier, a toujours été
jusqu'ici très restreinte, partout où une volonté politique déterminait le cours des
événements. Ceux-ci deviennent alors le fondement d'un droit positif, un droit de
fait; ils ne se justifient plus par le droit.
La culpabilité allemande. 1946
Politique mondiale
L a vraie politique, m ê m e celle des petits, est aujourd'hui la politique mondiale ou
s'aligne sur la réalité de la politique mondiale. N o u s ne s o m m e s pas seuls dans le
m o n d e . Il est curieux c o m m e le fait fondamental que les autres existent, quoique
connu de tous, soit pratiquement oublié si facilement. N o u s s o m m e s assujettis à ce
qu'ils font et à ce qu'ils pensent. Dans toute situation vécue et pour penser
politiquement, il est nécessaire de savoir et de comprendre au m a x i m u m , ce que
veut autrui et ce qu'il est dans sa manifestation actuelle issue de son origine
historique.
Aujourd'hui qu'il ne se passerienqui, dans ses conséquences, ne soit à la longue
déterminé en partie par l'ensemble de l'humanité et qui n'ait pour ce tout de
l'importance, l'action est nulle qui est menée sans qu'on ait présent à la conscience
ce tout, tel qu'il se montre à chacun de nous.
L'humanité se montre à nous dans sa diversité : la répartition des races, des
peuples, des civilisations, des Etats sur les continents et dans les îles de la terre. C e
sont avant tout : l'Europe, l'Occident au sens le plus étendu (les blancs à la surface
de la terre, là où ils n'ont pas fondé des colonies d'exploitation mais des colonies de
peuplement, dont la plus grande est les Etats-Unis d'Amérique); les peuples
22
civilisés d'Asie (les Hindous, les Chinois, les Japonais) ; les autres peuples dispersés, parmi lesquels l'Islam seul a réalisé dans de vastes régions une unité de
caractère religieux dans les m œ u r s et dans les structures sociales.
L a situation actuelle est l'aboutissement de quatre siècles d'expansion européenne constante. C'est grâce à elle qu'est née seulement—que vient justement de
naître en un temps aussi court — l'unité de l'humanité sous la forme d'une unité
réelle des relations. Aujourd'hui il n'est guère possible que quelque chose se
produise quelque part, qui ne concerne pas tout le m o n d e . Dans les journaux se
trouvent chaque jour les nouvelles touchant les événements de tout le globe
terrestre.
Cette unité de relations, rendue possible par la technique et poussée aujourd'hui
à l'extrême grâce à l'aviation et à la radio, est le préalable à la possibilité de se
connaître mutuellement, de se comprendre, de s'intéresser les uns aux autres, de se
repousser et de se haïr ou de coopérer. A la question de savoir si, de ces relations
mondiales, naît une communication universelle de l'esprit humain et quel aspect
elle peut avoir, on n'a jusqu'à présent pas répondu : un postulat intellectuel et
moral prend ici une importance décisive : est-ce qu'il existe entre ces possibilités de
l ' h o m m e une rupture qui, du fait qu'elles s'excluent les unes les autres, peut
conduire vis-à-vis de l'étranger à s'isoler réciproquement et à vouloir son anéantissement — ou bien y a-t-il une raison qui unit les h o m m e s , en laquelle tous peuvent
se rencontrer, sans être obligés d'abandonner la différence qui existe entre leurs
modes de vie et de croyance? O n ne répond pas à ce dilemme par l'expérience
qu'on a de l'une des deux options, mais on le résout par la décision des h o m m e s qui
veulent agir en faveur de l'un ou de l'autre. Chez tous les peuples il y a une
disposition précaire à la solidarité. Elle a été établie, elle a été niée également. Q u e
l'humanité ait une seule origine et un seul but, que les h o m m e s en tant q u ' h o m m e s
soient solidaires par quelque chose qui dépasse tous les combats qu'ils se livrent
eux-mêmes poussés jusqu'à l'extermination, c'est une croyance qu'on peut sans
doute ébranler, mais il en coûterait à la nature humaine elle-même de perdre sa
condition raisonnable.
La bombe atomique et l'avenir de l'homme.
1958
Eléments d'un état de paix universel
L a paix universelle ne sera possible que grâce à une politique nouvelle. N o u s
esquissons les principes de la paix universelle dans une construction tirée de la
nature des choses sans nous demander d'abord s'il est possible de la réaliser. Sans
doute nous n'imaginons pas l'image vaine d'un royaume d'Utopie hanté d'esprits
sans taches, mais nous rêvons de construire à partir des réalités de la nature de
l ' h o m m e et de sa liberté. Cela nous procurera une échelle applicable à ce que nous
voulons faire et aux réalités qui existent déjà.
23
L'état de paix universelle repose sur deux préalables : premièrement sur la
volonté librement exprimée que régnent le droit et la justice au lieu de la force.
D e u x i è m e m e n t , sur la réalité : l'univers de l ' h o m m e n'est pas organisé c o m m e le
veulent la logique et le droit et ne parviendra jamais à u n e justice parfaite. Mais
l ' h o m m e peut s'efforcer de progresser dans la voie de la justice.
Aussi rien n'est tenu dans la vie pour définitif si ce n'est l'affirmation de la
défense de cette vie tournée en toute liberté vers la justice. Tout peut être révisé.
D e nouvelles réalités surgissent. D e nouvelles questions sont soulevées. L a vérification s'accomplit au préalable dans la lutte que les idées se livrent publiquement.
Elle procède à la réalisation dans des formes légales qui en tant que formes sont
elles-mêmes révisibles, mais tant qu'elles demeurent sont reconnues c o m m e inviolables par la force. L e seul ennemi mortel de cette liberté est le recours à la
violence.
C o m m e cette situation ne peut jamais être l'état de justice parfaite, elle est
seulement l'état d u droit qui inclut encore l'injustice et l'état de non-violence qui
inclut encore u n m i n i m u m de force pour se maintenir lui-même. Mais l'ennemi
mortel de cet état est l'indifférence à l'égard de l'injustice et de la violence. Pour
défendre son autonomie, il en est réduit à garder sa sensibilité constamment en
alerte contre les passe-droits et l'injustice et à garder l'énergie d ' y remédier.
Enoncé des principes : Les principes de cette situation dans les Etats et entre eux
peuvent sur la base des deux premiers préalables s'exprimer dans les formules
suivantes :
I. —Il faut que des engagements prévalent, afin que la violence n'éclate pas.
a) L ' e n g a g e m e n t exige la reconnaissance de la légalité. L e s traités seront reconnus valables, tant qu'ils ne seront pas modifiés par de nouvelles négociations.
b) L ' e n g a g e m e n t exige q u ' o n renonce à l'arbitraire. L a suprématie de l'idée de
droit a donc pour conséquence le renoncement à la souveraineté absolue et ensuite
l'abandon du droit de veto en face des décisions d ' u n e commission quelconque
légalement investie. L e renoncement à la souveraineté absolue et au droit de veto
signifie q u ' o n est disposé dans les relations avec les autres « souverains » à
montrer par des actes d ' u n e constance éprouvée tant de raison et de b o n n e foi q u ' en
réciprocité u n e responsabilité apparaisse qui engendre et développe la confiance.
Mais cette confiance n'est jamais de telle sorte qu'elle n'ait besoin de s'assurer
par des institutions juridiques d ' u n e instance supérieure. O u en d'autres termes : la
confiance m ê m e exige en réciprocité que tout ce qui souffre d'être fixé en formes
juridiques par u n accord et réglé par des décisions légales, adopte de telles formes.
