LE BONHEUR ET LA VÉRITÉ : La même chose selon Aristote

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NADINE CYR
LE BONHEUR ET LA VÉRITÉ
La même chose selon Aristote
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de Maître es arts (MA.)
FACULTE DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2011
©Nadine Cyr, 2011
Résumé
Ce mémoire a pour objectif d'explorer le possible lien unissant le bonheur
et la vérité. Pour ce faire, j'ai décidé d'interroger Aristote, philosophe s'étant
grandement penché sur ces deux réalités. Suite à maintes lectures de ses écrits,
j'en suis arrivée à l'hypothèse qu'il y avait un rapprochement à faire entre les
deux. Cette recherche est donc un travail de démystification du lien entre deux
notions si étudiées dans l'histoire de la philosophie, à savoir le bonheur et la
vérité telle que compris par Aristote.
Je me suis premièrement attardée à la notion de bonheur telle que
présentée dans ses traités éthiques, plus précisément dans YÉthique à
Nicomaque et l'Éthique à Eudème. À la suite de cette section est analysée la
notion de vérité. Évidemment, il y avait beaucoup à dire. Il a fallu restreindre sa
présentation aux homonymies du mot telles que comprises dans la Métaphysique
d'Aristote et dans De Veritote de Thomas d'Aquin. La dernière partie est l'arène
d'affrontement des notions de bonheur et de vérité, partie où l'hypothèse du
départ se vérifie, toujours en lien avec la philosophie aristotélicienne.
Table des matières
Bonheur et Vérité : la même chose, d'après Aristote
Introduction
A. Propos
B. Utilité
1
1
7
C. Méthode
D. Division
10
13
Partie I
Le bonheur
16
A. Fin
B.Bien
16
21
a. Identité entre bien et fin
21
C.Être
26
a. L'être parfait de l'homme, c'est l'être vertueux
28
Partie II
La vérité
A. Connaissance conforme à la réalité
B. Réalité conforme à sa connaissance
C. Aptitude à être adéquatement représenté
D. Aptitude prochaine à représentation adéquate
E. Intelligence divine
Partie III
Le bonheur, c'est la vérité
A. Le bonheur est conformité à la réalité
B. Conformité à l'intelligence
40
41
44
48
50
51
53
57
66
/. Conformité à ki raison droite
67
2. Conformité à l'intelligence divine
70
C. Aptitude à inspirer une représentation conforme
D. Aptitude prochaine à représentation conforme
E.Dieu!!!
72
73
81
Conclusion
85
Bibliographie
90
Bonheur et Vérité : la même chose, d'après Aristote
Introduction
A. Propos
Les buts
particuliers
diffèrent
d'une
personne
à l'autre.
Chaque
personnalité a des goûts, aptitudes et intérêts qui la caractérisent. L'adolescence
est de manière générale caractérisée par une quête de soi très forte. Cependant,
cette quête n'est pas propre à la jeunesse. Toute sa vie, on poursuit ce que l'on
considère le plus cohérent avec sa personnalité. Par exemple, la capacité
d'abstraction n'est pas distribuée également d'une personne à l'autre. Ainsi, les
travaux manuels seront pour quelques-uns très affligeants à exécuter, eux qui se
trouvent plus aptes à manipuler les chiffres. Au contraire, pour d'autres, ce seront
les tâches abstraites qui seront plus affligeantes. Pourtant, chacun trouvera
finalement son compte dans quelque activité particulière. À cela, on voit que tout
le monde semble bien poursuivre les activités de nature à le rendre heureux.
Les choix de carrière constituent quelque chose d'intime et de relatif, qui
varie beaucoup d'un individu à l'autre. Cependant, le fait de poursuivre ce que l'on
considère bon est universel. La connaissance que nous avons de nous-mêmes est
importante pour prendre des décisions éclairées, comme il est important de
connaître ce qui est vraiment bon pour nous. Pourtant, savoir ce qui l'est
réellement n'est pas toujours facile. Une chose certaine est que nous voulons
éviter les chemins de tristesse et de déception. On objectera peut-être que le
chagrin et la misère existent pourtant au sein de l'humanité. Il faut en rendre
responsable notre ignorance de notre nature, notre ignorance de ce qui pourra
nous combler le plus parfaitement, ou, pour l'exprimer de façon plus générale,
notre ignorance de notre bien. Et connaître ce qui pourrait potentiellement nous
rendre heureux, connaître ce qui est bon pour nous, c'est tout un défi!
L'éducation comporte un certain processus d'élévation de l'ignorance vers
la connaissance. Cependant, il faut distinguer éducation et instruction, souvent
comprises comme synonymes. Le monde nous est donné de prime abord, mais il
est si difficile à déchiffrer. L'éducation, déjà, le rend un peu intelligible et
saisissable. Il n'est pas question ici de l'acquisition de diplômes universitaires. Dans
ce cas-ci, on parlerait d'instruction, certes un aspect de l'éducation, mais pas son
tout. Par « éducation », on entend une certaine prise de connaissance du monde
qui nous entoure. Quelle est la différence? Sur la base de cette prise de
connaissance de la réalité, la bonne éducation vise surtout à faire discerner le juste
de l'injuste, le beau du laid, le vrai du faux, le bon du mauvais, etc. En fait, une
éducation droite, en plus d'aider à la compréhension du monde, fournit la
condition de base en vue de la prise de bonnes décisions. Bref, elle vise de saines
moeurs. On dit donc que l'éducation, plutôt que de pousser à la science et à la
sagesse, fait désirer les bonnes choses. L'instruction n'est pas quelque chose de
distinct de l'éducation, mais se présente plutôt comme un de ses aspects. Elle ne
vise pas le dressage de l'appétit ou de la volonté, mais plutôt l'assimilation de
diverses connaissances.
Cela explique que, parmi les gens les plus érudits de notre entourage,
certains se cherchent encore, malgré leur niveau de scolarité élevé. On explique
cela en différenciant l'érudit et le sage, les deux ne se contrariant pas, mais n'étant
pas non plus synonymes. Un individu peut avoir accumulé beaucoup de
connaissances sans vraiment saisir le sens de sa vie. Et justement, une question qui
intrigue le philosophe est de savoir s'il est vraiment possible pour l'homme de le
saisir? Certes, tous les humains disposent de la puissance intellective. Cependant,
leur intelligence passe vraiment à l'acte seulement s'ils s'exercent à juger de
l'adéquation à la réalité que présentent les informations qu'ils accumulent.
Pourtant, il semble qu'on passe notre vie à construire et à déconstruire des
croyances et des opinions, à redéfinir ses buts, à tester différents chemins pour
tenter de s'accomplir le mieux possible. Le réflexe naturel pour tout un chacun
n'est certes pas de croire qu'un jour, on se représentera conformément la réalité.
En général, on choisit le mode de vie le plus normal, on adopte les moeurs de la
société, on s'engage sur le chemin qui permet au moins d'aspirer aux idéaux
sociétaires de son époque.
Mais est-ce ça l'intelligence, plus précisément la faculté de choisir? Ou estelle plus que ça? Parce que finalement, choisir, c'est nécessairement tendre vers ce
qui fait le plus de sens, ce qui semble être la meilleure décision, et donc, ce qui
semble être bon. Alors c'est ici que ce mémoire devient pertinent. On s'interrogera
sur la possibilité pour l'homme de connaître ce qui est bon pour lui, outrepasser ce
qui semble « pas si mal ». Et s'il le peut, ne parlera-t-on pas alors de vérité? Vivre
3
en ne se contentant plus du moindre mal, vivre de manière cohérente avec ce que
l'on discerne comme bon, voilà peut-être qui fera penser au bonheur... Car
comment arriver à être heureux sans savoir ce qui pourrait le faire devenir. Le
bonheur ne présuppose-t-il donc pas d'être dans le vrai.
C'est sur la base d'une telle réflexion, qui me semble essentielle dans la
quête de toute vie bonne, que je pris la décision de me pencher sur deux concepts
centraux en philosophie, plus précisément ceux de bonheur et de vérité. Mais qui
questionner? L'histoire de la philosophie est si riche en auteurs qui s'y sont
penchés. Et parfois, les différences sont si majeures, voire extrêmes, que se servir
des écrits de plusieurs d'entre eux entraînerait immanquablement des paradoxes
dans l'argumentation. Certains placent le bonheur dans le plaisir, d'autres sont
désillusionnés par sa quête. La vérité à elle seule a motivé plus de deux mille ans
d'écrits philosophiques. Alors je ne compte certainement pas régler la question en
cette recherche, ou faire un tour de table des idées qui domina l'histoire.
Néanmoins, j'ai magasiné un philosophe qui pouvait tout à la fois nous faire part
de son opinion sur le bonheur, sur la vérité, et sur leur lien unificateur. Mon regard
s'arrêta sur la philosophie grecque, riche et inspirante pour les auteurs qui
suivirent. Je décidai alors de m'imprégner de la pensée d'Aristote, qui avec tant
d'écrits, devait certainement offrir quelques réponses à mes interrogations.
Après maintes lectures, ma compréhension de ses concepts de bonheur et
de vérité devient plus complète. J'en comprends mieux l'intelligence et constate
que chez Aristote, un lien spécial unit le bonheur et la vérité. Le bonheur et la
vérité ne se réalisent pas en toute indépendance l'un de l'autre; bien au contraire,
ils entretiennent de très étroites relations. J'en comprends que le bonheur ne peut
se réaliser que grâce à cette clé de voûte que constitue la connaissance vraie, que
seule l'éducation droite peut engendrer. En termes plus percutants, le bonheur
s'assimilerait pratiquement à la joie de connaître la vérité. Déjà, j'en conviens, le
lecteur peut grimacer, être un peu perplexe, se demander qui, avec pareille
définition, peut aspirer au bonheur? La vérité est si difficile à saisir que la
reconnaître comme condition au bonheur peut décourager quiconque le désire!
C'est également le réflexe que j'eus. Cela est normal, car la tendance générale est
de les séparer. Dans l'imaginaire populaire, la vérité appartient à la raison, et le
bonheur relève du domaine des émotions. Voilà encore meilleure raison pour m'y
pencher : Aristote semble entretenir un argumentaire loin d'être familier au
discours populaire. Ce mémoire se propose de mettre en lumière la possible
équivalence entre bonheur et vérité chez Aristote. Voici l'hypothèse de départ :
vouloir être heureux implique qu'on se représente pour l'essentiel la nature du
bonheur, car comment désirer ce dont on ne saurait pas du tout ce qu'il est? Le
simple désir du bonheur suppose que nous sommes en quête de vérité.
On se fait trop facilement une conception assez mièvre de ce qui constitue
le bonheur. On le réduit à une espèce d'agréable feeling superficiel, à un état dans
lequel aucune douleur, aucune contrariété ne viennent faire obstacle au plaisir
sensible. À le concevoir ainsi, le bonheur semble bien réfractaire à la vérité, cette
5
dernière n'étant pas toujours agréable, mais souvent bousculante et décevante.
Les premières lignes de VÉthique à Nicomaque annoncent la position d'Aristote
face à la question du bonheur. Il est pour lui la perfection de l'homme. En effet, ces
premières lignes indiquent que tout homme ne fait rien consciemment sans
poursuivre un but, un but qu'il considère comme bon : « Toute technique et toute
démarche méthodique — mais il en va de même de l'action et de la décision —
semblent viser quelque chose de bon. » l Ainsi, ce que l'on entreprend, on s'y met
justement parce que cela est sensé satisfaire.
Aristote n'est pas long, ensuite, à faire remarquer que cela ne peut avoir de
sens qu'à une condition : que tous ces buts que poursuit l'homme se hiérarchisent,
s'harmonisent pour concourir à fa réalisation d'un but principal, final, qui ne peut
en fait être que la réalisation la plus complète de la nature humaine. Voilà le
bonheur comme critère de toutes nos décisions : devenir ce que nous sommes
appelés à être, compléter notre nature. Nous ne nous sentons bien, profondément
heureux, que dans la mesure de notre progrès vers cette plénitude.
Il y a, pour nos activités, une fin que nous voulons pour elle-même, et
nous voulons les autres seulement à cause d'elle. En effet, nous ne
choisissons pas indéfiniment une chose en vue d'une autre, car on
procéderait ainsi à l'infini, de sorte que tout désir serait futile et vain. Cette
fin-là, c'est bien clair, est le bien, et le Souverain Bien.2
1
2
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. Bodéiis, I, 1, 1094a 1-3.
Ibid, 1094a 18-22.
Reste donc à identifier la consistance de ce bonheur, de cette fin ultime, de
cette perfection humaine. Aristote comprend vite que cela doit avoir trait à ce qu'il
y a de propre à l'homme : sa raison, le bien de sa raison, qui est une connaissance
conforme à son objet, la vérité, pour le dire en un mot.
Disons plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être
pourrait-on y arriver si on déterminait l'activité propre à l'homme... Pour tout
ce qui a une fonction ou une activité déterminée, c'est dans cette fonction
que réside, selon l'opinion courante, le bien, le réussi.^
C'est sur tout cela que nous nous proposons de réfléchir en ce mémoire,
dans l'idée d'amener progressivement notre lecteur à réaliser l'intimité profonde,
pour ne pas dire l'identité, qui existe entre la vérité et ce qui motive toute
entreprise humaine.
B. Utilité
Pourquoi s'attaquer à pareille question, qui approchée ainsi peut bousculer,
voire heurter le lecteur?
Je répondrai qu'en philosophie, on a souvent cette
impression de bousculer ou d'être heurté. Je demande au lecteur d'être curieux,
de bien vouloir découvrir une philosophie qui bien que parfois ardue à comprendre,
est stimulante par son originalité face au regard du moderne.
Le désir d'être heureux va de soi, tellement que pour certains, tenter de
décrire cette tendance naturelle semble être une perte de temps. Justement, c'est
tellement à la base de toutes nos vies qu'il est pertinent d'en comprendre les
3
Ibid., 6, 1097b 22-25.
subtilités. Comment prendre les bons moyens connaître la plénitude humaine si sa
matière est un véritable mystère? Aristote lui-même le fait remarquer : comme un
archer ne peut atteindre efficacement sa cible s'il ne la voit pas, s'il ne la regarde
pas attentivement, un homme ne peut prendre correctement ses décisions s'il ne
connaît pas clairement le but qui les motive.
Est-ce dès lors que, pour l'existence, la connaissance de celui-ci n'est
pas aussi d'un grand poids? Et, comme des archers, ne serions-nous pas, avec
une cible, mieux en mesure d'atteindre ce qu'on doit? 4
Les personnes qui se figurent la meilleure fin pour eux, celles qui croient dire
vrai, et même celles qui tout simplement croient qu'il y a du vrai et que
l'intelligence humaine est équipée pour le connaître, passent pour présomptueuses, pour naïves, pour dogmatiques, et généralement, elles sont disqualifiées
sans même qu'on les écoute. Ils sont aussi classés comme naïfs, ceux qui
reconnaissent une nature déterminée à l'homme, et un type de perfection, de
bonheur, fixé par cette nature.
Beaucoup de gens magasinent l'idéologie qui leur correspond le mieux, sans
pouvoir calmer leur soif de sens. Mais on ne devient pas heureux par hasard,
maladroitement, en prenant des décisions au gré de passions de surface, en se
pliant à toutes les coutumes qui nous enveloppent, en courant derrière toutes les
modes morales qui nous séduisent. Il y faut à la base un éclairage sérieux sur la
nature du bonheur proprement humain. C'est déjà un contact avec la vérité. Mais
je voudrais faire voir qu'à tout bien peser, le bonheur est la vérité. Il s'identifie
4
Ibid, 1, 1094a 23-24.
8
avec elle. Il ne peut donc absolument pas s'en passer. Car comme il vient d'être
souligné, il ne peut y avoir de bonheur sans connaissance de ce qu'il est, comme il
ne peut y avoir de sentiment d'accomplissement lorsque l'on ne connaît pas ses
objectifs.
L'usage du mot "bonheur" entraîne une série de stéréotypes propres à la
modernité. Y faire allusion conjure une image très disneyenne. Pourtant, en y
réfléchissant, le motif effectif de nos décisions n'est pas le désir conscient de
pénitences ou de châtiments. Au contraire, toute décision prise consciemment a
pour but de nous rendre heureux.
Or, pour arriver à bien réaliser la place du bonheur dans le sens et
l'explication de l'activité humaine, il faut une explication rigoureuse du bonheur, et
ne pas se limiter, comme dans les conversations populaires, à n'y voir qu'un
sentiment de quiétude passager. Le bonheur est lié à la nature humaine, et est par
le fait même sa fin. Essentiellement, l'existence humaine n'est pas lancée dans
l'anxiété du non-sens ou du hasard total.
Il faut remarquer la même chose à propos de la vérité. Notre temps s'est
tellement découragé de la connaître, de se la proposer, qu'il est devenu
résolument relativiste. À parler de vérité, on s'expose vite à se faire considérer
comme intolérant.
Notre sujet aura donc pour nos lecteurs le grand intérêt de les recentrer sur
deux réalités dont la réussite de leur vie ne peut épargner la fréquentation assidue.
