Y a-t-il des frontières dialectales en syntaxe ?
Michèle Oliviéri
Dans les derniers développements de la théorie générative, depuis le modèle Government and
Binding des années 1980 jusqu'au programme minimaliste plus récent, Chomsky a - enfin - proposé un
modèle qui permette la comparaison en matière de syntaxe. Ce modèle, "Principes et paramètres",
suppose que la syntaxe est organisée selon des Principes, relevant de la grammaire universelle, ces
principes étant assortis de paramètres qui varient d'une langue à l'autre, ce qui détermine la diversité
linguistique. De la sorte, une étude de la variation syntaxique devient possible dans ce cadre théorique
et de fait, de plus en plus de linguistes travaillent dans ce sens notamment, dans l'espace qui nous
intéresse ici, les Italiens. Restant dans le cadre des langues romanes, il nous a semblé intéressant de
confronter leurs conclusions aux faits occitans, en commençant par la corrélation établie par Rizzi
(1982) entre le paramètre du sujet nul (pro-drop parameter) et l'inversion libre du sujet et du verbe
(free subject inversion).
1. Le paratre du sujet nul
Un des principes universaux avancés par Chomsky (1981, 1995) est le Principe de Projection
Etendu (EPP) selon lequel il doit obligatoirement y avoir un sujet dans une phrase finie. En effet, c'est
la flexion finie (c'est-à-dire le fait que le verbe soit conjugué, non infinitif) qui assigne le Cas
Nominatif au sujet, ce qui explique la présence en français d'un explétif (il) dans les phrases contenant
un verbe qui ne sélectionne pas d'argument externe, ce qui est le cas avec les verbes à montée (du type
sembler) et les verbes au passif :
(1) *semble que la ville brûle Il semble que la ville brûle.
*a été tué beaucoup de civils. Il a été tué beaucoup de civils.
Or, dans certaines langues, comme la plupart des langues romanes, il n'existe pas de pronom
sujet, donc a priori pas de sujet, ce qui constituerait une violation du Principe de Projection Etendu :
(2) italien français
Parla. Il / elle parle.
Parli. Tu parles.
Dorme. Il / elle dort.
2
Pour satisfaire le Principe de Projection Etendu, il a alors été postulé1 la présence d'une catégorie
vide dans cette position, un pronom sujet sans réalisation phonétique, noté pro. Les phrases (2) ont
alors la forme sous-jacente (3) :
(3) pro parla
pro parli
pro dorme
Corrélativement, pour rendre compte du contraste observé entre les langues comme le français
d'une part et les langues comme l'italien d'autre part, on a proposé une variation paramétrique de ce
principe, le paramètre du sujet nul (ou paramètre pro drop). Les langues sont donc distinguées en
fonction de ce paramètre qui prend une valeur positive ou négative selon que ce sont des langues à
sujet nul (comme l'italien ou l'espagnol) ou des langues à sujet non nul (comme le français ou
l'anglais). Intuitivement, il semble bien que ce soit la richesse de la flexion verbale qui permette
l'absence d'un pronom sujet "plein" - et les générativistes se sont toujours attachés à montrer cette
corrélation, mais il semble cependant que ce phénomène apparaisse également dans des langues où la
flexion verbale est pauvre, comme le chinois ou le japonais. D'autres arguments jouent également en
faveur de cette hypothèse, qui est désormais admise par tous les générativistes, avec des variantes que
nous négligerons ici.
Trois critères ont été établis par Rizzi (1982) pour distinguer les langues à sujet nul des langues à
sujet non nul, résumés en (4) :
(4) 1. la présence obligatoire ou optionnelle d'un sujet préverbal :
a. (i) Maria dorme. italien
(ii) Dorme.
(iii) Marie dort. français
(iv) *Dort.
2. la possibilité ou non de ce qu'il est convenu d'appeler "l'inversion libre du sujet"
b. (i) Maria dorme. italien
(ii) Dorme Maria.
(iii) Marie dort. français
(iv) *Dort Marie.
3. la possibilité ou non d'extraire un sujet d'une proposition en que
c. (i) Chi pensi che dorme ? italien
(ii) *Qui penses-tu que dort ? français
1 Cf. par exemple Chomsky (1981), Rizzi (1982)...
3
Il semble que la troisième propriété découle en réalité de la deuxième et elle ne sera donc pas
discutée ici; en revanche, nous voudrions examiner la corrélation établie entre le premier et le second
critères. Elle rejoint d'ailleurs ce que Ronjat (1913, 1937) écrivait à propos de l'occitan (du provençal).
Parmi les particularités de l'occitan, il relevait d'une part que "la conservation de désinences verbales
assez variées pour exprimer par elles-mêmes les rapports personnels dispense de l'emploi des pronoms
sujets" et d'autre part, que "l'ordre des mots dans la phrase garde une certaine liberté, — trait lié assez
directement au précédent2".