Il en v a c o m m e entre amis, pour alléger l'incertitude dans les questions de nécessité
vitale et avoir ainsi davantage le c h a m p libre à des fins proprement humaines.
c) Il subsiste toujours u n res te de violence. C'est une illusion de croire que le b o n
droit en tant que tel est assuré de s'imposer toujours. D e m ê m e que la vérité, tout
c o m m e la contre-vérité, a besoin de son avocat, le droit a besoin de la force qui n ' est
pas seulement la force inhérente au droit lui-même.
O n ne pourra éliminer la guerre que s'il existe u n e juridiction suprême qui
substitue le droit à la force et qui puisse également arbitrer les divergences d'opinion et les oppositions d'intérêts les plus profondes. Mais cette instance doit
24
disposer d'une force efficace pour imposer et maintenir sa décision. D e m ê m e
q u ' u n Etat ne peut supprimer la police, de m ê m e les Etats qui se lient par traité ne
peuvent renoncer à la force pour assurer l'exécution des accords conclus sous leur
garantie. Constituer des autqrités supranationales qui seront mises en place par les
Etats et dotées de pleins pouvoirs inconnus jusqu'à ce jour, réaliser la forme sous
laquelle la force (qui subsistera toujours) sera mise c o m m e force c o m m u n e à la
disposition des représentants d u droit, voilà le vrai problème.
d) L'engagement conclu exige qu'on reconnaisse la valeur du vote, les résolutions de la majorité, enfin le choix de la volonté populaire qui s'exprime par cette
voie. Des élections libres et secrètes sont le m o y e n de connaître à chaque instant la
volonté populaire. Celui qui veut agir politiquement doit instruire le peuple, le
convaincre par le raisonnement, l'éduquer par les raisons qu'il lui fournit, par des
intuitions et par l'exemple. Il faut que la vérité obtienne à la longue la confirmation
populaire. C'est le seul chemin qui permette d'élever l ' h o m m e à prendre
conscience des choses, à comprendre et à décider à partir du revirement qui
s'impose à tous les h o m m e s .
Celui qui dans son indignation contre la sottise de la foule se tourne contre les
élections libres, oublie qu'au cours de l'Histoire, sauf quelques exceptions qui sont
le fait du hasard, les dirigeants ne furent pas du tout plus intelligents, plus véridiques, ni meilleurs, ni plus responsables que la majorité de leurs sujets et ceux-ci
n'étaient pas meilleurs que ceux-là, et qu'avec la grandeur de la tâche s'accroît
aussi l'importance qu'il faut attacher à l'éducation de tous les h o m m e s et à leur
collaboration.
N o u s n'avons pas à notre disposition d'autre m o y e n d'enquête que les élections
et les votes. Q u ' o n en tire le meilleur parti, cela dépend de chacun et avant tout de
ceux qui recherchent le pouvoir. Dans la lutte continuelle que les esprits se livrent
en public, se manifeste ce qui est. Seul ce débat permet de gagner du terrain dans la
participation du peuple au savoir et au vouloir collectif, le peuple, c'est-à-dire
chacun s'élevant alors lui-même. Des élections libres et secrètes sont le seul m o y e n
• concevable de parvenir à la fois à la liberté politique et à la paix. Car c' est seulement
dans la mesure où ils suivent l'idée de démocratie et reconnaissent les engagements
qu'elle comporte que les Etats sont capables de paix.
II. — Pour conclure, maintenir et développer les engagements il faut que la
communication s'opère sans restriction.
a) L a liberté sans violence n'est possible que dans lalibreinformation, lecontact
entre les peuples et la discussion publique et seulement au cas où l'on n'apporte
aucune restriction à tout cela. L'acte qui inaugure la conclusion de la paix est par
conséquent celui qui accordera la liberté d'information et qui admettra la lutte
idéologique dans une publicité étendue au m o n d e entier, mais de sorte que ni l'une
ni l'autre ne soit soumise à aucune censure, qu'elles puissent avoir lieu sans risque
pour l'individu. U n débat public réel, à l'échelle mondiale, sans restriction, est la
condition de la liberté et de la paix.
b) Le principe de sincérité exige : de reconnaître les faits, de se placer au point
de vue d'autrui, de voir les divergences entre les intérêts vitaux, d'exprimer ses
propres motifs véritables.
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c) L a communauté pacifique n'est possible qu'en vertu d'un esprit de solidarité
publique, d'un sens chatouilleux d u droit qui, dans la majorité des cas, fait que
chacun se sent en partie responsable du tort causé. Dans ces conditions seulement
l'injustice ne peut prendre des proportions telles que la révolte violente n'apparaisse irrésistiblement et n'abolisse l'état de paix.
Depuis les sept sages de l'antique cité grecque, dans un Etat libre chaque citoyen
admet ce principe : le tort qui est fait à un autre citoyen m'est fait à m o i - m ê m e . Il
n'y a d'Etat libre fondé sur le droit ou de gouvernement de forme républicaine (au
sens de Kant) que là où ce principe se réalise.
C e qui vaut entre citoyens d'un Etat est également valable dans une situation de
paix mondiale établie entre tous les citoyens de tous les Etats. Cette situation
mondiale exige que la communauté des Etats intervienne pour protéger les h o m m e s , qui en u n point quelconque se voient ravir les droits qui sont ceux de la
personne humaine. C o m m e fait dans l'Etat une juridiction d'Etat, dans les pays
confédérés dans la paix tout citoyen aurait le m o y e n et le droit d'en appeler avec
succès à une instance supranationale du tort qui lui est fait dans son pays.
L a tâche intérieure de chaque Etat est inséparable de l'intérêt qu'il porte aux
affaires intérieures de tous les autres Etats, non par voie d'intervention d'un Etat
chez u n autre, mais par l'intervention des commissions de surveillance mises en
place par les Etats.
III. —Afin que les injustices qui apparaissent dans les situations avec l'évolution des choses ne conduisent pas à des violences, il faut que la porte reste ouverte
à une révision pacifique de toutes les relations.
L a prétention des h o m m e s et des peuples à l'égalité des droits est un principe
reconnu. Mais cette égalité des droits qu'ils réclament se trouve en conflit avec
l'inégalité en force et en dons qui existe en fait entre les h o m m e s et les peuples par
suite des dispositions naturelles (dont on ne pourra jamais dresser u n tableau
définitif), à cause de leurs réalisations tangibles, de leurs actes et de leurs conséquences, du fait de leur nombre. Aussi ne peut-il y avoir qu'une égalité des chances
grâce aux possibilités qu'accordent les conditions extérieures, et non pas l'égalité
réelle de tous les h o m m e s . Si l'on réalisait de l'extérieur une égalité, elle se
transformerait à nouveau demain, en vertu de la différenciation naturelle et éthique
des h o m m e s , en inégalité sensible m ê m e extérieurement. U n e égalisation de l'espèce humaine qui aille au-delà de l'égalité des chances est l'injustice suprême.
Aussi le principe de l'égalité des droits (tenu pour une vérité de morale politique)
n'est-il pas identique à celui d'égalité (principe d'une contre-vérité qui nie les
réalités naturelles et éthiques). Si l'on veut la paix, il faut respecter par principe
l'inégalité indestructible, afin qu'elle puisse permettre à des hiérarchies d'apparaître, sans le recours à la violence.
