Ethique & Santé 2005; 2: 125-129 • © Masson, Paris, 2005 127
ARTICLE ORIGINAL
prudence frileuse et figée, correspond
à une sagesse pratique, une forme
aboutie d’agir réfléchi. La phronésis dé-
passe la simple règle de conduite puis-
qu’elle est vertu. Nous sommes au
cœur de ce que certains appellent une
éthique arétaïque. En s’inspirant d’Aris-
tote, on pourrait alors soutenir que
l’éthique en matière de soin consisterait
à rechercher en permanence et au quo-
tidien le bien agir. Quoiqu’il en soit
nous nous situons bien ici dans le do-
maine de l’action, de la praxis.
Il ne faudrait pas pour autant
oublier que le soin est un engagement
pour autrui, c’est donc ce dernier qui
demeure in fine le maître de la relation.
C’est pourquoi la formule (trop) sou-
vent employée de « prise en charge »,
par son ambiguïté même, n’est pas
satisfaisante. A contrario, le concept
d’agir compassionnel, à l’image de l’agir
communicationnel cher à Habermas,
peut apparaître comme la manifestation
d’un mouvement vers l’autre respec-
tueux de la singularité et de la liberté du
sujet souffrant.
Le soin est don
Comme le souligne le philosophe
contemporain Gildas Richard [6], « le
soin médical, ou indirectement toute
activité visant à assurer la survie
d’autrui, prolongent en quelque sorte le
don de la vie, et relèvent du même genre
que celui ci ». Robert Misrahi [7] parta-
ge également cette conviction lorsqu’il
déclare : « Le rapport au malade est tout
à fait spécifique. Il s’agit d’un rapport de
donation de sens et de donation de vie ».
Ainsi deux philosophes de tradition
philosophique très différente arrivent à
cette même conclusion : le soin est une
forme de don.
Reste que le don n’est pas objecti-
vable en lui même puisqu’il réside uni-
quement dans l’intention du donateur.
C’est donc le caractère moral et désin-
téressé d’une action qui fait d’elle un
Le soin trouve son unité
non pas dans le domaine
qu’il investigue (le corps),
mais dans le but qu’il se
propose (l’Être singulier).
don. Selon Kant [8], il existe une diffé-
rence essentielle entre la notion de
désintéressement et de désintérêt. En
effet, « la volonté humaine peut prendre
intérêt à une chose sans pour cela agir par
intérêt. La première expression désigne
l’intérêt pratique que l’on prend à l’ac-
tion ; la seconde, l’intérêt pathologique que
l’on prend à l’objet de l’action ». Gildas
Richard [6] s’inscrit dans cette concep-
tion d’un intérêt désintéressé lorsqu’il
écrit : « Viser autre chose que soi-même
comme une fin en soi, c’est adopter une at-
titude qui a un sens, […] tout en étant
exempte d’intéressement. » Il s’agit alors
« d’échapper à la désespérante alterna-
tive entre un comportement gratuit,
mais insensé, et un comportement
sensé, mais cupide. » (Richard, 2000,
p. 48). On conçoit aisément qu’en ma-
tière de soin cette question du sens soit
capitale, car si le soin s’adresse au
corps, il vise bien l’autre comme fin en
soi et en premier lieu dans sa possibili-
té d’être. On peut évoquer concernant
le soin l’incapacité à satisfaire par soi-
même ses besoins et ses désirs contin-
gents. Le soin comme don a alors pour
raison d’être la plénitude qui vise l’uni-
té de l’autre avec lui-même, notam-
ment par l’intermédiaire de son inté-
grité physique. Dans ce cas ce qui est
reçu n’est pas à proprement parler dis-
tinct de ce qui reçoit. Il n’en demeure
pas moins que le soin trouve son unité
non pas dans le domaine qu’il investigue
(le corps), mais dans le but qu’il se pro-
pose (l’Être singulier). S’agissant de
l’homme, ce recul et cette distance appa-
raissent comme essentiels5. Si le soin
est à la fois relation, agir et don c’est
bien parce qu’il est, comme nous le dit
Walter Hesbeen [9], « rencontre et ac-
compagnement ».
Soin et justice
Gildas Richard caractérise l’homme
comme une plénitude toujours en pé-
nurie. Dans ces conditions, ne peut-on
pas voir dans le soin une (vaine) tentati-
ve qui viserait à combler cette pénurie
ontologique ? Dans la relation de soin
le soignant se retrouve en effet, suivant
la conception d’Emmanuel Levinas,
comme obligé par le malade, quasiment
pris en otage par la souffrance du faible.
Il va alors être tenté de mettre en œuvre
tout son agir compassionnel pour extirper
la personne malade de la souffrance, de
la maladie, du handicap et surtout de la
mort. Sans parler des problèmes éthi-
ques considérables que peut poser la
réalisation concrète de cette exigence,
on comprend vite que cette ambition
est par nature utopique. Il n’existe en
effet aucun système collectif qui puisse
être capable de répondre pleinement à
cette aspiration soignante. Nous nous
retrouvons alors dans la situation classi-
que, celle où le désir est infini et l’offre
finie. Pour dépasser cette contradiction
qui pose un problème éthique et politi-
que majeur nous devons revenir encore
une fois à la pensée d’Emmanuel Levi-
nas. Certes, comme nous l’avons souli-
gné, si je suis seul avec l’autre, je lui dois
tout et j’en suis totalement responsable.
Toutefois autrui n’est pas seul, un autre
autrui existe (au moins potentielle-
ment), c’est le tiers. Je me dois donc
d’établir cette relation de responsabilité
avec les autres hommes. Cette présence
du tiers a une conséquence essentielle,
elle m’oblige à modérer le privilège que
je dois à autrui. Levinas s’interroge ain-
si sur le sens que peut avoir, vis-à-vis de
l’autre, la notion de justice. Il rappelle
alors que cette justice, comme institu-
tion indispensable, doit toujours être
contrôlée par la relation interperson-
nelle initiale.
En ce sens dans le soin l’individuel
et le collectif sont totalement solidaires,
l’un ne peut se penser sans l’autre. En
affirmant que le soin comme lien social
relève de la solidarité et que le soin
comme relation inter-individuelle se
rapporte à la sollicitude, nous distin-
guons clairement deux modes de
« prendre soin ». Le premier touche au
corps individuel et vise l’être, le second
concerne le corps social et recherche la
cohésion de la communauté. Cepen-
dant, loin de s’exclure ces deux dimen-
sions du soin – l’une éthique, l’autre
politique – sont intimement liées. Il
s’agit alors de (re)lier la question du
bien avec celle du juste. Pour que le soin
ne perde pas son caractère universel, il
doit pouvoir s’exprimer dans le cadre
d’organisations sociales justes. Inverse-
ment, pour qu’un système de santé
puisse être considéré comme véritable-
ment éthique, la pratique soignante
5. D’ailleurs, c’est bien cette distance qui distingue d’une façon radicale le soin médical de l’art du vétérinaire.