NADINE CYR LE BONHEUR ET LA VÉRITÉ La même chose selon Aristote Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour l'obtention du grade de Maître es arts (MA.) FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2011 ©Nadine Cyr, 2011 Résumé Ce mémoire a pour objectif d'explorer le possible lien unissant le bonheur et la vérité. Pour ce faire, j'ai décidé d'interroger Aristote, philosophe s'étant grandement penché sur ces deux réalités. Suite à maintes lectures de ses écrits, j'en suis arrivée à l'hypothèse qu'il y avait un rapprochement à faire entre les deux. Cette recherche est donc un travail de démystification du lien entre deux notions si étudiées dans l'histoire de la philosophie, à savoir le bonheur et la vérité telle que compris par Aristote. Je me suis premièrement attardée à la notion de bonheur telle que présentée dans ses traités éthiques, plus précisément dans YÉthique à Nicomaque et l'Éthique à Eudème. À la suite de cette section est analysée la notion de vérité. Évidemment, il y avait beaucoup à dire. Il a fallu restreindre sa présentation aux homonymies du mot telles que comprises dans la Métaphysique d'Aristote et dans De Veritote de Thomas d'Aquin. La dernière partie est l'arène d'affrontement des notions de bonheur et de vérité, partie où l'hypothèse du départ se vérifie, toujours en lien avec la philosophie aristotélicienne. Table des matières Bonheur et Vérité : la même chose, d'après Aristote Introduction A. Propos B. Utilité 1 1 7 C. Méthode D. Division 10 13 Partie I Le bonheur 16 A. Fin B.Bien 16 21 a. Identité entre bien et fin 21 C.Être 26 a. L'être parfait de l'homme, c'est l'être vertueux 28 Partie II La vérité A. Connaissance conforme à la réalité B. Réalité conforme à sa connaissance C. Aptitude à être adéquatement représenté D. Aptitude prochaine à représentation adéquate E. Intelligence divine Partie III Le bonheur, c'est la vérité A. Le bonheur est conformité à la réalité B. Conformité à l'intelligence 40 41 44 48 50 51 53 57 66 /. Conformité à ki raison droite 67 2. Conformité à l'intelligence divine 70 C. Aptitude à inspirer une représentation conforme D. Aptitude prochaine à représentation conforme E.Dieu!!! 72 73 81 Conclusion 85 Bibliographie 90 Bonheur et Vérité : la même chose, d'après Aristote Introduction A. Propos Les buts particuliers diffèrent d'une personne à l'autre. Chaque personnalité a des goûts, aptitudes et intérêts qui la caractérisent. L'adolescence est de manière générale caractérisée par une quête de soi très forte. Cependant, cette quête n'est pas propre à la jeunesse. Toute sa vie, on poursuit ce que l'on considère le plus cohérent avec sa personnalité. Par exemple, la capacité d'abstraction n'est pas distribuée également d'une personne à l'autre. Ainsi, les travaux manuels seront pour quelques-uns très affligeants à exécuter, eux qui se trouvent plus aptes à manipuler les chiffres. Au contraire, pour d'autres, ce seront les tâches abstraites qui seront plus affligeantes. Pourtant, chacun trouvera finalement son compte dans quelque activité particulière. À cela, on voit que tout le monde semble bien poursuivre les activités de nature à le rendre heureux. Les choix de carrière constituent quelque chose d'intime et de relatif, qui varie beaucoup d'un individu à l'autre. Cependant, le fait de poursuivre ce que l'on considère bon est universel. La connaissance que nous avons de nous-mêmes est importante pour prendre des décisions éclairées, comme il est important de connaître ce qui est vraiment bon pour nous. Pourtant, savoir ce qui l'est réellement n'est pas toujours facile. Une chose certaine est que nous voulons éviter les chemins de tristesse et de déception. On objectera peut-être que le chagrin et la misère existent pourtant au sein de l'humanité. Il faut en rendre responsable notre ignorance de notre nature, notre ignorance de ce qui pourra nous combler le plus parfaitement, ou, pour l'exprimer de façon plus générale, notre ignorance de notre bien. Et connaître ce qui pourrait potentiellement nous rendre heureux, connaître ce qui est bon pour nous, c'est tout un défi! L'éducation comporte un certain processus d'élévation de l'ignorance vers la connaissance. Cependant, il faut distinguer éducation et instruction, souvent comprises comme synonymes. Le monde nous est donné de prime abord, mais il est si difficile à déchiffrer. L'éducation, déjà, le rend un peu intelligible et saisissable. Il n'est pas question ici de l'acquisition de diplômes universitaires. Dans ce cas-ci, on parlerait d'instruction, certes un aspect de l'éducation, mais pas son tout. Par « éducation », on entend une certaine prise de connaissance du monde qui nous entoure. Quelle est la différence? Sur la base de cette prise de connaissance de la réalité, la bonne éducation vise surtout à faire discerner le juste de l'injuste, le beau du laid, le vrai du faux, le bon du mauvais, etc. En fait, une éducation droite, en plus d'aider à la compréhension du monde, fournit la condition de base en vue de la prise de bonnes décisions. Bref, elle vise de saines moeurs. On dit donc que l'éducation, plutôt que de pousser à la science et à la sagesse, fait désirer les bonnes choses. L'instruction n'est pas quelque chose de distinct de l'éducation, mais se présente plutôt comme un de ses aspects. Elle ne vise pas le dressage de l'appétit ou de la volonté, mais plutôt l'assimilation de diverses connaissances. Cela explique que, parmi les gens les plus érudits de notre entourage, certains se cherchent encore, malgré leur niveau de scolarité élevé. On explique cela en différenciant l'érudit et le sage, les deux ne se contrariant pas, mais n'étant pas non plus synonymes. Un individu peut avoir accumulé beaucoup de connaissances sans vraiment saisir le sens de sa vie. Et justement, une question qui intrigue le philosophe est de savoir s'il est vraiment possible pour l'homme de le saisir? Certes, tous les humains disposent de la puissance intellective. Cependant, leur intelligence passe vraiment à l'acte seulement s'ils s'exercent à juger de l'adéquation à la réalité que présentent les informations qu'ils accumulent. Pourtant, il semble qu'on passe notre vie à construire et à déconstruire des croyances et des opinions, à redéfinir ses buts, à tester différents chemins pour tenter de s'accomplir le mieux possible. Le réflexe naturel pour tout un chacun n'est certes pas de croire qu'un jour, on se représentera conformément la réalité. En général, on choisit le mode de vie le plus normal, on adopte les moeurs de la société, on s'engage sur le chemin qui permet au moins d'aspirer aux idéaux sociétaires de son époque. Mais est-ce ça l'intelligence, plus précisément la faculté de choisir? Ou estelle plus que ça? Parce que finalement, choisir, c'est nécessairement tendre vers ce qui fait le plus de sens, ce qui semble être la meilleure décision, et donc, ce qui semble être bon. Alors c'est ici que ce mémoire devient pertinent. On s'interrogera sur la possibilité pour l'homme de connaître ce qui est bon pour lui, outrepasser ce qui semble « pas si mal ». Et s'il le peut, ne parlera-t-on pas alors de vérité? Vivre 3 en ne se contentant plus du moindre mal, vivre de manière cohérente avec ce que l'on discerne comme bon, voilà peut-être qui fera penser au bonheur... Car comment arriver à être heureux sans savoir ce qui pourrait le faire devenir. Le bonheur ne présuppose-t-il donc pas d'être dans le vrai. C'est sur la base d'une telle réflexion, qui me semble essentielle dans la quête de toute vie bonne, que je pris la décision de me pencher sur deux concepts centraux en philosophie, plus précisément ceux de bonheur et de vérité. Mais qui questionner? L'histoire de la philosophie est si riche en auteurs qui s'y sont penchés. Et parfois, les différences sont si majeures, voire extrêmes, que se servir des écrits de plusieurs d'entre eux entraînerait immanquablement des paradoxes dans l'argumentation. Certains placent le bonheur dans le plaisir, d'autres sont désillusionnés par sa quête. La vérité à elle seule a motivé plus de deux mille ans d'écrits philosophiques. Alors je ne compte certainement pas régler la question en cette recherche, ou faire un tour de table des idées qui domina l'histoire. Néanmoins, j'ai magasiné un philosophe qui pouvait tout à la fois nous faire part de son opinion sur le bonheur, sur la vérité, et sur leur lien unificateur. Mon regard s'arrêta sur la philosophie grecque, riche et inspirante pour les auteurs qui suivirent. Je décidai alors de m'imprégner de la pensée d'Aristote, qui avec tant d'écrits, devait certainement offrir quelques réponses à mes interrogations. Après maintes lectures, ma compréhension de ses concepts de bonheur et de vérité devient plus complète. J'en comprends mieux l'intelligence et constate que chez Aristote, un lien spécial unit le bonheur et la vérité. Le bonheur et la vérité ne se réalisent pas en toute indépendance l'un de l'autre; bien au contraire, ils entretiennent de très étroites relations. J'en comprends que le bonheur ne peut se réaliser que grâce à cette clé de voûte que constitue la connaissance vraie, que seule l'éducation droite peut engendrer. En termes plus percutants, le bonheur s'assimilerait pratiquement à la joie de connaître la vérité. Déjà, j'en conviens, le lecteur peut grimacer, être un peu perplexe, se demander qui, avec pareille définition, peut aspirer au bonheur? La vérité est si difficile à saisir que la reconnaître comme condition au bonheur peut décourager quiconque le désire! C'est également le réflexe que j'eus. Cela est normal, car la tendance générale est de les séparer. Dans l'imaginaire populaire, la vérité appartient à la raison, et le bonheur relève du domaine des émotions. Voilà encore meilleure raison pour m'y pencher : Aristote semble entretenir un argumentaire loin d'être familier au discours populaire. Ce mémoire se propose de mettre en lumière la possible équivalence entre bonheur et vérité chez Aristote. Voici l'hypothèse de départ : vouloir être heureux implique qu'on se représente pour l'essentiel la nature du bonheur, car comment désirer ce dont on ne saurait pas du tout ce qu'il est? Le simple désir du bonheur suppose que nous sommes en quête de vérité. On se fait trop facilement une conception assez mièvre de ce qui constitue le bonheur. On le réduit à une espèce d'agréable feeling superficiel, à un état dans lequel aucune douleur, aucune contrariété ne viennent faire obstacle au plaisir sensible. À le concevoir ainsi, le bonheur semble bien réfractaire à la vérité, cette 5 dernière n'étant pas toujours agréable, mais souvent bousculante et décevante. Les premières lignes de VÉthique à Nicomaque annoncent la position d'Aristote face à la question du bonheur. Il est pour lui la perfection de l'homme. En effet, ces premières lignes indiquent que tout homme ne fait rien consciemment sans poursuivre un but, un but qu'il considère comme bon : « Toute technique et toute démarche méthodique — mais il en va de même de l'action et de la décision — semblent viser quelque chose de bon. » l Ainsi, ce que l'on entreprend, on s'y met justement parce que cela est sensé satisfaire. Aristote n'est pas long, ensuite, à faire remarquer que cela ne peut avoir de sens qu'à une condition : que tous ces buts que poursuit l'homme se hiérarchisent, s'harmonisent pour concourir à fa réalisation d'un but principal, final, qui ne peut en fait être que la réalisation la plus complète de la nature humaine. Voilà le bonheur comme critère de toutes nos décisions : devenir ce que nous sommes appelés à être, compléter notre nature. Nous ne nous sentons bien, profondément heureux, que dans la mesure de notre progrès vers cette plénitude. Il y a, pour nos activités, une fin que nous voulons pour elle-même, et nous voulons les autres seulement à cause d'elle. En effet, nous ne choisissons pas indéfiniment une chose en vue d'une autre, car on procéderait ainsi à l'infini, de sorte que tout désir serait futile et vain. Cette fin-là, c'est bien clair, est le bien, et le Souverain Bien.2 1 2 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. Bodéiis, I, 1, 1094a 1-3. Ibid, 1094a 18-22. Reste donc à identifier la consistance de ce bonheur, de cette fin ultime, de cette perfection humaine. Aristote comprend vite que cela doit avoir trait à ce qu'il y a de propre à l'homme : sa raison, le bien de sa raison, qui est une connaissance conforme à son objet, la vérité, pour le dire en un mot. Disons plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait l'activité propre à l'homme... Pour tout ce qui a une fonction ou une activité déterminée, c'est dans cette fonction que réside, selon l'opinion courante, le bien, le réussi.^ C'est sur tout cela que nous nous proposons de réfléchir en ce mémoire, dans l'idée d'amener progressivement notre lecteur à réaliser l'intimité profonde, pour ne pas dire l'identité, qui existe entre la vérité et ce qui motive toute entreprise humaine. B. Utilité Pourquoi s'attaquer à pareille question, qui approchée ainsi peut bousculer, voire heurter le lecteur? Je répondrai qu'en philosophie, on a souvent cette impression de bousculer ou d'être heurté. Je demande au lecteur d'être curieux, de bien vouloir découvrir une philosophie qui bien que parfois ardue à comprendre, est stimulante par son originalité face au regard du moderne. Le désir d'être heureux va de soi, tellement que pour certains, tenter de décrire cette tendance naturelle semble être une perte de temps. Justement, c'est tellement à la base de toutes nos vies qu'il est pertinent d'en comprendre les 3 Ibid., 6, 1097b 22-25. subtilités. Comment prendre les bons moyens connaître la plénitude humaine si sa matière est un véritable mystère? Aristote lui-même le fait remarquer : comme un archer ne peut atteindre efficacement sa cible s'il ne la voit pas, s'il ne la regarde pas attentivement, un homme ne peut prendre correctement ses décisions s'il ne connaît pas clairement le but qui les motive. Est-ce dès lors que, pour l'existence, la connaissance de celui-ci n'est pas aussi d'un grand poids? Et, comme des archers, ne serions-nous pas, avec une cible, mieux en mesure d'atteindre ce qu'on doit? 4 Les personnes qui se figurent la meilleure fin pour eux, celles qui croient dire vrai, et même celles qui tout simplement croient qu'il y a du vrai et que l'intelligence humaine est équipée pour le connaître, passent pour présomptueuses, pour naïves, pour dogmatiques, et généralement, elles sont disqualifiées sans même qu'on les écoute. Ils sont aussi classés comme naïfs, ceux qui reconnaissent une nature déterminée à l'homme, et un type de perfection, de bonheur, fixé par cette nature. Beaucoup de gens magasinent l'idéologie qui leur correspond le mieux, sans pouvoir calmer leur soif de sens. Mais on ne devient pas heureux par hasard, maladroitement, en prenant des décisions au gré de passions de surface, en se pliant à toutes les coutumes qui nous enveloppent, en courant derrière toutes les modes morales qui nous séduisent. Il y faut à la base un éclairage sérieux sur la nature du bonheur proprement humain. C'est déjà un contact avec la vérité. Mais je voudrais faire voir qu'à tout bien peser, le bonheur est la vérité. Il s'identifie 4 Ibid, 1, 1094a 23-24. 