Mais les inégalités, et par là les hiérarchies de fait, sont constamment en transformation. L'inégalité fortifiée dans les biens qu'elle possède est injuste. Sans
doute y a-t-il une continuité historique qui résulte de ce que les parents et aïeux ont
fait et produit. C e qu'ils ont fondé prolifère. O n en tire des justifications qui
s'appuient sur l'origine et la fondation, mais elles ne valent que dans la mesure où
elles se présentent aujourd'hui dignes de foi et résistent à l'épreuve. O n ne peut
26
maintenir définitivement ni reconnaître pour toujours valables les réalités de la
hiérarchie créées par la naissance, l'origine, la tradition, la propriété.
Aussi l'état de paix a-t-il pour principe autant la reconnaissance des différences
que la disponibilité à réviser les rapports de subordination existants, en raison des
modifications intervenues en fait dans les inégalités, à condition seulement que ce
soit par voie légale, après préparation des esprits.
D e la m ê m e façon il faut que soit possible la révision par voie légale des frontières
et des accords politiques devenus injustes en fait. Les peuples soumis ou qui
évoluent vers une particularité effective doivent être libérés à leur gré par une
autorité placée au-dessus des Etats.
Il est facile de construire ces principes d'un état de paix politique. Mais des
principes pensés et reconnus justes ne se réalisent pas d'emblée pour cela.
Il est encore plus facile d'en sourire, s'en référant aux réalités. O n les n o m m e
utopies, quand on s'estime soi-même un réaliste prudent. Kant répond : « Concevoir le m a x i m u m de liberté humaine selon des lois qui font que la liberté de chacun
puisse coexister avec celle des autres est du moins une idée nécessaire... O n ne peut
rien trouver de plus nuisible et de plus indigne d'un philosophe que cette référence
du vulgaire à une contradiction qu'on prétend avoir constatée par expérience, alors
que cette contradiction n'existerait nullement, si ces conceptions avaient été réalisées à temps conformément aux idées. »
Ces constructions ne sont donc pas des utopies, tant qu'on les entend au sens de
l'idée. Elles sont dans leur développement un schéma de l'idée, dont l'accomplissement demeure une tâche infinie et elles sont c o m m e telles les critères qui servent
à éprouver et à juger la réalité, lesfilsdirecteurs qui permettent à l'idée d'agir en
nous.
La bombe atomique et l'avenir de l'homme. 1958
Exigences de la communication
L'être apparaît disloqué entre la multitude des individus, la multitude des sources
d'où jaillit la foi, et la figure historiquement conditionnée des communautés humaines, chacune sur son sol particulier. Seules la science et la technique sont c o m m u nes dans leur identité, sous l'englobant de la conscience en général. Mais elles ne
lient les individus que par le côté abstrait, général, de leur conscience, et pour
l ' h o m m e dans sa vie concrète, elles sont dans l'ensemble aussi bien des instruments de combat que de communication.
Tout ce qui, en l ' h o m m e , a une réalité concrète, est historique. O r historicité
signifie aussitôt diversité. C'est pourquoi la communication a ses exigences particulières. Il faut :
a) Se laisser atteindre par ce qui est historiquement différent, sans devenir
infidèle à son historicité propre.
27
b) Maintenir en suspens l'objectivité de ce qui est en train de s'imposer à tous
c o m m e généralement valable, sans affaiblir en soi l'exigence valable du vrai.
c) Renoncer à la prétention que la foi élève d'être la seule valable (car cette
prétention romprait la communication), sans pour autant perdre l'absolu de son
propre fondement.
d) Accepter le combat inévitable avec ce qui est historiquement différent, mais
élever sans cesse ce combat au niveau où il devient fraternel, où les adversaires se
lient par la vérité qui surgit dans la c o m m u n a u t é et non dans l'isolement, non dans
l'exclusion, non dans la réalité ponctuelle de l'individu isolé.
e) Chercher la profondeur qui ne se révèle q u ' à travers la dislocation des historicités multiples : j'appartiens à l'une d'elles, mais elles m e concernent toutes et elles
m e guident ensemble vers cette profondeur essentielle.
L a foi philosophique est inséparable d'une disponibilité sans réserve à la c o m munication. Car la vérité authentique ne surgit, lorsqu'une foi en rencontre une
autre, qu'en présence de l'englobant. C'est pourquoi il est juste de dire que seuls
des croyants réalisent la communication. E n revanche tout devient faux dès qu'on
fixe le contenu des articles de foi de telle sorte qu'ils se repoussent mutuellement.
O n peut donc dire qu'¡7 n'est pas possible de parler avec les militants d'une foi
déterminée. Pour la philosophie, tout ce qui fait rompre la communication, par
contrainte ou spontanément, a quelque chose de diabolique.
La foi philosophique. 1948
28
V I . Ouverture sur les cultures
Philosophe de la communication, de la compréhension, Jaspers fut
aussi le penseur de l'ouverture aux autres cultures. Il fit un pas dans
ce sens, un grand pas... «un voyage de mille lieues commence par un
pas ».
Le Bouddha
Le Bouddha a accompli en totalité et radicalement ce qui avant lui avait déjà été fait
partiellement et de façon conditionnelle. Il laissa tomber la tradition et ce qui
constituait l'essentiel de son autorité, les castes et le pouvoir suprême des dieux.
Sans les combattre, il abandonna ces données de fait au cours du m o n d e . Mais, par
la manière m ê m e dont il s'abstint de les condamner, il les rendit accessoires.
Nouveauté radicale, sa façon de s'adresser à tous. C e qui avait été l'apanage de
certains devient possible pour tout le m o n d e . C e qui s'était produit dans les forêts
pour de petits groupes de solitaires fut expérimenté, publiquement, dans les villes et
au cours de pèlerinages, par des communautés monacales vers lesquelles affluèrent
les foules. Ainsi se réalisa une nouvelle forme de vie : des foules de moines
vécurent de la mendicité; des adeptes laïcs assumèrent le soin de l'existence
matérielle pour ceux qui soumettaient absolument leur vie à la doctrine, dans la
pauvreté, la chasteté, sans patrie, hors du m o n d e .
E n fait, la plupart des moines venaient des deux castes supérieures. Les « jeunes
gens nobles » jouaient le rôle principal. L e Bouddha lui-même est de haute naissance. D'après la doctrine ultérieure, c'est uniquement parmi les brahmanes ou les
nobles que peut naître un bouddha. L e bouddhisme était une doctrine aristocratique et le demeura, en ce sens que seules les personnes d'un haut rang spirituel
peuvent le comprendre. Mais le message s'adresse par principe à tous ceux qui
apportent avec eux l'aptitude à le recevoir, aux h o m m e s en général. Cela est
manifeste dans le précepte du Bouddha : que chacun dans son propre langage
apprenne la parole du Bouddha.
Ainsi, pour la première fois dans l'histoire, la pensée s'élargit aux dimensions de
l'humanité, une religion universelle prend son essor. Plus de castes ni de frontières,
toute appartenance à u n fond historique dans l'ordre de la société est battu en
brèche. Les vérités jalousement gardées pour des privilégiés devaient, dans l'Inde,
se transformer en vérité ouvertement communiquée à tous.
29
Par rapport aux religions universelles ultérieures des stoïciens, des chrétiens, de
l'Islam, le signe distinctif du Bouddha est d'avoir eu en vue, non seulement tous les
êtres humains, mais encore tout ce qui vit en général, dieux et animaux, d'avoir
voulu transmettre à tous le salut qu'il avait trouvé.