C. Méthode
Je suis consciente que baser un mémoire de maîtrise sur ces deux thèmes si
riches dans l'histoire de la philosophie peut provoquer des débordements
d'informations. Il me faut trouver une façon de procéder qui ramène ce degré de
difficulté à un niveau vraisemblable pour mon entreprise. Plutôt que de viser à
juger définitivement de la question, je questionnerai un grand philosophe qui me
paraît fournir convenablement les ingrédients de cette réflexion : Aristote. Je lui
demanderai d'abord comment il conçoit le bonheur; et quelle idée il se fait de la
vérité; pour vérifier si finalement il arrive à réconcilier les deux.
Comme je l'ai mentionné plus haut, Aristote n'est pas le seul à avoir parlé
de bonheur et de vérité. On pourrait questionner bien d'autres philosophes sur le
sujet. Ainsi, plusieurs mouvements de philosophie morale se sont proposé la
recherche de la nature du bonheur. L'épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme,
par exemple, placent le bonheur dans l'atteinte de l'ataraxie, du mot grec ataraxia
signifiant "absence de troubles". Les trois mouvements s'articulent de manière un
peu différente. Fondé par Epicure en 306 av. J-C, l'épicurisme est une école
philosophique des plus notables de l'Antiquité. En résumé, cette doctrine soutient
que sera le plus heureux celui qui vivra un maximum de plaisir et un minimum de
souffrance. Dans la lettre à Ménécée, Epicure dit du plaisir...
10
... [qu'il] est le premier des biens naturels. Il est au principe de nos
choix et refus, il est le terme auquel nous atteignons chaque fois que nous
décidons quelque chose, avec, comme critère du bien, notre sensibilité.
Précisément parce qu'il est le bien premier, épousant notre nature, c'est
toujours lui que nous recherchons. '
L'individu devrait être à l'écoute de sa sensibilité et du plaisir qu'il en tire
pour identifier les sources du bonheur. Cette insistance, cette exclusivité, même,
accordée au plaisir sensible, dans la définition du bonheur, se prête bien moins
facilement que la conception d'Aristote à notre propos de confrontation avec la
vérité.
Le stoïcisme, mouvement philosophique né à la même époque que
l'épicurisme, à quelques années près (vers 301 av. J.-C), ne se prête pas très bien
non plus à notre propos, malgré une certaine apparence. Si l'épicurisme est
fondamentalement fondé sur l'écoute des plaisirs et l'évitement des sources de
douleur, le stoïcisme consiste en la pratique d'exercices de méditation, ce qui fait
intervenir l'opération de l'intelligence, mais le but est de pratiquer l'âme à ne pas
se laisser affecter par les passions. De cette manière, on entend éliminer les
plaisirs, mais aussi la souffrance. Il y a apparence ainsi de se tourner vers
l'intelligence, mais en fait c'est pour limiter son efficacité de bonheur à refouler les
peines sensibles, ce qui revient encore à mettre tout l'enjeu du bonheur au niveau
sensible, même si c'est pour le juguler.
5
Site internet du texte Lettre à Ménécée: http://philia.online.fr/txt/epcr_001.php. Page consultée le 25
novembre 2010.
11
L'épicurisme et le stoïcisme regardent surtout les passions, la première se
mettant à leur écoute, et l'autre visant leur élimination. Le scepticisme, pour sa
part, bien que plus intellectuel, met pratiquement le succès humain dans le
renoncement à la vérité. L'atteinte de Vataraxia est la quiétude ressentie en se
tenant loin des incohérences entre les certitudes. Il vaut mieux douter et être libre
que de savoir et de s'aliéner au dogme. Le scepticisme favorise la recherche, mais
ne vise pas et ne veut pas la vérité. Voilà encore, on peut le voir rapidement, une
doctrine qui se prête mal à réfléchir sur la parenté que le bonheur pourrait
entretenir avec la vérité. Elle servirait mieux comme point de départ pour qui
entendrait compléter notre recherche en examinant où mènerait l'intention
d'opposer bonheur et vérité et voudrait concevoir clairement toutes les inimitiés
qu'on peut leur trouver.
Enfin, Kant, quant à lui, n'accorde pas à la raison la capacité d'être vraie, de
se conformer à un objet extérieur; en outre, comme les autres philosophies
mentionnées, il ne conçoit pas le bonheur au-delà de la sensibilité. Il ne peut donc
situer le but ultime de l'existence humaine dans le bonheur; il l'attache plutôt au
respect de la loi morale, telle que découverte par la raison pure, ne dérivant pas de
l'expérience empirique. Le respect de l'ordre moral ne vise pas l'atteinte du
bonheur, mais l'accomplissement du devoir, lequel tient au respect des impératifs
que la raison découvre en elle-même. Il serait très difficile, donc, de le faire
contribuer à notre propos, pour autant que notre intérêt est de concevoir la
12
parenté entre bonheur et vérité, et de mesurer à quel point ces deux réalités
pourraient se fondre en une réalité unique.
Bien que notre intention soit de procéder historiquement plutôt que par
voie de pure découverte, nous nous limiterons donc tout de même à questionner
Aristote.
D. Division
Notre première partie s'impose d'elle-même: il nous faut faire définir le
bonheur par Aristote, d'après la conception qu'il en a présentée dans ses œuvres
morales.
Aristote
se questionna
beaucoup
sur
l'essence
de l'homme
pour
comprendre la nature du bonheur. Son éthique réside dans deux principaux
traités, à savoir son Éthique à Nicomaque et son Éthique à Eudème. Il y parle de sa
conception du bien, qui est pensé parallèlement à l'analyse de la nature humaine
même. Il fait du bien de l'homme et du bonheur des éléments indissociables.
La première partie la recherche traitera donc du bonheur et établira
comment, pour Aristote, le bonheur représente la fin ultime de l'homme, conçue
comme l'épanouissement de sa nature.
Une fois cela fait, on pourra approfondir l'identité ainsi impliquée entre le
bonheur et le bien, identité centrale dans l'oeuvre morale aristotélicienne. Il est
peu commun, à notre époque, d'identifier ces deux concepts, car la tendance
13
générale moderne reste d'associer bonheur avec plaisir, absence de douleur,
environnement paisible, etc.
On en viendra ensuite à saisir une autre identité numérique, sinon
conceptuelle : le bien, c'est l'être. Le bien, c'est l'être vu sous l'angle de sa
perfection. Selon le Stagirite, est bon ce qui permet de mieux réaliser l'être. Or
comme, pour l'homme, réaliser son être, c'est devenir heureux, on pourra voir
comment le bonheur, le bien et l'être de l'homme se rejoignent. C'est pour cela
que l'on traitera en troisième lieu du bonheur identifié à l'être. Encore une
considération
éminemment
paradoxale
pour
le
philosophe
d'aujourd'hui,
accoutumé depuis Hume et Kant à séparer l'être et le bien, c'est-à-dire ce qui
existe de fait et ce qui devrait exister, la réalité et la valeur.
Effectivement, une bonne partie de l'œuvre d'Aristote consiste à établir
l'idée que l'accomplissement de la nature d'un être est nécessairement son bien. Il
faudra donc démêler les concepts de bonheur, de bien et d'être pour ensuite les
mettre en relation de façon cohérente, car ils le sont essentiellement.
Il faudra alors nous consacrer à l'autre corrélatif de notre paradoxe de base,
à savoir la vérité. Pour donner consistance et rigueur à la recherche, cette notion
est centrale. Comme il a été mentionné plus haut, l'éthique se revêt aujourd'hui de
beaucoup de relativisme. On verra que la conception aristotélicienne se prête à
voir les choses bien autrement. Après avoir souligné l'identité entre le bonheur, le
14
bien et l'être, il nous faudra maintenant découvrir le lien intime qu'Aristote relève
entre l'être et le vrai.
On sera alors à même de tirer la conclusion qui nous intéresse au plus haut
point : une troisième section sera réservée à la rencontre de toutes les notions
traitées au sein de notre recherche; on pourra mesurer plus exactement jusqu'à
quel point, et sous quelle réserve, le Bonheur et la Vérité s'équivalent, en réalité
sinon conceptuellement.
15
Partie I
Le bonheur
Dans les neuf premiers livres de l'Éthique à Nicomaque, l'essence du
bonheur demeure un peu confuse. Ce n'est qu'au livre X qu'Aristote l'illustre
clairement. Je respecterai donc cette progression de raisonnement du Philosophe,
en donnant pour commencer une présentation globale, pour y revenir à la
troisième section avec plus de précision.
A. Fin
Dès le départ de l'Éthique à Nicomaque, Aristote souligne, comme je l'ai
déjà mentionné en introduction, que chacune de nos actions trouve son sens, sa
motivation, dans une fin. Jamais un homme ne peut se déterminer à agir
autrement qu'en réalisant que l'action qu'il se propose lui permet adéquatement
d'atteindre une fin qu'il vise.
Une action ne se comprend pas, une action ne peut même pas se décider,
se motiver, sans un but en vue. Chaque action, chaque ensemble ou domaine
d'action aura donc son but propre. Ce but, on l'appelle facilement la//"n de l'action,
puisque c'est en atteignant ce but que l'action se termine, se finit. Tout à fait
comme c'est en atteignant sa cible que la flèche finit son parcours.
Voilà ce qu'est, en médecine, la santé, en conduite militaire, la victoire,
dans l'art de la construction, le bâtiment, et ainsi de suite. Et en chaque
16
action et décision, c'est la fin, puisque c'est en vue de celle-ci que nous
exécutons le reste. °
Autrement dit, chaque action que l'on pose a une raison d'être et cette
raison d'être, invariablement, est l'aide qu'on en attend pour l'accomplissement
d'un but. Sinon, pourquoi déciderions-nous de poser un geste plutôt qu'un autre?
C'est en qualité de moyen en vue d'une fin qu'une action se prend.
Des buts, nous en poursuivons plusieurs, sans qu'ils soient tous pour autant
des motivations suprêmes. Par exemple, bon nombre d'entre nous constatent qu'il
est plus prudent de changer ses pneus voyant le froid et la neige arriver à grands
pas. C'est une fin parmi tant d'autres. En s'y attardant, on constate que nos vies
quotidiennes sont conjuguées de choix du même genre. Ce n'est donc pas
principalement par hasard que nos journées ou nos semaines prennent une telle
tournure, mais selon un plan que l'on s'est en partie fixé. Néanmoins, le bonheur
n'est pas une fin anodine, comme l'exemple des pneus.
« Or, puisqu'il y a
manifestement plusieurs fins et que nous en choisissons certaines en raison
d'autres, il est évident que toutes ne sont pas finales. »7 Les buts particuliers, si
multiples soient-ils, demandent une certaine organisation, dans le sens où ils
doivent être partie intégrante d'un quelconque projet, cause de toutes décisions
prises. Sans une certaine organisation ou hiérarchisation des fins, toute décision
serait le fruit d'une impulsion momentanée, ce qui par conséquent entraînerait le
6
7
ARISTOTE, Ibid, I, 5,1097a 20-22.
Ibid, 1097a 26-27.
17
chaos au sein des actions prises. De ce fait, tout changement est motivé par une
fin, ce qu'Aristote nomme la "cause finale".
La causalité finale permet de saisir la raison d'exister des choses naturelles,
leur pourquoi. La cause finale est pour Aristote la cause des causes, celle en vue de
quoi les choses naturelles existent. Nous la soulignons, car elle permet de se
mettre à l'esprit que la nature humaine, qui est aussi une chose naturelle, a
également une raison d'être. De sorte que l'homme aussi, comme les autres
choses naturelles, poursuivra tel but plutôt que d'autres, des buts en harmonie
avec sa raison d'être. Ainsi, toute fin s'inscrit dans un projet, existe pour servir une
fin supérieure, plus englobante. Nous disons donc que toute action est motivée par
une fin, et que celle-ci a ultimement une raison d'être, participe d'un projet. Et
quel est donc ce projet? Encore une fois, avant d'en donner la matière, il faudra
premièrement en connaître la forme. La prochaine sous-section consiste à mieux
comprendre cette forme.
a. Fin ultime
Comme il vient d'être dit, pour Aristote, les fins particulières ne sont pas un
amalgame chaotique de coup de têtes, de décisions prises sans dessein. Si l'erreur
de parcours existe, c'est qu'il y a un cheminement que l'on a déterminé comme
supérieur aux autres, des décisions meilleures que d'autres par la satisfaction
qu'elles peuvent apporter à court et à long terme.
18
Et si on se fie à ce qu'Aristote entend par cause finale, il serait légitime
d'affirmer que l'erreur en est une du fait qu'elle entraîne l'homme en sens
contraire de ce en vue de quoi il existe. Cette raison d'être guiderait toutes ses
actions, serait le lien unifiant toutes les fins particulières. Elle serait logiquement
une fin ultime, vers laquelle tout ce que l'on entreprendrait tendrait. Une fin qui
justifierait le désir des autres plus intermédiaires, et qui rendrait absurde une
décision nous éloignant de celle-ci. L'introduction de la première partie de
l'Éthique à Nicomaque se nomme « un objectif nommé bonheur », telle que
traduite dans la version française de Richard Bodéùs. Dans celle-ci, Aristote ne
manque pas de souligner la difficulté logique de ne pas supposer l'existence d'une
telle fin ultime, « car à ce tarif, évidemment, on irait à l'infini, jusqu'à rendre vide
et vain le désir. »8 II y a donc nécessairement quelque chose que l'on veut
ultimement, qui nous nourrit et qui justifie nos choix. Dans l'Éthique à Eudème,
Aristote dit :
En tout cas, arrêtant son attention là-dessus, tout homme capable de
vivre selon son choix réfléchi doit fixer à sa vie une visée précise — honneur,
renommée, richesse, culture — vers laquelle il regardera pour accomplir tous
ses actes, car n'avoir pas ordonné sa vie en vue d'une fin est le signe d'une
grande déraison.9
Effectivement, une vie sans ce désir d'une visée précise, sans projet, est
une vie bien morose. Cette visée précise qui arrive à motiver nos choix et à éclairer
nos vies, on la nomme 'bonheur', car toutes les autres choses ne sont voulues que
%
9
Ibid, 1094a 19-21.
ARISTOTE, Éthique à Eudème, trad. Lavielle, I, 2, 1214b 7-11.
19
dans la mesure où elles nous permettent de le vivre. Tout compte fait, il serait
absurde de déterminer comme fin quelque chose qui causerait le malheur. C'est
pourquoi Aristote ne tarde pas à nommer la fin ultime 'bonheur', bien qu'il n'en
donne la substance que vers la fin de l'Éthique à Nicomaque. Sur cette assertion
qui paraît juste, permettons-nous de continuer cette découverte des propos
aristotéliciens.
Comme Aristote l'entend par cause finale, tout ce qui est existe en vue de
quelque chose. Il faut donc rechercher au-delà des quêtes individuelles une fin qui
puisse donner sens à toutes les autres, une fin qui serait commune à tout un
chacun.
Il se questionne sur l'existence d'une telle quête en se servant d'un
exemple qui deviendra très connu en philosophie morale:
De même, en effet, qu'un flûtiste, un sculpteur, tout artiste et
globalement ceux qui ont un certain office et une action à exécuter semblent
trouver, dans cet office, leur bien et leur excellence, de la même façon on
peut croire que l'homme aussi se trouve dans cette situation, si tant est qu'il
ait quelque office... Ou bien peut-on poser qu'à l'exemple de l'œil, de la main,
du pied et, en somme, de chacun de ses membres, qui ont visiblement un
office, l'homme aussi en a un, à côté de tous ceux-là. Alors que peut-il donc
bien être?10
Il n'y a pas dans cette citation d'erreur logique significative. Si le peintre est
'réussi' dans la mesure où il accomplit ce qui le caractérise, à savoir peindre,
10
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., I, 6, 1097b 25-33.
20
l'homme sera heureux également en accomplissant ce qui le caractérise. «Au
reste, avoir une vie de qualité ou réussir, c'est la même chose, dans leurs (la
majorité) conceptions, qu'être heureux. » n Ainsi, il faut mettre en lumière ce qui
permet à l'homme d'être un être réussi, pour au final cerner sa fin ultime. Il est
certes plus facile de voir le pour quoi un organe existe, que de voir la cause finale
de la personne humaine entière. Pourtant, l'homme ne fait sûrement pas
exception. Par conséquent, l'investigation qui nous occupera dans les prochains
paragraphes sera de mieux comprendre ce qui est bon pour l'homme, ce qui lui
permet de pouvoir être qualifié de 'réussi', ou d'heureux.
B. Bien
a. Identité entre bien et fin
Il est de mise de se questionner sur la possibilité d'un réel lien entre bien et
fin. À bien y penser, on se dirige naturellement vers ce qui semble être bon. En vue
de voir s'il est juste de supporter une telle identité, suivons le même raisonnement
que dans la première sous-section, c'est-à-dire, attardons-nous premièrement au
bien avant de passer au bien ultime.