8 avec elle. Il ne peut donc absolument pas s'en passer. Car comme il vient d'être souligné, il ne peut y avoir de bonheur sans connaissance de ce qu'il est, comme il ne peut y avoir de sentiment d'accomplissement lorsque l'on ne connaît pas ses objectifs. L'usage du mot "bonheur" entraîne une série de stéréotypes propres à la modernité. Y faire allusion conjure une image très disneyenne. Pourtant, en y réfléchissant, le motif effectif de nos décisions n'est pas le désir conscient de pénitences ou de châtiments. Au contraire, toute décision prise consciemment a pour but de nous rendre heureux. Or, pour arriver à bien réaliser la place du bonheur dans le sens et l'explication de l'activité humaine, il faut une explication rigoureuse du bonheur, et ne pas se limiter, comme dans les conversations populaires, à n'y voir qu'un sentiment de quiétude passager. Le bonheur est lié à la nature humaine, et est par le fait même sa fin. Essentiellement, l'existence humaine n'est pas lancée dans l'anxiété du non-sens ou du hasard total. Il faut remarquer la même chose à propos de la vérité. Notre temps s'est tellement découragé de la connaître, de se la proposer, qu'il est devenu résolument relativiste. À parler de vérité, on s'expose vite à se faire considérer comme intolérant. Notre sujet aura donc pour nos lecteurs le grand intérêt de les recentrer sur deux réalités dont la réussite de leur vie ne peut épargner la fréquentation assidue. C. Méthode Je suis consciente que baser un mémoire de maîtrise sur ces deux thèmes si riches dans l'histoire de la philosophie peut provoquer des débordements d'informations. Il me faut trouver une façon de procéder qui ramène ce degré de difficulté à un niveau vraisemblable pour mon entreprise. Plutôt que de viser à juger définitivement de la question, je questionnerai un grand philosophe qui me paraît fournir convenablement les ingrédients de cette réflexion : Aristote. Je lui demanderai d'abord comment il conçoit le bonheur; et quelle idée il se fait de la vérité; pour vérifier si finalement il arrive à réconcilier les deux. Comme je l'ai mentionné plus haut, Aristote n'est pas le seul à avoir parlé de bonheur et de vérité. On pourrait questionner bien d'autres philosophes sur le sujet. Ainsi, plusieurs mouvements de philosophie morale se sont proposé la recherche de la nature du bonheur. L'épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme, par exemple, placent le bonheur dans l'atteinte de l'ataraxie, du mot grec ataraxia signifiant "absence de troubles". Les trois mouvements s'articulent de manière un peu différente. Fondé par Epicure en 306 av. J-C, l'épicurisme est une école philosophique des plus notables de l'Antiquité. En résumé, cette doctrine soutient que sera le plus heureux celui qui vivra un maximum de plaisir et un minimum de souffrance. Dans la lettre à Ménécée, Epicure dit du plaisir... 10 ... [qu'il] est le premier des biens naturels. Il est au principe de nos choix et refus, il est le terme auquel nous atteignons chaque fois que nous décidons quelque chose, avec, comme critère du bien, notre sensibilité. Précisément parce qu'il est le bien premier, épousant notre nature, c'est toujours lui que nous recherchons. ' L'individu devrait être à l'écoute de sa sensibilité et du plaisir qu'il en tire pour identifier les sources du bonheur. Cette insistance, cette exclusivité, même, accordée au plaisir sensible, dans la définition du bonheur, se prête bien moins facilement que la conception d'Aristote à notre propos de confrontation avec la vérité. Le stoïcisme, mouvement philosophique né à la même époque que l'épicurisme, à quelques années près (vers 301 av. J.-C), ne se prête pas très bien non plus à notre propos, malgré une certaine apparence. Si l'épicurisme est fondamentalement fondé sur l'écoute des plaisirs et l'évitement des sources de douleur, le stoïcisme consiste en la pratique d'exercices de méditation, ce qui fait intervenir l'opération de l'intelligence, mais le but est de pratiquer l'âme à ne pas se laisser affecter par les passions. De cette manière, on entend éliminer les plaisirs, mais aussi la souffrance. Il y a apparence ainsi de se tourner vers l'intelligence, mais en fait c'est pour limiter son efficacité de bonheur à refouler les peines sensibles, ce qui revient encore à mettre tout l'enjeu du bonheur au niveau sensible, même si c'est pour le juguler. 5 Site internet du texte Lettre à Ménécée: http://philia.online.fr/txt/epcr_001.php. Page consultée le 25 novembre 2010. 11 L'épicurisme et le stoïcisme regardent surtout les passions, la première se mettant à leur écoute, et l'autre visant leur élimination. Le scepticisme, pour sa part, bien que plus intellectuel, met pratiquement le succès humain dans le renoncement à la vérité. L'atteinte de Vataraxia est la quiétude ressentie en se tenant loin des incohérences entre les certitudes. Il vaut mieux douter et être libre que de savoir et de s'aliéner au dogme. Le scepticisme favorise la recherche, mais ne vise pas et ne veut pas la vérité. Voilà encore, on peut le voir rapidement, une doctrine qui se prête mal à réfléchir sur la parenté que le bonheur pourrait entretenir avec la vérité. Elle servirait mieux comme point de départ pour qui entendrait compléter notre recherche en examinant où mènerait l'intention d'opposer bonheur et vérité et voudrait concevoir clairement toutes les inimitiés qu'on peut leur trouver. Enfin, Kant, quant à lui, n'accorde pas à la raison la capacité d'être vraie, de se conformer à un objet extérieur; en outre, comme les autres philosophies mentionnées, il ne conçoit pas le bonheur au-delà de la sensibilité. Il ne peut donc situer le but ultime de l'existence humaine dans le bonheur; il l'attache plutôt au respect de la loi morale, telle que découverte par la raison pure, ne dérivant pas de l'expérience empirique. Le respect de l'ordre moral ne vise pas l'atteinte du bonheur, mais l'accomplissement du devoir, lequel tient au respect des impératifs que la raison découvre en elle-même. Il serait très difficile, donc, de le faire contribuer à notre propos, pour autant que notre intérêt est de concevoir la 12 parenté entre bonheur et vérité, et de mesurer à quel point ces deux réalités pourraient se fondre en une réalité unique. Bien que notre intention soit de procéder historiquement plutôt que par voie de pure découverte, nous nous limiterons donc tout de même à questionner Aristote. D. Division Notre première partie s'impose d'elle-même: il nous faut faire définir le bonheur par Aristote, d'après la conception qu'il en a présentée dans ses œuvres morales. Aristote se questionna beaucoup sur l'essence de l'homme pour comprendre la nature du bonheur. Son éthique réside dans deux principaux traités, à savoir son Éthique à Nicomaque et son Éthique à Eudème. Il y parle de sa conception du bien, qui est pensé parallèlement à l'analyse de la nature humaine même. Il fait du bien de l'homme et du bonheur des éléments indissociables. La première partie la recherche traitera donc du bonheur et établira comment, pour Aristote, le bonheur représente la fin ultime de l'homme, conçue comme l'épanouissement de sa nature. Une fois cela fait, on pourra approfondir l'identité ainsi impliquée entre le bonheur et le bien, identité centrale dans l'oeuvre morale aristotélicienne. Il est peu commun, à notre époque, d'identifier ces deux concepts, car la tendance 13 générale moderne reste d'associer bonheur avec plaisir, absence de douleur, environnement paisible, etc. On en viendra ensuite à saisir une autre identité numérique, sinon conceptuelle : le bien, c'est l'être. Le bien, c'est l'être vu sous l'angle de sa perfection. Selon le Stagirite, est bon ce qui permet de mieux réaliser l'être. Or comme, pour l'homme, réaliser son être, c'est devenir heureux, on pourra voir comment le bonheur, le bien et l'être de l'homme se rejoignent. C'est pour cela que l'on traitera en troisième lieu du bonheur identifié à l'être. Encore une considération éminemment paradoxale pour le philosophe d'aujourd'hui, accoutumé depuis Hume et Kant à séparer l'être et le bien, c'est-à-dire ce qui existe de fait et ce qui devrait exister, la réalité et la valeur. Effectivement, une bonne partie de l'œuvre d'Aristote consiste à établir l'idée que l'accomplissement de la nature d'un être est nécessairement son bien. Il faudra donc démêler les concepts de bonheur, de bien et d'être pour ensuite les mettre en relation de façon cohérente, car ils le sont essentiellement. Il faudra alors nous consacrer à l'autre corrélatif de notre paradoxe de base, à savoir la vérité. Pour donner consistance et rigueur à la recherche, cette notion est centrale. Comme il a été mentionné plus haut, l'éthique se revêt aujourd'hui de beaucoup de relativisme. On verra que la conception aristotélicienne se prête à voir les choses bien autrement. Après avoir souligné l'identité entre le bonheur, le 14 bien et l'être, il nous faudra maintenant découvrir le lien intime qu'Aristote relève entre l'être et le vrai. On sera alors à même de tirer la conclusion qui nous intéresse au plus haut point : une troisième section sera réservée à la rencontre de toutes les notions traitées au sein de notre recherche; on pourra mesurer plus exactement jusqu'à quel point, et sous quelle réserve, le Bonheur et la Vérité s'équivalent, en réalité sinon conceptuellement. 15 Partie I Le bonheur Dans les neuf premiers livres de l'Éthique à Nicomaque, l'essence du bonheur demeure un peu confuse. Ce n'est qu'au livre X qu'Aristote l'illustre clairement. Je respecterai donc cette progression de raisonnement du Philosophe, en donnant pour commencer une présentation globale, pour y revenir à la troisième section avec plus de précision. A. Fin Dès le départ de l'Éthique à Nicomaque, Aristote souligne, comme je l'ai déjà mentionné en introduction, que chacune de nos actions trouve son sens, sa motivation, dans une fin. Jamais un homme ne peut se déterminer à agir autrement qu'en réalisant que l'action qu'il se propose lui permet adéquatement d'atteindre une fin qu'il vise. Une action ne se comprend pas, une action ne peut même pas se décider, se motiver, sans un but en vue. Chaque action, chaque ensemble ou domaine d'action aura donc son but propre. Ce but, on l'appelle facilement la//"n de l'action, puisque c'est en atteignant ce but que l'action se termine, se finit. Tout à fait comme c'est en atteignant sa cible que la flèche finit son parcours. Voilà ce qu'est, en médecine, la santé, en conduite militaire, la victoire, dans l'art de la construction, le bâtiment, et ainsi de suite. Et en chaque 16 action et décision, c'est la fin, puisque c'est en vue de celle-ci que nous exécutons le reste. ° Autrement dit, chaque action que l'on pose a une raison d'être et cette raison d'être, invariablement, est l'aide qu'on en attend pour l'accomplissement d'un but. Sinon, pourquoi déciderions-nous de poser un geste plutôt qu'un autre? C'est en qualité de moyen en vue d'une fin qu'une action se prend. Des buts, nous en poursuivons plusieurs, sans qu'ils soient tous pour autant des motivations suprêmes. Par exemple, bon nombre d'entre nous constatent qu'il est plus prudent de changer ses pneus voyant le froid et la neige arriver à grands pas. C'est une fin parmi tant d'autres. En s'y attardant, on constate que nos vies quotidiennes sont conjuguées de choix du même genre. Ce n'est donc pas principalement par hasard que nos journées ou nos semaines prennent une telle tournure, mais selon un plan que l'on s'est en partie fixé. Néanmoins, le bonheur n'est pas une fin anodine, comme l'exemple des pneus. « Or, puisqu'il y a manifestement plusieurs fins et que nous en choisissons certaines en raison d'autres, il est évident que toutes ne sont pas finales. »7 Les buts particuliers, si multiples soient-ils, demandent une certaine organisation, dans le sens où ils doivent être partie intégrante d'un quelconque projet, cause de toutes décisions prises. Sans une certaine organisation ou hiérarchisation des fins, toute décision serait le fruit d'une impulsion momentanée, ce qui par conséquent entraînerait le 6 7 ARISTOTE, Ibid, I, 5,1097a 20-22. Ibid, 1097a 26-27. 17 chaos au sein des actions prises. De ce fait, tout changement est motivé par une fin, ce qu'Aristote nomme la "cause finale". La causalité finale permet de saisir la raison d'exister des choses naturelles, leur pourquoi. La cause finale est pour Aristote la cause des causes, celle en vue de quoi les choses naturelles existent. Nous la soulignons, car elle permet de se mettre à l'esprit que la nature humaine, qui est aussi une chose naturelle, a également une raison d'être. De sorte que l'homme aussi, comme les autres choses naturelles, poursuivra tel but plutôt que d'autres, des buts en harmonie avec sa raison d'être. Ainsi, toute fin s'inscrit dans un projet, existe pour servir une fin supérieure, plus englobante. Nous disons donc que toute action est motivée par une fin, et que celle-ci a ultimement une raison d'être, participe d'un projet. Et quel est donc ce projet? Encore une fois, avant d'en donner la matière, il faudra premièrement en connaître la forme. La prochaine sous-section consiste à mieux comprendre cette forme. a. Fin ultime Comme il vient d'être dit, pour Aristote, les fins particulières ne sont pas un amalgame chaotique de coup de têtes, de décisions prises sans dessein. Si l'erreur de parcours existe, c'est qu'il y a un cheminement que l'on a déterminé comme supérieur aux autres, des décisions meilleures que d'autres par la satisfaction qu'elles peuvent apporter à court et à long terme. 18 Et si on se fie à ce qu'Aristote entend par cause finale, il serait légitime d'affirmer que l'erreur en est une du fait qu'elle entraîne l'homme en sens contraire de ce en vue de quoi il existe. Cette raison d'être guiderait toutes ses actions, serait le lien unifiant toutes les fins particulières. Elle serait logiquement une fin ultime, vers laquelle tout ce que l'on entreprendrait tendrait. Une fin qui justifierait le désir des autres plus intermédiaires, et qui rendrait absurde une décision nous éloignant de celle-ci. L'introduction de la première partie de l'Éthique à Nicomaque se nomme « un objectif nommé bonheur », telle que traduite dans la version française de Richard Bodéùs. Dans celle-ci, Aristote ne manque pas de souligner la difficulté logique de ne pas supposer l'existence d'une telle fin ultime, « car à ce tarif, évidemment, on irait à l'infini, jusqu'à rendre vide et vain le désir. »8 II y a donc nécessairement quelque chose que l'on veut ultimement, qui nous nourrit et qui justifie nos choix. Dans l'Éthique à Eudème, Aristote dit : En tout cas, arrêtant son attention là-dessus, tout homme capable de vivre selon son choix réfléchi doit fixer à sa vie une visée précise — honneur, renommée, richesse, culture — vers laquelle il regardera pour accomplir tous ses actes, car n'avoir pas ordonné sa vie en vue d'une fin est le signe d'une grande déraison.9 Effectivement, une vie sans ce désir d'une visée précise, sans projet, est une vie bien morose. Cette visée précise qui arrive à motiver nos choix et à éclairer nos vies, on la nomme 'bonheur', car toutes les autres choses ne sont voulues que % 9 Ibid, 1094a 19-21. ARISTOTE, Éthique à Eudème, trad. Lavielle, I, 2, 1214b 7-11. 19 dans la mesure où elles nous permettent de le vivre. Tout compte fait, il serait absurde de déterminer comme fin quelque chose qui causerait le malheur. C'est pourquoi Aristote ne tarde pas à nommer la fin ultime 'bonheur', bien qu'il n'en donne la substance que vers la fin de l'Éthique à Nicomaque. Sur cette assertion qui paraît juste, permettons-nous de continuer cette découverte des propos aristotéliciens. Comme Aristote l'entend par cause finale, tout ce qui est existe en vue de quelque chose. Il faut donc rechercher au-delà des quêtes individuelles une fin qui puisse donner sens à toutes les autres, une fin qui serait commune à tout un chacun. Il se questionne sur l'existence d'une telle quête en se servant d'un exemple qui deviendra très connu en philosophie morale: De même, en effet, qu'un flûtiste, un sculpteur, tout artiste et globalement ceux qui ont un certain office et une action à exécuter semblent trouver, dans cet office, leur bien et leur excellence, de la même façon on peut croire que l'homme aussi se trouve dans cette situation, si tant est qu'il ait quelque office... Ou bien peut-on poser qu'à l'exemple de l'œil, de la main, du pied et, en somme, de chacun de ses membres, qui ont visiblement un office, l'homme aussi en a un, à côté de tous ceux-là. Alors que peut-il donc bien être?10 Il n'y a pas dans cette citation d'erreur logique significative. Si le peintre est 'réussi' dans la mesure où il accomplit ce qui le caractérise, à savoir peindre, 10 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., I, 6, 1097b 25-33. 20 l'homme sera heureux également en accomplissant ce qui le caractérise. «Au reste, avoir une vie de qualité ou réussir, c'est la même chose, dans leurs (la majorité) conceptions, qu'être heureux. » n Ainsi, il faut mettre en lumière ce qui permet à l'homme d'être un être réussi, pour au final cerner sa fin ultime. Il est certes plus facile de voir le pour quoi un organe existe, que de voir la cause finale de la personne humaine entière. Pourtant, l'homme ne fait sûrement pas exception. Par conséquent, l'investigation qui nous occupera dans les prochains paragraphes sera de mieux comprendre ce qui est bon pour l'homme, ce qui lui permet de pouvoir être qualifié de 'réussi', ou d'heureux. B. Bien a. Identité entre bien et fin Il est de mise de se questionner sur la possibilité d'un réel lien entre bien et fin. À bien y penser, on se dirige naturellement vers ce qui semble être bon. En vue de voir s'il est juste de supporter une telle identité, suivons le même raisonnement que dans la première sous-section, c'est-à-dire, attardons-nous premièrement au bien avant de passer au bien ultime. En effet, pour bien comprendre la nature du bonheur, il faut porter son regard sur l'importance qu'Aristote accorde au lien entre bien et fin. Le bien est d'une importance capitale dans son argumentation, car il constitue la qualité par laquelle une fin s'impose comme fin, il est la compétence propre de la fin, sa 11 Ibid., 1095a 19-20. 