S'adresser à tous,cela revient à se tourner vers chacun en particulier. L a décision
du Bouddha et la vie qui en découla devient exemple : échapper aux obligations
domestiques, familiales, sociales. Quiconque l'entend, le maître l'appelle sans lui
enlever la possibilité de rester au dehors : à toi de décider. L e Bouddha, par son
impitoyable alternative, s'empare de l'être humain tout entier. Les autres peuvent
s'acquérir des mérites c o m m e adeptes laïcs, surtout par l'aide matérielle qu'ils
apportent aux moines, mais seule la renaissance à une nouvelle vie leur donnera la
chance d'une délivrance supérieure. L e Bouddha s'adresse à quiconque est en état
de l'entendre et croit vraiment et sans restrictions : immédiatement, sans délai,
s'engager en cette vie sur le sentier du salut.
A u cours de cette marche, l'être est accaparé et entraîné vers la profondeur en
une recherche de moins en moins accessible aux autres, guidé par des formules et
des certitudes qui s'arrêtent pourtant au seuil des choses dernières.
Mais la foi, sur le chemin du salut, est un savoir. Tout en rejetant la spéculation
traditionnelle c o m m e domaine de disputes vaines et ruineuses, le Bouddha
conserva ce principe de la philosophie indienne que le salut lui-même est un savoir,
que la délivrance est connaissance et qu'elle ne peut être atteinte que par elle. Aussi
répudia-t-il les sacrifices, la prière et les pratiques magiques, pour faire comprendre
plutôt à chaque individu qu'il doit tendre, par la pensée, la conduite de sa vie et la
méditation, à la conquête de la connaissance.
L e Bouddha s'adressait à chacun en particulier et à de petits groupes. Sermon et
entretien préparaient à la clairvoyance que chacun s'efforçait d'obtenir par son
propre comportement. Pour comprendre à quel point la parole du Bouddha était
efficace, avec quelle soudaineté les yeux de l'individu se dessillaient, c o m m e si des
écailles en étaient tombées, il suffit de lire des passages de ce genre : « C'est une
chose admirable, stupéfiante : c o m m e lorsqu'on redresse ce qui était courbé (détord ce qui était tordu), ou qu'on dévoile ce qui était caché (découvre ce qui était
couvert), qu'on montre le chemin à un égaré, ou qu'on allume une lumière dans les
ténèbres, ainsi le Saint proclame de bien des façons la doctrine. »
c) C o m m e l'annonce de la doctrine s'adresse à chacun et à tous, qu'elle se sait
lumière qui doit percer dans le m o n d e et tout éclairer, un nouveau facteur intervient : une volonté missionnaire consciente. C'est pourquoi, dès le début, le
Bouddha a fondé la communauté monastique, qui sert à la fois au salut individuel et
à la diffusion de la doctrine à travers le m o n d e .
Pour la mission, la concentration des pensées sur l'essentiel est un point important. Les idées fondamentales doivent s'exprimer avec une simplicité extrême et
leur perpétuelle répétition les rendra efficaces. Leur pouvoir de communication
s'obtient par parabole, aphorisme,fictionpoétique et par l'adoption de l'abondante
tradition allégorique, utilisée pour illustrer ces idées fondamentales.
30
Confucius
E n pleine désagrégation du pouvoir, au milieu du désarroi général et des guerres
perpétuelles, Confucius était, parmi tant d'autres, un philosophe errant qui voulait
apporter le salut par ses conseils. Avec cette différence : tous les autres suivaient le
chemin du savoir, pour Confucius ce chemin passait par l'Antiquité. Les questions
fondamentales qu'il posait étaient celles-ci : Qu'est-ce que l'antique ? C o m m e n t se
l'approprier? Par quels moyens l'actualiser?
Cette notion d'antique était elle-même quelque chose de nouveau. Ce qui est
réellement vécu et agi, une fois amené à la conscience, se transforme. L a prise de
conscience détruit la naïveté. L a simple habitude, lorsque le savoir s'y ajoute,
devient émouvante, et en m ê m e temps, digne de confiance. Ce que l'oubli a effacé
peut-être remémoré et restauré. Mais, de quelque manière qu'on le comprenne, du
seul fait qu'on le comprend, ce n'est plus la m ê m e chose.
Transposer la tradition en pensées fondamentales conscientes, c'est aboutir en
fait à une nouvelle philosophie, qui se conçoit elle-même c o m m e identique à
l'ancienne. Les pensées personnelles ne sont pas valorisées en tant que personnelles. Dieu parlait par la voix des prophètes juifs, c'est l'Antiquité qui parle par celle
de Confucius. Se confier aux premiers âges préserve de l'orgueil et nous garde de
prétendre, par nos moyens dérisoires, à de trop vastes ambitions. Cette humilité
accroît les chances de trouver foi et adhésion chez tous ceux que nourrit encore une
substance traditionnelle. L a pensée personnelle, issue du néant de l'entendement
seul, est vaine. « Je n'ai pas mangé et n'ai pas dormi, afin de méditer ; cela ne sert de
rien : mieux vaut apprendre. » Mais apprendre et penser sont inséparables. L'un
exige l'autre. D ' u n côté :« Penser et ne pas apprendre est lassant, dangereux. » D e
l'autre : « Apprendre et ne pas penser est nul. »
« Je suis là pour transmettre et non pour créer du nouveau ; je suisfidèle,j'aime
l'Antiquité. » Ainsi Confucius exprime-t-il le sens profond de sa piété. L a substance de notre être est dans l'origine de l'histoire. Confucius ébauche une image de
l'histoire appelée à mettre en valeur la vérité unique. Il accorde peu d'intérêt aux
grands inventeurs du chariot, de la charrue, du bateau, aux Fou-hi, Chen-nong (le
divin paysan), Houang-ti. L'histoire proprement dite c o m m e n c e pour lui avec ceux
qui fondèrent la société, le gouvernement, les m œ u r s et les lois. Si le vrai était
manifeste dans le passé, le chemin qui m è n e à ce vrai, c'est d'explorer ce passé,
mais en distinguant ce qu'il comporte de vrai et de faux. C e chemin s'appelle
« apprendre », non pas simple science de quelque chose, mais appropriation. L a
vérité, déjà présente, ne doit pas s'apprendre par cœur, mais se réaliser intérieurement, et par là m ê m e aussi extérieurement.
L e fil conducteur de cet authentique « apprentissage » est dans les livres et
l'enseignement de l'école. Les livres, Confucius les élabora en opérant un choix
parmi une masse d'anciens écrits, archives, chants, oracles, préceptes moraux,
coutumes, qu'il entreprit de rédiger en vue de la vérité et de l'efficacité. Pour
l'éducation, il fonda des écoles, en premier lieu son école privée, où il se proposait
de préparer les jeunes gens à leur futur rôle d ' h o m m e s d'Etat.
Aussi la manière d'apprendre et d'enseigner est-elle devenue un problème capital.
31
C e que Confucius entend par « apprendre » a pour condition préalable une
conduite morale chez l'élève. L e jeune h o m m e devra aimer ses parents et ses
frères, être sincère et ponctuel. Quiconque se conduit mal n'atteindra jamais
l'essentiel de l'enseignement. Lorsqu'un élève s'assied à la place d'un aîné : « Il
n'envisage pas de faire des progrès, il n'a qu'un but, arriver au plus vite. » Pour se
former moralement, l'élève s'exercera aux arts : il connaîtra les rites, la musique, le
tir à l'arc, la conduite des chars, l'écriture et le calcul. C'est seulement sur cette
base que l'élève abordera avec fruit les études littéraires.
