Phénoménologie et différence 83
en tant que science eidétique, qui est le vrai positivisme 1. C’est dans
la sixième Recherche logique qu’il expose dès 1901 sa théorie de
l’intuition catégoriale, celle d’une fondation de l’idéal sur le sensible,
à laquelle nous avons déjà fait allusion. Il s’agit par là de mettre en
question la distinction kantienne de deux facultés, entendement et
sensibilité, et de mettre fin au « mythe » d’un entendement tout
spontané et indépendant de la réceptivité sensible, pour montrer au
contraire que l’acte catégorial d’idéation a besoin de se fonder sur
une perception sensible 2. C’est cette théorie de la nécessaire fonda-
tion de l’intelligible sur le sensible qui le conduit encore dans les
années trente et dans ce texte publié juste après sa mort qui s’intitule
Expérience et jugement à affirmer que bien qu’on puisse faire une
différence entre les idéalités libres (les entités logiques et mathé-
matiques) et les idéalités enchaînées (ces objets idéaux que sont par
exemple les œuvres d’art picturales, musicales ou littéraires qui sont
nécessairement enchaînées à une matière sensible), il faut pourtant
considérer que toutes les idéalités sont mondaines, car elles naissent
dans l’histoire et sont inventées plutôt que découvertes, ce qui
implique que plutôt que de parler à leur égard d’éternité, il faille
plutôt parler d’omnitemporalité, car celle-ci est encore un mode de
la temporalité 3.
Tout est donc temporel pour Husserl, l’intelligible tout autant
que le sensible, et ce qu’il s’agit alors d’expliquer c’est la naissance au
sein du temporel de quelque chose qui prétend le dépasser en étant
valable pour tous les temps. De son premier livre, La philosophie de
l’arithmétique, à son dernier, Expérience et jugement, de 1891 à 1938,
Husserl a poursuivi le même projet, celui d’une généalogie de l’idéa-
lité. C’est en replaçant l’idéalisme husserlien dans ce cadre général
1. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phéno-
ménologique pures, Livre premier. Introduction générale à la phénoménologie pure
(= Ideen I), trad. par P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, § 20, p. 69.
2. E. Husserl, Recherches logiques,op. cit., t. III. Recherche VI, § 60, p. 221.
3. E. Husserl, Expérience et jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la
logique, trad. par D. Souche-Dagues, Paris, PUF, § 64 c, p. 312.