21 justification comme objet de recherche. C'est le bien qui motive le désir, qui le sauve d'être capricieux et gratuit. Bref, le bien s'impose à l'appétit comme la fin à rechercher. En d'autres termes, ce qui est perçu comme bon par l'individu devient principe moteur de ses actions. Dans le grec de l'époque d'Aristote, « bien » renvoie au mot "agathos", « qui n'est pas particulièrement attaché à tel ou tel domaine. Les Grecs, dans le parler de tous les jours, l'emploient indifféremment pour tout ce qui va de l'aspect le plus matériel au plus spirituel, dès lors qu'il s'agit d'indiquer ce qui est recherché. »12 Donc, "agathos" ne rend pas seulement la bonté d'une chose désirée, mais implique aussi la notion de but. Il est intéressant de voir qu'en grec ancien, "bien" et "fin" allaient de pair dans le langage. Pour Aristote, le bien ne relève pas d'une forme idéale unique, mais peut s'entendre de différentes manières : Mais si les choses en question font partie des biens en soi, la formule qui définit le bien devra se montrer identique dans tous les cas, comme dans le cas de la neige et de la céruse, la formule qui définit la blancheur. Or, honneur, sagacité et plaisir se définissent par d'autres formules qui sont différentes lorsqu'on les définit en tant que biens. Par conséquent, il n'y a pas à tenir le bien pour une quelconque réalité commune et il ne répond pas à une forme idéale.13 Un peu plus loin, on peut lire : 12 Howard HAÏR, Pourquoi l'éthique? La voie du bonheur selon Aristote, Paris : L'Harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2003, p. 20. 13 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., I, 2, 1096b 21-26. 22 Ou comment serait meilleur médecin ou meilleur stratège celui qui aurait sous les yeux la forme idéale elle-même. Car, manifestement, ce n'est même pas « la » santé sous une telle forme que considère le médecin, mais celle de l'homme; peut-être même faudrait-il dire plutôt : celle de cet homme-ci, car c'est le particulier qu'il soigne.14 Voyons une citation d'un auteur secondaire qui à mon avis résume bien l'argumentation aristotélicienne par rapport au statut du bien : Nous l'avons vu, la notion du bien, pour Aristote, n'est pas quelque chose du transcendant, elle n'est pas un objet suprême de connaissance, elle est une réalité analogique : le bien est ce vers quoi toutes choses se portent. Il y a le bien de la science, le bien du corps, le bien de l'âme, le bien de l'animal... Le bien est alors proprement ce qui fonde une attirance, ce qui est objet d'appétit. 15 Le bien est ce vers quoi toutes choses se portent. Pour Aristote, le bien n'a d'existence que par rapport à nous, c'est notre personne qui le fonde dans le désir que nous en avons. En parlant des sciences, Aristote dit que « chacune d'elles, en effet, vise un certain bien et est aussi en quête de ce qu'il lui défaut pour l'obtenir, mais laisse de côté cette connaissance du bien en soi. » 16 Chaque décision, aussi anodine soit-elle, est prise dans la mesure où elle est considérée comme bonne par l'agent, bonne parce que l'éloignant du malheur. Autrement dit, le bien est une fin qui guide l'agir, que ce bien consiste à aller à la plage, manger, prendre un café avec un ami, prier, etc. Si toute action tend vers un but, car le but en est une du 14 Ibid, 1097a 10-13. Jean VANIER, Le bonheur: principe et fin de la morale aristotélicienne, Paris-Bruges : Desclée de Brouwer, 1965, p. 117. 16 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid, I, 2,1097a 5-6. 15 23 fait d'être reconnu comme bien par l'agent, alors la fin ultime s'identifierait au bien ultime, un bien qui ne serait surpassé par aucun autre, qui serait voulu en luimême, et cause de tous les choix particuliers que nous faisons. Aristote dit de la fin ultime qu'« est simplement final le bien digne de choix en lui-même en permanence et jamais en raison d'un autre »17. Aristote dit encore : S'il est donc quelque fin, parmi celles qui sont exécutables, que nous souhaitons pour elle-même et pour laquelle nous souhaitons les autres — en excluant l'hypothèse que nous choisissons tout pour autre chose, car à ce tarif, évidemment, on irait à l'infini, jusqu'à rendre vide et vain le désir —, il est clair que cette fin doit constituer le bien et ce, au titre suprême.18 On peut lire un bref passage de cette citation un peu plus haut. Cependant, il était pertinent à ce moment de la présenter en entier, étant donné l'acquisition du bagage nécessaire pour en comprendre la richesse. Si l'objet du désir est justement voulu comme préalable à un objectif plus grand, c'est qu'il est encore recherché pour autre chose, et n'est logiquement pas le bien suprême. Pour certains, le bien suprême est le plaisir ou l'honneur, et pour d'autres, c'est la richesse : Pour certains, en effet, la réponse est claire et évidente : c'est quelque chose comme le plaisir, la richesse ou l'honneur, quoique la réponse varie des uns aux autres — et souvent même un individu identique change d'avis, puisque, tombé malade, il dit que c'est la santé, et dans l'indigence, que 17 ls Ibid., 5, 1097a 36-38. Ibid.,1, 1,1094a 16-18. 24 c'est la richesse. Et s'ils se rendent compte qu'ils ne savent pas, ils sont alors stupéfaits de ceux qui leur disent que c'est quelque chose de grand qui les dépasse.19 Il est normal que chaque période de vie soit caractérisée par ses recherches particulières. Cependant, on peut répondre à cela que la santé dans la maladie et la richesse dans la pauvreté sont recherchées justement parce qu'elles semblent bonnes. Néanmoins, si la maladie passe, sera différent notre objet de désir, même chose dans le cas de la pauvreté. On désire la santé et la richesse dans la mesure où on les pense capables de nous rendre heureux. Ce ne serait donc pas la richesse elle-même qui serait voulue, mais plutôt le sentiment de plénitude que l'on pense ressentir en la possédant. En d'autres termes, l'honneur, la richesse et la santé sont encore eux-mêmes voulus dans l'optique d'un bien encore plus grand, le bonheur. Cette fin dernière est désirée parce que bonne, contrairement au mal qui lui, ne se désire pas, mais se fuit. Si donc la fin s'identifie au bien, la fin ultime s'identifie au bien ultime. Toujours dans le même traité, on peut lire : « Mais le bien suprême, lui, est quelque chose de final visiblement. Par conséquent, s'il n'y a qu'un seul bien final, il sera celui qu'on recherche et s'il en est plusieurs, ce sera le plus final d'entre eux. » 20 II est clair qu'Aristote fait de la fin ultime et du bien ultime des éléments ayant pour référence la même réalité, à savoir le bonheur. Voilà donc le moment de mettre en lumière la raison pour laquelle l'homme 19 20 Ibid., I, 2,1095a 22-28. Ibid, 3, 1097a 29-30. 25 détermine certaines choses comme bonnes et souhaitables, et d'autres mauvaises et repoussantes. En d'autres termes, il faut démystifier ce qui fait qu'une chose apparaît bonne à l'individu. C. Être Si mon lecteur m'a bien suivie, il a pris conscience de l'extrême simplicité et concrétion des propos initiaux d'Aristote en matière de morale. L'éthique se propose de guider l'action humaine, de la porter à son meilleur. La première chose dont il fallait donc prendre conscience est qu'elle a la nature d'un moyen, qu'elle vise une fin, qu'elle est toute organisée en vue de réaliser cette fin, elle-même toute motivée par une fin dernière, une ultime intention sans laquelle toute activité humaine sombrerait dans l'absurdité. À lire les formulations d'Aristote, mon lecteur a dû percevoir aussi comment il va de soi, pour Aristote, que fin et bien, c'est tout un; que poursuivre une fin, c'est tendre à un bien; que l'unique motivation qui fait viser une fin, c'est le bien qu'on y trouve. Le mal ferait fuir; la neutralité laisserait indifférent : personne ne met en œuvre moyens et actes en vue d'un objet qui ne soit ni bon, ni mauvais. Il faut maintenant faire un autre grand pas avec Aristote. Un pas qui, aussi étonnant qu'il soit à se le faire offrir, aboutit lui aussi à simplifier et éclairer le paysage moral. Il faut se rendre compte que, quelque distance conceptuelle qu'on doive reconnaître entre le bien et l'être, il reste qu'il s'agit du même sujet, de la 26 même réalité. Il y a bien dans la mesure où il y a être, il y a être dans la mesure où il y a bien. Comme il en a été question plus haut, le bien n'est pas une entité idéale transcendant le monde matériel. Pour Aristote, /'/ y a a u t a n t de b i e n que d'être : Le bien, de son côté, s'entend en autant de façon que l'être. On parle, en effet, du bien pour indiquer une essence (par exemple, le dieu ou l'intelligence), une qualité (les vertus), une quantité (la mesure), un relatif (l'utile), un moment (l'opportunité), une localisation (l'habitat) et d'autres choses semblables. Il est donc clair que le bien ne peut être une quelconque réalité commune, universelle, et une, car il n'en serait pas question dans tous les cas d'imputations, mais dans un cas uniquement.^ Ce que poursuit comme fin tout être, en tout mouvement, en tout devenir, en toute opération, c'est justement son propre être, qu'il défend, qu'il maintient, qu'il complète. Ce qui est bon pour chaque chose, c'est d'être, c'est d'être de la manière la plus achevée, la plus intégrale, la plus complète possible. De sorte que tout ce qu'on reconnaît comme bon pour quoi que ce soit, on le reconnaît par le fait même comme son être, comme ce qui manque encore à son être pour devenir complet. Et que tout ce qu'à l'inverse on considère mauvais, on le voit comme menaçant son être, le compromettant, le privant de sa plénitude. 21 Ibid., 2, 1096a 24-28. 27 Il en va de même pour l'homme. En toutes ses actions, la fin qu'il poursuit, le bien auquel il aspire, c'est d'être, c'est d'être complètement. Mais pas d'être n'importe quoi. C'est d'être un homme, un homme total, achevé, réussi, c'est d'actualiser en lui-même sa nature, ce que c'est que d'être un homme. Aristote dit dans l'Éthique à Eudème qu'« en effet, réussir et bien vivre, c'est la même chose qu'être heureux ».22 Et réussir et bien vivre, cela relève de la vie en conformité avec l'être humain que nous sommes. Voilà la véritable essence du bonheur : être un homme. Être heureux, c'est tout simplement être un homme, mais un homme auquel il ne manque rien de la perfection essentielle humaine. Voilà à quoi aspire tout homme en toutes ses actions : à réaliser en lui-même la nature humaine en plénitude, compte tenu des particularités qu'elle revêt dans l'individu qu'il est. Il sera heureux dans la mesure où il ne lui manquera rien de l'individu humain qu'il est appelé à être. a. L'être parfait de l'homme, c'est l'être vertueux Si on a suivi Aristote, quand il montre l'unité du sujet qui est et du sujet bon, on comprendra que cela s'applique aussi à l'homme. On aura compris qu'il n'y a aucune différence, aucune distance entre de l'eau et de la bonne eau : de l'eau existe et existe comme eau dans la mesure où elle est de la bonne eau. Si ce n'est pas de la bonne eau, c'est moins de l'eau; et moins elle est bonne, moins elle est de l'eau; et elle ne peut être de la 'parfaitement mauvaise' eau sans ne plus être 22 Ibid., II, 1,1219b 1-2. 28 de l'eau du tout. De même, chez l'homme, un médecin en est un dans la mesure où il est un bon médecin; et dans la mesure où il est un mauvais médecin, il en est moins un. Un bon médecin diagnostique adéquatement et traite efficacement; un médecin qui ne fait pas cela, qu'on dit donc mauvais, est dans la même mesure moins un médecin. La même chose s'applique à l'homme en tant que tel : il est bon comme homme dans la mesure où il est parfaitement un homme, complètement. Tout ce qui manque à son être d'homme le fait moins un homme, moins bon, moins heureux. Spécialement si ce qui lui manque touche le plus essentiel de sa nature humaine : sa raison, sa volonté, son action. 1. La vertu, perfection de la nature humaine L'action bonne est réussie facilement par la qualité que l'on nomme "vertu". Ce qu'il y a de tout à fait spécial, avec l'homme, c'est son indétermination initiale relative. De tous les êtres, c'est lui qui est le moins lui-même, qui possède le moins complètement sa nature, son être, au moment de commencer à exister. C'est lui qui a le plus besoin de devenir lui-même. Un être est parfaitement lui-même dans la mesure où il est à même d'accomplir l'opération qui le caractérise. Dans le cas de l'homme, il s'agit de l'opération de sa raison et de sa volonté : juger, décider, agir, faire. L'homme n'y arrive que progressivement, moyennant une longue éducation, et d'abord bien maladroitement. 29 Dans le livre II de l'Éthique à Eudème, selon la traduction d'Emile Lavielle, on peut lire: Par exemple, il existe une vertu du manteau parce qu'il accomplit une œuvre et remplit un emploi et la meilleure disposition d'un manteau est sa vertu. De même pour un bateau ou une maison et les autres objets. Ainsi pour l'âme. Il existe une œuvre déterminée de l'âme et, bien sûr, meilleure en est la disposition, meilleure doit être l'œuvre de cette âme. 23 Et dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote parle de la vertu comme de ce qui parfait l'office de l'homme : Dès lors, s'il en va de la sorte dans tous les cas, la vertu de l'homme doit aussi être l'état qui fait de lui un homme bon et qui permet de bien remplir son office propre. 24 La vertu signifie chez les Grecs la qualité qui habilite à poser l'action correctement, en fidélité à la nature de la chose. Donc, elle garantit l'action parfaite ou excellente en ce qui concerne les opérations humaines. Son nom vient du latin, il est la translittération du mot "virtus", issu de vir, le mot latin pour dire homme. À en comprendre l'étymologie, la vertu est la qualité propre d'un homme, ou, si on ose un terme qui choquerait la langue française, mais qui permet de mieux concevoir, la vertu constitue l'homméité. Alors, activité humaine et activité vertueuse s'entendent de la même manière, la seconde mettant l'accent sur 23 24 ARISTOTE, Éthique à Eudème, Ibid, II, 1, 1219a 2-5. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid, II, 7, 1106a 22-23. 30 l'excellence de l'action. L'important pour l'instant est de comprendre la nature de la vertu qui assure le bon agir, quelle que soit l'action : Le bonheur étant ce qu'il y a de meilleur, les fins dans l'âme, les meilleurs des biens, et une disposition ou une activité de cette âme : puisque l'activité vaut mieux que l'état et la meilleure activité mieux que la meilleure disposition, l'activité de la vertu ou de l'âme est nécessairement le bien le meilleur.25 Le développement des qualités, de ce qu'on a de propre et de meilleur, c'est-à-dire son "homméité", c'est devenir fidèle à son être. Ce n'est pas une faculté, car une faculté existe de façon naturelle, sans qu'il soit nécessaire de la développer. Par exemple, la faculté de digérer ou de voir. Dans le cas de la vertu, si elle était une faculté, tous les hommes naîtraient presque parfaits. Le meilleur mot dont on dispose pour désigner son genre est hérité du latin : habitus. Ce n'est pas simplement une habitude, bien que le mot y ressemble beaucoup. Yvan Pelletier en donne une bonne définition dans des notes de cours personnelles inédites : Cela reste le meilleur mot que je connaisse pour nommer ce principe d'action, en l'expliquant par son étymologie : une qualité qu'on a, une qualité 'eue', mais vraiment possédée, profondément ancrée par l'entraînement et la répétition des actes, devenue comme une deuxième nature, une nature surajoutée, une aptitude intégrée à la nature qu'on a. Un 25 ARISTOTE, Éthique à Eudème. Ibid, n, 1,1219a 29-34. 