Celui qui donne à l'étude son plein sens n'ignore pas les difficultés et s'efforce de
les vaincre dans une lutte qui nefinitjamais. U n amoureux du savoir apprend
chaque jour ce qui lui manque : il se rend compte de ce qu'il sait; car à chaque
instant il fait le point. L a route est ardue. « Celui qui apprend n'accède pas encore
pour autant à la vérité : celui qui accède à la vérité n'est pas encore pour cela en
mesure de la garder ; celui qui la garde n'est pas forcément apte à l'appliquer à un
cas particulier. » Aussi le jeune h o m m e doit-il apprendre, c o m m e s'il n'avait jamais
la perspective d'un but et qu'il eût pourtant à redouter de le perdre. Si l'élève vient à
se dire que la force lui manquera, Confucius l'encourage en ces termes : « Celui à
qui la force manque reste à moitié chemin; mais c'est lui-même qui dès le début
t'assigne tes propres limites. » Il ne faut pas que les fautes nous paralysent.
« Commettre une faute et ne pas la racheter (ne pas s'amender), cela seulement
s'appelle une faute. » Voici comment il loue son disciple préféré : « Il ne commettait jamais deux fois la m ê m e faute. »
Confucius parle de ses rapports avec ses élèves. « A celui qui ne désire pas
sérieusement apprendre quelque chose je ne dispense pas m o n enseignement. Celui
qui ne s'efforce pas vraiment de s'exprimer, qu'il en reste là, je ne ferai rien pour l'y
aider. Ai-je montré un coin et ne peut-il par lui-même parvenir aux trois autres,
j'arrête net m e s explications. » Cependant la réponse immédiate n'est pas un
critère. « Toute la journée j'ai tenu des discours à Hui ; il ne répondait rien, c o m m e
un simple d'esprit. Je l'ai observé dès qu'il fut seul; à ce moment-là seulement il
était en état de développer m a leçon. C e n'est point un simple d'esprit. » Confucius
modère toujours ses louanges. « Si je dispense m a louange à quelqu'un, ce n'est
qu'après l'avoir éprouvé. »
Confucius définit lui-même ses propres études. Il ne détient pas le savoir de
naissance. L ' a m o u r de l'Antiquité fut le tremplin qui lui permit de l'obtenir. Il
observait ses compagnons de route, recueillant ce que l'un avait de bon pour
limiter, et l'autre de mauvais pour se corriger lui-même. L e savoir spontané lui est
refusé. « Beaucoup entendre, en tirer le bon et s'y attacher, beaucoup voir et se
l'approprier, c'est pour le moins le deuxième échelon delà sagesse. » Peu àpeu, au
cours de l'existence, il progressa : A quinze ans je m'appliquais à l'étude, à trente
j'étais fermement ancré, à quarante plus aucun doute, à cinquante la loi du ciel
n'avait plus de secret pour moi, à soixante m o n oreille s'ouvrait, à soixante-dix je
pouvais suivre les désirs de m o n cœur sans passer la mesure. »
L e sens de tout apprentissage est la mise en pratique. « U n h o m m e qui pourrait
réciter par cœur les trois cents poèmes du Livre des Odes et serait incapable, s'il
avait une charge dans le gouvernement, d'appliquer cette connaissance à l'exercice
32
de ses fonctions, ou de remplir sa mission si on l'envoyait c o m m e ambassadeur à
l'étranger, je vous le demande, àquoi servirait à cet h o m m e toute son érudition ? »
C e qui importe dans l'éducation, c'est Information intérieure. « Pourquoi donc,
enfants, n'étudiez-vous pas le Livre des Odes? A son contact on peut reprendre
courage, s'éprouver soi-même, apprendre à être sociable, à haïr, à servir son père à
la maison, au dehors son prince. » « Les trois cents odes du livre tiennent dans un
mot : N e pas nourrir de mauvaises pensées. »
Sans éducation, en revanche, toutes les autres vertus seperdent dans les brumes
et dégénèrent aussitôt : sans éducation, franchise devient grossièreté, bravoure
désobéissance, fermeté manie, l'humanité devient bêtise, la sagesse incohérence,
la sincérité se change en débâcle.
Jésus
E n disant ce que l ' h o m m e doit faire, Jésus ne fonde pas une morale suffisante en
soi, afin de réaliser une humanité selon la structure et les normes d'une vie dans le
m o n d e . A u contraire, tout ce qui est moral se justifie c o m m e étant voulu par Dieu et
c o m m e une préparation à la fin du m o n d e et au royaume des cieux. Chaque h o m m e
est placé devant cette redoutable alternative d'être reçu dans le royaume des cieux
ou rejeté. Il y .a Dieu et le diable, les anges et les démons, le bien et le mal. Chacun
doit savoir dans quelle direction il veut aller. U n aut, aut s'impose à chaque
individu. « Si ta main droite te fait tomber dans le péché, coupe-la et jette-la loin de
toi ; car il vaut mieux pour toi qu'un de tes membres périsse que si tout ton corps
allait dans la géhenne. » « Nul ne peut servir deux maîtres... V o u s ne pouvez servir
Dieu et M a m m o n . » Il n'est pas de m o y e n terme, nul accommodement, c'est tout
ou rien. II ne reste que la seule chose nécessaire : servir Dieu, qui fut de tout temps
la morale des Juifs, est aussi la morale de ce Juif qu' est Jésus. Mais cette obéissance
ne suffit pas sous la forme d'un assujettissement extérieur et réalisable, à des
exigences définies c o m m e les lois d'un code. C'est la soumission de tout ce qui est
essentiel en l ' h o m m e accomplissant du fond du cœur ce qu'il voit c o m m e la volonté
de Dieu. Car, selon la parole de Jérémie, Dieu a inscrit sa loi dans le cœur de
l'homme.
Mais quelle est cette volonté divine? Notre pensée accoutumée aux concepts
bien définis de l'entendement désirerait des indications. Notre intelligence voudrait demander orgueilleusement à Dieu : qu'exiges-tu ? Quand nous entendons les
commandements que Jésus présente à ses disciples c o m m e la volonté de Dieu, nous
nous étonnons chaque fois de cet absolu, impraticable dans le m o n d e . Ces c o m mandements expriment ce qui ne saurait se réaliser que dans le royaume des cieux.
« Soyez parfaits c o m m e votre Père céleste est parfait. » Ils sont faits pour l ' h o m m e
qui ne connaît, ne traite Dieu et son prochain, que c o m m e si le m o n d e et ses
antinomies n'existaient pas. Ces impératifs sous-entendent que l ' h o m m e n'est plus
placé dans le m o n d e du fini, n'a aucun devoir à remplir pour l'adapter à ses besoins
ou pour s'y réaliser; ce sont des impératifs s'adressant à des saints qui peuvent et
doivent les suivre en tant que citoyens du royaume de Dieu. C e que peut être la
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morale de Jésus n'est nullement saisissable sous la forme d'indications systématiques concernant une conduite dans le m o n d e . L e principe n'est donné que par la
pensée du royaume de Dieu et Jésus l'a formulé à la manière des vieux livres
bibliques : tu aimeras Dieu, et ton prochain c o m m e toi-même. L e commandement
d'amour appartient à l'ancienne religion judaïque : « T u aimeras l'Eternel ton Dieu
de tout ton cœur, de toute ton â m e et de toute ta force » (Deutér., 6, 5). « T u
aimeras ton prochain c o m m e toi-même » (Lév., 19, 18). « C e que l'Eternel demande de toi, c'est de faire ce qui est juste, d'aimer la miséricorde et de marcher
humblement avec ton Dieu » ( M I C H E E , 6, 8). Jésus, ici, n'insiste pas sur une
innovation, c o m m e dans ses antithèses : « Mais moi, je vous dis... » Il incorpore
au règne à venir cet élément traditionnel manifesté déjà c o m m e son signe dans la
réalité de l'amour.