En effet, pour bien comprendre la nature du bonheur, il faut porter son
regard sur l'importance qu'Aristote accorde au lien entre bien et fin. Le bien est
d'une importance capitale dans son argumentation, car il constitue la qualité par
laquelle une fin s'impose comme fin, il est la compétence propre de la fin, sa
11
Ibid., 1095a 19-20.
21
justification comme objet de recherche. C'est le bien qui motive le désir, qui le
sauve d'être capricieux et gratuit. Bref, le bien s'impose à l'appétit comme la fin à
rechercher. En d'autres termes, ce qui est perçu comme bon par l'individu devient
principe moteur de ses actions.
Dans le grec de l'époque d'Aristote, « bien » renvoie au mot "agathos",
« qui n'est pas particulièrement attaché à tel ou tel domaine. Les Grecs, dans le
parler de tous les jours, l'emploient indifféremment pour tout ce qui va de l'aspect
le plus matériel au plus spirituel, dès lors qu'il s'agit d'indiquer ce qui est
recherché. »12 Donc, "agathos" ne rend pas seulement la bonté d'une chose
désirée, mais implique aussi la notion de but. Il est intéressant de voir qu'en grec
ancien, "bien" et "fin" allaient de pair dans le langage.
Pour Aristote, le bien ne relève pas d'une forme idéale unique, mais peut
s'entendre de différentes manières :
Mais si les choses en question font partie des biens en soi, la formule
qui définit le bien devra se montrer identique dans tous les cas, comme dans
le cas de la neige et de la céruse, la formule qui définit la blancheur. Or,
honneur, sagacité et plaisir se définissent par d'autres formules qui sont
différentes lorsqu'on les définit en tant que biens. Par conséquent, il n'y a pas
à tenir le bien pour une quelconque réalité commune et il ne répond pas à
une forme idéale.13
Un peu plus loin, on peut lire :
12
Howard HAÏR, Pourquoi l'éthique? La voie du bonheur selon Aristote, Paris : L'Harmattan, coll. Ouverture
philosophique, 2003, p. 20.
13
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., I, 2, 1096b 21-26.
22
Ou comment serait meilleur médecin ou meilleur stratège celui qui
aurait sous les yeux la forme idéale elle-même. Car, manifestement, ce n'est
même pas « la » santé sous une telle forme que considère le médecin, mais
celle de l'homme; peut-être même faudrait-il dire plutôt : celle de cet
homme-ci, car c'est le particulier qu'il soigne.14
Voyons une citation d'un auteur secondaire qui à mon avis résume bien
l'argumentation aristotélicienne par rapport au statut du bien :
Nous l'avons vu, la notion du bien, pour Aristote, n'est pas quelque
chose du transcendant, elle n'est pas un objet suprême de connaissance, elle
est une réalité analogique : le bien est ce vers quoi toutes choses se portent. Il
y a le bien de la science, le bien du corps, le bien de l'âme, le bien de
l'animal... Le bien est alors proprement ce qui fonde une attirance, ce qui est
objet d'appétit. 15
Le bien est ce vers quoi toutes choses se portent. Pour Aristote, le bien n'a
d'existence que par rapport à nous, c'est notre personne qui le fonde dans le désir
que nous en avons. En parlant des sciences, Aristote dit que « chacune d'elles, en
effet, vise un certain bien et est aussi en quête de ce qu'il lui défaut pour l'obtenir,
mais laisse de côté cette connaissance du bien en soi. » 16 Chaque décision, aussi
anodine soit-elle, est prise dans la mesure où elle est considérée comme bonne par
l'agent, bonne parce que l'éloignant du malheur. Autrement dit, le bien est une fin
qui guide l'agir, que ce bien consiste à aller à la plage, manger, prendre un café
avec un ami, prier, etc.
Si toute action tend vers un but, car le but en est une du
14
Ibid, 1097a 10-13.
Jean VANIER, Le bonheur: principe et fin de la morale aristotélicienne, Paris-Bruges : Desclée de Brouwer,
1965, p. 117.
16
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid, I, 2,1097a 5-6.
15
23
fait d'être reconnu comme bien par l'agent, alors la fin ultime s'identifierait au
bien ultime, un bien qui ne serait surpassé par aucun autre, qui serait voulu en luimême, et cause de tous les choix particuliers que nous faisons.
Aristote dit de la fin ultime qu'« est simplement final le bien digne de choix
en lui-même en permanence et jamais en raison d'un autre »17. Aristote dit
encore :
S'il est donc quelque fin, parmi celles qui sont exécutables, que nous
souhaitons pour elle-même et pour laquelle nous souhaitons les autres — en
excluant l'hypothèse que nous choisissons tout pour autre chose, car à ce tarif,
évidemment, on irait à l'infini, jusqu'à rendre vide et vain le désir —, il est
clair que cette fin doit constituer le bien et ce, au titre suprême.18
On peut lire un bref passage de cette citation un peu plus haut. Cependant,
il était pertinent à ce moment de la présenter en entier, étant donné l'acquisition
du bagage nécessaire pour en comprendre la richesse. Si l'objet du désir est
justement voulu comme préalable à un objectif plus grand, c'est qu'il est encore
recherché pour autre chose, et n'est logiquement pas le bien suprême.
Pour
certains, le bien suprême est le plaisir ou l'honneur, et pour d'autres, c'est la
richesse :
Pour certains, en effet, la réponse est claire et évidente : c'est quelque
chose comme le plaisir, la richesse ou l'honneur, quoique la réponse varie
des uns aux autres — et souvent même un individu identique change d'avis,
puisque, tombé malade, il dit que c'est la santé, et dans l'indigence, que
17
ls
Ibid., 5, 1097a 36-38.
Ibid.,1, 1,1094a 16-18.
24
c'est la richesse. Et s'ils se rendent compte qu'ils ne savent pas, ils sont alors
stupéfaits de ceux qui leur disent que c'est quelque chose de grand qui les
dépasse.19
Il est normal que chaque période de vie soit caractérisée par ses recherches
particulières. Cependant, on peut répondre à cela que la santé dans la maladie et
la richesse dans la pauvreté sont recherchées justement parce qu'elles semblent
bonnes. Néanmoins, si la maladie passe, sera différent notre objet de désir, même
chose dans le cas de la pauvreté. On désire la santé et la richesse dans la mesure
où on les pense capables de nous rendre heureux. Ce ne serait donc pas la richesse
elle-même qui serait voulue, mais plutôt le sentiment de plénitude que l'on pense
ressentir en la possédant. En d'autres termes, l'honneur, la richesse et la santé
sont encore eux-mêmes voulus dans l'optique d'un bien encore plus grand, le
bonheur.
Cette fin dernière est désirée parce que bonne, contrairement au mal qui
lui, ne se désire pas, mais se fuit. Si donc la fin s'identifie au bien, la fin ultime
s'identifie au bien ultime. Toujours dans le même traité, on peut lire : « Mais le
bien suprême, lui, est quelque chose de final visiblement. Par conséquent, s'il n'y a
qu'un seul bien final, il sera celui qu'on recherche et s'il en est plusieurs, ce sera le
plus final d'entre eux. » 20 II est clair qu'Aristote fait de la fin ultime et du bien
ultime des éléments ayant pour référence la même réalité, à savoir le bonheur.
Voilà donc le moment de mettre en lumière la raison pour laquelle l'homme
19
20
Ibid., I, 2,1095a 22-28.
Ibid, 3, 1097a 29-30.
25
détermine certaines choses comme bonnes et souhaitables, et d'autres mauvaises
et repoussantes. En d'autres termes, il faut démystifier ce qui fait qu'une chose
apparaît bonne à l'individu.
C. Être
Si mon lecteur m'a bien suivie, il a pris conscience de l'extrême simplicité et
concrétion des propos initiaux d'Aristote en matière de morale. L'éthique se
propose de guider l'action humaine, de la porter à son meilleur. La première chose
dont il fallait donc prendre conscience est qu'elle a la nature d'un moyen, qu'elle
vise une fin, qu'elle est toute organisée en vue de réaliser cette fin, elle-même
toute motivée par une fin dernière, une ultime intention sans laquelle toute
activité humaine sombrerait dans l'absurdité.
À lire les formulations d'Aristote, mon lecteur a dû percevoir aussi
comment il va de soi, pour Aristote, que fin et bien, c'est tout un; que poursuivre
une fin, c'est tendre à un bien; que l'unique motivation qui fait viser une fin, c'est
le bien qu'on y trouve. Le mal ferait fuir; la neutralité laisserait indifférent :
personne ne met en œuvre moyens et actes en vue d'un objet qui ne soit ni bon, ni
mauvais.
Il faut maintenant faire un autre grand pas avec Aristote. Un pas qui, aussi
étonnant qu'il soit à se le faire offrir, aboutit lui aussi à simplifier et éclairer le
paysage moral. Il faut se rendre compte que, quelque distance conceptuelle qu'on
doive reconnaître entre le bien et l'être, il reste qu'il s'agit du même sujet, de la
26
même réalité. Il y a bien dans la mesure où il y a être, il y a être dans la mesure où
il y a bien.
Comme il en a été question plus haut, le bien n'est pas une entité idéale
transcendant le monde matériel. Pour Aristote, /'/ y a a u t a n t de b i e n que
d'être :
Le bien, de son côté, s'entend en autant de façon que l'être. On parle,
en effet, du bien pour indiquer une essence (par exemple, le dieu ou
l'intelligence), une qualité (les vertus), une quantité (la mesure), un relatif
(l'utile), un moment (l'opportunité), une localisation (l'habitat) et d'autres
choses semblables. Il est donc clair que le bien ne peut être une quelconque
réalité commune, universelle, et une, car il n'en serait pas question dans tous
les cas d'imputations, mais dans un cas uniquement.^
Ce que poursuit comme fin tout être, en tout mouvement, en tout devenir,
en toute opération, c'est justement son propre être, qu'il défend, qu'il maintient,
qu'il complète. Ce qui est bon pour chaque chose, c'est d'être, c'est d'être de la
manière la plus achevée, la plus intégrale, la plus complète possible. De sorte que
tout ce qu'on reconnaît comme bon pour quoi que ce soit, on le reconnaît par le
fait même comme son être, comme ce qui manque encore à son être pour devenir
complet. Et que tout ce qu'à l'inverse on considère mauvais, on le voit comme
menaçant son être, le compromettant, le privant de sa plénitude.
21
Ibid., 2, 1096a 24-28.
27
Il en va de même pour l'homme. En toutes ses actions, la fin qu'il poursuit,
le bien auquel il aspire, c'est d'être, c'est d'être complètement. Mais pas d'être
n'importe quoi. C'est d'être un homme, un homme total, achevé, réussi, c'est
d'actualiser en lui-même sa nature, ce que c'est que d'être un homme. Aristote dit
dans l'Éthique à Eudème qu'« en effet, réussir et bien vivre, c'est la même chose
qu'être heureux ».22 Et réussir et bien vivre, cela relève de la vie en conformité
avec l'être humain que nous sommes.
Voilà la véritable essence du bonheur : être un homme. Être heureux, c'est
tout simplement être un homme, mais un homme auquel il ne manque rien de la
perfection essentielle humaine. Voilà à quoi aspire tout homme en toutes ses
actions : à réaliser en lui-même la nature humaine en plénitude, compte tenu des
particularités qu'elle revêt dans l'individu qu'il est. Il sera heureux dans la mesure
où il ne lui manquera rien de l'individu humain qu'il est appelé à être.
a. L'être parfait de l'homme, c'est l'être vertueux
Si on a suivi Aristote, quand il montre l'unité du sujet qui est et du sujet
bon, on comprendra que cela s'applique aussi à l'homme. On aura compris qu'il n'y
a aucune différence, aucune distance entre de l'eau et de la bonne eau : de l'eau
existe et existe comme eau dans la mesure où elle est de la bonne eau. Si ce n'est
pas de la bonne eau, c'est moins de l'eau; et moins elle est bonne, moins elle est
de l'eau; et elle ne peut être de la 'parfaitement mauvaise' eau sans ne plus être
22
Ibid., II, 1,1219b 1-2.
28
de l'eau du tout. De même, chez l'homme, un médecin en est un dans la mesure
où il est un bon médecin; et dans la mesure où il est un mauvais médecin, il en est
moins un. Un bon médecin diagnostique adéquatement et traite efficacement; un
médecin qui ne fait pas cela, qu'on dit donc mauvais, est dans la même mesure
moins un médecin. La même chose s'applique à l'homme en tant que tel : il est
bon comme homme dans la mesure où il est parfaitement un homme,
complètement. Tout ce qui manque à son être d'homme le fait moins un homme,
moins bon, moins heureux. Spécialement si ce qui lui manque touche le plus
essentiel de sa nature humaine : sa raison, sa volonté, son action.
1. La vertu, perfection de la nature humaine
L'action bonne est réussie facilement par la qualité que l'on nomme
"vertu". Ce qu'il y a de tout à fait spécial, avec l'homme, c'est son indétermination
initiale relative. De tous les êtres, c'est lui qui est le moins lui-même, qui possède
le moins complètement sa nature, son être, au moment de commencer à exister.
C'est lui qui a le plus besoin de devenir lui-même.
Un être est parfaitement lui-même dans la mesure où il est à même
d'accomplir l'opération qui le caractérise. Dans le cas de l'homme, il s'agit de
l'opération de sa raison et de sa volonté : juger, décider, agir, faire. L'homme n'y
arrive que progressivement, moyennant une longue éducation, et d'abord bien
maladroitement.
29
Dans le livre II de l'Éthique à Eudème, selon la traduction d'Emile Lavielle,
on peut lire:
Par exemple, il existe une vertu du manteau parce qu'il accomplit une
œuvre et remplit un emploi et la meilleure disposition d'un manteau est sa
vertu. De même pour un bateau ou une maison et les autres objets. Ainsi
pour l'âme. Il existe une œuvre déterminée de l'âme et, bien sûr, meilleure en
est la disposition, meilleure doit être l'œuvre de cette âme. 23
Et dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote parle de la vertu comme
de ce qui parfait l'office de l'homme :
Dès lors, s'il en va de la sorte dans tous les cas, la vertu de l'homme
doit aussi être l'état qui fait de lui un homme bon et qui permet de bien
remplir son office propre. 24
La vertu signifie chez les Grecs la qualité qui habilite à poser l'action
correctement, en fidélité à la nature de la chose. Donc, elle garantit l'action
parfaite ou excellente en ce qui concerne les opérations humaines. Son nom vient
du latin, il est la translittération du mot "virtus", issu de vir, le mot latin pour dire
homme. À en comprendre l'étymologie, la vertu est la qualité propre d'un homme,
ou, si on ose un terme qui choquerait la langue française, mais qui permet de
mieux concevoir, la vertu constitue l'homméité. Alors, activité humaine et activité
vertueuse s'entendent de la même manière, la seconde mettant l'accent sur
23
24
ARISTOTE, Éthique à Eudème, Ibid, II, 1, 1219a 2-5.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid, II, 7, 1106a 22-23.
30
l'excellence de l'action. L'important pour l'instant est de comprendre la nature de
la vertu qui assure le bon agir, quelle que soit l'action :
Le bonheur étant ce qu'il y a de meilleur, les fins dans l'âme, les
meilleurs des biens, et une disposition ou une activité de cette âme : puisque
l'activité vaut mieux que l'état et la meilleure activité mieux que la meilleure
disposition, l'activité de la vertu ou de l'âme est nécessairement le bien le
meilleur.25
Le développement des qualités, de ce qu'on a de propre et de meilleur,
c'est-à-dire son "homméité", c'est devenir fidèle à son être. Ce n'est pas une
faculté, car une faculté existe de façon naturelle, sans qu'il soit nécessaire de la
développer. Par exemple, la faculté de digérer ou de voir. Dans le cas de la vertu, si
elle était une faculté, tous les hommes naîtraient presque parfaits. Le meilleur mot
dont on dispose pour désigner son genre est hérité du latin : habitus. Ce n'est pas
simplement une habitude, bien que le mot y ressemble beaucoup.
Yvan Pelletier en donne une bonne définition dans des notes de cours
personnelles inédites :
Cela reste le meilleur mot que je connaisse pour nommer ce principe
d'action, en l'expliquant par son étymologie : une qualité qu'on a, une
qualité
'eue',
mais
vraiment
possédée,
profondément
ancrée
par
l'entraînement et la répétition des actes, devenue comme une deuxième
nature, une nature surajoutée, une aptitude intégrée à la nature qu'on a. Un
25
ARISTOTE, Éthique à Eudème. Ibid, n, 1,1219a 29-34.
31
homonyme, pas un synonyme, de la dixième attribution : la possession,
l'avoir, dite aussi en latin habitus et en grec DÇiç, car il s'agit ici de qualité.26
La vertu s'entend comme une qualité, car elle s'avère un polissage de la
nature humaine. Et une qualité n'est pas innée, mais plutôt acquise, puis possédée
de façon stable. Elle ne se limite donc pas à permettre de faire le bien de temps à
autre, dépendamment de l'humeur du moment ou de la température.