31 homonyme, pas un synonyme, de la dixième attribution : la possession, l'avoir, dite aussi en latin habitus et en grec DÇiç, car il s'agit ici de qualité.26 La vertu s'entend comme une qualité, car elle s'avère un polissage de la nature humaine. Et une qualité n'est pas innée, mais plutôt acquise, puis possédée de façon stable. Elle ne se limite donc pas à permettre de faire le bien de temps à autre, dépendamment de l'humeur du moment ou de la température. Le Philosophe précise que la morale elle-même, domaine dont relèvent les qualités humaines, a un nom étymologiquement relié à la notion d'habitude : « C'est même de là qu'elle tient son nom [en grec, êthikê : "morale"] moyennant une petite modification du mot ethos, [en grec "habitude"]. » 27 Bien qu'elles ne soient pas innées, les vertus ne vont aucunement contre nature. Au contraire, nous sommes faits pour les développer. Leur germe est naturel, sont sous forme de capacités innées, de dispositions de base de nos puissances, et ce germe doit se développer, les actions inspirées par ces qualités en développement doivent être pratiquées pour qu'on les maîtrise le mieux possible : C'est en bâtissant que l'on devient bâtisseur et en jouant de la cithare qu'on devient cithariste. De la même façon, c'est donc aussi en exécutant des actes justes que nous devenons justes, des actes tempérants que l'on devient tempérant et des actes courageux qu'on devient courageux.28 26 Yvan PELLETIER, « PHI-1122 — Aristote : l'éthique », notes de cours, p. 33. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., II, 1,1103a 15-17. 2 * Ibid, II, 1,1103a 33-b2. 27 32 Il faut donc de la pratique pour prétendre à la vertu. Pour parfaire son être, l'homme doit s'y entraîner. « Si c'est à force de nous garder des plaisirs que nous devenons tempérants, il est vrai aussi que c'est une fois que nous le sommes devenus que nous sommes surtout capables de nous en garder. »29 Avant de se considérer comme tempérant, il faut tout d'abord se pratiquer en exerçant des actes de contrôle du plaisir. La pratique d'actes tempérants habilitera donc avec le temps à choisir de façon plus naturelle l'équilibre plutôt que l'excès. Les vertus ne doivent pas seulement se concrétiser à l'âge adulte, mais doivent prendre racine dans la jeunesse de l'âme, où l'esprit vierge des enfants absorbe si rapidement les mœurs. « L'importance de contracter telle ou telle habitude dès la prime jeunesse n'est donc pas négligeable, mais tout à fait décisive ou plutôt, c'est le tout de l'affaire. »30Si le bonheur est synonyme de bien, alors le développement des vertus, qui habilitent à choisir le bien, constitue un bien plus que notable. Les vertus nous font être bons, nous font aimer le bien, nous propulsent à l'ordination de fins bonnes, tout en ayant une vision claire de la vie morale comme moyen d'atteindre le bonheur. La vertu morale est une question de juste milieu ou d'équilibre, celui-ci étant relatif à chaque individu et à chaque situation. Par conséquent, la vertu morale est un habitus traduisant l'équilibre. En matière de nourriture, Aristote dit que « le boire et le manger en trop grande quantité ou en trop petite quantité 29 i0 Ibid, II, 1,1104a 34-36. I b i d . , l l , 2,1103b 24-25. 33 ruinent la santé, tandis que, en quantité mesurée, ils la produisent, l'accroissent et la conservent »31. Pour qualifier un comportement soit vertueux, soit vicieux, ou parallèlement bon ou mauvais, il faut garder en tête la finalité vers laquelle l'acte tend. Si l'alimentation et l'hydratation visent la conservation du corps, seront bons les actes qui vont en ce sens, et sera bon celui qui les accomplit. C'est le cœur de l'argumentation aristotélicienne en ce qui a trait à la vertu, plus précisément que la vertu traduit la bonté de l'acte, bonté qui implique le respect de l'être. La vertu est puissance d'agir bien, et le bonheur est cet agir rendu possible par la vertu. La fin ultime est la vie heureuse, qui traduit une vie vécue en respect de l'être humain que nous sommes. Est universel le fait de rechercher le bien suprême, qui correspond à la réalisation la plus parfaite de ce que l'individu est. Ce qui diffère d'un individu à l'autre, ce sont les moyens de détail pour atteindre leur fin ultime, mais le bonheur n'est pas relatif. Il est basé sur la nature humaine, et est donc un absolu. Par conséquent, la v e r t u , qui permet le développement de l'être humain, est la p e r f e c t i o n de la n a t u r e humaine, elle le rend excellent, parce qu'elle est l ' a c t u a l i s a t i o n de ses qualités. 2. L'activité vertueuse, bonheur en acte Tout ce qui a été dit depuis le début de la recherche trouve son aboutissement dans cette sous-section du travail : est bon ce qui permet 31 Ibid.,11, 1, 1104abl6-18. 34 l'accomplissement de notre être, et l'être est la perfection même de notre nature, ce vers quoi nous tendons naturellement. Alors chez Aristote, le bien et la f i n , c'est la même chose que l'être. Ce mouvement de réalisation complet de l'être comme celui du bonheur revient au mouvement d'acte et de puissance à la base de la métaphysique aristotélicienne. La puissance est la capacité qu'a l'être humain de polir sa propre nature pour atteindre son maximum d'homméité, d'agir au mieux en homme. Et agir au mieux en homme est logiquement être en acte. Dans cette division de l'acte et de la puissance, l'acte prend forme de cause finale; il s'identifie à la perfection, à l'être, au bien, et évidemment au Bonheur. L'acte est ce vers quoi tend un être en puissance, et cet acte est son bien. Comme on l'a rapidement souligné plus haut, le bonheur n'est pas la possession de quelque chose. Il est l'activité de l'homme réellement homme. Le bonheur n'est pas non plus une faculté. Dire que le bonheur est l'activité de l'homme réellement homme revient à la même chose que dire qu'il est l'activité de l'homme en acte. Avant d'aller plus loin, il faut donc éclairer deux concepts métaphysiques importants dans la compréhension du bonheur comme activité finale, à savoir les concepts d'acte et de puissance. 35 La puissance est logiquement en vue de l'acte, elle est capacité de faire une action. De plus, l'acte se distingue de la faculté de laquelle il procède. Par exemple, la vision se distingue de la capacité de voir, comme brûler, pour la bûche, est différent de la capacité de s'enflammer. Cependant, l'être en puissance ne s'oppose pas à l'acte. Au contraire, il est « ordonné à l'existence et à l'acte ».32 « Le puissant, nous dit Aristote, c'est ce qui peut quelque chose, et à un moment donné, et de certaine façon. »33 Quand le puissant s'actualise, nous parlons d'acte ou d'entéléchie. Ainsi compris, le bonheur serait l'actualisation d'une puissance de l'homme, celle d'être heureux. Il est important de distinguer deux types de puissance. La puissance première est strictement non-être, comme le marbre capable de devenir statue : à strictement parler, le marbre, alors, n'est pas statue, cette puissance est une imperfection. Tandis que la puissance seconde est strictement être, comme le médecin qui peut soigner; il est déjà médecin, cette puissance est une perfection, une qualité réelle. L'opération en laquelle consiste le bonheur est comme l'acte de voir, comme l'opposition entre être capable de voir et voir. De même, l'homme heureux a le pouvoir de mener l'activité parfaite de l'homme, il est un homme parfait. Lorsque l'effet de l'exercice se trouve dans la cause, nous disons de l'action qu'elle est immanente. On appelle cette action immanente la praxis. Dans le livre IX de l'Éthique à Nicomaque, le Stagirite dit que « le bonheur est une sorte 32 33 Jean VANIER, Ibid.., p. 128. .ARISTOTE, Métaphysique, trad.Tricot, IX, 5, 1047b 35. 36 d'activité; et l'activité, évidemment, s'inscrit dans le devenir; autrement dit, elle n'est pas donnée comme objet de possession w34. Être heureux ne s'entend donc pas comme la possession d'un bien matériel ou comme la conséquence d'une activité, mais c'est l'activité! Jean Vanier dit que « le bonheur n'est pas une qualité qui se surajoute à l'âme comme résultat de son activité, ni une certaine beauté, ni une certaine noblesse... Le bonheur est essentiellement dans l'activité même»35. Selon ce qui a été dit, l'activité propre de l'homme est d'être heureux, comme l'activité propre de l'œil est de voir. Ainsi, le bonheur est bien plus qu'une situation aisée, agréable et délivrée de toute angoisse. C'est un accomplissement, et pas n'importe lequel, il est l'accomplissement suprême, l'actualisation de la propre nature de l'homme. Si le bonheur est l'acte le plus élevé et le plus souhaitable pour l'homme, il est également son bien le plus grand. Le Philosophe dit dans l'Éthique à Eudème que, « puisque l'activité vaut mieux que l'état, la meilleure activité..., le bonheur est donc l'activité d'une âme bonne» 3 6 . Un peu plus loin, il est dit que « puisque l'activité des choses imparfaites est imparfaite, le bonheur serait l'activité parfaite d'une vie parfaite selon une vertu parfaite »37. Le bonheur est l'activité de l'âme bonne, ou tout 34 35 36 37 ARISTOTE, Éthique À Nicomaque, trad. Bodéiis, IX, 8, 1169b 28-29. Jean VANIER, Ibid., p. 132. ARISTOTE, Éthique à Eudème, trad. Lavielle, II, 1,1219a 32-35. Ibid., II, 1,1219a 39-40. 37 simplement l'activité d'être bon, bon dans la mesure où l'individu respecte et participe à la réalisation de sa nature. Bref, le bonheur est l'activité de l'homme accompli : L'état, en effet, peut finalement ne rien donner de bon quand il existe, par exemple, chez le dormeur - ou même, d'une certaine façon, chez la personne éveillée si elle est incapable d'activité, car, pour être heureux, il lui faudrait nécessairement agir et agir avec succès.38 On comprend maintenant mieux ce qu'Aristote entend par 'Bonheur'. Néanmoins, l'essentiel de la recherche est encore à venir. Pour bien saisir l'intelligence du lien essentiel entre le Bonheur et la Vérité chez Aristote, il faut maintenant ouvrir une section sur la vérité. 38 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque., I, 9, 1098b 33-1099a 3. 38 39 Partie II La vérité La vérité constitue un sujet difficile, capable de motiver tout un livre, étant donné la richesse et l'abondance de ses homonymes. Mon intention, ici, n'est bien sûr pas d'en traiter de manière exhaustive. Je n'en présenterai que les homonymes qui concernent mon propos. J'essaierai de le faire le plus simplement possible, sans trop entrer dans les détails et surtout en mettant l'emphase sur ce qui aidera à l'intelligence de la présente recherche. Il s'agit à la fois de bien comprendre à quoi on réfère quand on assimile le bonheur à la vérité; ce n'est certes pas en visant tous ses homonymes. C'est justement faute de bien circonscrire quel aspect de la vérité est visé qu'on trouve mon propos si paradoxal à première considération. Cette section fait la lumière sur la vérité comme la conçoit Aristote, surtout à partir de sa Métaphysique. On a souligné jusqu'à présent l'identité entre le bien et l'être. Pour faire ressortir le lien ultérieur entre le Bonheur et la Vérité chez Aristote, il convient maintenant de faire la lumière sur la relation qu'entretient l'être avec le vrai. Les différentes acceptions du vrai entretiennent assez de rapport entre elles pour qu'on leur donne le même nom. En les concevant et les ordonnant clairement, l'identité de sujet que partagent le bien, l'être et le vrai apparaîtra de manière plus limpide. 40 A. Connaissance conforme à la réalité Il n'est pas très difficile de définir la vérité dans son acception la plus stricte. Chacun comprend très nettement le sens de ce qu'on lui dit, quand on réplique à ce qu'il vient d'affirmer : "C'est vrai!" Ou au contraire : "C'est faux!" Chacun saisit alors qu'on évalue le fait que ses paroles renvoient à une représentation de quelque réalité qui se trouve ou non conforme à celle-ci. La vérité est la première et principale qualité qu'on attend d'une connaissance. La vérité est le fait, pour toute connaissance de se conformer à la chose qu'elle représente. Ce n'est pas quelque transformation que la faculté cognitive imposerait à l'objet qu'elle connaît. Ce n'est pas parce que nous pensons d'une manière vraie que tu es blanc, que tu es blanc, mais c'est parce que tu es blanc, qu'en disant que tu l'es, nous disons la vérité.39 La vérité ainsi strictement entendue se nomme traditionnellement 'vérité logique', du fait de se trouver une qualité de la faculté cognitive et de son acte, spécialement donc de la raison, le logos, principale faculté cognitive, et de ses conceptions. Précisons un peu plus. La vérité ne qualifie pas seulement notre connaissance intellectuelle; elle, ou son opposée, la fausseté, teinte toute connaissance. Déjà les représentations de nos sens, externes ou internes, sont à apprécier comme vraies ou fausses, selon 39 Ibid., IX, 10,1051b 7-9. 41 qu'elles sont ou non adéquates aux objets qui en sont l'occasion. De fait, bien des auteurs, tout au long de l'histoire de la philosophie, ont mis en doute la capacité de nos sens et de notre intelligence à se représenter leurs objets en conformité à leur être. Mais je n'ai pas ici à aborder ce problème. D'abord parce que je cherche à éclairer ce qu'est ou serait la vérité de la connaissance, non à prouver qu'il y a de fait des connaissances vraies. Ensuite, parce que je me situe dans l'optique d'Aristote, pour qui manifestement la chose ne faisait pas problème. La représentation sensible, donc, comme la conception intellectuelle est vraie dans la mesure de sa conformité à l'objet dont elle est connaissance. Mais la raison atteint encore plus intimement la vérité du fait de prendre même conscience de cette conformité. La raison est doublement vraie du fait de se trouver conforme à ce qu'elle conçoit ou à ce qu'elle juge, et du fait de s'y savoir conforme, ce à quoi le sens ne s'élève pas. Comme je le disais au début de ces considérations, la vérité est la première et principale qualité qu'on souhaite à ses connaissances. Elle est le bien, la fin, l'accomplissement de toute faculté de connaissance, et spécialement de l'intelligence. L'intelligence est naturellement attirée par la vérité comme au complément de son être, comme à sa perfection. C'est par la connaissance de l'être tel qu'il est, qu'elle trouve le meilleur de son propre être. En recourant au vocabulaire développé dans la section sur le bonheur, on pourrait dire que l'intelligence aussi, comme tout être, recherche sa fin et son bien, qui est de 42 réaliser parfaitement son propre être, ce qui est pour elle se conformer à la réalité qu'elle conçoit. C'est l'objet déterminé de la réalité qui permet à la connaissance humaine de se parfaire, car c'est du fait de revêtir la forme de son objet que l'intellect passe de la puissance à l'acte. Bref, l'être réel est la source du mouvement de l'intelligence. Dans ce contexte, ce n'est pas l'objet comme tel qu'on appelle vérité; c'est sa représentation adéquate par l'intelligence. Voilà ce que nous appelons la vérité logique : « adaequatio rei et intellectus — conformité ou adéquation de la chose et de l'intellect »40. À strictement parler, il ne peut être question de « vérité » sans relation à l'intelligence, tout au moins à une faculté de connaissance. Ce ne sont pas directement les choses qui sont vraies, dans leur réalité; c'est une fois qu'elles existent dans l'intelligence, représentées, connues, qu'elles se jugent vraies, en comparaison de leur modèle réel, dans la mesure où elles s'y conforment. Saint Thomas reflète bien cette considération de la vérité issue du traité De ame : Toute cognition s'accomplit par l'assimilation du connaissant à la chose connue, si bien que l'assimilation a été dite cause de la cognition : par exemple la vue connaît la couleur; ainsi le rapport premier de l'être à l'intellect est que l'être concorde avec l'intellect; cette concordance est dite 40 Thomas D'AQUIN, De Veritate, trad. Brouwer et Peeters, 1, article II, a. 1, c. 43 adéquation de l'intellect et de la chose; et en cela s'accomplit formellement la raison de vrai.41 On peut éclairer encore indirectement cet aspect radical de la définition de la vérité en y opposant la définition de son opposée manifeste, la fausseté. La fausseté, comme la vérité, concerne d'abord la connaissance, non la réalité; se trouve dans l'intelligence, non dans ses objets. Le Philosophe précise qu'« être dans le faux, c'est penser contrairement à la nature des objets »42. Ainsi, la fausseté n'a pas pour cause l'impossibilité de connaître le réel. L'erreur existe dans le jugement porté par l'individu humain. Sous cet angle de la fausseté en son sens le plus strict, il n'y a pas de sens à chercher de la fausseté dans le monde réel. Les choses existent comme elles existent, un point c'est tout. C'est seulement notre représentation qui peut en être fausse, en ne se conformant pas adéquatement à elles. B. Réalité conforme à sa connaissance Nous disions au départ que la vérité recouvre plusieurs réalités, demande plusieurs définitions, bref comporte plusieurs homonymes. Mais pas des homonymes par accident. Leur définition n'est pas sans lien, sans lien important même. Ainsi, la définition de la vérité comportera toujours une référence à la conformité entre intelligence et réalité qui en constitue le sens radical. 