U n e union mystique avec Dieu, une fuite hors du m o n d e dénuée d'efficacité :
solitude parmi les h o m m e s , retraite en Dieu, cela serait un manque d'amour.
L'individu ne peut nullement gagner pour lui seul sa part du royaume. Il importe
qu'il y parvienne avec les autres. Qui aime Dieu aime son prochain. C'est pourquoi
la vie terrestre trouve sa plénitude dans l'amour, signe du règne divin.
L ' a m o u r de Dieu pour les h o m m e s et de l ' h o m m e pour son prochain ne vont pas
l'un sans l'autre. L ' a m o u r de Dieu ne s'adresse qu'à l ' h o m m e qui aime. Il crée en
nous l'amour; sans amour, nous s o m m e s condamnés.
L ' a m o u r dépouillé de tout intérêt, délivré du m o n d e , c'est le royaume de Dieu
réalisé. Cette charité est alors illimitée, inconditionnelle. D e là cette exigence de
Jésus, toute nouvelle, étrangère à l'Ancien Testament : aimer son ennemi, rendre
le bien pour le mal. « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous haïssent,
bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous outragent. »
Lao-Tseu
O n s'éloigne de l'éternel Tao et on y retourne. Notre tâche consiste à le retrouver
chaque jour, et non à transformer le m o n d e de fond en comble. Pour Lao-tseu et les
Chinois il n'existe ni marche irréversible de l'histoire, ni avenir en suspens ; la vie
est un état permanent, en perpétuel va-et-vient au sein du Tao. Elle oscille entre la
conformité et la déviation à l'égard de celui-ci. L e non-agir réalise la conformité
parfaite.
Ce non-agir, loin d'être simple attitude de spectateur, constitue le mobile essentiel de l'action. Politiquement, l'agitation est incessante : adversaires du régime,
germes de nouveaux conflits, changements des conditions. L e prince qui pratique le
non-agir se trouve donc dans un état de tension perpétuelle. Tandis que l ' h o m m e
lancé dans l'action n'achève rien à proprement parler et qu'il croit pourtant tout
posséder en atteignant son but, celui dont l'action vient du fond du non-agir est
immuablement en présence du tout; et il embrasse à l'avance les conséquences
immédiates et lointaines de chacun de ses actes : « Dans leurs affaires les gens sont
toujours pressés d'aboutir, et cela ne leur réussit pas. Dès qu'on se soucie de la fin
c o m m e du commencement, il n'y a plus d'échec en rien ».
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C est pourquoi le sage h o m m e d' Etat vit dans la cohésion de toutes choses. Il voit
ce qui c o m m e n c e et n'est encore qu'en germe, et suit le c o m m a n d e m e n t : « Entreprends ce qui est lourd tant que la tâche est encore légère ; faits de grandes œuvres
quand elles sont encore petites ». A u m o m e n t opportun, une intervention imperceptible suffît. « C e qui est tranquille, on peut facilement le maintenir en repos ; ce
qui ne s'est pas encore manifesté, il est aisé de l'influencer ; on brise sans difficulté
ce qui est faible ; ce qui n'existe qu'en petite quantité se disperse sans peine. Aussi
faut-il aller à la rencontre des choses avant qu'elles ne paraissent, pour les prendre
en main avant que la confusion ne s'y installe. U n arbre qu'on n'entoure qu'avec les
deux bras provient d'une toute petite racine. U n voyage de mille lieues c o m m e n c e
par un pas ».
Les Grands Philosophes. 1947
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Témoignages
Jean Wahl : La Philosophie de Jaspers
Voyons les caractères généraux de la philosophie de Jaspers. N o u s savons qu'elle
est un effort pour constituer une pensée en dehors de la philosophie classique et de
la science, et pour penser une foi en dehors de la religion.
C e qui importe donc à Jaspers, c'est de garder les idées de pensée et de croyance,
mais en les délivrant de ce qu'elles pourraient conserver d'une science trop schématique ou d'une religion trop fermée sur elle-même.
L e m o n d e est un m o n d e déchiré : tel il nous est présenté par la science, mais de
plus, nous-mêmes, chacun de nous, constitue quelque chose d'absolument différent des autres. Pas de point de vue universel. M ê m e dans la conscience en général,
les catégories sont diverses. D e là diversité des valeurs, diversité des individus,
diversité des domaines de la réalité.
Mais cette division m ê m e et ce déchirement sont la condition de notre action
inconditionnée. N o u s pouvons nous créer une unité, par là m ê m e que nous sacrifierons toutes les autres valeurs à cette valeur. Et nous verrons une sorte de tension
entre des contraires, analogue à celle qui existe entre le déchirement et l'inconditionnalité, si nous nous rendons compte que notre liberté est fondée sur notre
ignorance. N o u s ne connaissons pas la totalité du m o n d e , mais si nous connaissions
la totalité du m o n d e , nous ne pourrions pas être libres, nous aurions à consulter
cette totalité, ce que nous dit l'histoire, et son déroulement.
Si on croit à une totalité sur laquelle l ' h o m m e peut dire le dernier mot, il n'y a pas
de véritable liberté individuelle. C'est parce que la totalité nous est cachée, parce
que nous ne savons pas tout, que nous s o m m e s libres, c'est de notre ignorance que
vient notre liberté.
Dans son ouvrage Existence et raison, Jaspers écrit : « Je ne suis lié à la
profondeur de m o n être que parce que je m'avance dans l'étroitesse de cet être
particulier queje suis. Je ne suis en communication que parce queje m e tiens seul
devant la transcendance. Je n'effectue vraiment quelque chose que parce que je
prends conscience de l'échec. Je ne suis raisonnable que quand je fonde la raison
sur la non-raison, et je ne crois qu'en tant que je doute si je crois. »
Ainsi, nous voyons que le contraire est lié au contraire, la communication à la
solitude, l'historicité profonde à l'étroitesse, l'action à la conscience de l'échec, et
la raison à la non-raison.
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Il faut ajouter que ce n'est pas là un motif pour vouloir l'étroitesse ou la solitude
ou la non-raison ou le doute. L'introduction de la volonté dans ce domaine contribuerait à détruire l'authenticité originelle de nos actions et de nos sentiments.
L'étroitesse est une condition de l'ouverture, de la largeur de l'ouverture pour
l'expression de la transcendance. L à encore, nous voyons la tension, l'antinomie,
le passage du contraire au contraire. C'est en nous fermant à un certain nombre de
choses que nous pourrons nous ouvrir plus largement à la transcendance.
L'absolu, l'éternel ne se présente que sous la forme du précaire. C e qui est grand
ne dure pas. C e qui a valeur se développe avec une rapidité soudaine et se
transforme en formes vides dès qu'on croit à son caractère durable.
Déchirement de l'être, ambiguité des chiffres, indéterminabilité de la transcendance et de l'existence, tout ce qui vaut, tout ce qui est se fonde, est étroit et
précaire, et par là m ê m e précieux dans son instantanée présence.
Ces réflexions sont issues de la méditation sur la pensée kierkegaardienne. Il faut
mentionner cependant que Jaspers ajoute à la pensée de Kierkegaard les deux idées
de communication et d'historicité, fait prendre conscience à l ' h o m m e qu'il n'est
pas aussi isolé que le disait Kierkegaard, le met dans la suite historique des h o m m e s
et le représente c o m m e pouvant parler aux autres h o m m e s .