Le
Philosophe précise que la morale elle-même, domaine dont relèvent les qualités
humaines, a un nom étymologiquement relié à la notion d'habitude : « C'est même
de là qu'elle tient son nom [en grec, êthikê : "morale"] moyennant une petite
modification du mot ethos, [en grec "habitude"]. » 27
Bien qu'elles ne soient pas innées, les vertus ne vont aucunement contre
nature. Au contraire, nous sommes faits pour les développer. Leur germe est
naturel, sont sous forme de capacités innées, de dispositions de base de nos
puissances, et ce germe doit se développer, les actions inspirées par ces qualités
en développement doivent être pratiquées pour qu'on les maîtrise le mieux
possible :
C'est en bâtissant que l'on devient bâtisseur et en jouant de la cithare
qu'on devient cithariste. De la même façon, c'est donc aussi en exécutant des
actes justes que nous devenons justes, des actes tempérants que l'on devient
tempérant et des actes courageux qu'on devient courageux.28
26
Yvan PELLETIER, « PHI-1122 — Aristote : l'éthique », notes de cours, p. 33.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., II, 1,1103a 15-17.
2
* Ibid, II, 1,1103a 33-b2.
27
32
Il faut donc de la pratique pour prétendre à la vertu. Pour parfaire son être,
l'homme doit s'y entraîner. « Si c'est à force de nous garder des plaisirs que nous
devenons tempérants, il est vrai aussi que c'est une fois que nous le sommes
devenus que nous sommes surtout capables de nous en garder. »29 Avant de se
considérer comme tempérant, il faut tout d'abord se pratiquer en exerçant des
actes de contrôle du plaisir. La pratique d'actes tempérants habilitera donc avec le
temps à choisir de façon plus naturelle l'équilibre plutôt que l'excès. Les vertus ne
doivent pas seulement se concrétiser à l'âge adulte, mais doivent prendre racine
dans la jeunesse de l'âme, où l'esprit vierge des enfants absorbe si rapidement les
mœurs. « L'importance de contracter telle ou telle habitude dès la prime jeunesse
n'est donc pas négligeable, mais tout à fait décisive ou plutôt, c'est le tout de
l'affaire. »30Si le bonheur est synonyme de bien, alors le développement des
vertus, qui habilitent à choisir le bien, constitue un bien plus que notable. Les
vertus nous font être bons, nous font aimer le bien, nous propulsent à l'ordination
de fins bonnes, tout en ayant une vision claire de la vie morale comme moyen
d'atteindre le bonheur.
La vertu morale est une question de juste milieu ou d'équilibre, celui-ci
étant relatif à chaque individu et à chaque situation. Par conséquent, la vertu
morale est un habitus traduisant l'équilibre. En matière de nourriture, Aristote dit
que « le boire et le manger en trop grande quantité ou en trop petite quantité
29
i0
Ibid, II, 1,1104a 34-36.
I b i d . , l l , 2,1103b 24-25.
33
ruinent la santé, tandis que, en quantité mesurée, ils la produisent, l'accroissent et
la conservent »31. Pour qualifier un comportement soit vertueux, soit vicieux, ou
parallèlement bon ou mauvais, il faut garder en tête la finalité vers laquelle l'acte
tend. Si l'alimentation et l'hydratation visent la conservation du corps, seront bons
les actes qui vont en ce sens, et sera bon celui qui les accomplit. C'est le cœur de
l'argumentation aristotélicienne en ce qui a trait à la vertu, plus précisément que la
vertu traduit la bonté de l'acte, bonté qui implique le respect de l'être. La vertu est
puissance d'agir bien, et le bonheur est cet agir rendu possible par la vertu. La fin
ultime est la vie heureuse, qui traduit une vie vécue en respect de l'être humain
que nous sommes.
Est universel le fait de rechercher le bien suprême, qui correspond à la
réalisation la plus parfaite de ce que l'individu est. Ce qui diffère d'un individu à
l'autre, ce sont les moyens de détail pour atteindre leur fin ultime, mais le bonheur
n'est pas relatif. Il est basé sur la nature humaine, et est donc un absolu. Par
conséquent, la v e r t u , qui permet le développement de l'être humain, est la
p e r f e c t i o n de la n a t u r e humaine, elle le rend excellent, parce qu'elle
est l ' a c t u a l i s a t i o n de ses qualités.
2. L'activité vertueuse, bonheur en acte
Tout ce qui a été dit depuis le début de la recherche trouve son
aboutissement dans cette sous-section du travail : est bon ce qui permet
31
Ibid.,11, 1, 1104abl6-18.
34
l'accomplissement de notre être, et l'être est la perfection même de notre nature,
ce vers quoi nous tendons naturellement. Alors chez Aristote, le bien et la f i n ,
c'est la même chose que l'être.
Ce mouvement de réalisation complet de l'être comme celui du bonheur
revient au mouvement d'acte et de puissance à la base de la métaphysique
aristotélicienne. La puissance est la capacité qu'a l'être humain de polir sa propre
nature pour atteindre son maximum d'homméité, d'agir au mieux en homme. Et
agir au mieux en homme est logiquement être en acte. Dans cette division de
l'acte et de la puissance, l'acte prend forme de cause finale; il s'identifie à la
perfection, à l'être, au bien, et évidemment au Bonheur. L'acte est ce vers quoi
tend un être en puissance, et cet acte est son bien.
Comme on l'a rapidement souligné plus haut, le bonheur n'est pas la
possession de quelque chose. Il est l'activité de l'homme réellement homme. Le
bonheur n'est pas non plus une faculté.
Dire que le bonheur est l'activité de l'homme réellement homme revient à
la même chose que dire qu'il est l'activité de l'homme en acte. Avant d'aller plus
loin, il faut donc éclairer deux concepts métaphysiques importants dans la
compréhension du bonheur comme activité finale, à savoir les concepts d'acte et
de puissance.
35
La puissance est logiquement en vue de l'acte, elle est capacité de faire une
action.
De plus, l'acte se distingue de la faculté de laquelle il procède. Par
exemple, la vision se distingue de la capacité de voir, comme brûler, pour la bûche,
est différent de la capacité de s'enflammer. Cependant, l'être en puissance ne
s'oppose pas à l'acte. Au contraire, il est « ordonné à l'existence et à l'acte ».32 «
Le puissant, nous dit Aristote, c'est ce qui peut quelque chose, et à un moment
donné, et de certaine façon. »33 Quand le puissant s'actualise, nous parlons d'acte
ou d'entéléchie. Ainsi compris, le bonheur serait l'actualisation d'une puissance de
l'homme, celle d'être heureux. Il est important de distinguer deux types de
puissance. La puissance première est strictement non-être, comme le marbre
capable de devenir statue : à strictement parler, le marbre, alors, n'est pas statue,
cette puissance est une imperfection. Tandis que la puissance seconde est
strictement être, comme le médecin qui peut soigner; il est déjà médecin, cette
puissance est une perfection, une qualité réelle. L'opération en laquelle consiste le
bonheur est comme l'acte de voir, comme l'opposition entre être capable de voir
et voir. De même, l'homme heureux a le pouvoir de mener l'activité parfaite de
l'homme, il est un homme parfait.
Lorsque l'effet de l'exercice se trouve dans la cause, nous disons de l'action
qu'elle est immanente. On appelle cette action immanente la praxis. Dans le livre
IX de l'Éthique à Nicomaque, le Stagirite dit que « le bonheur est une sorte
32
33
Jean VANIER, Ibid.., p. 128.
.ARISTOTE, Métaphysique, trad.Tricot, IX, 5, 1047b 35.
36
d'activité; et l'activité, évidemment, s'inscrit dans le devenir; autrement dit, elle
n'est pas donnée comme objet de possession w34.
Être heureux ne s'entend donc pas comme la possession d'un bien matériel
ou comme la conséquence d'une activité, mais c'est l'activité! Jean Vanier dit que «
le bonheur n'est pas une qualité qui se surajoute à l'âme comme résultat de son
activité, ni une certaine beauté, ni une certaine noblesse... Le bonheur est
essentiellement dans l'activité même»35. Selon ce qui a été dit, l'activité propre de
l'homme est d'être heureux, comme l'activité propre de l'œil est de voir.
Ainsi, le bonheur est bien plus qu'une situation aisée, agréable et délivrée
de toute angoisse. C'est un accomplissement, et pas n'importe lequel, il est
l'accomplissement suprême, l'actualisation de la propre nature de l'homme. Si le
bonheur est l'acte le plus élevé et le plus souhaitable pour l'homme, il est
également son bien le plus grand.
Le Philosophe dit dans l'Éthique à Eudème que, « puisque l'activité vaut
mieux que l'état, la meilleure activité..., le bonheur est donc l'activité d'une âme
bonne» 3 6 . Un peu plus loin, il est dit que « puisque l'activité des choses
imparfaites est imparfaite, le bonheur serait l'activité parfaite d'une vie parfaite
selon une vertu parfaite »37. Le bonheur est l'activité de l'âme bonne, ou tout
34
35
36
37
ARISTOTE, Éthique À Nicomaque, trad. Bodéiis, IX, 8, 1169b 28-29.
Jean VANIER, Ibid., p. 132.
ARISTOTE, Éthique à Eudème, trad. Lavielle, II, 1,1219a 32-35.
Ibid., II, 1,1219a 39-40.
37
simplement l'activité d'être bon, bon dans la mesure où l'individu respecte et
participe à la réalisation de sa nature.
Bref, le bonheur est l'activité de l'homme accompli :
L'état, en effet, peut finalement ne rien donner de bon quand il existe,
par exemple, chez le dormeur - ou même, d'une certaine façon, chez la
personne éveillée si elle est incapable d'activité, car, pour être heureux, il lui
faudrait nécessairement agir et agir avec succès.38
On comprend maintenant mieux ce qu'Aristote entend par 'Bonheur'.
Néanmoins, l'essentiel de la recherche est encore à venir. Pour bien saisir
l'intelligence du lien essentiel entre le Bonheur et la Vérité chez Aristote, il faut
maintenant ouvrir une section sur la vérité.
38
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque., I, 9, 1098b 33-1099a 3.
38
39
Partie II
La vérité
La vérité constitue un sujet difficile, capable de motiver tout un livre, étant
donné la richesse et l'abondance de ses homonymes. Mon intention, ici, n'est bien
sûr pas d'en traiter de manière exhaustive. Je n'en présenterai que les homonymes
qui concernent mon propos. J'essaierai de le faire le plus simplement possible,
sans trop entrer dans les détails et surtout en mettant l'emphase sur ce qui aidera
à l'intelligence de la présente recherche. Il s'agit à la fois de bien comprendre à
quoi on réfère quand on assimile le bonheur à la vérité; ce n'est certes pas en
visant tous ses homonymes. C'est justement faute de bien circonscrire quel aspect
de la vérité est visé qu'on trouve mon propos si paradoxal à première
considération.
Cette section fait la lumière sur la vérité comme la conçoit Aristote, surtout
à partir de sa Métaphysique. On a souligné jusqu'à présent l'identité entre le bien
et l'être. Pour faire ressortir le lien ultérieur entre le Bonheur et la Vérité chez
Aristote, il convient maintenant de faire la lumière sur la relation qu'entretient
l'être avec le vrai.
Les différentes acceptions du vrai entretiennent assez de rapport entre
elles pour qu'on leur donne le même nom. En les concevant et les ordonnant
clairement, l'identité de sujet que partagent le bien, l'être et le vrai apparaîtra de
manière plus limpide.
40
A. Connaissance conforme à la réalité
Il n'est pas très difficile de définir la vérité dans son acception la plus stricte.
Chacun comprend très nettement le sens de ce qu'on lui dit, quand on réplique à
ce qu'il vient d'affirmer : "C'est vrai!" Ou au contraire : "C'est faux!" Chacun saisit
alors qu'on évalue le fait que ses paroles renvoient à une représentation de
quelque réalité qui se trouve ou non conforme à celle-ci. La vérité est la première
et principale qualité qu'on attend d'une connaissance. La vérité est le fait, pour
toute connaissance de se conformer à la chose qu'elle représente. Ce n'est pas
quelque transformation que la faculté cognitive imposerait à l'objet qu'elle
connaît.
Ce n'est pas parce que nous pensons d'une manière vraie que tu es blanc,
que tu es blanc, mais c'est parce que tu es blanc, qu'en disant que tu l'es,
nous disons la vérité.39
La vérité ainsi strictement entendue se nomme traditionnellement 'vérité
logique', du fait de se trouver une qualité de la faculté cognitive et de son acte,
spécialement donc de la raison, le logos, principale faculté cognitive, et de ses
conceptions. Précisons un peu plus.
La vérité ne qualifie pas seulement notre connaissance intellectuelle; elle,
ou son opposée, la fausseté, teinte toute connaissance. Déjà les représentations de
nos sens, externes ou internes, sont à apprécier comme vraies ou fausses, selon
39
Ibid., IX, 10,1051b 7-9.
41
qu'elles sont ou non adéquates aux objets qui en sont l'occasion. De fait, bien des
auteurs, tout au long de l'histoire de la philosophie, ont mis en doute la capacité
de nos sens et de notre intelligence à se représenter leurs objets en conformité à
leur être. Mais je n'ai pas ici à aborder ce problème. D'abord parce que je cherche
à éclairer ce qu'est ou serait la vérité de la connaissance, non à prouver qu'il y a de
fait des connaissances vraies. Ensuite, parce que je me situe dans l'optique
d'Aristote, pour qui manifestement la chose ne faisait pas problème.
La représentation sensible, donc, comme la conception intellectuelle est
vraie dans la mesure de sa conformité à l'objet dont elle est connaissance. Mais la
raison atteint encore plus intimement la vérité du fait de prendre même
conscience de cette conformité. La raison est doublement vraie du fait de se
trouver conforme à ce qu'elle conçoit ou à ce qu'elle juge, et du fait de s'y savoir
conforme, ce à quoi le sens ne s'élève pas.
Comme je le disais au début de ces considérations, la vérité est la première
et principale qualité qu'on souhaite à ses connaissances. Elle est le bien, la fin,
l'accomplissement
de toute faculté de connaissance, et spécialement de
l'intelligence. L'intelligence est naturellement attirée par la vérité comme au
complément de son être, comme à sa perfection. C'est par la connaissance de
l'être tel qu'il est, qu'elle trouve le meilleur de son propre être. En recourant au
vocabulaire développé dans la section sur le bonheur, on pourrait dire que
l'intelligence aussi, comme tout être, recherche sa fin et son bien, qui est de
42
réaliser parfaitement son propre être, ce qui est pour elle se conformer à la réalité
qu'elle conçoit.
C'est l'objet déterminé de la réalité qui permet à la connaissance humaine
de se parfaire, car c'est du fait de revêtir la forme de son objet que l'intellect passe
de la puissance à l'acte. Bref, l'être réel est la source du mouvement de
l'intelligence. Dans ce contexte, ce n'est pas l'objet comme tel qu'on appelle
vérité; c'est sa représentation adéquate par l'intelligence. Voilà ce que nous
appelons la vérité logique : « adaequatio rei et intellectus — conformité ou
adéquation de la chose et de l'intellect »40.
À strictement parler, il ne peut être question de « vérité » sans relation à
l'intelligence, tout au moins à une faculté de connaissance. Ce ne sont pas
directement les choses qui sont vraies, dans leur réalité; c'est une fois qu'elles
existent dans l'intelligence, représentées, connues, qu'elles se jugent vraies, en
comparaison de leur modèle réel, dans la mesure où elles s'y conforment.
Saint Thomas reflète bien cette considération de la vérité issue du traité De
ame :
Toute cognition s'accomplit par l'assimilation du connaissant à la chose
connue, si bien que l'assimilation a été dite cause de la cognition : par
exemple la vue connaît la couleur; ainsi le rapport premier de l'être à
l'intellect est que l'être concorde avec l'intellect; cette concordance est dite
40
Thomas D'AQUIN, De Veritate, trad. Brouwer et Peeters, 1, article II, a. 1, c.
43
adéquation de l'intellect et de la chose; et en cela s'accomplit formellement la
raison de vrai.41
On peut éclairer encore indirectement cet aspect radical de la définition de
la vérité en y opposant la définition de son opposée manifeste, la fausseté. La
fausseté, comme la vérité, concerne d'abord la connaissance, non la réalité; se
trouve dans l'intelligence, non dans ses objets. Le Philosophe précise qu'« être
dans le faux, c'est penser contrairement à la nature des objets »42. Ainsi, la
fausseté n'a pas pour cause l'impossibilité de connaître le réel. L'erreur existe dans
le jugement porté par l'individu humain. Sous cet angle de la fausseté en son sens
le plus strict, il n'y a pas de sens à chercher de la fausseté dans le monde réel. Les
choses existent comme elles existent, un point c'est tout. C'est seulement notre
représentation qui peut en être fausse, en ne se conformant pas adéquatement à
elles.
B. Réalité conforme à sa connaissance
Nous disions au départ que la vérité recouvre plusieurs réalités, demande
plusieurs définitions, bref comporte
plusieurs homonymes. Mais pas des
homonymes par accident. Leur définition n'est pas sans lien, sans lien important
même. Ainsi, la définition de la vérité comportera toujours une référence à la
conformité entre intelligence et réalité qui en constitue le sens radical.