41 42 ibid. Aristote, Ibid., IX, 10, 1051b 4-5. 44 Notre propos général est d'arriver à discerner dans quelle mesure et sous quelles distinctions particulières il fait du sens de prétendre que le bonheur est la vérité. Et dans quelle mesure pareille déclaration reflète correctement la conception qu'Aristote se fait tant du bonheur que de la vérité. Il nous faut donc établir clairement à quelle vérité, à la vérité définie de quelle manière, nous entendons assimiler le bonheur aristotélicien. Ou à quelles vérités, si tant était que le bonheur tel que conçu par Aristote s'assimile à plus d'un des homonymes de la vérité. Cherchons donc ces homonymes de la vérité. Mais sans exigence d'exhaustivité. Car notre intérêt, ici, n'est pas de recenser et définir tout ce qui mérite le nom de vérité. Nous voulons seulement présenter ceux de ces homonymes qui risquent d'entretenir quelque relation profonde avec le bonheur. Cela impliquera qu'on omette certains homonymes de bon droit de la vérité, non pertinents à notre réflexion ; cela impliquera aussi qu'on subdivise en homonymes différents ce qui, dans une réflexion plus générale, mériterait d'être regroupé sous un seul. Ainsi, nous pouvons penser comme à un homonyme de la vérité définie plus haut... ce qui serait sa réciproque. Partant simplement de la manière la plus simple de parler de vérité, de qualifier de vraie ou fausse quelque affirmation, j'ai défini la vérité sous son angle le plus ordinaire comme étant la conformité qu'une connaissance peut entretenir avec la réalité qu'elle se propose de connaître. Mais 45 il y a encore lieu de parler de vérité si l'on inverse le sens de cette conformité. Il y a vérité dès qu'il y a conformité entre intelligence et réalité connue. Néanmoins, le sens de la conformité varie selon ce qui, de la réalité connue ou de l'intelligence qui la connaît, a autorité sur l'autre. Cette distinction correspond à la distinction entre intelligences spéculative et pratique. Nous avons donné comme premier homonyme, ou plus exactement comme sujet premier de la vérité la conformité d'une intelligence et de sa représentation à l'objet qu'elle se représente. C'est la vérité spéculative. C'est que la circonstance où nous parlons le plus naturellement de vérité est celui où une réalité existe déjà, avant d'être connue. L'intelligence vient alors, se la propose comme objet et s'en forme une représentation. L'autorité est alors du côté de l'objet ; l'intelligence en dépend ; c'est la réalité qui dicte à l'intelligence la forme que doit prendre sa représentation, c'est la réalité encore qui mesure la vérité de l'intelligence. La vérité, causée dans l'âme par les choses, n'est pas consécutive à une estimation de l'âme, mais bien à l'existence des choses "puisque selon qu'une chose est ou n'est pas, une proposition est dite vraie ou fausse", et l'intellect semblablement. 43 L'existence des choses est ainsi antérieure à la vérité dans l'âme, car, sans les choses saisissables, la raison de vérité serait inexistante. 43 Thomas D'AQUIN, Ibid., 1, c. 3. 46 La situation 'pratique' se présente en sens inverse. L'intelligence se forme unilatéralement une représentation d'un objet qui n'existe pas encore ; la réalité n'est encore que virtuelle, elle est alors connue comme projet. Comme lorsqu'un architecte fait les plans d'une maison à construire, ou qu'un sculpteur imagine les allures d'une statue qu'il entend créer. C'est alors l'intelligence qui est en autorité, et qui impose à la réalité la forme qu'elle doit adopter. Et la réalité, la maison ou la statue, doit en venant au monde se conformer à la connaissance, à l'idée, au projet que l'intelligence s'en est fait. La vérité, ou la fausseté, est alors du côté de l'objet. C'est la maison qui est vraie, qui est la vraie maison planifiée, si les ouvriers l'ont construite en se conformant aux plans de l'architecte. Et l'architecte est en droit de la récuser, de la considérer comme une œuvre fausse, s'il appert que les ouvriers ont trahi son plan. Il en va de même pour la statue, vraie ou fausse, selon qu'elle se conforme ou non aux allures que s'en était imaginées le sculpteur avant de la faire sortir du marbre. Évidemment, cette vérité-là prend plus de relief si on se réfère à la cause première, à l'agent premier, au créateur divin. Son omniscience et sa toutepuissance, son statut d'être suprême garantissent que son œuvre sera vraie. Rien ne peut de fait exister qu'en se conformant au projet qu'il s'en fait. Sous cet angle, un être n'est jamais faux; il correspond toujours adéquatement à l'idée que s'en était faite la première intelligence. 47 C. Aptitude à être adéquatement représenté Le troisième homonyme qui nous intéresse est plus abstrait de conception. Il regarde la racine de la vérité telle que nous l'avons décrite jusqu'à maintenant. Il vise la condition requise, présupposée, pour que soit possible cette conformité entre l'intelligence et son objet, qu'on la considère en sa direction spéculative ou en sa direction pratique. Comment se fait-il qu'il y ait normalement conformité entre connaissance et objet ? Il faut qu'il y ait, dans la réalité qu'on se propose de connaître, une aptitude radicale à se prêter à représentation. À quoi tient cette aptitude ? La chimère, par exemple, la licorne, le centaure ne se prêtent pas à représentation conforme. Personne ne peut sans ridicule prétendre s'en être fait une idée vraie. Pourquoi ? Parce qu'ils n'existent pas, parce qu'il n'y a pas d'être en eux. De même, le néant ne peut se représenter avec vérité. Pour la même raison : il n'y a pas d'être en lui. En somme, ce qui fait qu'une réalité prête à représentation, à conformité de représentation, c'est précisément ce qu'elle a d'être. Il n'y a en toute chose, comme aptitude à la vérité, que ce qu'elle comporte d'être. Voilà donc notre troisième homonyme : la vérité, sous ce rapport, c'est l'aptitude qu'un être a à se faire connaître ; c'est, plus précisément, l'être qu'il a. Son degré d'être est son degré de vérité, car toute chose ne se prête à être connue que dans la mesure même où elle est, où elle a d'être. 48 Voilà ce qu'Aristote renferme dans sa formule-choc: « nKaorov Dç Dxet xoD eDvai, oDxu) KaD i D ç DAnQeDaÇ. — Autant une chose a d'être, autant elle a de vérité, M44 C'est l'être qui est premier et qui cause, mesure et rend possible la vérité ; on nomme « vraie » en premier, au sens le plus strict, la connaissance, mais cette vérité de la connaissance n'est rendue possible que parce que l'être possède en lui, radicalement, du seul fait d'être, une aptitude à sa représentation. Aristote manifeste la même doctrine par son endos. Si le faux l'est du fait de ne pas exister, lorsqu'il traite de la fausseté, alors il faudra logiquement lui créditer l'inverse à propos du vrai : « Ainsi on dit que les choses sont fausses, ou bien parce que, en elles-mêmes, elles n'existent pas, ou bien parce que l'apparence qui en résulte est celle d'une chose qui n'existe pas. »45 Si le faux, pour Aristote, est ce qui n'existe pas, il pense manifestement aussi que le vrai est l'apanage de l'être, ou, autrement dit, qu'il est la qualité propre de ce qui est. On voit qu'Aristote assimile aussi étroitement être et vérité qu'être et bien. Ce n'est que quelques siècles plus tard que la scolastique nommera la vérité du côté de l'être « vérité ontologique ». L'être a la propriété transcendantale d'être connaissable adéquatement par toute intelligence, ou, si vous préférez, la vérité ontologique réfère à la capacité de l'être à être pensé. 44 45 ARISTOTE, Ibid., 1,1,993b 31. Ibid., V, 29, 1024b 25-26. 49 D. Aptitude prochaine à représentation adéquate Notre troisième acception de la vérité était donc l'aptitude que nous venons de reconnaître à l'être à inspirer sa représentation adéquate. En d'autres termes, dans la mesure même où il est, tout être est connaissable en conformité à ce qu'il est. On comprend encore mieux cette propriété de l'être quand Aristote s'exprime sur un autre homonyme du faux : Faux se dit encore des choses qui sont réellement, mais dont la nature est d'apparaître autrement qu'elles ne sont, ou ce qu'elles ne sont pas, par exemple, une peinture en perspective, des songes : c'est bien quelque réalité, mais ce ne sont pas les objets dont ils nous donnent l'image.46 Autrement dit, pour autant qu'on définit la vérité comme aptitude radicale de l'être à inspirer sa représentation adéquate, la fausseté peut aussi désigner l'inaptitude du non-être à se faire connaître. Par extension, on pourra aussi qualifier de fausseté la propriété de certains êtres, en raison de leur ressemblance à d'autres et de l'inexpérience de ceux qui se les proposent comme objets, à inspirer une représentation non conforme à ce qu'ils sont. Inversement, on pourra définir un autre homonyme de la vérité dans la qualité inverse de certains êtres à se prêter avec une facilité spéciale à une connaissance conforme à ce qu'ils sont. C'est ainsi, par exemple, qu'on croit trouver spécialement de la vérité dans les gens sincères, directs, simples, sans artifices. 46 Ibid, V, 29, 1024b 21-24. 50 E. Intelligence divine J'ai essayé de montrer que, selon le contexte, c'est quelque chose de passablement différent qu'on peut appeler la vérité. Il y a toujours rapport avec l'intelligence, ou du moins avec une faculté cognitive, avec une connaissance. Et ce rapport en est toujours un de conformité. Mais on appelle vérité, selon la relation de dépendance qui prévaut entre intelligence et objet, tantôt la conformité qu'obtient l'intelligence dans l'élaboration de sa connaissance d'un objet; tantôt la conformité que présente un objet comme réalisation d'un projet d'intelligence; tantôt l'être même, dans son aptitude à se prêter à une représentation qui lui sera conforme; tantôt enfin la facilité de certains êtres à inspirer plus prochainement une représentation conforme à ce qu'ils sont. Pour l'intérêt de notre propos, il reste encore un sujet à mentionner qu'on désigne comme la vérité, et c'est de fait, sinon ce qu'on nomme en premier et plus spontanément vérité, au moins la vérité la plus fondamentale, la vérité dont dépendent toutes les autres. On s'est questionné sur la source de la possibilité de la vérité de la connaissance et on a remarqué qu'elle tient à une propriété de l'être : l'être est d'autant plus connaissable, et connaissable avec conformité, qu'il détient d'être. Pourquoi en est-il ainsi, au fond? À cause de la cause première! Tout être est intelligible et il le tient d'une ressemblance qu'il entretient nécessairement avec l'être suprême dont il dépend ultimement et auquel tout son être est participation. Cet être suprême étant lui-même intelligence, rien ne peut 51 être issu de lui, rien ne peut commencer à exister grâce à lui, sans être intelligible. Voilà pourquoi tout être est intelligible dans la mesure de son être. Comme cause et source de toute vérité, comme modèle imité par tout être, cette intelligence première mérite au plus haut degré le nom de vérité. De là vient que les principes des Êtres éternels sont nécessairement vrais par excellence, car ils ne sont pas vrais seulement à tel moment, et il n'y a pas de cause de leur être; au contraire, ce sont eux qui sont la cause de l'être des autres êtres.47 47 Ibid., II, 1,993b 29-30. 52 Partie III Le bonheur, c'est la vérité Nous comprenons maintenant ce qu'est le bonheur, du moins comme le comprend Aristote. Nous est devenu manifeste, aussi, ce qu'est la vérité, toujours selon l'avis d'Aristote et de ses plus fidèles disciples. Voyons-nous donc enfin clairement la rectitude de notre thèse? Est-il devenu évident au lecteur que de fait le bonheur s'assimile à la vérité? Que, du moins, c'est ce qui découle des doctrines aristotéliciennes considérées? Pas encore très clairement, il faut bien l'admettre. Peut-être même mon lecteur craint-il que je ne me sois fourvoyée sérieusement et s'attend-il à ce que je doive confesser, en cette partie décisive, que, bien au contraire, l'examen des considérations aristotéliciennes du bonheur et de la vérité conduit inexorablement à les dissocier comme des réalités radicalement étrangères. Le bonheur, nous a dit Aristote, est une activité de l'homme, l'activité dans laquelle il se réalise au mieux; c'est son activité la plus complète, c'est sa vie à son meilleur, c'est la nature humaine en plénitude d'opération. Rien de cela n'est apparu dans la définition de la vérité, dans la présentation de ses multiples homonymes. Énumérer et décrire quelques-uns des multiples homonymes qui méritent le nom de vérité devrait nous avoir peu à peu mis en situation de prendre conscience de la multiformité de la question naïve soulevée au début. Car s'il y a 53 plusieurs entités qui se méritent ce nom, c'est à chacune que l'on renvoie, quand on demande si le bonheur est la vérité. Nous avons aperçu que, dans son acception la plus stricte et spontanée, la vérité est une qualité de l'intelligence et des représentations qu'elle se forme : leur conformité aux objets visés dans ces efforts de représentation. La vérité n'est pas une réalité extérieure; c'est quelque chose d'intentionnel, de rationnel, du domaine de la connaissance. Peut-on sérieusement soutenir que c'est cela le bonheur? Que c'est cela la vie humaine la meilleure? Mais non, semble-t-il, car le bonheur est une réalité extérieure, c'est l'être de l'homme porté à sa perfection, la vie humaine la plus pleine, avec d'indispensables conditions très matérielles et très extérieures : des honneurs, du plaisir sensible, de la santé, des richesses matérielles et même beaucoup de chance. Rien à voir, semble-t-il; ou alors de manière très indirecte, dans la mesure où l'atteinte de cette fin requerra des informations vraies sur la fin à poursuivre et les moyens à mettre en œuvre. Le bonheur sera-t-il une autre vérité, alors? Faut-il regarder dans l'autre sens? Le bonheur résidera-t-il dans quelque conformité au plan d'une intelligence pratique? La vie humaine, dans sa plénitude, résultera-t-elle d'un projet initial, concocté par chaque individu, dont sa vie se montrera fidèle réalisation? Cette idée sonne bien plus sartrienne qu'aristotélicienne... Ou encore, pourra-t-on admettre que la nature du bonheur tienne à cette qualité ontologique d'une aptitude radicale, ou d'une aptitude prochaine à inspirer 54 une représentation adéquate? On semble s'enfoncer dans les hypothèses les plus farfelues. Un homme serait heureux alors dans la mesure de son aptitude à être connu tel qu'il est. D'autant plus heureux qu'on se tromperait le moins à son égard? Aristote lui-même reprocherait à pareille conception de placer le bonheur trop à l'extérieur de l'individu et ainsi de le fragiliser. Reste l'hypothèse la plus manifestement farfelue : que le bonheur s'assimilerait à la source de la vérité, à la source de l'être, à l'être suprême; que le bonheur serait Dieu... Je ne peux éviter de trembler un peu, en imaginant l'inquiétude et la compassion de mon lecteur qui me voit me diriger vers l'échec le plus cuisant de ma recherche; qui trouve peut-être que ma recherche a de plus en plus l'allure et aura le sort de l'avion d'un kamikaze de la Seconde Guerre mondiale. Que je suis acculée à un changement de direction complet. Mais avant de me résoudre à pareil aveu, essayons de voir les choses d'encore un peu plus près. C'est certain, si mon propos de présenter Aristote comme un philosophe qui assimile bonheur et vérité n'échoue pas lamentablement, il faudra avoir vu quelques distinctions assez subtiles. 55 Reprenons une à une les hypothèses. La fin pour l'homme est le but guidant l'agir droit. Le bien est la fin désirée par la volonté. Il faut donc que le bien désiré soit en accord avec le véritable bien vu par l'intelligence. Est bon ce qui est en cohérence avec la perfection de l'être, c'est-à-dire l'accomplissement le plus complet. Cette perfection, elle, est et l'intelligence peut la discerner et être en adéquation avec elle. L'individu en acte est celui qui est parfaitement, et qui par conséquent vit une vie commandée par son vrai bien. Il vit ainsi heureusement, car sans potentialité, réalisant ce pour quoi il existe. Gobry rappelle le terme latin utilisé pour signifier le rapprochement entre le bien et l'être : Il (Aristote) nous avertit que les sciences particulières sont subordonnées à des sciences maîtresses; en haut de cette pyramide trône la fin dernière qui est le Souverain Bien : to ariston — le superlatif d'agathon; ce que les Latins traduiront non pas par optimum, qui n'est pas assez fort, mais par Summum Bonum.4* Le Summum Bonum est l'être non seulement vu et désiré, mais accompli. Il est l'actualisation de ce que nous sommes. L'accomplissement de l'être est vérité et bien. 48 GOBRY, La philosophie pratique d'Aristote, Lyon: PUL, 1999., p. 25. 