L'absolu ne se présente plus aujourd'hui d'après Jaspers, c o m m e pour un Platon
ou un Descartes. N o u s ne pouvons plus le sentir et le vivre qu'en nous rendant
exclusifs, et le stade où la pensée pouvait s'élargir à la façon dont Descartes et
Platon l'élargissaient est un stade du passé.
La pensée de l'existence, Paris 1951, p. 151-153
Paul Ricœur : Jaspers et l'éthique
K . Jaspers n'accepte ni la subversion nietzchéenne des valeurs, ni le passage
kierkegaardien à un stade religieux qui ne serait plus éthique, mais mystique ; la
critique de la mystique le confirmera bientôt. Son projet est plutôt de découvrir les
sources d'une éthique personnelle, où le devoir ne serait plus une garantie contre la
menace du désespoir possible, mais un m o m e n t de cette dangereuse naissance à soi
qu'est la décision. Il veut d'abord que la pluralité et la limitation des règles morales
soit transcendées par chacun, en direction d'un appel qui lui soit propre. Cet appel
ne se débite pas en préceptesfinis,il est inépuisable — umfassend — et laisse à la
vie son caractère de procès, d'aventure : je ne puis pas dire où je vais, quel est le but
final, le plan et les moyens qui feraient de l'existence une réussite et de la morale
une recette.
A cet égard les analyses que Jaspers consacre à la « conscience absolue » sont
significative. Il parcourt un certain nombre d'expériences qui toutes importent à
l'éthique, mais dont aucune n'appartient au niveau proprement normatif de la
conscience ; les unes ont une valeur d'ébranlement : K . Jaspers les appelle un
« m o u v e m e n t dans le surgissement originel » : ce sont le non-savoir, le vertige et
l'effroi, l'angoisse et la conscience morale personnelle (Gewissen); les autres
représentent le m o m e n t « comblé » (erfüllt) de la conscience absolue : ce sont la
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foi, l'amour et cette vertu d'imagination contemplative que, à la façon des poètes
anglais, de Keats, de Shelley, K . Jaspers appelle « fantaisie ». Foi, amour, fantaisie sont au-delà de toute m a x i m e , c o m m e les M u s e s nourricières des Cinq Grandes
Odes de Claudel. N o u s s o m m e s bien ici dans la région poétique de l'existence ; ces
expériences surplombent la région didactique des commandements morcelés qui
exigent sans donner.
Gabriel Marcel et Karl Jaspers, Paris 1947, p. 244-245
Maurice Blanchot : L a folie par excellence
O n peut se demander si toutes les conclusions générales qui affirment de la maladie
qu'elle influence l'œuvre, qu'elle favorise ou gêne son développement, n'expriment
pas une conception puérile du savoir, le désir de passer une fois pour toutes derrière
l'énigme et de la dominer en s'en tenant au plus loin. N e doit-on pas plutôt s'en
approcher, chercher le point d'où l'on peut la voir sans la faire disparaître, où on la
saisit dans sa pureté d'énigme, telle qu'elle est, non pas enveloppée d ' u n secret
vague, mais dans toute la clarté qu'elle oppose et qu'elle apporte à qui la regarde en
face, avec le désir de l'interroger sans la troubler et de se laisser interroger par elle ?
C'est ce point de vue qu'a adopté Karl Jaspers dans l'étude consacrée à Strindberg,
à V a n G o g h et à Hölderlin... Pour celui qui désire entendre parler, en termes qui
ne l'abusent pas, de V a n G o g h , de Hölderlin et de l'horizon de maladie qui entoure
leur œuvre, ce livre est précieux. L e fait qu'un psychiatre dont les travaux font
autorité est devenu un philosophe des plus importants, ne suffirait pas à justifier cet
intérêt. Mais, dans le cas présent, ce qui est décisif, c'est que celui qui sait, l ' h o m m e
du savoir spécialisé, qui a étudié, interrogé les malades et s'est instruit auprès d'eux
dans un contact direct qui est irremplaçable, ne s'est jamais incliné devant l'incompréhensible, mais n ' a pas non plus tenté de le réduire en le comprenant, a encore
essayé de le comprendre c o m m e irréductible. L'explication causale est une exigence qui ne souffre pas de limites ; mais ce que la science explique par des causes,
n'est pas, pour autant, compris. L a compréhension cherche ce qui lui échappe, elle
s'avance fortement et consciemment vers le m o m e n t où comprendre n'est plus
possible, où le fait, dans sa réalité absolument concrète et particulière, devient
l'obscur et l'impénétrable. Mais cette limite extrême n'est pas seulement le terme
de la compréhension, le m o m e n t où celle-ci se ferme, elle est aussi celui où elle
s'ouvre, à partir duquel elle s'éclaire elle-même sur u n fond d'obscurité qu'elle a
mis en « lumière ». L e regard qui a pu saisir quelque chose d'originel—et cela ne se
fait pas au hasard, il y faut une grande patience et une grande force, le renoncement
à soi et, pourtant, la décision la plus personnelle —, ne prétend pas avoir vu clair
dans l'origine, il a seulement saisi dans quelle perspective l'événement doit être
affronté pour que soit préservé ce qu'il a d'authentique et d'extrême.
Karl Jaspers, Strindberg et Van Gogh, Hoelderlin et Swedenborg,
Préface de Maurice Blanchot, Paris, 1953, p. 11-13
39
JHP
I , III
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40
Programme de la Célébration
I. Table Ronde
II. Séance Solennelle
Karl Jaspers et l'idée d'une philosophie
universelle : éthique et avenir de l'humanité.
Allocution de M . Amadou-Mahtar M ' B o w ,
Directeur général de l'Unesco.
Allocution de M . Franz Blankart, Représentant du Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines.
Allocution du Professeur H . G . Gadamer,
Université de Heidelberg.
Allocution de Mlle Jeanne Hersch, Présidente de la Fondation Karl Jaspers.
III. Exposition
Œuvres de Karl Jaspers.
41
42
Liste des participants
Professeur A . B A D A O U I
Département de la Philosophie
Université du Koweit
KOWEIT
M . Franz B L A N K A R T
Ambassadeur
Chef de la délégation suisse près
l'Association Européenne de Libre-Echange et le G A T T
9-11, rue de Varembé
Case Postale 194
CH-1211 G E N E V E 20
Suisse
Professor D . P . C H A T T O P A D H Y A Y A
25, Park Mansion
Park Street
C A L C U T T A 700010
India
Professor Dr. Leonard E H R L I C H
Department of Philosophy
University of Massachussetts
A M H E R S T , Mass. 01003
USA
Professor Hans-Georg G A D A M E R
A m Büchsenackerhang 53
HEIDELBERG
République fédérale d'Allemagne
Professor A . G R I E D E R
The City University
Northampton Square
L O N D O N EC 40 H B
Royaume-Uni
43
Professor Dr. F. H A S H I M O T O
Tabashi-ku
Undiradai 7-4
173 T O K Y O
Japon
Professeur J. H E R S C H
Präsidentin, Jaspers Stiftung
14, avenue Pierre-Odier
1208 G E N E V E
Suisse
M . Paulin H O U N T O N D J I
Chef de Département
Conseil Interafricain de Philosophie (CIAP)
B . P . 1268
COTONOU
République populaire du Bénin
Professor Toshio IRITANI
Tokai University
1117 Kitakaname Hiratsuka-shi
KANAGAWA-KEN
Japan
M . Aziz LAHBABI
Président
Société de Philosophie du Maroc
B . P . 25
TEMARA
Maroc
Dr. T.A. L A M B O
Deputy Director-General
World Health Organization
20, avenue Appia
1211 G E N E V A 27
Suisse
Professor Abdelghaffar M E K K A O U I
Faculté des Lettres
Université du Caire
L E CAIRE
République arabe d'Egypte
44
M . Alassane N ' D A W
Doyen de la Faculté des Lettres
de Dakar
DAKAR
Sénégal
Dr. Theodor I.OIZERMAN
Institute of Philosophy
U S S R Academy of Sciences
MOSCOW
USSR
M . Alberto W A G N E R D E R E Y N A
292, Avenue El Golfe
San Isidro
LIMA
Pérou
Professeur Paola RICCI-SINDONI
Facolta di Filosofía et Lettere
Universita di Messina
Italie
Dr. Hans S A N E R
Wanderstrasse 10
CH-4054 B A S E L
Suisse
Père Xavier T I L L I E T T E
Les Fontaines
CHANTILLY
France
Dr. S. TYROWICZ
Etiuly Rewolucyjnej 9/76
02643 V A R S O V I E
Pologne
Professor Fensi X I N G
Director
Philosophy Research Institute
Chinese Academy of Social Sciences
PEKING
China
45
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46
Catalogue de l'Exposition
47
I. Œuvres de K . Jaspers
1. Éditions originales des œuvres de Karl Jaspers
Allgemeine Psychopathologie, 9. Aufl., Berlin/Heidelberg/New York 1973.