41
42
ibid.
Aristote, Ibid., IX, 10, 1051b 4-5.
44
Notre propos général est d'arriver à discerner dans quelle mesure et sous
quelles distinctions particulières il fait du sens de prétendre que le bonheur est la
vérité. Et dans quelle mesure pareille déclaration reflète correctement la
conception qu'Aristote se fait tant du bonheur que de la vérité. Il nous faut donc
établir clairement à quelle vérité, à la vérité définie de quelle manière, nous
entendons assimiler le bonheur aristotélicien. Ou à quelles vérités, si tant était que
le bonheur tel que conçu par Aristote s'assimile à plus d'un des homonymes de la
vérité.
Cherchons donc ces homonymes de la vérité. Mais sans exigence
d'exhaustivité. Car notre intérêt, ici, n'est pas de recenser et définir tout ce qui
mérite le nom de vérité. Nous voulons seulement présenter ceux de ces
homonymes qui risquent d'entretenir quelque relation profonde avec le bonheur.
Cela impliquera qu'on omette certains homonymes de bon droit de la vérité, non
pertinents à notre réflexion ; cela impliquera aussi qu'on subdivise en homonymes
différents ce qui, dans une réflexion plus générale, mériterait d'être regroupé sous
un seul.
Ainsi, nous pouvons penser comme à un homonyme de la vérité définie
plus haut... ce qui serait sa réciproque. Partant simplement de la manière la plus
simple de parler de vérité, de qualifier de vraie ou fausse quelque affirmation, j'ai
défini la vérité sous son angle le plus ordinaire comme étant la conformité qu'une
connaissance peut entretenir avec la réalité qu'elle se propose de connaître. Mais
45
il y a encore lieu de parler de vérité si l'on inverse le sens de cette conformité. Il y a
vérité dès qu'il y a conformité entre intelligence et réalité connue. Néanmoins, le
sens de la conformité varie selon ce qui, de la réalité connue ou de l'intelligence
qui la connaît, a autorité sur l'autre.
Cette distinction correspond à la distinction entre intelligences spéculative
et pratique. Nous avons donné comme premier homonyme, ou plus exactement
comme sujet premier de la vérité la conformité d'une intelligence et de sa
représentation à l'objet qu'elle se représente. C'est la vérité spéculative. C'est que
la circonstance où nous parlons le plus naturellement de vérité est celui où une
réalité existe déjà, avant d'être connue. L'intelligence vient alors, se la propose
comme objet et s'en forme une représentation. L'autorité est alors du côté de
l'objet ; l'intelligence en dépend ; c'est la réalité qui dicte à l'intelligence la forme
que doit prendre sa représentation, c'est la réalité encore qui mesure la vérité de
l'intelligence.
La vérité, causée dans l'âme par les choses, n'est pas consécutive à
une estimation de l'âme, mais bien à l'existence des choses "puisque selon
qu'une chose est ou n'est pas, une proposition est dite vraie ou fausse", et
l'intellect semblablement. 43
L'existence des choses est ainsi antérieure à la vérité dans l'âme, car, sans les
choses saisissables, la raison de vérité serait inexistante.
43
Thomas D'AQUIN, Ibid., 1, c. 3.
46
La situation 'pratique' se présente en sens inverse. L'intelligence se forme
unilatéralement une représentation d'un objet qui n'existe pas encore ; la réalité
n'est encore que virtuelle, elle est alors connue comme projet. Comme lorsqu'un
architecte fait les plans d'une maison à construire, ou qu'un sculpteur imagine les
allures d'une statue qu'il entend créer. C'est alors l'intelligence qui est en autorité,
et qui impose à la réalité la forme qu'elle doit adopter. Et la réalité, la maison ou la
statue, doit en venant au monde se conformer à la connaissance, à l'idée, au projet
que l'intelligence s'en est fait. La vérité, ou la fausseté, est alors du côté de l'objet.
C'est la maison qui est vraie, qui est la vraie maison planifiée, si les ouvriers l'ont
construite en se conformant aux plans de l'architecte. Et l'architecte est en droit
de la récuser, de la considérer comme une œuvre fausse, s'il appert que les
ouvriers ont trahi son plan. Il en va de même pour la statue, vraie ou fausse, selon
qu'elle se conforme ou non aux allures que s'en était imaginées le sculpteur avant
de la faire sortir du marbre.
Évidemment, cette vérité-là prend plus de relief si on se réfère à la cause
première, à l'agent premier, au créateur divin. Son omniscience et sa toutepuissance, son statut d'être suprême garantissent que son œuvre sera vraie. Rien
ne peut de fait exister qu'en se conformant au projet qu'il s'en fait. Sous cet angle,
un être n'est jamais faux; il correspond toujours adéquatement à l'idée que s'en
était faite la première intelligence.
47
C. Aptitude à être adéquatement représenté
Le troisième homonyme qui nous intéresse est plus abstrait de conception.
Il regarde la racine de la vérité telle que nous l'avons décrite jusqu'à maintenant. Il
vise la condition requise, présupposée, pour que soit possible cette conformité
entre l'intelligence et son objet, qu'on la considère en sa direction spéculative ou
en sa direction pratique. Comment se fait-il qu'il y ait normalement conformité
entre connaissance et objet ?
Il faut qu'il y ait, dans la réalité qu'on se propose de connaître, une aptitude
radicale à se prêter à représentation. À quoi tient cette aptitude ? La chimère, par
exemple, la licorne, le centaure ne se prêtent pas à représentation conforme.
Personne ne peut sans ridicule prétendre s'en être fait une idée vraie. Pourquoi ?
Parce qu'ils n'existent pas, parce qu'il n'y a pas d'être en eux. De même, le néant
ne peut se représenter avec vérité. Pour la même raison : il n'y a pas d'être en lui.
En somme, ce qui fait qu'une réalité prête à représentation, à conformité de
représentation, c'est précisément ce qu'elle a d'être. Il n'y a en toute chose,
comme aptitude à la vérité, que ce qu'elle comporte d'être.
Voilà donc notre troisième homonyme : la vérité, sous ce rapport, c'est
l'aptitude qu'un être a à se faire connaître ; c'est, plus précisément, l'être qu'il a.
Son degré d'être est son degré de vérité, car toute chose ne se prête à être connue
que dans la mesure même où elle est, où elle a d'être.
48
Voilà ce qu'Aristote renferme dans sa formule-choc: « nKaorov Dç Dxet
xoD eDvai, oDxu) KaD i D ç DAnQeDaÇ. — Autant une chose a d'être, autant elle a
de vérité, M44 C'est l'être qui est premier et qui cause, mesure et rend possible la
vérité ; on nomme « vraie » en premier, au sens le plus strict, la connaissance, mais
cette vérité de la connaissance n'est rendue possible que parce que l'être possède
en lui, radicalement, du seul fait d'être, une aptitude à sa représentation. Aristote
manifeste la même doctrine par son endos. Si le faux l'est du fait de ne pas exister,
lorsqu'il traite de la fausseté, alors il faudra logiquement lui créditer l'inverse à
propos du vrai : « Ainsi on dit que les choses sont fausses, ou bien parce que, en
elles-mêmes, elles n'existent pas, ou bien parce que l'apparence qui en résulte est
celle d'une chose qui n'existe pas. »45 Si le faux, pour Aristote, est ce qui n'existe
pas, il pense manifestement aussi que
le vrai est l'apanage de l'être, ou,
autrement dit, qu'il est la qualité propre de ce qui est. On voit qu'Aristote assimile
aussi étroitement être et vérité qu'être et bien.
Ce n'est que quelques siècles plus tard que la scolastique nommera la vérité
du côté de l'être « vérité ontologique ». L'être a la propriété transcendantale
d'être connaissable adéquatement par toute intelligence, ou, si vous préférez, la
vérité ontologique réfère à la capacité de l'être à être pensé.
44
45
ARISTOTE, Ibid., 1,1,993b 31.
Ibid., V, 29, 1024b 25-26.
49
D. Aptitude prochaine à représentation adéquate
Notre troisième acception de la vérité était donc l'aptitude que nous
venons de reconnaître à l'être à inspirer sa représentation adéquate. En d'autres
termes, dans la mesure même où il est, tout être est connaissable en conformité à
ce qu'il est. On comprend encore mieux cette propriété de l'être quand Aristote
s'exprime sur un autre homonyme du faux :
Faux se dit encore des choses qui sont réellement, mais dont la
nature est d'apparaître autrement qu'elles ne sont, ou ce qu'elles ne sont
pas, par exemple, une peinture en perspective, des songes : c'est bien
quelque réalité, mais ce ne sont pas les objets dont ils nous donnent
l'image.46
Autrement dit, pour autant qu'on définit la vérité comme aptitude radicale
de l'être à inspirer sa représentation adéquate, la fausseté peut aussi désigner
l'inaptitude du non-être à se faire connaître. Par extension, on pourra aussi
qualifier de fausseté la propriété de certains êtres, en raison de leur ressemblance
à d'autres et de l'inexpérience de ceux qui se les proposent comme objets, à
inspirer une représentation non conforme à ce qu'ils sont. Inversement, on pourra
définir un autre homonyme de la vérité dans la qualité inverse de certains êtres à
se prêter avec une facilité spéciale à une connaissance conforme à ce qu'ils sont.
C'est ainsi, par exemple, qu'on croit trouver spécialement de la vérité dans les gens
sincères, directs, simples, sans artifices.
46
Ibid, V, 29, 1024b 21-24.
50
E. Intelligence divine
J'ai essayé de montrer que, selon le contexte, c'est quelque chose de
passablement différent qu'on peut appeler la vérité. Il y a toujours rapport avec
l'intelligence, ou du moins avec une faculté cognitive, avec une connaissance. Et ce
rapport en est toujours un de conformité. Mais on appelle vérité, selon la relation
de dépendance qui prévaut entre intelligence et objet, tantôt la conformité
qu'obtient l'intelligence dans l'élaboration de sa connaissance d'un objet; tantôt la
conformité que présente un objet comme réalisation d'un projet d'intelligence;
tantôt l'être même, dans son aptitude à se prêter à une représentation qui lui sera
conforme; tantôt enfin la facilité de certains êtres à inspirer plus prochainement
une représentation conforme à ce qu'ils sont.
Pour l'intérêt de notre propos, il reste encore un sujet à mentionner qu'on
désigne comme la vérité, et c'est de fait, sinon ce qu'on nomme en premier et plus
spontanément vérité, au moins la vérité la plus fondamentale, la vérité dont
dépendent toutes les autres. On s'est questionné sur la source de la possibilité de
la vérité de la connaissance et on a remarqué qu'elle tient à une propriété de
l'être : l'être est d'autant plus connaissable, et connaissable avec conformité, qu'il
détient d'être. Pourquoi en est-il ainsi, au fond? À cause de la cause première!
Tout être est intelligible et il le tient d'une ressemblance qu'il entretient
nécessairement avec l'être suprême dont il dépend ultimement et auquel tout son
être est participation. Cet être suprême étant lui-même intelligence, rien ne peut
51
être issu de lui, rien ne peut commencer à exister grâce à lui, sans être intelligible.
Voilà pourquoi tout être est intelligible dans la mesure de son être.
Comme cause et source de toute vérité, comme modèle imité par tout être,
cette intelligence première mérite au plus haut degré le nom de vérité.
De là vient que les principes des Êtres éternels sont nécessairement
vrais par excellence, car ils ne sont pas vrais seulement à tel moment, et il n'y
a pas de cause de leur être; au contraire, ce sont eux qui sont la cause de
l'être des autres êtres.47
47
Ibid., II, 1,993b 29-30.
52
Partie III
Le bonheur, c'est la vérité
Nous comprenons maintenant ce qu'est le bonheur, du moins comme le
comprend Aristote. Nous est devenu manifeste, aussi, ce qu'est la vérité, toujours
selon l'avis d'Aristote et de ses plus fidèles disciples. Voyons-nous donc enfin
clairement la rectitude de notre thèse? Est-il devenu évident au lecteur que de fait
le bonheur s'assimile à la vérité? Que, du moins, c'est ce qui découle des doctrines
aristotéliciennes considérées? Pas encore très clairement, il faut bien l'admettre.
Peut-être même mon lecteur craint-il que je ne me sois fourvoyée sérieusement et
s'attend-il à ce que je doive confesser, en cette partie décisive, que, bien au
contraire, l'examen des considérations aristotéliciennes du bonheur et de la vérité
conduit
inexorablement
à les dissocier comme des réalités
radicalement
étrangères.
Le bonheur, nous a dit Aristote, est une activité de l'homme, l'activité dans
laquelle il se réalise au mieux; c'est son activité la plus complète, c'est sa vie à son
meilleur, c'est la nature humaine en plénitude d'opération. Rien de cela n'est
apparu dans la définition de la vérité, dans la présentation de ses multiples
homonymes. Énumérer et décrire quelques-uns des multiples homonymes qui
méritent le nom de vérité devrait nous avoir peu à peu mis en situation de prendre
conscience de la multiformité de la question naïve soulevée au début. Car s'il y a
53
plusieurs entités qui se méritent ce nom, c'est à chacune que l'on renvoie, quand
on demande si le bonheur est la vérité.
Nous avons aperçu que, dans son acception la plus stricte et spontanée, la
vérité est une qualité de l'intelligence et des représentations qu'elle se forme : leur
conformité aux objets visés dans ces efforts de représentation. La vérité n'est pas
une réalité extérieure; c'est quelque chose d'intentionnel, de rationnel, du
domaine de la connaissance. Peut-on sérieusement soutenir que c'est cela le
bonheur? Que c'est cela la vie humaine la meilleure? Mais non, semble-t-il, car le
bonheur est une réalité extérieure, c'est l'être de l'homme porté à sa perfection, la
vie humaine la plus pleine, avec d'indispensables conditions très matérielles et très
extérieures : des honneurs, du plaisir sensible, de la santé, des richesses
matérielles et même beaucoup de chance. Rien à voir, semble-t-il; ou alors de
manière très indirecte, dans la mesure où l'atteinte de cette fin requerra des
informations vraies sur la fin à poursuivre et les moyens à mettre en œuvre.
Le bonheur sera-t-il une autre vérité, alors? Faut-il regarder dans l'autre
sens? Le bonheur résidera-t-il dans quelque conformité au plan d'une intelligence
pratique? La vie humaine, dans sa plénitude, résultera-t-elle d'un projet initial,
concocté par chaque individu, dont sa vie se montrera fidèle réalisation? Cette
idée sonne bien plus sartrienne qu'aristotélicienne...
Ou encore, pourra-t-on admettre que la nature du bonheur tienne à cette
qualité ontologique d'une aptitude radicale, ou d'une aptitude prochaine à inspirer
54
une représentation adéquate? On semble s'enfoncer dans les hypothèses les plus
farfelues. Un homme serait heureux alors dans la mesure de son aptitude à être
connu tel qu'il est. D'autant plus heureux qu'on se tromperait le moins à son
égard? Aristote lui-même reprocherait à pareille conception de placer le bonheur
trop à l'extérieur de l'individu et ainsi de le fragiliser.
Reste l'hypothèse la plus manifestement farfelue : que le bonheur
s'assimilerait à la source de la vérité, à la source de l'être, à l'être suprême; que le
bonheur serait Dieu...
Je ne peux éviter de trembler un peu, en imaginant l'inquiétude et la
compassion de mon lecteur qui me voit me diriger vers l'échec le plus cuisant de
ma recherche; qui trouve peut-être que ma recherche a de plus en plus l'allure et
aura le sort de l'avion d'un kamikaze de la Seconde Guerre mondiale. Que je suis
acculée à un changement de direction complet.
Mais avant de me résoudre à pareil aveu, essayons de voir les choses
d'encore un peu plus près. C'est certain, si mon propos de présenter Aristote
comme
un
philosophe
qui
assimile
bonheur
et
vérité
n'échoue
pas
lamentablement, il faudra avoir vu quelques distinctions assez subtiles.
55
Reprenons une à une les hypothèses.
La fin pour l'homme est le but guidant l'agir droit. Le bien est la fin désirée
par la volonté. Il faut donc que le bien désiré soit en accord avec le véritable bien
vu par l'intelligence.
Est bon ce qui est en cohérence avec la perfection de l'être, c'est-à-dire
l'accomplissement le plus complet. Cette perfection, elle, est et l'intelligence peut
la discerner et être en adéquation avec elle.
L'individu en acte est celui qui est parfaitement, et qui par conséquent vit
une vie commandée par son vrai bien. Il vit ainsi heureusement, car sans
potentialité, réalisant ce pour quoi il existe.
Gobry rappelle le terme latin utilisé pour signifier le rapprochement entre
le bien et l'être :
Il
(Aristote) nous
avertit
que
les sciences
particulières
sont
subordonnées à des sciences maîtresses; en haut de cette pyramide trône la
fin dernière qui est le Souverain Bien : to ariston — le superlatif d'agathon; ce
que les Latins traduiront non pas par optimum, qui n'est pas assez fort, mais
par Summum Bonum.4*
Le Summum Bonum est l'être non seulement vu et désiré, mais accompli. Il
est l'actualisation de ce que nous sommes. L'accomplissement de l'être est
vérité et bien.