56 L'homme vit bonnement seulement s'il vit en cohérence avec l'être qu'il est, connu adéquatement. En d'autres termes, est bien ce qui est vrai, c'est-à-dire ce qui correspond à l'être. Selon ces propos, le bonheur serait conformité à la réalité. A. Le bonheur est conformité à la réalité L'indétermination de la nature humaine a toujours fasciné les philosophes. Contrairement à tous les autres êtres naturels, il semble que la nature n'ait pas fixé ce qu'est l'homme et qu'elle en ait laissé beaucoup à compléter par chaque individu. Aristote a de très belles pages sur l'infinie complexité de l'être humain, sur laquelle il base son explication de la forme de la main, par exemple : pour mener l'infinité potentielle de ses opérations matérielles, l'homme a besoin de tant d'instruments que la nature a renoncé à les lui donner et s'est bornée à lui procurer un instrument qui pourrait, en tenant et manipulant n'importe quel complément, tenir lieu d'instrument des instruments. En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d'outils : or, la main semble être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main.49 Aristote en fait autant à propos de la raison, laissée en une telle ignorance par la nature, et la volonté, laissée libre, pratiquement sans inclination précise. Il le justifie par le fait que la multiformité du bien humain requiert des connaissances et 49 ARISTOTE, Les parties des animaux, trad. Pierre Louis, p. 687a 57 des affections si variées et opposées que la nature a préféré laisser t o u t e représentation et t o u t e inclination possible, plutôt que de s'essayer à les fixer déterminément dès le départ, comme elle l'a fait pour tous les autres êtres. Aussi ceux qui disent que l'homme n'est pas bien constitué et qu'il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n'a pas d'armes pour combattre) sont dans l'erreur. Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n'importe quoi d'autre, et ne doivent jamais déposer l'armure qu'ils ont autour de leur corps ni changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d'en changer et même d'avoir l'arme qu'il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. 5 0 Il est de bon t o n , depuis la Renaissance, de se laisser fasciner par cette indétermination humaine au point de considérer que la nature a laissé l'homme t o u t en friche, que rien n'est fixé chez lui, que sa liberté est absolue, qu'il lui revient totalement de concevoir, de décider, de fixer sa nature individuelle. En fin de compte, le parfait ouvrier décida qu'à celui qui ne pouvait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. Il prit donc l'homme, cette oeuvre indistinctement imagée, et l'ayant placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes : «Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes 50 Ibid., 687 a-b. 58 selon ton voeu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire, c'est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines.» 51 Mais Aristote ne s'est pas à ce point laissé cacher la forêt par la branche trop proche. Si frappante que soit la part d'indétermination laissée par la nature chez l'homme naissant, Aristote a gardé clair que la nature en a quand même fixé très déterminément le principal. L'homme n'est pas n'importe quoi. On l'a vu, en définissant le bonheur comme le bien et l'être le plus achevé de l'homme, Aristote n'ouvre pas l'individu humain à s'employer indifféremment à n'importe quelle fin choisie arbitrairement. La nature a irrémédiablement fixé que l'homme est un animal : sa vie parfaite impliquera donc une quantité impressionnante de ressources matérielles; et une santé de base; et une richesse d'opérations sensibles. Plus important encore, elle a aussi fixé spécifiquement que cet animal soit rationnel. Outre les conditions matérielles, végétales et animales énumérées, le bonheur, la perfection humaine résidera essentiellement dans une activité rationnelle. Une double activité rationnelle : l'une, la meilleure, qui vise 51 Site Internet ayant publié De la dignité humaine de Jean Pic de la MlRANDOLE : http://www.lyber-eclat.net/lyber/mirandola/pico.html. Page consultée le 12 septembre 2011. 59 l'achèvement de la raison elle-même; et l'autre, présupposée, instrumentale, qui guide et ordonne tout le reste de l'activité humaine de manière à préparer au mieux la première. L'homme, nous dit Aristote, n'est pas n'importe quoi. C'est ce qu'on vient de dire. Voilà la vérité de l'homme. Voilà la représentation de l'homme conforme à sa réalité, à son être, à sa nature. Tout ce qui est resté indéterminé au moment de naître, et qui aura à se déterminer au cours de la vie de l'individu, devra l'être à la lumière de cette vérité, et n'appartiendra à l'activité heureuse qu'au prix de cette condition. Si voilà la réalité de l'homme, si l'homme ne devient heureux, n'achève son être qu'en se conformant à celle-ci, alors oui, le bonheur est la vérité : il présuppose une représentation correcte de ce à quoi sa nature l'appelle, il est indissociable de la raison droite, de la prudence, il ne va pas sans une loi naturelle profondément inscrite au cœur de l'individu. Le lecteur trouvera que je me contente d'une assimilation assez indirecte du bonheur avec la vérité. Que je crée un nouvel homonyme de la vérité mieux ajusté à l'essence du bonheur de facture aristotélicienne. Car si on doit me concéder que le bonheur, de fait, relève d'une conformité à la réalité de l'homme; qu'on est heureux dans la mesure même où l'on est un homme, où l'on se conforme le plus exactement à ce qu'est vraiment un homme; peut-être objectera- 60 t-on que cette conformité qu'est le bonheur moral n'est pas purement et simplement la qualité d'une connaissance, mais d'une grande variété d'opérations : c'est dans toutes les opérations de sa volonté, dans toutes ses passions, dans toutes ses réalisations pratiques, que l'homme heureux l'est par une conformité à l'essence de sa nature telle que conçue et appliquée à toutes les circonstances de la vie individuelle par une raison droite. Même si pareille conformation des activités singulières dépend de la vérité conçue par cette raison droite, précisément qualifiée de droite pour ce motif. Mais ce n'est pas tout. Ce n'est pas même le plus important. Pour Aristote, ce bonheur moral qu'il définit n'est pas le plus définitif de l'homme, mais la préparation de celui-ci. Toutes ces opérations des autres facultés que le bonheur veut conformes à la raison droite veulent préparer un bonheur plus parfait, plus élevé, plus ultime, si l'on peut dire, le bonheur dit 'spéculatif. À la fin de son Éthique à Nicomaque, Aristote insiste sur ce fait que, si manifestement disproportionnée qu'elle soit à la plupart des individus, la vie spéculative constitue une vie humaine plus parfaite, un bonheur plus complet que celui auquel conduit la vertu morale. Car l'homme est spécifiquement raison. C'est donc plus directement la perfection de sa raison qui le fait accéder à sa perfection plus spécifique. Et ce bien réside dans une connaissance vraie. Ultimement, c'est l'accession à la vérité 61 universelle, à la perfection des connaissances spéculatives, qui constitue la vie humaine la plus élevée, la plus digne, la plus heureuse. Il y a une fonction tout à fait caractéristique de l'homme qui tient à l'activité rationnelle de son âme ou, du moins, non indépendante de cette activité rationnelle... Le bien caractéristique de l'homme réside par conséquent dans cette activité de son âme portée à sa plus haute excellence.52 Le bonheur, en sa moelle, en son intime essence, en ce qu'il a de plus essentiel, sinon en toutes ses conditions matérielles et animales et en toute sa préparation pratique, c'est effectivement la vérité. L'homme le plus heureux, le plus parfait, le plus proprement homme, c'est l'homme dont l'intelligence accède à la vérité, détient la vérité; c'est l'homme, dirait Aristote, dont l'intelligence devient toutes choses en conformité à leur réalité, à leur essence. Voyons si la contemplation de la vérité correspond à la nature du bonheur telle que définie dans la première section de la présente recherche. Selon ce qui a été dit, le bonheur est l'activité la plus excellente de l'âme. La connaissance vraie respecte ce critère de l'excellence, qui se voit au mieux satisfait dans l'acte proprement humain, c'est-à-dire, celui de connaître la vérité: « L'intelligence est la plus élevée des choses qui sont en nous et, parmi les objets 52 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., 1, 6,1098a 7-8.16-17. 62 connaissables, ceux q ui sont assignés à l'intelligence sont également les plus élevés. »53 La connaissance du réel est donc l'activité la plus excellente. La vie spéculative respecte aussi le caractère stable et inébranlable du bonheur, sans q uoi il ne serait q u'un simple sentiment de bien-être éphémère : « C'est, par ailleurs, l'activité la plus continue, puisq ue nous sommes capables de penser en continu plus que d'agir continûment d'une q uelconq ue façon. »54 Nous pouvons nous livrer à la spéculation d'une manière beaucoup plus durable q u'à toute autre activité, bien q ue l'on conçoive la nécessité de conditions de bases dûment remplies, comme l'alimentation. Aristote dit également q ue le plaisir accompagnerait forcément la contemplation du vrai : Nous croyons aussi q u'un plaisir doit être inextricablement mêlé au bonheur. Or la plus agréable des activités q ui traduisent une vertu est, de l'avis unanime, celle q ui traduit la sagesse. Il semble en tout cas q ue la poursuite de la sagesse implique d'étonnants plaisirs par leur pureté et leur stabilité; or, très logiquement, les savants doivent avoir plus de plaisir dans la vie que ceux qui cherchent à l'être.55 53 ARISTOTE, Ibid., X, 7, 1177a 21-22. /■«<*., X, 7,1177a 22-23. 55 /*>«/., X, 7,1177a 23-26. 54 63 Elle est également poursuivie pour elle-même, et par conséquent autosuffisante : De plus, ce que l'on appelle l'autosuffisance doit caractériser avant tout l'activité méditative. Les biens nécessaires à la vie constituent en effet un besoin pour le sage comme pour le juste et les autres personnes vertueuses; mais une fois suffisamment doté de ce genre de biens, le juste, lui, a besoin d'autres personnes envers qui ou avec lesquelles ils puissent exercer la justice et c'est pareil d'ailleurs pour le tempérant, le courageux et chacun des autres, tandis que le sage, même livré à lui-même, est en mesure de méditer. Et plus il est sage, plus il en est capable. Mieux vaut sans doute exercer cette activité avec des collaborateurs, mais malgré tout, c'est lui qui se suffit le plus à luimême. 56 La contemplation ne peut être surpassée par plus parfait. Le meilleur homme ne peut que vouloir le meilleur objet. C'est ainsi qu'est le sage : étant tourné vers les connaissances supérieures, indépendantes du sensible, il ne saurait se résigner à quelque chose de plus modeste. La vie spéculative est également la seule activité aimée pour elle-même, car tournée vers l'absolu : On peut encore penser qu'elle est la seule activité à laquelle on tienne pour elle-même. On n'en tire en effet rien, hors le bénéfice de méditer, tandis que des activités liées à l'action, nous tirons avantage, tantôt plus, tantôt moins, en dehors de l'action.57 56 51 Ibid, X, 7,1177a 28-1177b 1. Ibid,. X, 7,1177b 1-3. 64 Conséquemment, comme un médecin est bon dans la mesure où il actualise son pouvoir d'entretenir la santé, de même un homme est bon ou réellement homme dans la mesure où il vit une vie fidèle à la raison. Et si l'excellence de l'homme se concrétise ultimement en cette faculté, son exercice est le bonheur même. La raison est ce qui peut élever l'homme de l'ignorance vers la connaissance, lui permettant nécessairement d'être au meilleur de lui-même. Prenons l'exemple du chimiste : Chimiste, je vois dans mon laboratoire et je palpe ce morceau de souffre, j'en perçois l'odeur acre et fade ; je puis bien aussi voir et toucher celui qui est à côté, et n'importe quel autre, mais de mes yeux et de mes mains je n'atteindrai en fait que tels ou tels morceaux de soufre déterminé, et non jamais LE SOUFRE en général. Cela, c'est l'objet de l'intelligence.58 Cela, c'est l'objet de l'homme, qui est le seul être matériel à pouvoir lire dans les choses pour en garder le caractère universel et vrai, l'essence : Mais si le bonheur est une activité traduisant la vertu, il est parfaitement rationnel qu'il traduise la vertu suprême; laquelle doit être vertu de ce qu'il y a de meilleur. Alors, que cela soit l'intelligence ou autre chose; que cela soit quelque chose de divin en lui-même ou ce qu'il y a de plus divin en nous : c'est son activité, lorsqu'elle exprime la vertu qui lui est propre, qui doit constituer le bonheur achevé.59 58 ROLLAND-GOSSELIN., Aristote, Paris: Ernest Flammarion, coll. Les grands cœurs, 1928, p. 61. 59 ARISTOTE, Ibid., X, 7, 1177a 7-16. 65 Le développement suprême de l'homme réside dans sa partie purement intellective : « C'est en effet l'activité la plus haute, puisque l'intelligence est la plus élevée des choses qui sont en nous et que, parmi les objets connaissables, ceux qui sont assignés à l'intelligence sont également les plus élevés, w60 C'est dans l'actualisation de cette puissance de connaître la vérité que se concrétise ultimement le bonheur. Le dixième livre de l'Éthique à Nicomaque est la pièce maîtresse de l'œuvre, car il y présente le bonheur comme connaissance des choses telles qu'elles sont. B. Conformité à l'intelligence Il y a du sens à trouver qu'Aristote assimile bonheur et vérité. Bien sûr, distinctis distinguendis. Déjà en regardant la vérité en son acception la plus stricte de conformité à la réalité, le bonheur est la vérité. Le bonheur, l'activité humaine la plus parfaite, c'est la vérité, c'est la réalité connue en conformité à ce qu'elle est, c'est la raison contemplant cette réalité ainsi connue. L'une s'assimile à l'autre, selon Aristote, puisqu'il considère comme unes quant au sujet l'intelligence vraie en acte et la réalité connue en acte avec vérité. Par conséquent, être dans le vrai, c'est penser que ce qui est séparé est séparé, et que ce qui est uni est uni.61 60 61 Ibid., X, 7, 1177a 20-22. ARISTOTE, Métaphysique, Ibid., 10, 1051b 4-5. 66 Peut-on aller plus loin? Peut-on aussi assimiler le bonheur au second sens de la vérité que nous avons énuméré? Le bonheur est-il aussi vérité pratique, conformité d'une réalité à l'intelligence qui l'a projetée? Oui encore. Et à deux titres. / . Conformité à la raison droite La déclaration vaut d'ailleurs plus facilement, pour autant que la majeure partie des considérations qu'Aristote voue au bonheur s'adresse au bonheur moral, à la direction que la raison exerce sur l'ensemble des activités humaines. La définition à laquelle Aristote aboutit, au début de l'Éthique à Nicomaque, du bonheur comme activité rationnelle, c'est-à-dire conforme à ce qui fait l'excellence de l'homme, à sa vertu, est justement cela : une activité conforme au plan d'une intelligence. Le bonheur, comme on a vu qu'Aristote y insiste, tient à l'opération même de l'homme dans ce qu'elle a de caractéristique. Et cela c'est justement que cette opération se conforme à un projet, à une délibération, à une décision toute concoctée et motivée dans sa raison. Dans la mesure où l'homme s'écarte de ce qu'il a conçu comme son bien, il devient moins un homme; il se rabat au niveau de la bête, de la plante ou même du minéral. Il n'est heureux, il n'est homme achevé, que dans l'exacte mesure où l'ensemble de sa vie se conforme à ce que sa raison a conçu qu'elle devrait être. 67 Une éducation droite permet de vouloir le bien et de voir facilement les moyens pour l'accomplir. C'est ainsi que les deux parties feront équipe : une partie désire et l'autre discerne clairement. Cela demande du travail et de la patience, car on naît vierge de toute connaissance. Il faut apprendre à se servir de ses membres, à développer ses habiletés manuelles, à bien diriger sa volonté et à perfectionner son intelligence. Et bien diriger sa volonté, voilà le propre de la partie participative développant les vertus éthiques, ou plus pratiques. Dans la traduction de Richard Bodéûs, on la nomme la partie 'calculatrice'. Or il y a trois choses dans l'âme qui commandent souverainement action et vérité : le sens, l'intelligence et le désir. Mais parmi elles, le sens n'est nullement principe d'action. On le voit d'ailleurs au fait que les bêtes possèdent le sens, mais n'ont pas l'action en partage. En revanche, c'est précisément à ce qui, dans la pensée, est affirmation et négation, que correspondent, dans le désir, poursuite et fuite, Conséquence : dès lors que la vertu morale est un état décisionnel, et la décision un désir délibératif, il faut de ce fait que, tout ensemble, la raison soit dans le vrai et le désir correctement orienté pour que la décision soit vertueuse. Il faut, autrement, qu'il y ait identité entre ce qui est déclaré d'un côté et poursuivi de l'autre. 