Psychologie der Weltanschauungen, Berlin 1919 (Première édition).
Die geistige Situation der Zeit, Berlin 1931 (Première édition).
Philosophie, 3 Bde, Berlin 1932 (Première édition).
Vernunft und Existenz, Groningen 1935 (Première édition).
Nietzsche, Berlin/Leipzig 1936 (Première édition).
Existenzphilosophie, Berlin und Leipzig 1938 (Première édition).
Die Schuldfrage, Heidelberg 1946 (Première édition).
V o m europäischen Geist, München 1947 (Première édition).
V o n der Wahrheit, München 1947 (Première édition).
Nietzsche und das Christentum, Hameln 1946 (Première édition).
V o m Ursprung und Ziel der Geschichte, München 1952 (3e Éd.).
Einführung in die Philosophie, München 1955 (2e Éd.).
Vernunft und Widervernunft in unserer Zeit, München 1950 (Première édition).
Rechenschaft und Ausblick, München 1951 (Première édition).
Die grossen Philosophen (1957), München 1981 (3e Éd.).
Die A t o m b o m b e und die Zukunft des Menschen, München 1958 (3e Éd.).
Freiheit und Wiedervereinigung, München I960 (Première édition).
Der philosophische Glaube angesichts der Offenbarung (1962), München 1963 (2e
Éd.).
Wohin treibt die Bundesrepublik (1966), München 1967 (7e Éd.).
Antwort, München 1967 (Première édition).
Notizen zu Martin Heidegger, München/Zürich 1978 (2e Éd.).
Kleine Schule des philosophischen Denkens, München 1965 (2e Éd.).
Wohin treibt die Bundesrepublik, Spiegel 18.4.1966 (Impression première).
Sommes-nous sûrs que la guerre soit impossible? Réalités, septembre 1965 (Première et seule impression).
2. Littérature secondaire (Petit choix)
Mikel Dufrenne et Paul Ricœur : Karl Jaspers et la philosophie de l'existence, Paris
1947 (exemplaire de Karl Jaspers).
Jean Wahl : L a pensée de l'existence, Paris 1951 (exemplaire de Karl Jaspers).
Paul Ricœur : Gabriel Marcel et Karl Jaspers... Paris 1947 (exemplaire de Karl
Jaspers).
Jean Paumen : Raison et existence chez Karl Jaspers, Bruxelles 1958 (exemplaire
de Karl Jaspers).
Xavier Tilliette : Karl Jaspers... Paris 1960 (exemplaire de Karl Jaspers).
Offener Horizont. Festschrift für Karl Jaspers, München 1953.
Masao Kusanagi : Das Grundproblem der Existenzphilosophie (en japonais).
48
3. Périodiques internationaux
Arxeion philosophies, Athènes 1935.
Hypostasiaké philosophia, Athènes 1938.
Hermes, Paris 1938.
Commentary, December 1945.
La Nef, novembre 1946.
Documents, Cahier 6, 1947.
World Review, June 1949.
La revue de culture européenne, 8, 1953.
Diogène, nov. 1952.
Confluence, sept. 1954.
La table ronde, nov. 1955.
La table ronde, nov. 1956.
Documents, No. 6, 1958.
Noonday, nov. 1958.
Preuves, déc. 1960.
Midway, n. 6, 1961.
Preuves, mai 1961.
Encounter, sept. 1961.
Preuves, avril 1963.
Euros, Nr. 2, 1965.
Folia humanística, Num. 78, ¡969.
Le Courrier de l'Unesco, oct. 1969.
Odra, 10, 1975.
4 . Traductions françaises
Nietzsche, Paris 1978.
Descartes et la philosophie, Paris 1938.
La culpabilité allemande, Paris 1948.
D e la Psychothérapie, Paris 1956.
Raison et déraison de notre temps, Paris 1953.
Origine et sens de l'histoire, Paris.
Strindberg et Van Gogh, Paris 1953.
La foi philosophique, Paris.
La bombe atomique et l'avenir de l'homme, Paris 1963.
L a bombe atomique et l'avenir de l'homme, Paris 1958.
Autobiographie philosophique, Paris 1963.
Les grands philosophes, Paris.
Foi philosophique ou foi chrétienne, Ophrys 1975.
Liberté et réunification, Paris 1962.
Bilan et perspectives, Paris 1956.
49
Essais philosophiques, Paris 1970.
Initiation à la méthode philosophique, Paris 1966.
Kierkegaard vivant, Paris 1966.
L a foi philosophique face à la révélation, Paris 1973.
5. Traductions diverses
Opsta psihopatologija, Beograd 1978.
Escritos psicopatologicos, Madrid 1977.
Psicopatologie gérai, 2 vol., Rio de Janeiro 1979.
Filosofía, Torino 1978.
Existenzerhellung (en japonais).
The Origin and Goal of history, London 1953.
Myth and Christianity, New York 1958.
Conferencias y ensayos sobre historia de lafilosofía,Madrid 1972.
Introduçâo ao pensamentofilosófico,Sao Paulo 1971.
L a Germania tra liberta eriunificazione,Milano 1961.
L afilosofíadesde el punto de vista de la existencia, Mexico 1980.
Die Schuldfrage (en japonais).
M a n in the modern age, London 1951.
Kleine Leerschool van hetfilosofischDenken, Utrecht 1973.
K u d a ide sr N e m a c k a ? Belgrad 1967.
L a mia filosofía, Einaudi 1946.
Chiffren der Transzendenz (en japonais).
Fornuft og anti-fornuft i var tid, Oslo 1952.
Kant, Utrecht 1967.
The european Spirit, London 1948.
Germania d'oggi, Milano 1969.
L a razón y sus enemigos en nuestro tiempo, Buenos Aires 1953.
Liten skole ifilosofisktenkning, Oslo 1967.
Descartes y lafilosofía,Buenos Aires.
Leonardo als Philosoph (en japonais).
Schicksal und Wille (en japonais).
Kleine Schule des philosophischen Denkens (en coréen).
Otazka viny, Prag 1969.
Esencia y critica de la psicotherapia, Buenos Aires 1959.
Donde va Alemania? Madrid 1967.
Philosophy is for everyman, New York 1967.
IL Iconographie et copies de manuscrits.
III. Photos de Karl Jaspers.
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