48
GOBRY, La philosophie pratique d'Aristote, Lyon: PUL, 1999., p. 25.
56
L'homme vit bonnement seulement s'il vit en cohérence avec l'être qu'il
est, connu adéquatement. En d'autres termes, est bien ce qui est vrai, c'est-à-dire
ce qui correspond à l'être. Selon ces propos, le bonheur serait conformité à la
réalité.
A. Le bonheur est conformité à la réalité
L'indétermination de la nature humaine a toujours fasciné les philosophes.
Contrairement à tous les autres êtres naturels, il semble que la nature n'ait pas fixé
ce qu'est l'homme et qu'elle en ait laissé beaucoup à compléter par chaque
individu. Aristote a de très belles pages sur l'infinie complexité de l'être humain,
sur laquelle il base son explication de la forme de la main, par exemple : pour
mener l'infinité potentielle de ses opérations matérielles, l'homme a besoin de
tant d'instruments que la nature a renoncé à les lui donner et s'est bornée à lui
procurer un instrument qui pourrait, en tenant et manipulant n'importe quel
complément, tenir lieu d'instrument des instruments.
En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser
le plus grand nombre d'outils : or, la main semble être non pas un outil, mais
plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est
donc l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la
nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main.49
Aristote en fait autant à propos de la raison, laissée en une telle ignorance
par la nature, et la volonté, laissée libre, pratiquement sans inclination précise. Il le
justifie par le fait que la multiformité du bien humain requiert des connaissances et
49
ARISTOTE, Les parties des animaux, trad. Pierre Louis, p. 687a
57
des affections si variées et opposées que la nature a préféré laisser t o u t e
représentation et t o u t e inclination possible, plutôt que de s'essayer à les fixer
déterminément dès le départ, comme elle l'a fait pour tous les autres êtres.
Aussi ceux qui disent que l'homme n'est pas bien constitué et qu'il est
le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il
est nu et n'a pas d'armes pour combattre) sont dans l'erreur. Car les autres
animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense et il ne leur est pas
possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de
garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n'importe quoi d'autre, et
ne doivent jamais déposer l'armure qu'ils ont autour de leur corps ni changer
l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de
nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d'en changer et
même d'avoir l'arme qu'il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe,
serre, corne, ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être
tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. 5 0
Il est de bon t o n , depuis la Renaissance, de se laisser fasciner par cette
indétermination humaine au point de considérer que la nature a laissé l'homme
t o u t en friche, que rien n'est fixé chez lui, que sa liberté est absolue, qu'il lui
revient totalement de concevoir, de décider, de fixer sa nature individuelle.
En fin de compte, le parfait ouvrier décida qu'à celui qui ne pouvait rien
recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à
chaque être isolément. Il prit donc l'homme, cette oeuvre indistinctement
imagée, et l'ayant placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces
termes : «Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un
aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place,
l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes
50
Ibid., 687 a-b.
58
selon ton voeu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en
bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te
bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de
définir ta nature. Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire, c'est
pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le
monde alentour. Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni
immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et
honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme
qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui
sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes
supérieures, qui sont divines.» 51
Mais Aristote ne s'est pas à ce point laissé cacher la forêt par la branche
trop proche. Si frappante que soit la part d'indétermination laissée par la nature
chez l'homme naissant, Aristote a gardé clair que la nature en a quand même fixé
très déterminément le principal. L'homme n'est pas n'importe quoi. On l'a vu, en
définissant le bonheur comme le bien et l'être le plus achevé de l'homme, Aristote
n'ouvre pas l'individu humain à s'employer indifféremment à n'importe quelle fin
choisie arbitrairement. La nature a irrémédiablement fixé que l'homme est un
animal : sa vie parfaite impliquera donc une quantité impressionnante de
ressources matérielles; et une santé de base; et une richesse d'opérations
sensibles. Plus important encore, elle a aussi fixé spécifiquement que cet animal
soit rationnel. Outre les conditions matérielles, végétales et animales énumérées,
le bonheur, la perfection humaine résidera essentiellement dans une activité
rationnelle. Une double activité rationnelle : l'une, la meilleure, qui vise
51
Site Internet ayant publié De la dignité humaine de Jean Pic de la MlRANDOLE :
http://www.lyber-eclat.net/lyber/mirandola/pico.html. Page consultée le 12 septembre 2011.
59
l'achèvement de la raison elle-même; et l'autre, présupposée, instrumentale, qui
guide et ordonne tout le reste de l'activité humaine de manière à préparer au
mieux la première.
L'homme, nous dit Aristote, n'est pas n'importe quoi. C'est ce qu'on vient
de dire. Voilà la vérité de l'homme. Voilà la représentation de l'homme conforme à
sa réalité, à son être, à sa nature. Tout ce qui est resté indéterminé au moment de
naître, et qui aura à se déterminer au cours de la vie de l'individu, devra l'être à la
lumière de cette vérité, et n'appartiendra à l'activité heureuse qu'au prix de cette
condition.
Si voilà la réalité de l'homme, si l'homme ne devient heureux, n'achève son
être qu'en se conformant à celle-ci, alors oui, le bonheur est la vérité : il
présuppose une représentation correcte de ce à quoi sa nature l'appelle, il est
indissociable de la raison droite, de la prudence, il ne va pas sans une loi naturelle
profondément inscrite au cœur de l'individu.
Le lecteur trouvera que je me contente d'une assimilation assez indirecte
du bonheur avec la vérité. Que je crée un nouvel homonyme de la vérité mieux
ajusté à l'essence du bonheur de facture aristotélicienne. Car si on doit me
concéder que le bonheur, de fait, relève d'une conformité à la réalité de l'homme;
qu'on est heureux dans la mesure même où l'on est un homme, où l'on se
conforme le plus exactement à ce qu'est vraiment un homme; peut-être objectera-
60
t-on que cette conformité qu'est le bonheur moral n'est pas purement et
simplement
la
qualité
d'une
connaissance,
mais
d'une
grande
variété
d'opérations : c'est dans toutes les opérations de sa volonté, dans toutes ses
passions, dans toutes ses réalisations pratiques, que l'homme heureux l'est par
une conformité à l'essence de sa nature telle que conçue et appliquée à toutes les
circonstances de la vie individuelle par une raison droite. Même si pareille
conformation des activités singulières dépend de la vérité conçue par cette raison
droite, précisément qualifiée de droite pour ce motif.
Mais ce n'est pas tout. Ce n'est pas même le plus important. Pour Aristote,
ce bonheur moral qu'il définit n'est pas le plus définitif de l'homme, mais la
préparation de celui-ci. Toutes ces opérations des autres facultés que le bonheur
veut conformes à la raison droite veulent préparer un bonheur plus parfait, plus
élevé, plus ultime, si l'on peut dire, le bonheur dit 'spéculatif. À la fin de son
Éthique à Nicomaque, Aristote insiste sur ce fait que, si manifestement
disproportionnée qu'elle soit à la plupart des individus, la vie spéculative constitue
une vie humaine plus parfaite, un bonheur plus complet que celui auquel conduit
la vertu morale.
Car l'homme est spécifiquement raison. C'est donc plus directement la
perfection de sa raison qui le fait accéder à sa perfection plus spécifique. Et ce bien
réside dans une connaissance vraie. Ultimement, c'est l'accession à la vérité
61
universelle, à la perfection des connaissances spéculatives, qui constitue la vie
humaine la plus élevée, la plus digne, la plus heureuse.
Il y a une fonction tout à fait caractéristique de l'homme qui tient à
l'activité rationnelle de son âme ou, du moins, non indépendante de cette
activité rationnelle... Le bien caractéristique de l'homme réside par
conséquent dans cette activité de son âme portée à sa plus haute
excellence.52
Le bonheur, en sa moelle, en son intime essence, en ce qu'il a de plus
essentiel, sinon en toutes ses conditions matérielles et animales et en toute sa
préparation pratique, c'est effectivement la vérité. L'homme le plus heureux, le
plus parfait, le plus proprement homme, c'est l'homme dont l'intelligence accède à
la vérité, détient la vérité; c'est l'homme, dirait Aristote, dont l'intelligence devient
toutes choses en conformité à leur réalité, à leur essence.
Voyons si la contemplation de la vérité correspond à la nature du bonheur
telle que définie dans la première section de la présente recherche.
Selon ce qui a été dit, le bonheur est l'activité la plus excellente de l'âme. La
connaissance vraie respecte ce critère de l'excellence, qui se voit au mieux satisfait
dans l'acte proprement humain, c'est-à-dire, celui de connaître la vérité:
« L'intelligence est la plus élevée des choses qui sont en nous et, parmi les objets
52
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., 1, 6,1098a 7-8.16-17.
62
connaissables, ceux q ui sont assignés à l'intelligence sont également les plus
élevés. »53 La connaissance du réel est donc l'activité la plus excellente.
La vie spéculative respecte aussi le caractère stable et inébranlable du
bonheur, sans q uoi il ne serait q u'un simple sentiment de bien-être éphémère :
« C'est, par ailleurs, l'activité la plus continue, puisq ue nous sommes capables de
penser en continu plus que d'agir continûment d'une q uelconq ue façon. »54 Nous
pouvons nous livrer à la spéculation d'une manière beaucoup plus durable q u'à
toute autre activité, bien q ue l'on conçoive la nécessité de conditions de bases
dûment remplies, comme l'alimentation.
Aristote dit également q ue le plaisir accompagnerait forcément la
contemplation du vrai :
Nous croyons aussi q u'un plaisir doit être inextricablement mêlé au
bonheur. Or la plus agréable des activités q ui traduisent une vertu est, de
l'avis unanime, celle q ui traduit la sagesse. Il semble en tout cas q ue la
poursuite de la sagesse implique d'étonnants plaisirs par leur pureté et leur
stabilité; or, très logiquement, les savants doivent avoir plus de plaisir dans la
vie que ceux qui cherchent à l'être.55
53
ARISTOTE, Ibid., X, 7, 1177a 21-22.
/■«<*., X, 7,1177a 22-23.
55
/*>«/., X, 7,1177a 23-26.
54
63
Elle est également poursuivie pour elle-même, et par conséquent autosuffisante :
De plus, ce que l'on appelle l'autosuffisance doit caractériser avant tout
l'activité méditative. Les biens nécessaires à la vie constituent en effet un
besoin pour le sage comme pour le juste et les autres personnes vertueuses;
mais une fois suffisamment doté de ce genre de biens, le juste, lui, a besoin
d'autres personnes envers qui ou avec lesquelles ils puissent exercer la justice
et c'est pareil d'ailleurs pour le tempérant, le courageux et chacun des autres,
tandis que le sage, même livré à lui-même, est en mesure de méditer. Et plus
il est sage, plus il en est capable. Mieux vaut sans doute exercer cette activité
avec des collaborateurs, mais malgré tout, c'est lui qui se suffit le plus à luimême. 56
La contemplation ne peut être surpassée par plus parfait. Le meilleur
homme ne peut que vouloir le meilleur objet. C'est ainsi qu'est le sage : étant
tourné vers les connaissances supérieures, indépendantes du sensible, il ne saurait
se résigner à quelque chose de plus modeste.
La vie spéculative est également la seule activité aimée pour elle-même, car
tournée vers l'absolu :
On peut encore penser qu'elle est la seule activité à laquelle on tienne
pour elle-même. On n'en tire en effet rien, hors le bénéfice de méditer, tandis
que des activités liées à l'action, nous tirons avantage, tantôt plus, tantôt
moins, en dehors de l'action.57
56
51
Ibid, X, 7,1177a 28-1177b 1.
Ibid,. X, 7,1177b 1-3.
64
Conséquemment, comme un médecin est bon dans la mesure où il actualise
son pouvoir d'entretenir la santé, de même un homme est bon ou réellement
homme dans la mesure où il vit une vie fidèle à la raison. Et si l'excellence de
l'homme se concrétise ultimement en cette faculté, son exercice est le bonheur
même. La raison est ce qui peut élever l'homme de l'ignorance vers la
connaissance, lui permettant nécessairement d'être au meilleur de lui-même.
Prenons l'exemple du chimiste :
Chimiste, je vois dans mon laboratoire et je palpe ce morceau de
souffre, j'en perçois l'odeur acre et fade ; je puis bien aussi voir et toucher
celui qui est à côté, et n'importe quel autre, mais de mes yeux et de mes
mains je n'atteindrai en fait que tels ou tels morceaux de soufre déterminé, et
non jamais LE SOUFRE en général. Cela, c'est l'objet de l'intelligence.58
Cela, c'est l'objet de l'homme, qui est le seul être matériel à pouvoir lire
dans les choses pour en garder le caractère universel et vrai, l'essence :
Mais si le bonheur est une activité traduisant la vertu, il est
parfaitement rationnel qu'il traduise la vertu suprême; laquelle doit être vertu
de ce qu'il y a de meilleur. Alors, que cela soit l'intelligence ou autre chose;
que cela soit quelque chose de divin en lui-même ou ce qu'il y a de plus divin
en nous : c'est son activité, lorsqu'elle exprime la vertu qui lui est propre, qui
doit constituer le bonheur achevé.59
58
ROLLAND-GOSSELIN., Aristote, Paris: Ernest Flammarion, coll. Les grands cœurs, 1928, p. 61.
59
ARISTOTE, Ibid., X, 7, 1177a 7-16.
65
Le développement suprême de l'homme réside dans sa partie purement
intellective : « C'est en effet l'activité la plus haute, puisque l'intelligence est la plus
élevée des choses qui sont en nous et que, parmi les objets connaissables, ceux qui
sont assignés à l'intelligence sont également les plus élevés, w60 C'est dans
l'actualisation de cette puissance de connaître la vérité que se concrétise
ultimement le bonheur. Le dixième livre de l'Éthique à Nicomaque est la pièce
maîtresse de l'œuvre, car il y présente le bonheur comme connaissance des choses
telles qu'elles sont.
B. Conformité à l'intelligence
Il y a du sens à trouver qu'Aristote assimile bonheur et vérité. Bien sûr,
distinctis distinguendis. Déjà en regardant la vérité en son acception la plus stricte
de conformité à la réalité, le bonheur est la vérité. Le bonheur, l'activité humaine
la plus parfaite, c'est la vérité, c'est la réalité connue en conformité à ce qu'elle
est, c'est la raison contemplant cette réalité ainsi connue. L'une s'assimile à l'autre,
selon Aristote, puisqu'il considère comme unes quant au sujet l'intelligence vraie
en acte et la réalité connue en acte avec vérité.
Par conséquent, être dans le vrai, c'est penser que ce qui est séparé est
séparé, et que ce qui est uni est uni.61
60
61
Ibid., X, 7, 1177a 20-22.
ARISTOTE, Métaphysique, Ibid., 10, 1051b 4-5.
66
Peut-on aller plus loin? Peut-on aussi assimiler le bonheur au second sens
de la vérité que nous avons énuméré? Le bonheur est-il aussi vérité pratique,
conformité d'une réalité à l'intelligence qui l'a projetée? Oui encore. Et à deux
titres.
/ . Conformité à la raison droite
La déclaration vaut d'ailleurs plus facilement, pour autant que la majeure
partie des considérations qu'Aristote voue au bonheur s'adresse au bonheur
moral, à la direction que la raison exerce sur l'ensemble des activités humaines. La
définition à laquelle Aristote aboutit, au début de l'Éthique à Nicomaque, du
bonheur comme activité rationnelle, c'est-à-dire conforme à ce qui fait l'excellence
de l'homme, à sa vertu, est justement cela : une activité conforme au plan d'une
intelligence.
Le bonheur, comme on a vu qu'Aristote y insiste, tient à l'opération même
de l'homme dans ce qu'elle a de caractéristique. Et cela c'est justement que cette
opération se conforme à un projet, à une délibération, à une décision toute
concoctée et motivée dans sa raison. Dans la mesure où l'homme s'écarte de ce
qu'il a conçu comme son bien, il devient moins un homme; il se rabat au niveau de
la bête, de la plante ou même du minéral. Il n'est heureux, il n'est homme achevé,
que dans l'exacte mesure où l'ensemble de sa vie se conforme à ce que sa raison a
conçu qu'elle devrait être.
67
Une éducation droite permet de vouloir le bien et de voir facilement les
moyens pour l'accomplir. C'est ainsi que les deux parties feront équipe : une partie
désire et l'autre discerne clairement. Cela demande du travail et de la patience, car
on naît vierge de toute connaissance. Il faut apprendre à se servir de ses membres,
à développer ses habiletés manuelles, à bien diriger sa volonté et à perfectionner
son intelligence. Et bien diriger sa volonté, voilà le propre de la partie participative
développant les vertus éthiques, ou plus pratiques. Dans la traduction de Richard
Bodéûs, on la nomme la partie 'calculatrice'.