62 Le développement ultime de l'homme est possible par les deux types de qualités mentionnées ci-dessus, chacune d'elle se rattachant à leur partie de l'âme rationnelle : Il y aurait dès lors deux parties rationnelles; l'une, au sens fort, qui possède la raison en elle-même, et l'autre susceptible de l'écouter d'une certaine façon, comme on écoute son père. Or précisément les distinctions 62 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., VI, 1, 1139a 18-26. 68 qu'appelle la vertu s'opèrent d'après cette différence-là. Nous disons, en effet, qu'il y a des vertus intellectuelles et des vertus morales. 63 Les qualités qui sont rattachées à la partie participative sont les vertus morales, et leur importance s'apparente à celle de la fondation d'une maison. Sans leur développement, l'homme ne peut aspirer à l'accomplissement le plus excellent de ce qu'il est, ne peut être vrai homme. Le Philosophe dit que: Visiblement donc, l'irrationnel lui-même est double, puisque le végétatif n'a d'aucune façon part à la raison, tandis que l'appétitif ou globalement le désidératif y participe d'une certaine façon, c'est-à-dire dans la mesure où il est à son écoute et prêt à lui obéir.64 Ce qu'il nomme l'appétitif ou le désidératif est dans un rapport d'obéissance à l'intelligence. Il y a effectivement dans l'âme un mouvement de désobéissance, « quelque chose, à côté de la raison, qui lui est contraire et qui marche contre elle »65. Cette partie peut néanmoins se dresser, être éduquée, de manière à tendre vers la raison vrai, à désirer le vrai bien. La réelle liberté est celle qui consiste à pouvoir juger et choisir le meilleur des biens, et pour cela, il faut préalablement connaître ce qui est effectivement le meilleur. En effet, la réelle liberté est celle qui offre toutes les conditions nécessaires à la connaissance de l'être. Elle est intimement liée à la vertu, qui est par 63 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., I, 13,1103a 2-6. Ibid., I, 13, 1102b 28-31. 65 Ibid.,l, 13,1102b 24-25. 64 69 conséquent une qualité de l'acte exécuté dans la connaissance de ce qui peut être adéquatement connu : Mais si ces opinions ne sont pas satisfaisantes, est-ce qu'il ne faut pas alors soutenir ceci : dans l'absolu et en vérité l'objet du souhait, c'est le bien. Mais chaque particulier trouve souhaitable ce qui lui paraît bon. Ainsi donc, le vertueux trouve souhaitable ce qui est véritablement bon, tandis que le vilain trouve souhaitable n'importe quoi.66 Ainsi compris, le bonheur est l'activité de l'homme ayant une vision claire de la fin et une volonté qui y soit cohérente. Comment dire plus éloquemment l'identité à reconnaître entre le bonheur, réalisation achevée d'un individu, et la vérité de sa vie, conformité à la représentation qu'une intelligence, son intelligence à lui, de fait, s'en était formée? Et que toute fausseté dans sa vie, à cet égard, est déshumanisation? 2. Conformité à l'intelligence divine Mais il faut renchérir. Cette conformité de sa vie aux vues de son intelligence constitue le bonheur d'un individu à la condition que son intelligence soit droite. C'est-à-dire à la condition que sa délibération, son discernement et sa 66 Ibid, III, 5,1113a 23-26. 70 décision se soient solidement enracinées dans une conception vraie de la nature humaine. Or la nature humaine, comme l'essence de tous les êtres de notre univers, n'est pas le fruit d'une rencontre fortuite d'éléments disparates. L'ordre, l'intelligibilité de toute la nature contraignent Aristote d'y voir la production d'une cause première suprêmement intelligente. L'ordre, croit-il, est le monopole de l'intelligence. Toutes les essences réalisées dans les individus de l'univers le sont en suite d'avoir été pensées, projetées par cette intelligence suprême. « De là vient que les principes des Êtres éternels sont nécessairement vrais par excellence, car ils ne sont pas vrais seulement à tel moment, et il n'y a pas de cause de leur être; au contraire, ce sont eux qui sont la cause de l'être des autres êtres. »67 La perfection de quelque être que ce soit tient par suite à une conformité à ce plan de cette intelligence. Il n'en va pas autrement pour l'homme. Être heureux, donc, être parfait comme homme, c'est se conformer exactement à ce plan et n'en pas déroger. Et cela, c'est la vérité pratique à son plus haut niveau. Le bonheur, donc, comme conformité totale et permanente à la représentation que se fait de l'homme l'intelligence première, n'est rien d'autre que la vérité, encore une fois. 67 ARISTOTE, Ibid., II, 1,993b 29-30. 71 C. Aptitude à inspirer une représentation conforme Par extension, avons-nous vu, la vérité désigne encore autre chose, dans les réalités extérieures, mais bien sûr pas sans lien avec les deux vérités fondamentales que nous venons de considérer. Si, dans ces deux premiers cas, la vérité pouvait tenir à une conformité entre intelligence et réalité, il faut qu'il y ait une parenté radicale entre les deux, il faut qu'il y ait, dans la réalité même, une capacité, une prise pour une représentation conforme conçue d'elle. C'est cette aptitude de l'être à inspirer une représentation conforme de lui, disions-nous, qui est la vérité en notre troisième sens. D'où, pour nous, cette question encore ? Peut-on dire que le bonheur est aussi cela, qu'il s'identifie aussi à cette vérité ? Eh bien oui, aussi surprenant que cela soit. Car cette aptitude de l'être, c'est le fait même d'être. On est représentable avec quelque conformité dans l'exacte mesure où on est ; il y a en quoi que ce soit autant de capacité d'être représenté, d'intelligibilité, qu'il y a d'être. Dans les mots d'Aristote, si on s'en rappelle, « il y a autant de vérité qu'il y a d'être ». La vérité d'un être, en ce sens, c'est son être même. Or quel est l'être d'un homme ? C'est son bonheur. Un homme est vraiment un homme dans la mesure où il est heureux. Moins il est homme, moins il est heureux. En conséquence, un homme est aussi intelligible, capable d'être bien compris dans son être d'homme, dans ses opérations, dans la mesure de son 72 bonheur. C'est son bonheur, c'est l'excellence de la rationalité de sa vie, qui rend un homme intelligible. Encore une fois, le bonheur, c'est la vérité ; la vérité, pour l'homme, tient au bonheur. D. Aptitude prochaine à représentation conforme Notre quatrième définition de la vérité ne faisait que prolonger, que spécialiser un peu la troisième. On appelle plus particulièrement vérité certaine facilité toute spéciale avec laquelle certains êtres se laissent représenter en conformité à ce qu'ils sont. À quoi répond une fausseté spéciale opposée, une résistance d'autres êtres à se laisser représenter comme ils sont, une propension qu'ils ont à inspirer des représentations non conformes, à passer pour ce qu'ils ne sont pas. C'est ainsi que le bronze se fera réprimander comme faux or et l'hypocrite comme faux dévot. Et que l'homme sincère se fera féliciter comme homme vrai. Le bonheur est-il encore cela de quelque manière ? S'identifie-t-il à cette vérité toute spéciale ? Il faut aussi l'admettre. C'est l'homme heureux qui est le plus transparent. C'est lui dont les activités sont les plus intelligibles, les plus constantes, les plus déterminées. La vertu se définit — son étymologie de vir-tus, homméitél le dit — comme excellence de l'homme, l'habilitant à l'excellence de ses activités. 73 La vertu, racine du bonheur, est l'être de l'homme développé jusqu'à son excellence et, comme telle, vérité de l'homme. Même que certaines vertus morales particulières revêtent traditionnellement le nom même de 'vérité'. L'homme vrai, vertueux, suit toujours le même pattern en vue de vivre humainement. En premier lieu, il faut discerner le juste milieu, car le bien ne peut se trouver dans l'excès ou le défaut. « L'excès et le défaut ruinent la perfection, tandis que la moyenne la préserve. »68 La personne concernée peut être forte, faible, petite, grande, expérimentée ou non, courageuse ou non, etc. Le juste milieu est « déterminé relativement à nous; c'est ce qui n'est, pour nous, ni trop ni trop peu; or ce milieu n'est pas une chose unique, ni la même pour tous. »69 Une fois l'équilibre discerné, il faudra agir avec droiture, pour bien s'orienter vers lui. Ce n'est pas tout de savoir ce qui est bon dans telle ou telle circonstance, mais il faut encore le désirer et le réaliser. Discerner demande de la rectitude, car à quoi bon discerner le vrai sans s'aligner vers lui. Il faut alors faire preuve de fermeté pour ne pas baisser les bras à la moindre difficulté, ou pour éviter une trop grande témérité. Ce qui peut décevoir, en matière morale, c'est le degré de certitude beaucoup moins élevé que dans les sciences. La matière de la morale ne se prête pas à une 68 69 Ibid., II, 3,1106b 11. Ibid., 1106 a 32-34. 74 clarté absolue. La connaissance pratique étant synonyme d'incertitude, on doit simplifier pour conserver son caractère fertile en termes de réalisation du vrai : Les résultats des techniques sont, en effet, des œuvres qui contiennent en elles-mêmes leur perfection. Il leur suffit donc d'avoir telle qualité à la production. En revanche, les actions que produisent les vertus, même si elles possèdent telle ou telle qualité, ne sont pas, pour la cause, des actions de justice ou de tempérance. Au contraire il faut encore que l'agent les exécute dans un certain état : d'abord, il doit savoir ce qu'il exécute; ensuite, le décider et, ce faisant, vouloir les actes qu'il accomplit pour euxmêmes; enfin, troisièmement, agir dans une disposition ferme et inébranlable.10 Chacun de ces actes se rapporte à l'une de nos facultés : le discernement à l'intelligence, la droiture à la volonté, la modération à l'appétit concupiscible et la fermeté à l'irascible. Les vertus morales se réalisent par ces quatre facultés qui toutes permettent à l'homme d'agir en respect de son être, d'agir avec vérité. L'ignorance est à combattre, car elle met des œillères à l'intelligence. Dans la fausseté, on se perd dans l'atteinte de qualités qui n'en sont pas vraiment, et conséquemment, on pervertit l'action heureuse. Mais est-ce vraiment possible pour l'homme de se défaire complètement de ses œillères? Peut-être est-il destiné à ne pas nécessairement tout savoir? Certes, on conçoit bien qu'aucun homme sur terre ne connaît tout. De toute manière, sa durée de vie l'en empêche. Néanmoins, ce que l'homme fait de 70 Ibid., II, 3, 1105a 27-35. 75 plus parfait et de plus excellent, c'est connaître. Ainsi, le bien humain suprême traduit la vertu la plus parfaite, qui est une perfection de l'intelligence. Saint Thomas le dit très clairement dans la Somme théologique : Deux choses sont requises au bonheur : l'une, qui est l'essence du bonheur; l'autre, qui est son accident par soi, à savoir, le plaisir qui lui est adjoint. Je dis donc que, quant à ce qui est essentiellement le bonheur luimême, il est impossible qu'il consiste dans l'acte de la volonté. Il est manifeste, en effet, que le bonheur est l'atteinte de la fin ultime. Or l'atteinte de la fin ne consiste pas dans l'acte même de la volonté. La volonté, en effet, se porte à la fin tant absente, lorsqu'elle la désire, que présente, quand, reposant en elle, s'y plaît. Or il est manifeste que le désir même de la fin n'est pas l'atteinte de la fin, mais est un mouvement vers la fin. Quant au plaisir, il arrive à la volonté du fait que la fin est présente, mais ce n'est pas l'inverse : rien ne devient présent du fait que la volonté s'y plaise. Il faut donc qu'il y ait quelque chose d'autre que l'acte de la volonté, par quoi la fin même devienne présente à celui qui la veut. [...] Ainsi donc, l'essence du bonheur consiste dans l'acte de l'intelligence; mais le plaisir qui suit le bonheur appartient à la volonté, selon ce qu'Augustin dit, Confessions, X, que le bonheur est « la joie de la vérité »; car la joie est en elle-même jouissance du bonheur.71 Mon lecteur fronce probablement des sourcils, convaincu d'avoir vécu des expériences beaucoup plus plaisantes que celle de connaître, comme en dégustant un somptueux repas. Mais encore une fois, si l'on se fie à Aristote, cela est certes un grand plaisir, mais un plaisir sensible. Le bonheur est un plaisir moins intense, mais supérieur en qualité et également en durée. 71 Thomas d'AQUiN, Somme théologique, la, Hae, q. 3, a. 4,c. 76 Et ce plaisir supérieur est celui de la contemplation, qui est le but ultime aimé pour lui seul. Ce qui mérite le plus d'amour de la part de l'homme est ce qu'il y a de plus beau, bon, vrai, et donc parfait. Donc, dans leur sommet, les vertus morales sont encore un simple accident du dominant, qui est le spéculatif. Aristote distingue cinq vertus de la partie spéculative de l'âme: la prudence, la science (spéculative et pratique), l'intelligence des principes, l'art et la sagesse. Venant de prudentia, téléscopie de providentia, vision d'avance, vision de ce qui est requis pour, la prudence perfectionne l'intelligence dans le domaine de l'action. Elle l'habilite à discerner les décisions les plus raisonnables possibles dans le domaine de l'action pratique, en relation à la variété des discernements qu'elle doit poser. Voilà ce que le Philosophe en dit : « C'est un état vrai, accompagné de raison, qui porte à l'action quand sont en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l'homme. »72 « Elle concerne les biens humains, c'est-à-dire ceux qui font l'objet de délibérations, puisque l'homme sagace a pour principale fonction, disons-nous, de bien délibérer. » 7 3 De cette manière, la prudence est qualité de l'intelligence rectifiant la volonté. La science, elle, se concrétise de deux façons. Il y a la science spéculative, vertu intellectuelle qui n'a pas proprement l'homme pour visée, mais plutôt la connaissance des conclusions portant sur les êtres les plus parfaits et les plus 72 ARISTOTE, Ibid., VI, 9, 1140b 5. 73 Ibid., VI, 8,1141b 8-11. 77 nécessaires. En effet, l'intelligence devient capable avec accoutumance de voir et de comprendre les propriétés des êtres qu'elle examine. En d'autres termes, à force d'ausculter les différentes réalités, elle peut en saisir leur substance et peut en tirer des conclusions. Il est plus adéquat de dire les sciences, car chaque domaine d'étude commande des sciences différentes. Les sciences spéculatives n'ont pas pour objet ce qui est contingent, mais bien ce qu'on peut démontrer en partant de principes nécessaires, que l'on découvre par observation : Tous, en effet, nous croyons que ce que la science nous permet de savoir ne peut être non plus autrement. Or, les choses qui peuvent être autrement, une fois qu'on cesse de les regarder, on ne sait plus si elles sont ou non. C'est donc par nécessité ce qu'on peut connaître scientifiquement. Donc, cet objet est éternel. Car les choses qui sont par nécessité pures et simples sont toutes éternelles. Et celles qui sont éternelles ne peuvent ni naître ni disparaître.74 La science spéculative appelle les propriétés d'êtres nécessaires, ce qui ne pourrait pas être autrement. Il y a aussi la science plus fonctionnelle, que l'on nomme la science pratique. Elle assure de découvrir les moyens d'agir en vue d'une fin à l'extérieur de l'action morale, comme lorsque l'on vise la santé. Elle vise surtout l'action et l'efficace, comparativement à la spéculative qui vise proprement la vérité et la compréhension. 74 Ibid, VI, 2, 1139b 20-25. 