2. L'inversion libre du sujet ou le sujet postverbal
La terminologie est révélatrice. En effet, si l'on parle d'inversion, cela signifie qu'il existe un
ordre canonique des constituants (SVO) et que si l'on observe un ordre différent, c'est qu'il y a une
"inversion". De manière plus neutre, il serait préférable de désigner ce fait comme un cas de "sujet
postverbal".
En réalité, il convient de distinguer plusieurs cas de figure, selon la nature du verbe considéré.
En effet, l'analyse désormais classique de Burzio (1986) répartit les verbes en deux sous-classes —
remettant ainsi en question la partition traditionnelle entre verbes transitifs et verbes intransitifs :
(a) Verbes inaccusatifs (et "verbes à montée du sujet") et verbes transitifs passifs
(b) Verbes inergatifs (les "vrais" intransitifs) et verbes transitifs actifs
Les verbes de la première catégorie (a) sont illustrés par les exemples (5-7) :
(a) 1. Verbes à montée3
(5) a. La ville semble brûler. français
b. Il semble que la ville brûle.
c. La città sembra bruciare. italien
d. Sembra che la città bruci.
2. Verbes transitifs passifs
(6) a. Des civils ont été tués. français
b. Il a été tué des civils.
c. Dei civili sono stati uccisi. italien
d. Sono stati uccisi dei civili.
2 Ronjat (1937: 518).
3 Rappelons qu'il s'agit des verbes qui n'assignent pas de théta-rôle externe, qui n'ont donc pas de sujet propre.
4
3. Verbes inaccusatifs
(7) a. Une catastrophe est arrivée. français
b. Il est arrivé une catastrophe.
c. Gianni arriva. italien
d. Arriva Gianni.
Les verbes inaccusatifs sont des verbes comme arriver, aller, venir, partir, rester, tomber… pour
lesquels Burzio (1986) a montré que le NP qui apparaît en position sujet est en réalité un objet
profond4, ce qui explique que la position sujet puisse être occupée en français soit par un explétif, soit
par le NP objet5.
Dans la mesure où, dans les phrases comportant un verbe de cette première catégorie (a), ces
sujets sont en réalité des objets profonds, ils sont effectivement engendrés à droite du verbe et il
convient donc de les distinguer des "vrais" sujets, engendrés en position de sujet, c'est-à-dire à gauche
du verbe, ce qui est le cas avec les verbes de type (b) où on observe effectivement un contraste entre le
français et l'italien, comme le montrent les exemples (8-9) :
(b) 1. Verbes inergatifs (les "vrais" intransitifs)
(8) a. Marie téléphone. a'. * (il) téléphone Marie. français
b. Marie dort. b'. * (il) dort Marie.
c. Maria telefona. c'. pro telefona Maria. italien
d. Maria dorme. d'. pro dorme Maria.
2. Verbes transitifs actifs
(9) a. Marie mange une pomme. a'. *(il) mange une pomme Marie français
b'. *(il) mange Marie une pomme
c. Maria mangia una mela. c'. pro mangia una mela Maria. italien
d'. *pro mangia Maria una mela
Ce qui apparaît très nettement ici, c'est que l'ordre des constituants en français est fixe (SVO),
tandis qu'en italien, on peut avoir SVO ou VOS, la configuration VSO étant cependant exclue.
L'analyse habituellement faite de ces phrases est décrite en (10) :
4 Comme pour les verbes au passif qui perdent leur capacité à assigner le Cas Accusatif.
5 La "Généralisation de Burzio" suppose en effet une corrélation entre l'absence d'argument externe et la non-assignation
du Cas Accusatif, ce qui explique le regroupement de ces trois types de prédicats sous (a).
5
(10) a. D-Structure b. S-structure
Comme on le voit dans les représentations arborescentes ci-dessus, le NP sujet est engendré à D-
Structure en position de spécifieur de VP et déplacé à S-Structure en position de spécifieur de IP,
tandis que le verbe monte en I pour acquérir sa flexion, acquisition rendue possible par la relation
configurationnelle entre NP et (V+I).
Dans les langues à sujet nul, on considère généralement que pro se comporte comme un NP
référentiel et se déplace de [Spec VP] à [Spec IP]. Les phrases (4a) et (4b) sont alors analysées
respectivement comme en (11a) et (11b) :
(11) D-Structure S-structure
D'autres analyses coexistent cependant, notamment celle de Pollock (1998) qui suppose qu'il n'y
a pas de déplacement de pro mais que, comme dans ces langues la morphologie du verbe est
pronominale (c'est-à-dire riche, ce qui est formalisé par le fait qu'elle porte les traits [+N] et
IP
I'
I
NP
VP
V'
V
NP
NP
e AGR Marie manger une pomme
IP
I'
(Vi+)I
NP
VP
V'
V
NP
NP
ei
mange Mariei ti une pomme
IP
I'
(Vi+)I
NP
VP
V'
V
NP
ei
dorme Mariai ti
ei
dorme
proi ti
IP
I'
I
NP
VP
V'
V
NP
e AGR Maria dormire
e AGR pro dormire
a.
b.
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