Or il y a trois choses dans l'âme qui commandent souverainement
action et vérité : le sens, l'intelligence et le désir. Mais parmi elles, le sens
n'est nullement principe d'action. On le voit d'ailleurs au fait que les bêtes
possèdent le sens, mais n'ont pas l'action en partage. En revanche, c'est
précisément à ce qui, dans la pensée, est affirmation et négation, que
correspondent, dans le désir, poursuite et fuite, Conséquence : dès lors que la
vertu morale est un état décisionnel, et la décision un désir délibératif, il faut
de ce fait que, tout ensemble, la raison soit dans le vrai et le désir
correctement orienté pour que la décision soit vertueuse. Il faut, autrement,
qu'il y ait identité entre ce qui est déclaré d'un côté et poursuivi de l'autre. 62
Le développement ultime de l'homme est possible par les deux types de
qualités mentionnées ci-dessus, chacune d'elle se rattachant à leur partie de l'âme
rationnelle :
Il y aurait dès lors deux parties rationnelles; l'une, au sens fort, qui
possède la raison en elle-même, et l'autre susceptible de l'écouter d'une
certaine façon, comme on écoute son père. Or précisément les distinctions
62
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., VI, 1, 1139a 18-26.
68
qu'appelle la vertu s'opèrent d'après cette différence-là. Nous disons, en effet,
qu'il y a des vertus intellectuelles et des vertus morales. 63
Les qualités qui sont rattachées à la partie participative sont les vertus
morales, et leur importance s'apparente à celle de la fondation d'une maison. Sans
leur développement, l'homme ne peut aspirer à l'accomplissement le plus
excellent de ce qu'il est, ne peut être vrai homme. Le Philosophe dit que:
Visiblement donc, l'irrationnel lui-même est double, puisque le
végétatif n'a d'aucune façon part à la raison, tandis que l'appétitif ou
globalement le désidératif y participe d'une certaine façon, c'est-à-dire dans
la mesure où il est à son écoute et prêt à lui obéir.64
Ce qu'il nomme l'appétitif
ou le désidératif est dans un rapport
d'obéissance à l'intelligence. Il y a effectivement dans l'âme un mouvement de
désobéissance, « quelque chose, à côté de la raison, qui lui est contraire et qui
marche contre elle »65.
Cette partie peut néanmoins se dresser, être éduquée, de manière à tendre
vers la raison vrai, à désirer le vrai bien. La réelle liberté est celle qui consiste à
pouvoir juger et choisir le meilleur des biens, et pour cela, il faut préalablement
connaître ce qui est effectivement le meilleur.
En effet, la réelle liberté est celle qui offre toutes les conditions nécessaires
à la connaissance de l'être. Elle est intimement liée à la vertu, qui est par
63
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., I, 13,1103a 2-6.
Ibid., I, 13, 1102b 28-31.
65
Ibid.,l, 13,1102b 24-25.
64
69
conséquent une qualité de l'acte exécuté dans la connaissance de ce qui peut être
adéquatement connu :
Mais si ces opinions ne sont pas satisfaisantes, est-ce qu'il ne faut pas
alors soutenir ceci : dans l'absolu et en vérité l'objet du souhait, c'est le bien.
Mais chaque particulier trouve souhaitable ce qui lui paraît bon. Ainsi donc, le
vertueux trouve souhaitable ce qui est véritablement bon, tandis que le vilain
trouve souhaitable n'importe quoi.66
Ainsi compris, le bonheur est l'activité de l'homme ayant une vision claire
de la fin et une volonté qui y soit cohérente.
Comment dire plus éloquemment l'identité à reconnaître entre le bonheur,
réalisation achevée d'un individu, et la vérité de sa vie, conformité à la
représentation qu'une intelligence, son intelligence à lui, de fait, s'en était formée?
Et que toute fausseté dans sa vie, à cet égard, est déshumanisation?
2. Conformité à l'intelligence divine
Mais il faut renchérir. Cette conformité de sa vie aux vues de son
intelligence constitue le bonheur d'un individu à la condition que son intelligence
soit droite. C'est-à-dire à la condition que sa délibération, son discernement et sa
66
Ibid, III, 5,1113a 23-26.
70
décision se soient solidement enracinées dans une conception vraie de la nature
humaine.
Or la nature humaine, comme l'essence de tous les êtres de notre univers,
n'est pas le fruit d'une rencontre fortuite d'éléments disparates. L'ordre,
l'intelligibilité de toute la nature contraignent Aristote d'y voir la production d'une
cause première suprêmement intelligente. L'ordre, croit-il, est le monopole de
l'intelligence. Toutes les essences réalisées dans les individus de l'univers le sont
en suite d'avoir été pensées, projetées par cette intelligence suprême.
« De là vient que les principes des Êtres éternels sont nécessairement vrais
par excellence, car ils ne sont pas vrais seulement à tel moment, et il n'y a pas de
cause de leur être; au contraire, ce sont eux qui sont la cause de l'être des autres
êtres. »67
La perfection de quelque être que ce soit tient par suite à une conformité à
ce plan de cette intelligence. Il n'en va pas autrement pour l'homme. Être heureux,
donc, être parfait comme homme, c'est se conformer exactement à ce plan et n'en
pas déroger. Et cela, c'est la vérité pratique à son plus haut niveau.
Le bonheur, donc, comme conformité totale et permanente à la
représentation que se fait de l'homme l'intelligence première, n'est rien d'autre
que la vérité, encore une fois.
67
ARISTOTE, Ibid., II, 1,993b 29-30.
71
C. Aptitude à inspirer une représentation conforme
Par extension, avons-nous vu, la vérité désigne encore autre chose, dans les
réalités extérieures, mais bien sûr pas sans lien avec les deux vérités fondamentales que nous venons de considérer. Si, dans ces deux premiers cas, la vérité
pouvait tenir à une conformité entre intelligence et réalité, il faut qu'il y ait une
parenté radicale entre les deux, il faut qu'il y ait, dans la réalité même, une
capacité, une prise pour une représentation conforme conçue d'elle. C'est cette
aptitude de l'être à inspirer une représentation conforme de lui, disions-nous, qui
est la vérité en notre troisième sens.
D'où, pour nous, cette question encore ? Peut-on dire que le bonheur est
aussi cela, qu'il s'identifie aussi à cette vérité ? Eh bien oui, aussi surprenant que
cela soit. Car cette aptitude de l'être, c'est le fait même d'être. On est
représentable avec quelque conformité dans l'exacte mesure où on est ; il y a en
quoi que ce soit autant de capacité d'être représenté, d'intelligibilité, qu'il y a
d'être. Dans les mots d'Aristote, si on s'en rappelle, « il y a autant de vérité qu'il y a
d'être ». La vérité d'un être, en ce sens, c'est son être même.
Or quel est l'être d'un homme ? C'est son bonheur. Un homme est
vraiment un homme dans la mesure où il est heureux. Moins il est homme, moins il
est heureux. En conséquence, un homme est aussi intelligible, capable d'être bien
compris dans son être d'homme, dans ses opérations, dans la mesure de son
72
bonheur. C'est son bonheur, c'est l'excellence de la rationalité de sa vie, qui rend
un homme intelligible.
Encore une fois, le bonheur, c'est la vérité ; la vérité, pour l'homme, tient
au bonheur.
D. Aptitude prochaine à représentation conforme
Notre quatrième définition de la vérité ne faisait que prolonger, que
spécialiser un peu la troisième. On appelle plus particulièrement vérité certaine
facilité toute spéciale avec laquelle certains êtres se laissent représenter en
conformité à ce qu'ils sont. À quoi répond une fausseté spéciale opposée, une
résistance d'autres êtres à se laisser représenter comme ils sont, une propension
qu'ils ont à inspirer des représentations non conformes, à passer pour ce qu'ils ne
sont pas. C'est ainsi que le bronze se fera réprimander comme faux or et
l'hypocrite comme faux dévot. Et que l'homme sincère se fera féliciter comme
homme vrai.
Le bonheur est-il encore cela de quelque manière ? S'identifie-t-il à cette
vérité toute spéciale ? Il faut aussi l'admettre. C'est l'homme heureux qui est le
plus transparent. C'est lui dont les activités sont les plus intelligibles, les plus
constantes, les plus déterminées.
La vertu se définit — son étymologie de vir-tus, homméitél le dit — comme
excellence de l'homme, l'habilitant à l'excellence de ses activités.
73
La vertu, racine du bonheur, est l'être de l'homme développé jusqu'à son
excellence et, comme telle, vérité de l'homme. Même que certaines vertus
morales particulières revêtent traditionnellement le nom même de 'vérité'.
L'homme vrai, vertueux, suit toujours le même pattern en vue de vivre
humainement. En premier lieu, il faut discerner le juste milieu, car le bien ne peut
se trouver dans l'excès ou le défaut. « L'excès et le défaut ruinent la perfection,
tandis que la moyenne la préserve. »68 La personne concernée peut être forte,
faible, petite, grande, expérimentée ou non, courageuse ou non, etc. Le juste
milieu est « déterminé relativement à nous; c'est ce qui n'est, pour nous, ni trop ni
trop peu; or ce milieu n'est pas une chose unique, ni la même pour tous. »69
Une fois l'équilibre discerné, il faudra agir avec droiture, pour bien
s'orienter vers lui. Ce n'est pas tout de savoir ce qui est bon dans telle ou telle
circonstance, mais il faut encore le désirer et le réaliser. Discerner demande de la
rectitude, car à quoi bon discerner le vrai sans s'aligner vers lui.
Il faut alors faire preuve de fermeté pour ne pas baisser les bras à la
moindre difficulté, ou pour éviter une trop grande témérité.
Ce qui peut décevoir, en matière morale, c'est le degré de certitude beaucoup
moins élevé que dans les sciences. La matière de la morale ne se prête pas à une
68
69
Ibid., II, 3,1106b 11.
Ibid., 1106 a 32-34.
74
clarté absolue. La connaissance pratique étant synonyme d'incertitude, on doit
simplifier pour conserver son caractère fertile en termes de réalisation du vrai :
Les résultats des techniques sont, en effet, des œuvres qui
contiennent en elles-mêmes leur perfection. Il leur suffit donc d'avoir telle
qualité à la production. En revanche, les actions que produisent les vertus,
même si elles possèdent telle ou telle qualité, ne sont pas, pour la cause, des
actions de justice ou de tempérance. Au contraire il faut encore que l'agent
les exécute dans un certain état : d'abord, il doit savoir ce qu'il exécute;
ensuite, le décider et, ce faisant, vouloir les actes qu'il accomplit pour euxmêmes; enfin, troisièmement,
agir dans une disposition ferme et
inébranlable.10
Chacun de ces actes se rapporte à l'une de nos facultés : le discernement à
l'intelligence, la droiture à la volonté, la modération à l'appétit concupiscible et la
fermeté à l'irascible. Les vertus morales se réalisent par ces quatre facultés qui
toutes permettent à l'homme d'agir en respect de son être, d'agir avec vérité.
L'ignorance est à combattre, car elle met des œillères à l'intelligence. Dans
la fausseté, on se perd dans l'atteinte de qualités qui n'en sont pas vraiment, et
conséquemment, on pervertit l'action heureuse. Mais est-ce vraiment possible
pour l'homme de se défaire complètement de ses œillères? Peut-être est-il destiné
à ne pas nécessairement tout savoir?
Certes, on conçoit bien qu'aucun homme sur terre ne connaît tout. De
toute manière, sa durée de vie l'en empêche. Néanmoins, ce que l'homme fait de
70
Ibid., II, 3, 1105a 27-35.
75
plus parfait et de plus excellent, c'est connaître. Ainsi, le bien humain suprême
traduit la vertu la plus parfaite, qui est une perfection de l'intelligence.
Saint Thomas le dit très clairement dans la Somme théologique :
Deux choses sont requises au bonheur : l'une, qui est l'essence du
bonheur; l'autre, qui est son accident par soi, à savoir, le plaisir qui lui est
adjoint. Je dis donc que, quant à ce qui est essentiellement le bonheur luimême, il est impossible qu'il consiste dans l'acte de la volonté. Il est
manifeste, en effet, que le bonheur est l'atteinte de la fin ultime. Or l'atteinte
de la fin ne consiste pas dans l'acte même de la volonté. La volonté, en effet,
se porte à la fin tant absente, lorsqu'elle la désire, que présente, quand,
reposant en elle, s'y plaît. Or il est manifeste que le désir même de la fin n'est
pas l'atteinte de la fin, mais est un mouvement vers la fin. Quant au plaisir, il
arrive à la volonté du fait que la fin est présente, mais ce n'est pas l'inverse :
rien ne devient présent du fait que la volonté s'y plaise. Il faut donc qu'il y ait
quelque chose d'autre que l'acte de la volonté, par quoi la fin même devienne
présente à celui qui la veut. [...] Ainsi donc, l'essence du bonheur
consiste dans l'acte de l'intelligence; mais le plaisir qui suit le bonheur
appartient à la volonté, selon ce qu'Augustin dit, Confessions, X, que le
bonheur est « la joie de la vérité »; car la joie est en elle-même jouissance du
bonheur.71
Mon lecteur fronce probablement des sourcils, convaincu d'avoir vécu des
expériences beaucoup plus plaisantes que celle de connaître, comme en dégustant
un somptueux repas. Mais encore une fois, si l'on se fie à Aristote, cela est certes
un grand plaisir, mais un plaisir sensible. Le bonheur est un plaisir moins intense,
mais supérieur en qualité et également en durée.
71
Thomas d'AQUiN, Somme théologique, la, Hae, q. 3, a. 4,c.
76
Et ce plaisir supérieur est celui de la contemplation, qui est le but ultime
aimé pour lui seul. Ce qui mérite le plus d'amour de la part de l'homme est ce qu'il
y a de plus beau, bon, vrai, et donc parfait. Donc, dans leur sommet, les vertus
morales sont encore un simple accident du dominant, qui est le spéculatif.
Aristote distingue cinq vertus de la partie spéculative de l'âme: la prudence,
la science (spéculative et pratique), l'intelligence des principes, l'art et la sagesse.
Venant de prudentia, téléscopie de providentia, vision d'avance, vision de
ce qui est requis pour, la prudence perfectionne l'intelligence dans le domaine de
l'action. Elle l'habilite à discerner les décisions les plus raisonnables possibles dans
le domaine de l'action pratique, en relation à la variété des discernements qu'elle
doit poser. Voilà ce que le Philosophe en dit : « C'est un état vrai, accompagné de
raison, qui porte à l'action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour
l'homme. »72 « Elle concerne les biens humains, c'est-à-dire ceux qui font l'objet de
délibérations, puisque l'homme sagace a pour principale fonction, disons-nous, de
bien délibérer. » 7 3 De cette manière, la prudence est qualité de l'intelligence
rectifiant la volonté.
La science, elle, se concrétise de deux façons. Il y a la science spéculative,
vertu intellectuelle qui n'a pas proprement l'homme pour visée, mais plutôt la
connaissance des conclusions portant sur les êtres les plus parfaits et les plus
72
ARISTOTE, Ibid., VI, 9, 1140b 5.
73
Ibid., VI, 8,1141b 8-11.
77
nécessaires. En effet, l'intelligence devient capable avec accoutumance de voir et
de comprendre les propriétés des êtres qu'elle examine. En d'autres termes, à
force d'ausculter les différentes réalités, elle peut en saisir leur substance et peut
en tirer des conclusions. Il est plus adéquat de dire les sciences, car chaque
domaine d'étude commande des sciences différentes. Les sciences spéculatives
n'ont pas pour objet ce qui est contingent, mais bien ce qu'on peut démontrer en
partant de principes nécessaires, que l'on découvre par observation :
Tous, en effet, nous croyons que ce que la science nous permet de
savoir ne peut être non plus autrement. Or, les choses qui peuvent être
autrement, une fois qu'on cesse de les regarder, on ne sait plus si elles sont
ou non. C'est donc par nécessité ce qu'on peut connaître scientifiquement.
Donc, cet objet est éternel. Car les choses qui sont par nécessité pures et
simples sont toutes éternelles. Et celles qui sont éternelles ne peuvent ni
naître ni disparaître.74
La science spéculative appelle les propriétés d'êtres nécessaires, ce qui ne
pourrait pas être autrement.
Il y a aussi la science plus fonctionnelle, que l'on nomme la science pratique. Elle
assure de découvrir les moyens d'agir en vue d'une fin à l'extérieur de l'action morale,
comme lorsque l'on vise la santé. Elle vise surtout l'action et l'efficace, comparativement à la spéculative qui vise proprement la vérité et la compréhension.
74
Ibid, VI, 2, 1139b 20-25.
78
Pour sa part, la vertu d'intelligence des principes procède d'un certain nombre de
jugements dès les commencements d'un usage plus complexe de l'intelligence, sur la foi
des premières observations sensibles recueillies. Cela repose dans le domaine de
l'évidence,
des choses impensables
autrement,
comme
le
principe
de
contradiction :
D'un autre côté, c'est un fait que la science est une croyance portant
sur les universels et les choses qui sont par nécessité, mais aussi qu'il y a des
principes pour tout ce qui peut être démontré et pour chaque science,
puisque la science s'accompagne de raison.75
En d'autres termes, cette vertu est reliée à la connaissance des principes
premiers; elle permet de porter des jugements facilement sans se tromper pour les
appliquer ensuite à des situations concrètes où ils sont concernés.