78 Pour sa part, la vertu d'intelligence des principes procède d'un certain nombre de jugements dès les commencements d'un usage plus complexe de l'intelligence, sur la foi des premières observations sensibles recueillies. Cela repose dans le domaine de l'évidence, des choses impensables autrement, comme le principe de contradiction : D'un autre côté, c'est un fait que la science est une croyance portant sur les universels et les choses qui sont par nécessité, mais aussi qu'il y a des principes pour tout ce qui peut être démontré et pour chaque science, puisque la science s'accompagne de raison.75 En d'autres termes, cette vertu est reliée à la connaissance des principes premiers; elle permet de porter des jugements facilement sans se tromper pour les appliquer ensuite à des situations concrètes où ils sont concernés. Il y a ensuite l'art, qui commande la production ordonnée et efficace d'oeuvres matérielles. Par exemple, il faut à l'homme des habiletés spéciales pour transformer le bois ou le métal pour s'abriter : Exercer une technique, c'est également voir à ce que soit générée une des choses qui peuvent être ou n'être pas et dont l'origine se trouve dans le producteur, mais pas dans le produit... dès lors que production et action diffèrent, nécessairement la technique vise la production, mais pas l'action. 76 75 76 Ibid., VI, 6,1141 b 31-35. Ibid., VI, 4, 1140 a 12-16. 79 non- L'art, ou la technique concerne non pas l'étude des principes des sciences, mais la production d'une œuvre conçue par l'homme. Reste enfin à parler de la sagesse, qui est pour Aristote la vertu suprême de l'être humain, car traduisant la connaissance de l'être universel, du nécessaire. Bien sûr, la sagesse est vraiment développée une fois acquise, et alors le sage parfait contemple; mais la découverte des vérités qu'il contemple n'appartient pas à une autre discipline; c'est la sagesse en train de s'acquérir. La perfection est achevée dans la connaissance de ce qui est le plus parfait et complet, car la sagesse relève de la connaissance de ce qu'il y a de plus admirable, bon, beau et vrai. Gottlieb résume l'analogie d'Aristote soulignant l'importante grandeur de la sagesse : I begin with the analogy between the good person and the healthy person. This analogy appears in two places. In Nicomachean Ethics III, the good person is said to be the measure of goods, the true objects of wish, just as the healthy person is the measure of what is healthy, bitter, sweet, hot, heavy, and so on (EN III, 4, 1113a25-33). In book X, the good person is said to be the measure of what is really pleasurable, just as the healthy and vigorous person is the measure of what is sweet hot, and like (EN, X, 5,1176al0-16).77 La sagesse est dans l'activité proprement spéculative, dans la contemplation des vérités premières et dans le respect de la nature des choses. 77 Paula GOTTLIEB, The virtue of Aristotle's ethics, Cambridge: Cambrige University Press, 2009, p. 174-175. 80 La science la plus élevée, et qui est supérieure à toute science subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin il faut faire chaque chose. Et cette fin est le bien de chaque être, et, d'une manière générale, c'est le Souverain Bien dans l'ensemble de la n a t u r e l Du fait d'être la science du Souverain Bien, la sagesse est dite 'divine'. E. Dieu U! Y aura-t-il au moins cet homonyme le plus paradoxal de la vérité, qui échappera à notre persistance à assimiler le bonheur à la vérité? Ultimement, la vérité, c'est Dieu. Pour autant qu'il y a en tout de vérité ce qu'il y a d'être, c'est en ce qui est responsable de tout l'être qu'il y aura le plus vérité. Tout être ne l'est qu'en raison de sa participation à ce premier être qui, lui, est par soi-même, par essence être. Faudra-t-il dire que le bonheur est aussi Dieu? Qu'on devient heureux dans la mesure où on devient Dieu? En formulant la question, on a d'abord l'impression de quelque délire théologique. Mais pourtant, n'est-ce pas ce qu'Aristote même tente de répondre à qui accuse d'angélisme les philosophes qui voudraient consacrer le plus clair de leur vie à la vie spéculative, croyant y trouver le mieux le bonheur? Mais pareille existence dépasse peut-être ce qui est humain. Ce n'est pas en effet en sa qualité d'homme que quelqu'un peut vivre ainsi, mais comme détenteur d'un élément divin qui réside en lui. Or autant cet élément 78 ARISTOTE, Métaphysique, A, 2, 982b 4-6. 81 se distingue du composé, autant son activité se distingue aussi de celle qui traduit la vertu par ailleurs. Si donc l'intelligence, comparée à l'homme, est chose divine, la vie intellectuelle est également divine comparée à l'existence humaine. Il ne faut pas cependant suivre ceux qui conseillent de « penser humain », puisqu'on est homme et de «penser mortel » puisqu'on est mortel ; il faut au contraire dans toute la mesure du possible, se comporter immortel et tout faire pour vivre de la vie supérieure que possède ce qu'il y a de plus élevé en soi, car, bien que peu imposante, cette chose l'emporte de beaucoup en puissance et en valeur sur toutes les autres. On peut même penser au demeurant que chaque individu s'identifie à elle, si tant est qu'elle est la chose principale et la meilleure. Il serait donc déplacé de ne pas choisir l'existence qui est la nôtre, mais celle d'un autre. Et ce qu'on a dit auparavant va encore s'appliquer maintenant. En effet, ce qui est intimement lié à chaque être est naturellement ce qu'il y a de plus important et de plus agréable pour lui. Donc, pour l'homme, c'est la vie intellectuelle, si tant est que c'est principalement l'intelligence qui constitue l'homme. Par conséquent, cette vie est aussi la plus heureuse. ^9 On a déjà remarqué que le bonheur, comme activité la plus parfaite de l'homme, tient le plus essentiellement au fait que sa raison s'identifie le plus conformément possible à t o u t ce qui comporte être, ce qui constitue la vérité spéculative. Il faut bien remarquer que la raison devient alors vérité dans la mesure où elle s'applique à la conception en elle des êtres qui comportent le plus d'être : les êtres les moins matériels, les moins mobiles, les plus nécessaires. Or c'est justement Dieu, c'est l'être suprêmement nécessaire qui remplit le mieux cette condition. 79 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., X, 4, 1177b27-l 178a 8. 82 Comment alors ne pas intuitionner que devenir heureux, c'est, autant qu'on le peut, ressembler à Dieu, se fondre en Lui, s'identifier à Lui ? Être le plus être, intelligence la plus intelligence, vivant le plus vivant, Dieu est aussi le plus heureux des êtres. Accéder au bonheur pour l'homme ne se fera qu'en devenant de quelque manière Dieu, ou comme Dieu. Le bonheur est donc sous ce rapport encore la vérité, la vérité suprême, la source de toute vérité. Dans la Métaphysique, on peut lire que : La vie aussi appartient à Dieu, car l'acte d'intelligence est vie, et Dieu est cet acte même; cet acte subsistant en soi, telle est sa vie parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous Dieu un Vivant éternel parfait; la vie et la durée continue et éternelle appartiennent donc à Dieu, car c'est cela même qui est Dieu.80 L'existence véritablement heureuse est celle où l'on trouve plaisir à être dans la Vérité, une existence où nous débordons de joie de connaître la totalité de l'être, et de fréquenter Dieu. Difficile à digérer : être heureux et excellent, c'est fréquenter plus parfait que nous. Dieu devient objet de volonté, l'intelligence discernant qu'il est suprême Bien, Beau et Vrai. Il nous attire et sa connaissance apporte le plus grand bonheur qui soit. Donc, plus loin s'étend la méditation, plus loin s'étend le bonheur et plus les êtres sont à méditer, plus ils ont de bonheur. Ce n'est pas une coïncidence, c'est au 80 ARISTOTE, Métaphysique, Ibid, VIII, 1072b 25-29. 83 contraire que le bonheur marche au pas de la méditation. Celle-ci en effet a du prix par elle-même. Par conséquent, le bonheur doit être une forme de méditation.81 L'être est la vérité du point de vue des choses, et la vérité est la qualité de l'être dans l'intelligence. Le bien s'identifie à l'être, et donc à la vérité. S'il existe un Être suprême, cet Être est logiquement le bien suprême, qui est le Bonheur. Dieu est l'Être même, et est donc Vérité, Bien et Bonheur. 81 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Ibid., X, 8, 1178b 29-34. 84 Conclusion Étant donné le nombre de pages restreintes d'un mémoire de maîtrise, on ne doit se contenter d'esquisser à gros traits un thème sur lequel on pourrait développer une thèse de doctorat. À certains moments, il fut difficile de condenser beaucoup d'informations sans en perdre la clarté d'intelligence. Mon initiative du départ était de traiter de thèmes importants en philosophie, des thèmes qui ont coloré toute l'histoire de cette discipline, c'est-àdire des thèmes comme ceux de la Vérité et du Bonheur. Pris de façon indépendante, ils sont déjà difficiles à déchiffrer sans s'embrouiller dans l'interprétation que certains auteurs leur donnent. À preuve, il suffit de regarder la quantité d'écrits sur ces sujets. Alors on peut imaginer que leur union devienne parfois un véritable casse-tête pour qui l'étudié. Il a fallu rester dans la pensée d'Aristote pour éviter trop de dispersion. Se servir d'autres auteurs pour soutenir la pensée aristotélicienne aurait donné une charge beaucoup trop lourde à cette recherche. Néanmoins, je pense avoir pénétré la pensée d'Aristote en ce qui a trait à ces deux concepts qui renvoient à la même réalité. Pour le Philosophe, il y a nécessairement un but vers lequel toutes choses tendent, un but qui est cohérent à la nature de la chose, à son être. L'existence n'est pas complètement liée au hasard, mais suit plutôt une certaine orientation, une visée, que sa nature même lui dicte. L'être humain ne fait pas exception à la 85 règle : du fait d'être un humain, il ne peut agir n'importe comment. Le bonheur s'identifie à la fin, à la fin bonne que tout individu désire. Certes, plusieurs buts intermédiaires caractérisent cette recherche de la vie heureuse, mais pour ne pas se perdre dans l'atteinte d'objectifs exécrables, l'homme ne doit pas perdre de vue qu'ultimement, il agit pour être heureux. Les fins particulières qu'il discerne compétentes pour le garder loin des peines s'identifient au bien, nécessairement désiré par la volonté. Si l'intelligence fait d'un certain objectif le moteur de l'action, ce n'est certes pas parce qu'elle le discerne comme mauvais. L'homme désire volontairement la fin parce qu'il la pense bonne, bonne dans la mesure où elle pourra compléter ce qu'il est. Toutes les fins, et donc tous les biens, sont voulus dans la mesure où ils pourront ultimement mener l'individu à l'activité la plus parfaite et excellente dont il est capable, à savoir être heureux. Le bonheur a rapport à son être : est bon ce qui contribuera à son homméité, ce qui le rendra le plus humain possible, et donc le plus complet et le plus parfait. En effet, la perfection de l'homme est dans le développement de son être propre, c'est-à-dire dans ce qui le caractérise radicalement. C'est pourquoi pour Aristote, fin, bien et être recouvrent la même réalité que le bonheur. L'activité heureuse pour l'homme est d'être un homme en acte, avec ses potentialités réalisées, et d'exercer en toute perfection l'activité qui le caractérise, 86 grâce à la vertu, qualité de ses puissances qui leur permet de garantir que son action soit accomplie parfaitement. L'être et le bonheur étant compris comme relevant de la même réalité, il restait encore une pièce maîtresse à ajouter : la vérité. Pour rendre compte de l'équivalence entre Bonheur et Vérité, cette dernière doit être saisissable par l'homme, sans quoi l'entreprise aristotélicienne n'aurait aucun sens, ou du moins, aucune crédibilité. Les écrits d'Aristote sont très clairs à ce sujet : l'être des choses est discernable par l'intelligence humaine. Nous ne sommes pas aveugles à la vérité, mais au contraire, nous sommes faits de façon à la désirer et à la saisir, car elle est ce qui complète parfaitement l'intelligence. Les termes « être » et « vérité » semblent interchangeables, tout dépendant de l'angle sous lequel on se place. C'est effectivement le cas. L'être est la vérité prise du côté de la chose intelligible, tandis que la vérité est qualité de l'être dans l'intelligence. Il y aurait beaucoup à dire sur la vérité, mais l'essentiel se résumant à affirmer que le bien de l'intelligence est d'être dans le vrai, de ne faire qu'un avec l'être. La fin, le bien et l'être renvoient donc à penser vrai. Il a fallu ensuite réunir les informations des deux premières parties pour discerner la similarité du Bonheur et de la Vérité chez Aristote. L'intelligence du bonheur comme vrai bien est manifeste. L'homme a la capacité de connaître l'être, et c'est grâce à cette connaissance vraie qu'il peut guider droitement sa propre vie, 87 c'est-à-dire en vue de l'activité heureuse. En chaque matière, il peut discerner le vrai du faux, grâce à la raison éclairant la fin et motivant l'action droite. La raison est la clé de voûte de la morale aristotélicienne. Elle est ce qui caractérise l'homme, sa faculté propre, son office. C'est en son développement que repose sa perfection. Et s'il en est une partie supérieure à l'autre par son objet, c'est en elle que sera son ultime perfection. La raison se divise en deux fonctions propres : la première est la partie participative, qui a trait à la volonté du bien. La deuxième est la partie purement intellective, qui trouve son accomplissement dans la connaissance de l'être. Bref, elle ne se réalise pas dans le domaine de l'action pratique, mais dans la connaissance de l'essence des choses. C'est donc en la perfection de la partie intellective de la raison que se réalise le bonheur. Son objet étant la vérité, c'est par elle que l'activité heureuse s'actualise. La vertu de sagesse, qui a pour objet l'Être et la Vérité, est qualité qui procure le plus grand plaisir, car elle est la jouissance de connaître la perfection même, Dieu. Le bonheur est ultimement cette joie de savoir, identifiée à la vertu de sagesse, qui est la plus haute des vertus humaines. Le sage éclaire tous les aspects de sa vie par la Vérité, qu'il fréquente constamment. Il comprend l'ordre de la nature et il le vit, il y participe : « La vie aussi appartient à Dieu, car l'acte de l'intelligence est vie, et Dieu est cet acte même; cet acte subsistant en soi, tel est 88 sa vie parfaite et éternelle. »82 La sagesse est pensée de Dieu, qui est Acte, Intelligence et Vie. Le bonheur humain est dans la vertu de sagesse procédant de la contemplation de l'Être, que l'homme intériorise et pense, d'où la grandeur de la vie spirituelle du sage : Toute imperfection, dans l'homme, qu'elle se manifeste sous la forme de l'ignorance, de la souffrance, du mal moral, n'est pas ontologique, puisque l'homme est une partie de l'univers : elle est imperfection de la pensée; c'est donc en lui, en tant que pensant, que le sage trouve la solution au problème du bonheur : il lui suffit de réformer son jugement, de considérer toutes choses selon l'ordre de la raison; le « suis la nature! » n'est que la maxime de la conformité parfaite, dans l'intériorité humaine, à la rationalité de Réel Divin.83 L'éthique aristotélicienne est riche, abrupte, difficile à déchiffrer. Il faut s'y adonner ardument pour ne serait-ce qu'en tracer la silhouette. Pour en arriver à une telle identification qui fut la cause de cette recherche, il a fallu, vous l'avez constaté, se balader dans la métaphysique, compléter parfois avec Thomas d'Aquin, qui sans déformer la pensée d'Aristote, la complète, la reformule. L'activité de Bonheur est cette vie en union avec la Vérité. Voilà pour Aristote quelle est la vie humaine parfaite, portée à ce qu'elle peut le mieux. 82 Aristote, Métaphysique, Ibid, XII, 7, 1072b 26-28. 83 GOBRY, Ibid., p. 5 1 . 89 Bibliographie ARISTOTE, Éthique à Eudème, traduit par É. Lavielle, Paris, Pocket, 1999. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, traduit par R. Bodéûs, Paris, Flammarion, 2004. ARISTOTE, Métaphysique, traduit par J. Tricot, Paris, Vrin, 2004. ARISTOTE, Parties des animaux, traduit par Pierre Louis, Paris, Belles Lettres, 1956. EPICURE, « Lettre à Ménécée », Philia, http://philia.online.fr/txt/epcr_001.php, 25 nov. 2010. GOBRY Ivan, La philosophie pratique d'Aristote, Lyon, PUL, 1995. GOTTLIEB Paula, The virtue of Aristotle's ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. HAIR Howard, Pourquoi l'éthique : la voie du bonheur selon Aristote, Paris, Harmattan, 2003. Pic de la Mirandole, « De la dignité humaine », http://www.lyber-eclat.net/lyber/mirandola/pico.html, 12 septembre 2011 ROLAND-GOSSELIN, Aristote, Paris, Flammarion, 1928. THOMAS D'AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate. 1, De veritate. Français & latin, traduit par C. Brouwer et M. Peeters, Paris, Vrin, 2002. 90 THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, traduit par A.-D. Sertillanges, Paris, Édit. De la revue des jeunes, 1926. VANIER Jean, Le bonheur : principe et fin de la morale aristotélicienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1965. 91