Il y a ensuite l'art, qui commande la production ordonnée et efficace
d'oeuvres matérielles. Par exemple, il faut à l'homme des habiletés spéciales pour
transformer le bois ou le métal pour s'abriter :
Exercer une technique, c'est également voir à ce que soit générée une
des choses qui peuvent être ou n'être pas et dont l'origine se trouve dans le
producteur, mais pas dans le produit... dès lors que production et action
diffèrent, nécessairement la technique vise la production, mais pas
l'action. 76
75
76
Ibid., VI, 6,1141 b 31-35.
Ibid., VI, 4, 1140 a 12-16.
79
non-
L'art, ou la technique concerne non pas l'étude des principes des sciences,
mais la production d'une œuvre conçue par l'homme.
Reste enfin à parler de la sagesse, qui est pour Aristote la vertu suprême de
l'être humain, car traduisant la connaissance de l'être universel, du nécessaire.
Bien sûr, la sagesse est vraiment développée une fois acquise, et alors le
sage parfait contemple; mais la découverte des vérités qu'il contemple n'appartient pas à une autre discipline; c'est la sagesse en train de s'acquérir. La perfection
est achevée dans la connaissance de ce qui est le plus parfait et complet, car la
sagesse relève de la connaissance de ce qu'il y a de plus admirable, bon, beau et
vrai. Gottlieb résume l'analogie d'Aristote soulignant l'importante grandeur de la
sagesse :
I begin with the analogy between the good person and the healthy
person. This analogy appears in two places. In Nicomachean Ethics III, the
good person is said to be the measure of goods, the true objects of wish, just
as the healthy person is the measure of what is healthy, bitter, sweet, hot,
heavy, and so on (EN III, 4, 1113a25-33). In book X, the good person is said to
be the measure of what is really pleasurable, just as the healthy and vigorous
person is the measure of what is sweet hot, and like (EN, X, 5,1176al0-16).77
La sagesse est dans l'activité proprement spéculative, dans la contemplation des vérités premières et dans le respect de la nature des choses.
77
Paula GOTTLIEB, The virtue of Aristotle's ethics, Cambridge: Cambrige University Press, 2009, p. 174-175.
80
La science la plus élevée, et qui est supérieure à toute science
subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin il faut faire chaque
chose. Et cette fin est le bien de chaque être, et, d'une manière générale,
c'est le Souverain Bien dans l'ensemble de la n a t u r e l
Du fait d'être la science du Souverain Bien, la sagesse est dite 'divine'.
E. Dieu U!
Y aura-t-il au moins cet homonyme le plus paradoxal de la vérité, qui
échappera à notre persistance à assimiler le bonheur à la vérité? Ultimement, la
vérité, c'est Dieu. Pour autant qu'il y a en tout de vérité ce qu'il y a d'être, c'est en
ce qui est responsable de tout l'être qu'il y aura le plus vérité. Tout être ne l'est
qu'en raison de sa participation à ce premier être qui, lui, est par soi-même, par
essence être.
Faudra-t-il dire que le bonheur est aussi Dieu? Qu'on devient heureux dans
la mesure où on devient Dieu? En formulant la question, on a d'abord l'impression
de quelque délire théologique. Mais pourtant, n'est-ce pas ce qu'Aristote même
tente de répondre à qui accuse d'angélisme les philosophes qui voudraient
consacrer le plus clair de leur vie à la vie spéculative, croyant y trouver le mieux le
bonheur?
Mais pareille existence dépasse peut-être ce qui est humain. Ce n'est
pas en effet en sa qualité d'homme que quelqu'un peut vivre ainsi, mais
comme détenteur d'un élément divin qui réside en lui. Or autant cet élément
78
ARISTOTE, Métaphysique, A, 2, 982b 4-6.
81
se distingue du composé, autant son activité se distingue aussi de celle qui
traduit la vertu par ailleurs. Si donc l'intelligence, comparée à l'homme, est
chose divine, la vie intellectuelle est également divine comparée à l'existence
humaine. Il ne faut pas cependant suivre ceux qui conseillent de « penser
humain », puisqu'on est homme et de «penser mortel » puisqu'on est mortel ;
il faut au contraire dans toute la mesure du possible, se comporter immortel
et tout faire pour vivre de la vie supérieure que possède ce qu'il y a de plus
élevé en soi, car, bien que peu imposante, cette chose l'emporte de beaucoup
en puissance et en valeur sur toutes les autres. On peut même penser au
demeurant que chaque individu s'identifie à elle, si tant est qu'elle est la
chose principale et la meilleure. Il serait donc déplacé de ne pas choisir
l'existence qui est la nôtre, mais celle d'un autre. Et ce qu'on a dit auparavant
va encore s'appliquer maintenant. En effet, ce qui est intimement lié à chaque
être est naturellement ce qu'il y a de plus important et de plus agréable pour
lui. Donc, pour l'homme, c'est la vie intellectuelle, si tant est que c'est
principalement l'intelligence qui constitue l'homme. Par conséquent, cette vie
est aussi la plus heureuse. ^9
On a déjà remarqué que le bonheur, comme activité la plus parfaite de
l'homme, tient le plus essentiellement au fait que sa raison s'identifie le plus
conformément possible à t o u t ce qui comporte être, ce qui constitue la vérité
spéculative. Il faut bien remarquer que la raison devient alors vérité dans la
mesure où elle s'applique à la conception en elle des êtres qui comportent le plus
d'être : les êtres les moins matériels, les moins mobiles, les plus nécessaires. Or
c'est justement Dieu, c'est l'être suprêmement nécessaire qui remplit le mieux
cette condition.
79
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., X, 4, 1177b27-l 178a 8.
82
Comment alors ne pas intuitionner que devenir heureux, c'est, autant
qu'on le peut, ressembler à Dieu, se fondre en Lui, s'identifier à Lui ? Être le plus
être, intelligence la plus intelligence, vivant le plus vivant, Dieu est aussi le plus
heureux des êtres. Accéder au bonheur pour l'homme ne se fera qu'en devenant
de quelque manière Dieu, ou comme Dieu. Le bonheur est donc sous ce rapport
encore la vérité, la vérité suprême, la source de toute vérité.
Dans la Métaphysique, on peut lire que :
La vie aussi appartient à Dieu, car l'acte d'intelligence est vie, et Dieu
est cet acte même; cet acte subsistant en soi, telle est sa vie parfaite et
éternelle. Aussi appelons-nous Dieu un Vivant éternel parfait; la vie et la
durée continue et éternelle appartiennent donc à Dieu, car c'est cela même
qui est Dieu.80
L'existence véritablement heureuse est celle où l'on trouve plaisir à être
dans la Vérité, une existence où nous débordons de joie de connaître la totalité de
l'être, et de fréquenter Dieu. Difficile à digérer : être heureux et excellent, c'est
fréquenter plus parfait que nous. Dieu devient objet de volonté, l'intelligence
discernant qu'il est suprême Bien, Beau et Vrai. Il nous attire et sa connaissance
apporte le plus grand bonheur qui soit.
Donc, plus loin s'étend la méditation, plus loin s'étend le bonheur et plus les
êtres sont à méditer, plus ils ont de bonheur. Ce n'est pas une coïncidence, c'est au
80
ARISTOTE, Métaphysique, Ibid, VIII, 1072b 25-29.
83
contraire que le bonheur marche au pas de la méditation. Celle-ci en effet a du prix
par elle-même. Par conséquent, le bonheur doit être une forme de méditation.81
L'être est la vérité du point de vue des choses, et la vérité est la qualité de
l'être dans l'intelligence. Le bien s'identifie à l'être, et donc à la vérité. S'il existe un
Être suprême, cet Être est logiquement le bien suprême, qui est le Bonheur. Dieu
est l'Être même, et est donc Vérité, Bien et Bonheur.
81
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., X, 8, 1178b 29-34.
84
Conclusion
Étant donné le nombre de pages restreintes d'un mémoire de maîtrise, on
ne doit se contenter d'esquisser à gros traits un thème sur lequel on pourrait
développer une thèse de doctorat. À certains moments, il fut difficile de condenser
beaucoup d'informations sans en perdre la clarté d'intelligence.
Mon initiative du départ était de traiter de thèmes importants en
philosophie, des thèmes qui ont coloré toute l'histoire de cette discipline, c'est-àdire des thèmes comme ceux de la Vérité et du Bonheur. Pris de façon
indépendante, ils sont déjà difficiles à déchiffrer sans s'embrouiller
dans
l'interprétation que certains auteurs leur donnent. À preuve, il suffit de regarder la
quantité d'écrits sur ces sujets. Alors on peut imaginer que leur union devienne
parfois un véritable casse-tête pour qui l'étudié. Il a fallu rester dans la pensée
d'Aristote pour éviter trop de dispersion. Se servir d'autres auteurs pour soutenir
la pensée aristotélicienne aurait donné une charge beaucoup trop lourde à cette
recherche. Néanmoins, je pense avoir pénétré la pensée d'Aristote en ce qui a trait
à ces deux concepts qui renvoient à la même réalité.
Pour le Philosophe, il y a nécessairement un but vers lequel toutes choses
tendent, un but qui est cohérent à la nature de la chose, à son être. L'existence
n'est pas complètement liée au hasard, mais suit plutôt une certaine orientation,
une visée, que sa nature même lui dicte. L'être humain ne fait pas exception à la
85
règle : du fait d'être un humain, il ne peut agir n'importe comment. Le bonheur
s'identifie à la fin, à la fin bonne que tout individu désire. Certes, plusieurs buts
intermédiaires caractérisent cette recherche de la vie heureuse, mais pour ne pas
se perdre dans l'atteinte d'objectifs exécrables, l'homme ne doit pas perdre de vue
qu'ultimement, il agit pour être heureux.
Les fins particulières qu'il discerne compétentes pour le garder loin des
peines s'identifient au bien, nécessairement désiré par la volonté. Si l'intelligence
fait d'un certain objectif le moteur de l'action, ce n'est certes pas parce qu'elle le
discerne comme mauvais. L'homme désire volontairement la fin parce qu'il la
pense bonne, bonne dans la mesure où elle pourra compléter ce qu'il est. Toutes
les fins, et donc tous les biens, sont voulus dans la mesure où ils pourront
ultimement mener l'individu à l'activité la plus parfaite et excellente dont il est
capable, à savoir être heureux.
Le bonheur a rapport à son être : est bon ce qui contribuera à son
homméité, ce qui le rendra le plus humain possible, et donc le plus complet et le
plus parfait. En effet, la perfection de l'homme est dans le développement de son
être propre, c'est-à-dire dans ce qui le caractérise radicalement. C'est pourquoi
pour Aristote, fin, bien et être recouvrent la même réalité que le bonheur.
L'activité heureuse pour l'homme est d'être un homme en acte, avec ses
potentialités réalisées, et d'exercer en toute perfection l'activité qui le caractérise,
86
grâce à la vertu, qualité de ses puissances qui leur permet de garantir que son
action soit accomplie parfaitement.
L'être et le bonheur étant compris comme relevant de la même réalité, il
restait encore une pièce maîtresse à ajouter : la vérité. Pour rendre compte de
l'équivalence entre Bonheur et Vérité, cette dernière doit être saisissable par
l'homme, sans quoi l'entreprise aristotélicienne n'aurait aucun sens, ou du moins,
aucune crédibilité.
Les écrits d'Aristote sont très clairs à ce sujet : l'être des choses est
discernable par l'intelligence humaine. Nous ne sommes pas aveugles à la vérité,
mais au contraire, nous sommes faits de façon à la désirer et à la saisir, car elle est
ce qui complète parfaitement l'intelligence. Les termes « être » et « vérité »
semblent interchangeables, tout dépendant de l'angle sous lequel on se place.
C'est effectivement le cas. L'être est la vérité prise du côté de la chose intelligible,
tandis que la vérité est qualité de l'être dans l'intelligence. Il y aurait beaucoup à
dire sur la vérité, mais l'essentiel se résumant à affirmer que le bien de
l'intelligence est d'être dans le vrai, de ne faire qu'un avec l'être. La fin, le bien et
l'être renvoient donc à penser vrai.
Il a fallu ensuite réunir les informations des deux premières parties pour
discerner la similarité du Bonheur et de la Vérité chez Aristote. L'intelligence du
bonheur comme vrai bien est manifeste. L'homme a la capacité de connaître l'être,
et c'est grâce à cette connaissance vraie qu'il peut guider droitement sa propre vie,
87
c'est-à-dire en vue de l'activité heureuse. En chaque matière, il peut discerner le
vrai du faux, grâce à la raison éclairant la fin et motivant l'action droite.
La raison est la clé de voûte de la morale aristotélicienne. Elle est ce qui
caractérise l'homme, sa faculté propre, son office. C'est en son développement
que repose sa perfection. Et s'il en est une partie supérieure à l'autre par son
objet, c'est en elle que sera son ultime perfection. La raison se divise en deux
fonctions propres : la première est la partie participative, qui a trait à la volonté du
bien.
La deuxième
est
la partie
purement
intellective, qui trouve
son
accomplissement dans la connaissance de l'être. Bref, elle ne se réalise pas dans le
domaine de l'action pratique, mais dans la connaissance de l'essence des choses.
C'est donc en la perfection de la partie intellective de la raison que se réalise le
bonheur. Son objet étant la vérité, c'est par elle que l'activité heureuse s'actualise.
La vertu de sagesse, qui a pour objet l'Être et la Vérité, est qualité qui
procure le plus grand plaisir, car elle est la jouissance de connaître la perfection
même, Dieu. Le bonheur est ultimement cette joie de savoir, identifiée à la vertu de
sagesse, qui est la plus haute des vertus humaines. Le sage éclaire tous les aspects
de sa vie par la Vérité, qu'il fréquente constamment. Il comprend l'ordre de la
nature et il le vit, il y participe : « La vie aussi appartient à Dieu, car l'acte de
l'intelligence est vie, et Dieu est cet acte même; cet acte subsistant en soi, tel est
88
sa vie parfaite et éternelle. »82 La sagesse est pensée de Dieu, qui est Acte,
Intelligence et Vie.
Le bonheur humain est dans la vertu de sagesse procédant de la
contemplation de l'Être, que l'homme intériorise et pense, d'où la grandeur de la
vie spirituelle du sage :
Toute imperfection, dans l'homme, qu'elle se manifeste sous la forme
de l'ignorance, de la souffrance, du mal moral, n'est pas ontologique, puisque
l'homme est une partie de l'univers : elle est imperfection de la pensée; c'est
donc en lui, en tant que pensant, que le sage trouve la solution au problème
du bonheur : il lui suffit de réformer son jugement, de considérer toutes
choses selon l'ordre de la raison; le « suis la nature! » n'est que la maxime de
la conformité parfaite, dans l'intériorité humaine, à la rationalité de Réel
Divin.83
L'éthique aristotélicienne est riche, abrupte, difficile à déchiffrer. Il faut s'y
adonner ardument pour ne serait-ce qu'en tracer la silhouette. Pour en arriver à
une telle identification qui fut la cause de cette recherche, il a fallu, vous l'avez
constaté, se balader dans la métaphysique, compléter parfois avec Thomas
d'Aquin, qui sans déformer la pensée d'Aristote, la complète, la reformule.
L'activité de Bonheur est cette vie en union avec la Vérité. Voilà pour Aristote
quelle est la vie humaine parfaite, portée à ce qu'elle peut le mieux.
82
Aristote, Métaphysique, Ibid, XII, 7, 1072b 26-28.
83
GOBRY, Ibid., p. 5 1 .
89
Bibliographie
ARISTOTE, Éthique à Eudème, traduit par É. Lavielle, Paris, Pocket, 1999.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, traduit par R. Bodéûs, Paris, Flammarion, 2004.
ARISTOTE, Métaphysique, traduit par J. Tricot, Paris, Vrin, 2004.
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25 nov. 2010.
GOBRY Ivan, La philosophie pratique d'Aristote, Lyon, PUL, 1995.
GOTTLIEB Paula, The virtue of Aristotle's ethics, Cambridge, Cambridge University
Press, 2009.
HAIR Howard, Pourquoi l'éthique : la voie du bonheur selon Aristote, Paris,
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Pic de la Mirandole, « De la dignité humaine »,
http://www.lyber-eclat.net/lyber/mirandola/pico.html, 12 septembre 2011
ROLAND-GOSSELIN, Aristote, Paris, Flammarion, 1928.
THOMAS D'AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate. 1, De veritate. Français &
latin, traduit par C. Brouwer et M. Peeters, Paris, Vrin, 2002.
90
THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, traduit par A.-D. Sertillanges, Paris, Édit.
De la revue des jeunes, 1926.
VANIER Jean, Le bonheur : principe et fin de la morale aristotélicienne, Paris,
Desclée de Brouwer, 1965.
91
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